La Biosphère/Le Domaine de la vie

Félix Alcan (p. 93-201).

DEUXIÈME PARTIE

LE DOMAINE DE LA VIE

68.La biosphère, enveloppe terrestre. — L’importance de la vie dans la structure de l’écorce terrestre ne pénétra que lentement l’esprit des savants et n’est pas encore aujourd’hui appréciée dans toute son étendue. Ce n’est qu’en 1875 que E. Suess, professeur à l’université de Vienne, un des plus éminents géologues du dernier siècle, introduisit dans la science la notion de la biosphère comme celle d’une enveloppe particulière de l’écorce terrestre, enveloppe pénétrée de vie. Il donna ainsi une expression achevée à l’idée de l’ubiquité de la vie, de la continuité de sa manifestation à la surface terrestre, qui pénétrait lentement la mentalité scientifique.

En établissant la nouvelle notion d’une enveloppe terrestre particulière, déterminée par la vie, Suess énonçait en réalité une nouvelle généralisation empirique d’une grande portée, dont il n’avait pas prévu toutes les conséquences. Cette généralisation commence seulement à devenir claire, par suite des nouvelles découvertes scientifiques, inconnues à cette époque.


69. — La biosphère forme l’enveloppe ou la géosphère supérieure d’une des grandes régions concentriques de notre planète : l’écorce terrestre.

Les propriétés physiques et chimiques de notre planète changent régulièrement selon leur éloignement relatif de son centre. Elles sont identiques dans les sections concentriques que leur étude apprend d’établir.

On peut distinguer deux formes d’une telle structure : d’une part les grandes régions concentriques de la planète, qu’on peut appeler ses grands concentres ; de l’autre, les divisions plus spéciales de ces régions, qu’on appelle enveloppes ou géosphères[1].

On peut distinguer au moins trois grands concentres : le noyau de la planète, la région Sima et l’écorce terrestre. Dans chacune de ces régions, la matière semble demeurer isolée, et ne peut circuler de l’une à l’autre que très lentement ou à certaines époques fixes. Cette migration n’est pas un fait de l’histoire géologique courante. Chaque région semble par conséquent constituer un système mécanique isolé, indépendant des autres.

La Terre demeure en somme dans les mêmes conditions thermodynamiques au cours de millions d’années. Il est certain que des équilibres dynamiques stables de la matière et de l’énergie, se sont établis partout où n’a pris place aucun afflux d’énergie active, étrangère aux systèmes mécaniques constituant la Terre.

Il est à supposer que les systèmes mécaniques des régions isolées de la terre possèdent un équilibre d’autant plus parfait que l’afflux d’énergie étrangère est moins considérable.


70. — Le noyau terrestre possède une composition chimique nettement différente de celle de l’écorce terrestre à la surface de laquelle nous nous trouvons. Il est possible que la matière du noyau se trouve à un état gazeux particulier (gaz à l’état critique), mais les idées relatives à l’état physique des profondeurs de la planète, selon lesquelles ces régions seraient soumises à la pression de plusieurs dizaines, sinon de centaines, ou de milliers d’atmosphères, sont, dans l’état actuel de la science, absolument conjecturales. Il convient d’admettre dans cette région la prévalence d’éléments libres, comparativement lourds, ou de leurs composés simples. Mais les propriétés physiques du noyau de la Terre peuvent être scientifiquement esquissées de diverses façons. Ainsi, on peut imaginer le noyau comme un corps solide, ou comme un corps à l’état visqueux, ou même gazeux. On peut supposer qu’il y règne une température très élevée de milliers de degrés, ou très basse, voisine de celle des petits corps de l’espace cosmique. Le poids spécifique moyen de la planète (5,7), très grand, comparé à celui de l’écorce terrestre (2,7), indique certainement pour le noyau une composition chimique particulière, différente de celle de la surface de la planète. Le poids spécifique du noyau ne doit guère être inférieur à 8, peut-être même à 10. Il est supposé formé de fer libre ou de ses alliages avec le nickel et ses composés métalliques, et cette hypothèse n’est pas invraisemblable.

Il est certain qu’il s’effectue à la profondeur d’environ 2 900 kilomètres au-dessous du niveau de l’Océan un changement brusque des propriétés de la matière. Ce fait, établi par les études sismométriques est indubitable. On explique souvent ce changement par l’hypothèse que les ondes sismiques entreraient à cette profondeur dans un autre concentre. Cette profondeur serait alors celle de la surface de noyau métallique. Cependant il est parfaitement possible de prendre pour cette limite les profondeurs moins considérables de 1 200 ou 1 600 kilomètres correspondant à d’autres sauts dans la marche des ondes sismiques.


71. — Bien que l’état des connaissances actuelles sur l’intérieur de la planète ne permette pas d’aboutir à des conclusions très précises, il est certain que les dernières années ont apporté de grands changements aux estimations scientifiques relatives à ce domaine.

Le terrain paraît sûr, et un avenir prochain sera sans nul doute témoin de grands progrès. On acquerra une connaissance plus précise de ces problèmes plus rapidement qu’on ne le croyait possible il n’y a pas longtemps.

En rapprochant les résultats des recherches pétrogéniques et des observations sismiques, on arrive dès maintenant à apercevoir que les roches siliceuses et aluminosiliceuses occupent une beaucoup plus grande place dans la structure de la planète, qu’on ne le pensait, jadis. Ce sont surtout les observations remarquables des savants croates, MM. Mohorovičić père et fils qui, dernièrement, ont éveillé l’attention sur ce fait. Ces travaux servent sans doute de prolongement au long travail antérieur.


72. — On peut dégager dès maintenant quelques propriétés essentielles du deuxième concentre que Suess nommait Sima, et dont la nature chimique lui semblait caractérisée par la prépondérance des atomes de Si, Mg et O.

Cette région est d’abord caractérisée par son épaisseur de plusieurs centaines de kilomètres, peut-être de bien plus de mille kilomètres, ensuite par le fait que cinq éléments chimiques, le silicium, le magnésium, l’oxygène, le fer et l’aluminium, paraissent y jouer un rôle des plus importants. Il semble exister une augmentation de lourds atomes de fer, suivant la profondeur.

Peut-être des roches analogues aux roches basiques de l’écorce terrestre, troisième concentre, jouent-elles aussi un grand rôle dans la constitution de la région Sima. Les propriétés mécaniques de ces roches rappellent les éclogites, comme l’admettent quelques savants géologues et géophysiciens.


73. — La limite supérieure du Sima est formée par l’écorce terrestre, dont l’épaisseur moyenne, — un peu moins de 60 kilomètres — est assez bien déterminée par des observations indépendantes, étude des séismes d’une part, et mesure de la gravité, de l’autre.

C’est la surface isostatique qui sépare la région Sima de l’écorce terrestre.

Elle indique une propriété remarquable de la région Sima, propriété qui la distingue nettement de l’écorce terrestre. La matière de Sima est homogène dans toutes les couches concentriques qu’on peut y distinguer.

Les propriétés physiques et chimiques du Sima changent concentriquement en fonction des distances des points étudiés au centre de la planète.

La matière de l’écorce terrestre est au contraire nettement hétérogène dans les différentes parties de la même couche concentrique, à une même distance du centre de la planète.

Dans ces conditions, il ne peut s’opérer d’échange quelque peu intense entre la matière du Sima et celle de l’écorce terrestre.


74. — Il ne peut dès lors exister dans le Sima, de foyers de l’énergie libre susceptibles de réagir sur l’écorce terrestre dans les phénomènes observés.

Au point de vue de ces phénomènes, l’énergie du Sima n’a pas d’importance. C’est une énergie étrangère potentielle, dont la manifestation n’a jamais atteint la surface terrestre au cours des temps géologiques. On n’y trouve pas de traces de son action dans les faits observés. Cette constatation peut être considérée comme une généralisation empirique bien établie. Autrement dit, on n’a pas de données démontrant que la région du Sima ne se soit pas trouvée à l’état d’indifférence chimique et d’équilibre stable complet et permanent, au cours de tous les temps géologiques.

Une première confirmation d’un tel état du Sima est qu’on ne connaît pas dans les couches géologiques étudiées de l’écorce terrestre, un seul cas scientifiquement établi, d’apport de matière des régions profondes inférieures à l’écorce terrestre. Une seconde est, qu’il n’existe aucun phénomène, élévation de température, par exemple, décelant une énergie libre supposée inhérente au Sima. L’énergie libre, chaleur qui pénètre des profondeurs à la surface terrestre, n’est pas liée au Sima, mais à l’énergie atomique des éléments chimiques radioactifs, qui semblent principalement concentrés dans l’écorce terrestre et les couches supérieures de la planète, dans des conditions permettant la manifestation de leur énergie sous une forme capable de produire du travail.


75. — Parmi les phénomènes observés à la surface terrestre c’est la répartition de la gravité, qui permet de pénétrer dans l’intérieur de la planète plus profondément que tous les autres phénomènes, sauf le cas de tremblement de terre.

Le caractère essentiel de cette répartition est d’être liée à la structure très particulière et définie de la région supérieure de la planète : de grandes parties de l’écorce, de divers poids spécifiques de (1 pour l’eau à 3,3 pour les roches basiques), sont toutes concentrées dans cette seule région supérieure, et réparties de façon qu’en coupe verticale les parties légères soient compensées par d’autres plus lourdes ; à une certaine profondeur, à la surface isostatique s’établit un équilibre complet ; on constate qu’au-dessous de cette surface les couches de la planète ont sur toute l’étendue de chacune d’elles un seul et même poids spécifique.

Il s’ensuit logiquement qu’il ne peut exister d’irrégularités mécaniques et de différences chimiques dans les couches d’une même profondeur au-dessous de la surface isostatique où doit régner un équilibre dynamique stable de la matière et de l’énergie.

Il est dès lors facile de prendre la surface isostatique pour limite inférieure de l’écorce terrestre et pour limite supérieure du Sima. Cette surface détermine une propriété très importante de la planète : elle sépare la région des changements de celle des équilibres immuables.

Nous avons vu précédemment, que la face de la planète, la biosphère, enveloppe supérieure de cette région des changements, tirait l’énergie qui les produit du milieu cosmique, du Soleil. On sait — et nous aurons l’occasion d’y revenir — qu’il y existe des dispositifs transportant cette énergie solaire dans les profondeurs.

Mais il y a dans l’écorce terrestre une autre source d’énergie libre, la matière radioactive, qui provoque des perturbations de ses équilibres stables encore plus puissantes, bien que ces bouleversements ne se manifestent que très lentement.

Les atomes radioactifs pénètrent-ils jusqu’au Sima ? On l’ignore ; mais il semble certain que la quantité des matières radioactives ne peut y être du même ordre que dans l’écorce terrestre, car en cas contraire, les propriétés thermiques de la planète seraient tout autres ; les matières radioactives, sources de l’énergie libre de la Terre, ne pénètrent donc pas dans le Sima ou en disparaissent rapidement.


76. — On ne saurait avoir qu’une idée très imparfaite de l’état physique de la matière constituant la région Sima.

La température de cette région ne semble pas très haute ; l’étrangeté pour les sens, de la matière qui s’y trouve, est en premier lieu déterminée par l’effet de la grande pression. Les propriétés mécaniques de cette matière, jusqu’à 2 000 kilomètres au moins, sont analogues à celles de l’état solide (S. Mohorovičić, 1921). La pression dans ces profondeurs est cependant si énorme, qu’elle défie notre imagination et déroute nos idées basées sur le principe expérimental des trois états de la matière, solide, liquide et gazeux. Déjà, à la frontière supérieure de la région Sima, où la pression atteint 20 000 atmosphères au centimètre carré, la différence entre les propriétés des états solide, liquide et gazeux, pour les paramètres habituels qui les caractérisent, n’existe pas, comme l’ont prouvé les expériences de P. W. Bridgman (1925).

Cette matière ne peut toutefois être cristalline, il est possible que l’état vitreux ou métallique à haute pression en donne l’idée la plus satisfaisante. Ce sont des couches parfaitement homogènes, dont la pression augmente et dont les propriétés changent progressivement suivant la profondeur.


77. — La profondeur de la surface isostatique n’est pas exactement connue. On lui attribuait jadis une profondeur de 110 à 120 kilomètres. Les nouvelles évaluations plus précises donnent des chiffres beaucoup moins élevés.

Son niveau semble très variable selon les lieux ; sa forme se modifie lentement sous l’action des sources d’énergie libre interne situées dans l’écorce terrestre, sous l’action de ce que nous appelons les processus géologiques.

Au-dessus de la surface isostatique se trouve le grand concentre appelé écorce terrestre en vertu des anciennes hypothèses géologiques, qui voulaient qu’à la surface terrestre étudiée à ce point de vue, on se heurtât à des traces et à des restes de l’écorce de la consolidation de la planète jadis liquide. Cette notion était liée aux hypothèses cosmogoniques, relatives au passé de la Terre, dont celle de Laplace était la plus profonde expression. Cette hypothèse était en haute valeur dans le monde des savants, qui, à une certaine époque, avait exagéré sa valeur scientifique. Cependant peu à peu il devint clair qu’on ne trouvait dans aucune des couches géologiques accessibles, la trace d’une telle écorce primaire de consolidation, et que l’hypothétique passé incandescent liquide de la planète ne se manifestait nulle part dans les phénomènes géologiques.

L’hypothèse de la planète jadis liquide et incandescente, l’hypothèse d’une ancienne ignition liquide disparut ainsi, mais le terme d’ « écorce terrestre », qui pénétra par cette voie dans la science, s’y est conservé, mais avec un autre sens.


78. — On distingue dans cette écorce terrestre une série d’enveloppes, géosphères, concentriquement disposées, bien que leur surface de démarcation ne soit généralement pas sphérique, Chaque enveloppe concentrique est caractérisée par ses systèmes d’équilibre : dynamiques, physiques et chimiques, dans une large mesure indépendants et isolés. Il est parfois difficile d’établir la démarcation des différentes enveloppes, ce qui est probablement dû à l’imperfection de nos connaissances.

Cette démarcation peut être fixée avec plus d’exactitude pour les régions supérieures de la phase solide de la planète et pour les régions gazeuses inférieures. Des composés chimiques ont pénétré ou pénètrent en grande quantité jusqu’à la surface terrestre à partir de 16 à 20 kilomètres en profondeur au-dessous du niveau de l’Océan et de 10 à 20 kilomètres en hauteur. L’étude de la structure géologique de la Terre démontre que les roches massives les plus profondes connues n’ont pas dépassé ces profondeurs. Cette épaisseur de 16 kilomètres répond à peu près à toutes les roches sédimentaires et métamorphiques. Il est probable que la composition chimique des 16 à 20 kilomètres supérieurs est déterminée par les mêmes processus géologiques qui s’effectuent encore actuellement. Les traits généraux de cette composition sont bien connus.

Au delà des limites indiquées, supérieure et inférieure, nos connaissances commencent à devenir moins précises : non seulement on ne saurait établir exactement la matière parvenant jusqu’à l’écorce terrestre, mais encore, les états de la matière dans ces régions de hautes et basses pressions ne sont pas clairs sous beaucoup de rapports, malgré les grands progrès réalisés par les sciences expérimentales.

Il est toutefois certain qu’on est ici sur un terrain solide : les connaissances s’y développent lentement mais sûrement, car les anciennes idées sur l’écorce terrestre sont soumises à une revision radicale, qui ne fait que commencer.


79. — Il y a lieu d’appeler l’attention sur plusieurs phénomènes généraux, importants pour la compréhension de la structure de l’écorce terrestre.

D’abord, la matière se trouve, dans les couches supérieures de l’atmosphère, à un état nettement différent de celui qu’on a l’habitude de voir autour de soi. Peut-être se trouve-t-on dans une région de la planète (au-dessus de 80 à 100 kilomètres) différente de l’écorce terrestre, dans un nouveau concentre planétaire. Sous forme d’électrons et d’ions, d’immenses fonds d’énergie libre sont concentrés ici dans un milieu matériel raréfié ; et leur rôle dans l’histoire de la planète n’est pas éclairé.

Ensuite, il est presque hors de doute que les couches intérieures ne sont pas dans toute leur étendue à l’état incandescent, liquide dont l’éjection des roches volcaniques était jadis considérée comme la preuve. On est obligé d’admettre l’existence dans ces couches, de grandes ou de petites parties de magma, de masses de silicates en fusion visqueux, liquides, à une haute température (600 à 1200° C), dispersés dans une enveloppe solide ou solide-visqueuse. Rien ne démontre que ces foyers magmatiques pénètrent toute l’écorce terrestre, qu’ils ne soient pas concentrés dans les zones supérieures et que la température de toute l’écorce soit aussi élevée que celle de ces masses incandescentes, riches en gaz.


80. — Bien que la structure des parties profondes de l’écorce présente encore beaucoup d’énigmes, les progrès de la science dans ce domaine sont très considérables depuis quelques années.

L’écorce terrestre semble entièrement formée par des roches acides et basiques qu’on connaît à la surface. Les roches acides, granites ou granodiorites, se rassemblent sous les continents, où leur épaisseur est de l’ordre de 15 kilomètres. Les roches basiques prédominent dans les profondeurs. Sous l’hydrosphère elles montent plus près de la surface terrestre. Ces roches sont moins riches en énergie libre, et en éléments chimiques radioactifs.

Il y a lieu d’admettre l’existence de trois enveloppes au moins sous la surface terrestre. L’une, l’enveloppe supérieure, correspond aux roches acides (enveloppe granitique). Elle se termine à peu près à 15 kilomètres de la surface et est comparativement riche en éléments radioactifs.

À 34 kilomètres environ de la surface se produit dans les propriétés de la matière un nouveau changement brusque (H. Jeffreys, S. Mohorovičić), qui marque probablement la limite inférieure de l’existence des corps cristallins. C’est la frontière supérieure de l’enveloppe vitreuse de R. Daly (1923). Au-dessous, les roches basiques, en partie acides, doivent se trouver à l’état vitreux et par suite ne correspondent pas aux roches connues.

Un autre changement brusque s’effectue à 59-60 kilomètres de la surface, en moyenne, qui semble dû à l’apparition dans les phénomènes sismiques de roches lourdes, peut-être des éclogites[2], dont la densité n’est pas moindre que 3,3 à 3,4.

On pénètre ici dans la région Sima ; la densité des roches devient de plus en plus considérable et atteint à sa base 4,3 à 4,4 (L. Adams et E. Williamson, 1925).

Ces notions ne donnent, trop simplistes, qu’une idée sommaire de la complexité du phénomène.


81. — L’établissement par voie empirique de l’existence d’enveloppes terrestres s’est effectué au cours de longues années ; certaines de ces enveloppes, par exemple l’atmosphère, sont établies depuis des siècles et leur existence est devenue notion courante.

Mais ce n’est qu’à partir de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle qu’on a saisi les principes de leur genèse, bien que leur rôle dans la structure de l’écorce terrestre ne soit pas encore universellement reconnu. Leur genèse est liée étroitement à la chimie de l’écorce terrestre et leur existence est due à ce que tous les processus chimiques de l’écorce terrestre sont soumis aux mêmes lois mécaniques d’équilibre.

Dès lors les grandes lignes de la structure chimique et physique de l’écorce terrestre, malgré l’extrême complexité de cette structure, se dessinent nettement ; elles permettent de saisir par voie empirique les états essentiels des phénomènes naturels complexes, et de classer les systèmes complexes des équilibres dynamiques stables auxquels, dans cette construction simplifiée, répondent les enveloppes terrestres.

Les lois d’équilibre, sous leur forme mathématique générale, ont été exposées par J. W. Gibbs (1884-1887), qui les ramène aux relations pouvant exister entre les variables indépendantes caractéristiques des processus physiques ou chimiques : température, pression, état physique et composition chimique des corps qui participent aux processus.

Toutes les géosphères (enveloppes terrestres) introduites dans la science par voie purement empirique, peuvent être distinguées par les différentes variables qui caractérisent, selon Gibbs, les équilibres étudiés par lui. On peut distinguer ainsi les enveloppes thermodynamiques déterminées par les valeurs de la température et de la pression, les enveloppes des états de la matière, caractérisées par les phases, c’est-à-dire par l’état physique (solide, liquide, etc.) des corps entrant dans leur composition, enfin, les enveloppes chimiques, qui se distinguent par leur composition chimique.

Seule l’enveloppe dégagée par Suess, la biosphère, est demeurée à l’écart. Toutes ses réactions sont soumises aux lois des équilibres, mais elles se distinguent par une nouvelle propriété, une nouvelle variable indépendante, dont Gibbs n’avait pas tenu compte.


82. — Les variables indépendantes des équilibres hétérogènes étudiées généralement dans les laboratoires chimiques et qu’on prend généralement en considération : la température, la pression, l’état et la composition de la matière, n’englobent pas toutes les formes théoriquement possibles. Gibbs a mathématiquement étudié les équilibres électrodynamiques. Diverses forces superficielles, — forces de contact, — ont une grande importance dans les équilibres terrestres naturels. Les phénomènes de la photosynthèse ont été l’objet d’une grande attention en chimie : c’est l’énergie radiante lumineuse qui constitue la variable indépendante. Dans les phénomènes de cristallisation interviennent encore les énergies cristalliques vectoriales, l’énergie interne, par exemple dans la formation des macles, l’énergie superficielle dans toutes les cristallisations.

Les organismes vivants, bien qu’ils introduisent dans les processus physico-chimiques de l’écorce terrestre l’énergie lumineuse du Soleil, se distinguent aussi nettement et par leur essence même de toutes les autres variables indépendantes de la biosphère. Comme elles, ils changent la marche de leurs équilibres, mais contrairement à elles, ils sont eux-mêmes spécifiquement indépendants des espèces de systèmes d’équilibres dynamiques secondaires, dans le champ thermodynamique primaire de la biosphère.

L’autonomie des organismes vivants est l’expression du fait, que les paramètres du champ thermodynamique à eux propres sont absolument différents des paramètres observés dans la biosphère. Les organismes maintiennent en rapport avec ce fait, certains même très nettement, leur propre température indépendante de celle du milieu ambiant, et possèdent leur propre pression interne. Ils sont isolés dans la biosphère et le champ thermodynamique de celle-ci n’a d’importance pour eux que parce qu’il détermine la région de l’existence de leurs systèmes autonomes, mais non leur champ interne.

Au point de vue chimique, leur autonomie se manifeste nettement, en ce que leurs composés chimiques ne peuvent se former en dehors d’eux dans les conditions habituelles du milieu brut inanimé de la biosphère ; pénétrant dans les conditions de ce milieu, ils deviennent inévitablement instables, s’y décomposent, passent dans d’autres corps et deviennent ainsi des perturbateurs de son équilibre et source d’énergie libre pour ce milieu inanimé.

Ces composés chimiques se forment dans la matière vivante suivant des conditions souvent très différentes de celles qu’on observe dans la biosphère. On n’observe jamais dans celle-ci de décomposition des molécules d’acide carbonique et d’eau, un des processus biochimiques fondamentaux. Ce processus ne peut se produire dans notre planète que dans les régions profondes de la magmosphère, en dehors de notre biosphère. Nous ne pouvons le reproduire dans nos laboratoires qu’à des températures très élevées, qui n’existent pas dans la biosphère. Le champ thermodynamique de la matière vivante est nettement différent de celui de la biosphère, bien qu’il soit impossible d’expliquer son existence autonome. C’est un fait fondamental que les organismes vivants peuvent être décrits empiriquement comme des champs thermodynamiques particuliers, étrangers à la biosphère, isolés en cette dernière, de proportions comparativement insignifiantes, porteurs de l’énergie du rayon solaire et créés par ce rayon dans son sein. Leurs dimensions varient entre n × 10−12 et n × 103 centimètres carrés.

De quelque façon qu’on explique leur existence et leur formation dans la biosphère, le fait du changement de tous les équilibres chimiques dans ce milieu en leur présence demeure certain. Les lois générales des équilibres restent immuables et l’action des êtres vivants, et de leur ensemble, la matière vivante, est entièrement analogue à l’action des autres variables indépendantes. Les êtres vivants, et leurs ensembles peuvent être considérés comme une forme particulière des variables indépendantes du champ énergétique de la planète.


83. — Une telle action des êtres vivants est liée d’un lien étroit à leur alimentation, à leur respiration, à leur destruction et à leur mort, c’est-à-dire aux processus vitaux au cours desquels les éléments chimiques les pénètrent et s’en dégagent.

Au point de vue empirique, il est certain que les éléments chimiques introduits dans l’organisme vivant, pénètrent dans un milieu dont ils ne trouvaient l’analogue nulle part ailleurs dans notre planète. On peut considérer cette pénétration des éléments chimiques dans l’organisme vivant comme un nouveau mode de leur gisement.

Leur histoire dans ce mode, se distingue nettement de celle qui leur est habituelle dans les autres parties de notre planète. Cette distinction est évidemment liée au changement profond des systèmes atomiques dans la matière vivante. Il n’est pas impossible que les mélanges ordinaires des isotopes n’existent pas dans la matière vivante. C’est l’expérience qui doit en décider.

On pensait jadis, et cette opinion n’a pas encore perdu tous ses partisans, que l’histoire spéciale et spécifique des éléments chimiques dans les matières vivantes, peut être expliquée par la prédominance des colloïdes dans la composition des organismes vivants. Or, dans les cas multiples de l’existence des systèmes colloïdaux dans la biosphère, en dehors de la vie, l’histoire des éléments chimiques ne donne rien d’analogue.

Les propriétés des systèmes dispersés de la matière (les colloïdes) sont réglées par les molécules et non par les atomes. Ce fait seul suffit, pour ne pas chercher dans les phénomènes colloïdaux, l’explication des modes de gisement des éléments chimiques, modes toujours caractérisés par l’état des atomes.


84. — Nous avons établi la notion de mode de gisement des éléments chimiques (en 1921) comme une généralisation purement empirique.

Les gisements des éléments chimiques et leur histoire, peuvent être classés en différents modes, selon l’état de leurs atomes dans les divers champs thermodynamiques ou dans leurs parties déterminées. Il peut évidemment exister un grand nombre de modes de gisement des éléments chimiques, mais seuls quelques-uns de ces modes sont observés dans les champs thermodynamiques de notre planète.

Il est donc évident que les atomes des systèmes stellaires doivent être observés à des états particuliers, impossibles à rencontrer sur la Terre. De fait, on leur attribue des états particuliers, par exemple pour expliquer leur spectre (atomes ionisés de M. N. Saha) ; tels sont les atomes doués d’une masse énorme, propres à certaines étoiles. Pour expliquer celles-ci, il faut admettre la concentration de milliers et même de dizaines de milliers de grammes de leur matière dans un centimètre cube (A. Eddington[3]). Ces états des atomes stellaires présentent évidemment des modes de gisement, inconnus dans l’écorce terrestre. D’autres modes de gisement qui n’existent pas non plus sur notre planète peuvent et doivent être observés dans le Soleil, dans sa couronne (gaz des électrons), dans les nébuleuses, les comètes, le noyau terrestre.


85. — Il importe de considérer l’existence des éléments chimiques dans les matières vivantes, dans les domaines de la Vie, comme leur mode de gisement particulier, par suite du fait que les organismes vivants correspondent à des champs thermodynamiques tout à fait particuliers dans la biosphère et que l’histoire des éléments chimiques dans les organismes s’y trouve profondément changée, étant très spécifique et singulière. On ne connaît pas au juste le changement de l’état des atomes dans ce mode de gisement. Cependant sa pleine conformité dans l’écorce terrestre avec d’autres modes, toujours caractérisés par les états bien particuliers des atomes, autorise à penser que les recherches ultérieures rendront manifestes les modifications subies par les systèmes atomiques lors de leur pénétration dans la matière vivante.

Les divers modes de gisements des atomes existant dans l’écorce terrestre sont établis empiriquement. Ils sont caractérisés simultanément : 1o  par un champ thermodynamique particulier à chaque mode ; 2o  par une manifestation atomique particulière ; 3o  par une histoire géochimique de l’élément nettement spécifique et distinct (migrations particulières) ; 4o  par des rapports déterminés, souvent propres au mode donné seul, des atomes de différents éléments chimiques (paragénèse).


86. — On peut ainsi distinguer quatre modes différents de gisement des éléments chimiques dans l’écorce terrestre, qu’ils traversent au cours des temps et qui peuvent caractériser leur histoire.

Ces quatre modes sont les suivants : 1o  roches massives et minéraux, où prédominent les molécules et les cristaux de combinaisons d’éléments stables et immobiles ; 2o  magmas, mélanges visqueux de gaz et de liquides, à l’état de mélange mobile des systèmes atomiques désassociés, où il n’existe ni cristaux ni molécules, caractéristiques ordinaires de notre chimie[4] ; 3o  dispersion des éléments, les éléments se trouvant à l’état libre, séparés les uns des autres. Il est très probable que les éléments y sont dans certains cas, ionisés, ou ont perdu une partie de leurs électrons[5]. C’est un état particulier des atomes correspondant à celui de la matière radiante de M. Faraday et de W. Crookes ; 4o  matière vivante, où l’état des atomes n’est pas clair ; on se représente habituellement ses atomes à l’état de molécules, de systèmes dissociés d’ions, de gisements dispersés. Des représentations de cette espèce semblent insuffisantes à expliquer les faits empiriques. Il est très probable qu’outre les isotopes (§ 83) c’est la symétrie des atomes qui joue un certain rôle dont on n’avait pas tenu compte dans l’organisme vivant (symétrie des champs atomiques).


87. — Les modes de gisement des atomes (des éléments chimiques) jouent dans les équilibres hétérogènes, le même rôle que d’autres variables indépendantes : température, pression, composition chimique, états physiques de la matière.

Ils caractérisent comme eux les géosphères, enveloppes concentriques par rapport au centre de la planète de l’écorce terrestre.

On doit en raison de ce fait, joindre aux enveloppes indiquées (§ 81) thermodynamiques, des états de la matière et chimiques, les enveloppes caractérisées par différents modes de gisement des éléments chimiques. On peut les appeler enveloppes paragénétiques, car elles déterminent principalement les grands traits de la paragénèse des éléments, c’est-à-dire les lois de leur présence simultanée.

La biosphère est une de ces enveloppes paragénétiques, la plus accessible et la mieux étudiée.


88. — La conception de la structure de l’écorce terrestre comme formée d’enveloppes thermodynamiques, des états de la matière, chimiques et paragénétiques, est une des généralisations empiriques typiques.

Elle n’a pas encore reçu d’explication, c’est-à-dire n’est encore liée à aucune des théories de la géogénèse, ni à aucun type de conceptions de l’univers.

Il suit de ce qui précède, qu’une telle structure est due à l’action mutuelle des forces cosmiques, d’une part, de la matière et de l’énergie de notre planète, de l’autre ; le caractère de la matière, les rapports quantitatifs des éléments, par exemple, n’étant aussi bien ni accidentels, ni liés à des causes géologiques seules.

Cette généralisation empirique, représentée d’une façon schématique dans le tableau I (pages 114-115), servira de fondement à notre exposé ultérieur.

Ce tableau, ainsi que toute généralisation empirique, doit être considéré comme un premier exposé approximatif de la réalité, exposé susceptible d’être modifié et complété ultérieurement. Sa valeur se trouve en rapport avec les données empiriques lui servant de base, ce qui rend cette valeur très inégale.

En ce qui concerne la plus grande partie de la première enveloppe thermodynamique et les enveloppes, caractérisées par les autres variables indépendantes qui lui correspondent, ainsi que la cinquième enveloppe thermodynamique et les régions qui lui sont inférieures, les connaissances y sont fondées sur un nombre relativement peu considérable de faits et sur des conjectures et des extrapolations, de par leur nature étrangères à la généralisation empirique.

C’est la raison qui rend les connaissances dans ce domaine peu dignes de confiance et susceptibles de brusques modifications selon la marche de la science. On peut s’attendre dans l’avenir le plus prochain, par suite du progrès actuel intense des sciences physiques, à de grandes découvertes nouvelles et à un changement radical des opinions régnantes.

Il est impossible dans la majorité des cas d’indiquer une ligne de démarcation précise entre les enveloppes. Tout démontre que les surfaces qui séparent celles-ci se modifient au cours du temps, et parfois rapidement.

Leur forme est très complexe et très instable[6]. L’insuffisance de nos connaissances en ce qui concerne cette partie du tableau n’a pas grande importance pour les problèmes touchés ici ; car la biosphère est par ailleurs basée sur un énorme ensemble de faits, exempt d’hypothèses, de divinations, de conjectures et d’extrapolations.

TABLEAU I

ENVELOPPES DE L’ÉCORCE TERRESTRE

I. Enveloppes thermo­dynamiques II. Enveloppes des états de la matière III. Enveloppes chimiques IV. Enveloppes para­génétiques V. Enveloppes rayonnantes.
1. Enve­loppe supé­rieure.
Pres­sion peu con­si­dé­rable. Tem­pé­ra­ture basse. 15-600 kilo­mètres (il se peut que la ré­gion de 100 à 600 kilo­mètres con­sti­tue une autre en­ve­loppe).
1. L’atmo­sphère libre. (Strato­sphère supé­rieure.)
Gaz ra­ré­fiés. Ions. Élec­trons. Au-dessus de 80-100 kilo­mètres.
1. Hydro­gène ?
Peut-être au-dessus de 200 kilo­mètres de l’azote très ra­ré­fié.
1. Enve­loppe ato­mique.
Ré­gion d’élé­ments dis­per­sés.
Les atomes libres sont stables.
1. Enve­loppe élec­tro­nique ?
2. Strato­sphère.
Gaz ra­ré­fiés (mo­lé­cules). En haut tran­si­tion in­sen­si­ble.
2. Hélium ?
110-200 kilo­mètres.
3. Azote.
Au-dessus de 70 kilo­mètres.
2. Enve­loppe ultra­violette.
Ra­dia­tion des courtes ondes et des ra­yon­ne­ments pé­né­trants (cos­miques ?).
Éma­na­tions radio­actives.
3. Tropo­sphère.
Gaz or­di­naire, 3,8-13 kilo­mètres.
4. Azote et oxy­gène.
(Air or­di­naire.)
2. Ga­zeuse for­mée de mo­lé­cules et d’atomes ?
2. Enve­loppe super­fi­cielle.
Pres­sion voi­sine d’une atmo­sphère. Tem­pé­ra­ture de +50° à −50°.
4. Enve­loppe li­quide, l’hydro­sphère.
De 0 à 3 km. 800.

5. Hydro­sphère aqueuse.
De 0 à 3 km. 800.

3. Bio­sphère.
Ré­gion de la vie et des col­loïdes.
3. Enve­loppe lu­mi­neuse.
Ra­dia­tions du spectre or­di­naire et ther­mique. Éma­na­tions radio­actives.
5. Litho­sphère.
(Enve­loppe so­lide.)
L’état cris­tal­lin de la ma­tière est ca­ra­cté­ris­tique pour elle.
6. Écorce d’al­té­ra­tion super­fi­cielle.
L’eau, l’oxy­gène libre et l’acide car­bo­nique sont ca­ra­cté­ris­tiques.
a) Litho­sphère su­pé­rieure.
Les col­loïdes peu­vent exis­ter.
7. Enve­loppe sé­di­men­taire.
Enve­loppe an­cienne d’al­té­ra­tion super­fi­cielle. Pro­fon­deur de 5 kilo­mètres et da­van­tage.
4. Ré­gion des mo­lé­cules et des cris­taux.
Composés chimiques.
4. Enve­loppe ther­mique et radio­active.
En bas les rayon­ne­ments radio­actifs dis­paraissent gra­duel­lement.
3. Enve­loppe méta­morphique su­pé­rieure.
(Ré­gion de cé­men­ta­tion.)
La tem­pé­ra­ture n’at­teint pas la tem­pé­ra­ture cri­tique de l’eau. La pres­sion n’al­tère pas com­plè­te­ment l’état so­lide.
b) Litho­sphère in­fé­rieure.
Cris­tal­line.
4. Enve­loppe méta­morphique in­fé­rieure.
(Région de l’ana­morphisme.)
Tem­pé­ra­ture dé­pas­sant la tem­pé­ra­ture cri­tique de l’eau.
c) Litho­sphère vi­treuse.
Absence d’état cris­tal­lin so­lide. Verre pé­né­tré de gaz. Passe en bas à l’état semi-liquide, aqueux, rem­pli de gaz.
8. Enve­loppe gra­ni­tique.
(Para et ortho­gneiss.) Se trans­forment gra­duel­le­ment en bas en masses vi­treuses ou vis­queuses.
5. Magma­sphère.
Pro­fon­deur dé­pas­sant 20-30 kilo­mètres.
9. Enve­loppe ba­sal­tique, et peut-être plus bas du­nis­tique (ou « éclo­gites ») ?
5. Magma­tique.
Pas de com­po­sés ; rem­plie de gaz.
5. Ra­dia­tions ther­miques.
Sans pro­cessus radio­actifs.


89. — De tous les facteurs déterminant les équilibres chimiques, la température et la pression, ainsi que les enveloppes thermodynamiques qui leur répondent, ont une importance particulière. Car elles existent toujours dans tous les modes de gisement de la matière, dans tous ses états et ses combinaisons chimiques. La construction du cosmos, son modèle, est toujours thermodynamique.

C’est pourquoi la provenance des éléments et les phénomènes de leur histoire géochimique doivent être classés selon les différentes enveloppes thermodynamiques. Dans la suite de notre exposé, nous appellerons vadoses les phénomènes et les corps, liés à la deuxième enveloppe thermodynamique superficielle ; phréatiques les phénomènes et les corps liés à la troisième et quatrième (métamorphiques), et juvéniles les phénomènes et les corps liés à la cinquième enveloppe.

La matière appartenant à la première et sixième enveloppes thermodynamiques ne pénètre pas dans la biosphère ou n’y a pas été observée.


90.La matière vivante de premier et de second ordre dans la biosphère. — Les limites de la biosphère sont déterminées en premier lieu par le champ de l’existence vitale. La vie ne peut se manifester, que dans un milieu déterminé, dans des conditions physiques et chimiques déterminées.

C’est justement le milieu qui répond à la biosphère. Il est toutefois hors de doute que le champ de la stabilité vitale dépasse les limites de ce milieu. On ignore même de combien il peut le dépasser, car il est impossible d’évaluer quantitativement la force d’adaptation des organismes dans l’espace des temps géologiques. L’adaptation dépend évidemment de la durée du temps, elle est une fonction du temps, et se manifeste dans la biosphère en relation étroite avec les millions d’années de son existence. On n’a pas des millions d’années à sa disposition et l’on ne peut actuellement les remplacer dans les expériences par un autre facteur.

Toutes les expériences sur les organismes vivants ont été faites sur des corps qui au cours de temps incommensurables[7] se sont déjà adaptés aux conditions ambiantes, à la biosphère, y ont élaboré les matières et la structure nécessaires à la vie. Ces matières se modifient à travers les temps géologiques ; on ignore toutefois les limites de ces changements et on ne peut les déduire actuellement des investigations relatives à leur caractère chimique[8].

La déduction essentielle à tirer de ces faits, est que la vie englobe dans l’écorce terrestre une partie des enveloppes moins grandes que le champ de son existence possible, bien que l’étude de la nature démontre de manière incontestable l’adaptation de la vie à ces conditions, et l’élaboration de différentes formes d’organismes dans la succession des siècles, en vue de leur existence dans la biosphère.

On ne saurait mieux formuler la synthèse de l’étude séculaire de la Nature, la généralisation empirique inconsciente sur laquelle reposent tout notre savoir et tout notre travail scientifique, qu’en disant que la vie a englobé la biosphère par une lente et graduelle adaptation et que ce processus n’a pas encore atteint son terme (§§ 112, 122). La pression vitale (§§ 27, 52) se fait incessamment sentir autour de nous du fait du débordement par le champ vital des limites actuelles de la biosphère.

Le champ de la stabilité vitale n’est en conséquence que le produit de l’adaptation effectuée au cours des temps. Il ne constitue rien de permanent ni d’immuable : ses limites actuelles ne sauraient donner une idée claire et complète des limites possibles des manifestations vitales.

Ce champ, comme le démontre l’étude de la paléontologie et de l’écologie, s’élargit lentement et graduellement au cours de l’existence de la planète.


91. — Le champ d’existence des organismes vivants n’est déterminé ni par les seules propriétés physico-chimiques de leur matière, ni par le caractère et les propriétés du milieu ambiant, ni par l’adaptation de l’organisme à ces conditions.

Un rôle important et caractéristique est joué par les conditions de la respiration et de l’alimentation des organismes, c’est-à-dire par leur sélection active des matières nécessaires à leur vie.

On a déjà vu le rôle important de l’échange gazeux des organismes, de leur respiration, dans l’établissement de leur régime énergétique et du régime gazeux général de la planète, sa biosphère en particulier.

Cet échange et l’alimentation des organismes, c’est-à-dire le transport de matières solides et liquides que ces organismes effectuent du milieu ambiant dans le champ autonome de l’organisme (§ 82), détermine tout d’abord la région de leur habitat.

Nous avons déjà touché ce phénomène en indiquant l’absorption et la transformation de l’énergie solaire par les organismes verts vivants (§ 42).

Il importe d’y revenir maintenant de manière plus détaillée.

La source où les organismes puisent les matières nécessaires à leur vie, a une importance primordiale dans les phénomènes de l’alimentation et de la respiration.

À ce point de vue, les organismes se distribuent en deux groupes nettement distincts, la matière vivante de premier ordre, les organismes autotrophes, indépendants dans leur alimentation des autres organismes, et la matière vivante de second ordre, les organismes hétérotrophes et mixotrophes. La distribution des organismes selon leur alimentation en trois groupes, proposée dans les années 1880-1890 par le physiologiste allemand W. Pfeffer, constitue une généralisation empirique importante, riche en conséquences diverses. Elle est de plus grande importance pour l’étude de la nature qu’on ne le pense généralement.

Les organismes autotrophes bâtissent leur corps exclusivement de matières brutes « mortes » ; tous les composés organiques contenant de l’azote, de l’oxygène, du carbone et de l’hydrogène, dont est constituée la masse essentielle de leur corps, sont tirés du règne minéral. Ils transforment eux-mêmes ces corps de la nature brute en composés organiques complexes nécessaires à la vie. Les organismes hétérotrophes utilisent pour leur alimentation les composés organiques déjà existants créés par d’autres organismes vivants. Le travail préliminaire des organismes autotrophes est en fin de compte nécessaire à l’existence des hétérotrophes. Leur carbone et leur azote en particulier sont dans une large mesure totalement tirés de la matière vivante.

L’origine du carbone et de l’azote des organismes mixotrophes est mixte : ils proviennent en partie des matières vivantes, en partie des minéraux, produits bruts de la Nature.


92. — Il est certain que la question de la source à laquelle les organismes puisent les corps nécessaires à leur vie est plus complexe qu’il ne paraît au premier abord, mais il semble que le classement proposé par W. Pfeffer corresponde à un fait essentiel de toute la nature vivante.

Il n’est pas d’organisme qui ne soit lié, ne fût-ce que partiellement, à la matière brute par sa respiration et son alimentation. La séparation des organismes autotrophes des autres matières vivantes est fondée sur leur indépendance de cette matière, en ce qui concerne tous les éléments chimiques ; ils peuvent les puiser tous dans le milieu ambiant, brut, inanimé.

Ils puisent les éléments nécessaires à la vie de molécules déterminées, de composés d’éléments.

Mais en fin de compte, un grand nombre de molécules renfermées dans le milieu de la biosphère, molécules nécessaires à la vie, sont elles-mêmes, le produit de celle-ci, et en son absence ne se trouveraient pas dans le milieu brut. Tels par exemple l’oxygène libre O2 en totalité, et en grande partie presque tous les gaz tels que CO2, NH3, H2S, etc. Le rôle de la vie dans la genèse des solutions aqueuses naturelles n’est pas moins important. Or, les phénomènes de l’alimentation et de la respiration sont indissolublement liés à ces solutions aqueuses. C’est l’eau naturelle et non l’eau chimiquement pure, qui est aussi nécessaire à la vie que l’échange gazeux.

Eu égard à cette action profonde de la vie sur le caractère des corps chimiques de la matière brute dans le milieu de laquelle la vie se manifeste, il importe d’indiquer les limites de l’indépendance des organismes autotrophes par rapport à la vie. On n’a pas le droit d’en tirer cette conclusion logique, très courante, que les organismes autotrophes d’aujourd’hui pourraient exister seuls sur notre planète. Ils ont non seulement toujours été engendrés par des organismes autotrophes, pareils à eux-mêmes, mais ils ont puisé les éléments nécessaires à l’existence dans des formes de la matière brute créées antérieurement par les organismes.


93. — Ainsi l’oxygène libre est nécessaire à l’existence des organismes autotrophes verts. Ils les créent eux-mêmes avec l’eau et l’acide carbonique. C’est toujours un produit biochimique étranger à la matière brute de la biosphère.

En outre, on ne saurait affirmer qu’il est seul de tous les corps nécessaires à la vie, entièrement lié dans sa genèse à cette vie même. W. B. Bottomley par exemple, a soulevé le problème de l’importance des composés organiques complexes dissous dans l’eau pour l’existence des plantes vertes aquatiques, qu’il a dénommées auximones. Bien que cette hypothèse spéciale ait suscité des doutes et que l’existence des auximones ne soit pas établie, W. B. Bottomley a touché dans ses recherches un fait beaucoup plus général que celui de l’existence des auximones. Dans le tableau scientifique de la nature, l’importance des traces imperceptibles et habituellement négligées des composés organiques qu’on trouve toujours dans toute eau naturelle, douce ou salée, ressort toujours davantage. Toutes ces matières organiques, dont la masse à chaque moment subsistante et à nouveau formée dans la biosphère est de multiples quadrillons de tonnes, sinon plus, sont créées par la vie, et l’on ne saurait affirmer qu’elles soient liées dans leur genèse aux seuls organismes autotrophes. Au contraire, on constate à chaque pas l’immense importance au point de vue de l’alimentation des organismes et de la genèse des minéraux (bitumes), des composés de cette espèce, riches en azote, créés par les organismes hétérotrophes et mixotrophes.

Le tableau de la nature rend continuellement ces corps manifestes sans même recourir à l’analyse chimique. Ce sont ces corps auxquels sont dues la formation de l’écume marine ou de l’écume de toute autre eau naturelle ; les pellicules irisées qui recouvrent d’une façon continue les surfaces aquatiques de centaines de milliers, de millions de kilomètres carrés ; ce sont eux qui colorent les fleuves et les lacs marécageux et ceux des toundras, les fleuves noirs et bruns des régions tropicales et subtropicales. Aucun organisme n’est exempt de ces composés organiques, non seulement l’habitant de ces eaux, mais la couche verte elle-même de la terre ferme, dans laquelle ils pénètrent continuellement avec les pluies et les rosées, et surtout avec les solutions du sol.

La quantité des corps organiques dissous partiellement, en dispersion colloïdale, dans les eaux naturelles, oscille entre 10−6 et 10−2 pour 100. En moyenne leur masse brute est très voisine de leur pourcentage dans l’eau de mer, autrement dit répond à 1018 à 1020 tonnes. Cette quantité semble surpasser la masse de la matière vivante.

La notion de leur importance pénètre lentement la pensée scientifique contemporaine. Déjà, chez les naturalistes anciens, on se heurte souvent à l’interprétation (à un point de vue parfois inattendu) de ce phénomène grandiose.

Dans les années 1870-80, le naturaliste génial R. Mayer a signalé dans une brève notice le rôle important de ces corps dans la composition des eaux médicinales et dans l’économie générale de la nature. L’étude de la genèse des minéraux vadoses et phréatiques prête à ce rôle un caractère encore plus profond et marquant qu’il ne l’avait supposé.


94. — Mais la genèse biochimique des corps de la nature brute, indispensable à l’existence des organismes autotrophes, ne rend pas moins considérable la différence qui les distingue des organismes hétérotrophes et mixotrophes. Il importe seulement de donner une interprétation plus limitée à l’autotrophie, et de ne pas dépasser cette compréhension dans nos jugements.

On appellera autotrophes les organismes de la biosphère actuelle qui puisent tous les éléments chimiques nécessaires à leur subsistance dans la matière brute ambiante, dans les minéraux, et ne sont pas obligés de recourir aux composés organiques préparés par d’autres organismes vivants, pour la construction de leur corps.

On ne saurait embrasser d’une façon sommaire dans la définition de phénomènes naturels le phénomène en entier. Il existe nécessairement des états de transitions ou des cas douteux, par exemple celui des saprophytes, qui se nourrissent d’organismes morts et décomposés. Cependant l’alimentation essentielle des saprophytes est presque toujours (et peut-être même toujours) composée d’êtres microscopiques vivants qui pénètrent les cadavres et les restes des organismes.

En considérant la notion d’organismes « autotrophes » comme limitée à la biosphère actuelle, on exclut par là même, la possibilité d’en tirer les conclusions qu’elle comporte sur le passé de la Terre, et spécialement sur la possibilité d’un commencement de vie sur la Terre sous forme d’organismes autotrophes quelconques. Car il est certain que la présence préalable de produits vitaux dans la biosphère est indispensable à tous les organismes autotrophes existants (§ 92).


95. — La distinction entre les matières vivantes de premier et de second ordre se fait très nettement sentir dans leur distribution dans la biosphère. La région accessible à la matière vivante de second ordre, liée dans son existence et dans son alimentation aux organismes autotrophes, est toujours plus étendue que l’habitat de ceux-ci.

Les organismes autotrophes se distribuent en deux groupes nettement distincts : d’une part, les organismes verts à chlorophylle, les plantes vertes, d’autre part, le monde des bactéries caractérisé par leurs très petites dimensions et leur grande intensité de reproduction.

On a déjà vu que les organismes verts à chlorophylle constituaient le mécanisme essentiel de la biosphère, mécanisme qui capte le rayon solaire lumineux et crée par photosynthèse les corps chimiques, dont l’énergie devient dans la suite source de l’énergie chimique active de la biosphère et dans une large mesure, de toute l’écorce terrestre.

Le champ d’existence de ces organismes verts autotrophes se détermine tout d’abord par le domaine de pénétration des rayons solaires (§ 23).

Leur masse est très grande par comparaison avec celle de la matière vivante animale (§ 46) ; elle égale peut-être la moitié de toute la matière vivante. Ils possèdent des adaptations qui leur permettent de capter les rayonnements lumineux faibles et de les utiliser intégralement.

Il est possible qu’à diverses époques la formation de la matière verte ait été plus ou moins intense, mais cette opinion très courante ne peut être considérée comme établie.

L’immense quantité de matière qu’englobent les organismes verts, leur ubiquité, leur pénétration partout où pénètre le rayon solaire suscite parfois l’idée qu’ils constituent la base essentielle de la vie. On admet aussi qu’au cours des temps géologiques ils se sont transformés par évolution en multiples organismes, organismes qui constituent la matière vivante de second ordre. À l’heure actuelle ce sont eux qui déterminent toute l’existence du monde animal, d’une immense quantité d’organismes végétaux sans chlorophylle : champignons, bactéries.

Ils effectuent sur l’écorce terrestre le travail chimique le plus important : ils créent l’oxygène libre, détruisant par photosynthèse des corps oxydés aussi stables, aussi universels que l’eau et l’acide carbonique. Ils ont indubitablement produit ce même travail à travers les lointaines périodes géologiques. Les phénomènes d’altération superficielle démontrent clairement qu’à l’époque archéozoïque, l’oxygène libre a rempli absolument le rôle éminent qu’il joue dans la biosphère actuelle. La composition des produits d’altération superficielle, leurs rapports quantitatifs étaient, comme on peut l’établir, les mêmes à l’archéozoïque, qu’actuellement. Le monde végétal vert a été dans ces temps lointains la source de l’oxygène libre dont la masse était du même ordre que celle d’aujourd’hui. Les quantités de matière vivante verte et d’énergie du rayon solaire (§ 57) qui lui a donné naissance ne devaient pas différer sensiblement à cette époque étrange et lointaine de ce qu’elles sont aujourd’hui.

On n’a cependant pas de restes d’organismes verts de l’archéozoïque. Ces restes ne commencent à paraître sans interruption qu’à partir du paléozoïque. Ils rendent manifeste l’évolution ininterrompue et intense d’innombrables formes de ces organismes, dont le nombre d’espèces atteint de nos temps 200 000 ; la totalité des espèces qui ont existé et existent sur notre planète, nombre non accidentel, ne peut encore être calculé, car le nombre relativement petit de leurs espèces fossiles (plusieurs milliers) ne témoigne que de l’imperfection de nos connaissances. Ce nombre croît à chaque décade, sinon d’année en année.


96. — Les bactéries autotrophes représentent une bien moindre quantité de matière vivante, tandis que l’existence et la portée géochimique des organismes autotrophes verts ont été découvertes et comprises à la fin du xviiie siècle, et au début du xixe, et que les travaux de J. Boussingault, J. B. Dumas, J. Liebig les imposèrent entre 1840 et 1850 à la pensée scientifique, la notion des bactéries autotrophes non liées au rayon solaire et exemptes de chlorophylle découvertes par S. N. Winogradsky, ne date que de la fin du xixe siècle, mais elle n’exerça pas tout d’abord l’influence qu’elle aurait dû sur la pensée scientifique. Le rôle de ces organismes dans l’histoire géochimique du soufre, du fer, de l’azote, du carbone, est extrêmement important, mais ils ne sont pas très variés ; on n’en connaît pas plus de cent espèces, et par leur masse ils ne peuvent être comparés aux plantes vertes.

Il est vrai qu’ils sont dispersés partout : on les trouve dans le sol, dans la vase des bassins aqueux, dans l’eau de mer ; mais il n’en existe nulle part des quantités comparables à celles des plantes vertes autotrophes de la Terre ferme, sans parler de celles du plancton vert de l’Océan Mondial. Cependant, l’énergie géochimique des bactéries est d’un ordre beaucoup plus élevé que celle des plantes vertes ; elle la dépasse des dizaines, des centaines de fois, et constitue l’énergie maxima pour les matières vivantes. Il est vrai que l’énergie géochimique cinétique par hectare sera finalement du même ordre pour les algues vertes unicellulaires et les bactéries : mais tandis que les algues peuvent atteindre l’état stationnaire maximum en une dizaine de jours, il faut aux bactéries dans des conditions favorables dix fois moins de temps.


97. — Il n’existe qu’un petit nombre d’observations sur la multiplication des bactéries autotrophes. Elles semblent d’après J. Reinke, se multiplier plus lentement que les autres bactéries ; les observations sur les bactéries de fer (N. G. Cholodny) ne contredisant pas ce fait. Ainsi la scission de ces bactéries se produit une ou deux fois dans les 24 heures (Δ = 1 — 2), tandis que cette scission pour les bactéries ordinaires ne saurait être observée que dans des conditions non favorables à leur vie, par exemple le Bacillus ramosus, qui habite les fleuves et qui donne dans des conditions favorables au moins 48 générations dans les 24 heures, n’en donne que quatre à des températures basses (M. Ward).

Si même la lenteur de multiplication se trouvait être un trait de vie caractéristique pour toutes les bactéries autotrophes en général, toujours est-il que leur multiplication dépasserait de beaucoup en intensité celle des plantes unicellulaires vertes.

La vitesse de transmission de leur énergie géochimique dans la biosphère (vitesse v) serait par conséquent beaucoup plus grande que celle de toutes les plantes vertes et on devrait s’attendre à ce que les masses bactériennes dans la biosphère l’emportassent de beaucoup sur les masses des organismes verts, et que le phénomène observé dans la mer pour les algues unicellulaires (§ 51), leur prédominance sur les métaphytes verts, s’étendît aussi aux bactéries : celles-ci devraient prédominer sur les protistes verts de la même manière que ces protistes prédominent sur les métaphytes.


98. — Il n’en est pas ainsi dans la réalité. La raison de l’accumulation restreinte de la matière vivante sous cette forme de vie, est très analogue à celle de la prédominance des métaphytes verts sur les protistes verts de la terre ferme (§ 49).

Leur ubiquité est extrême ; par exemple leur pénétration dans toutes les couches de l’Océan, bien au delà des régions accessibles au rayon solaire, donne à penser que leur quantité relativement peu considérable dans la biosphère, observée pour des variétés aussi diverses que les bactéries azotiques, sulfureuses ou ferriques, ne saurait être attribuée à des causes spécifiques, mais est l’effet d’un phénomène général.

On en trouve la confirmation dans les conditions très particulières de leur alimentation, qui déterminent la possibilité de leur existence. Elles reçoivent toute l’énergie nécessaire à leur vie, en oxydant complètement les composes naturels d’azote, de soufre, de fer, de manganèse, de carbone, insuffisamment ou nullement oxydés. Mais les corps primaires et pauvres en oxygène qui leur sont nécessaires, les minéraux vadoses de ces éléments ne peuvent jamais être amassés dans la biosphère en quantités suffisantes. Car le domaine de la biosphère est en somme la région chimique de l’oxydation, saturée qu’elle est d’oxygène libre créé par les organismes verts. Dans ce milieu riche en oxygène, ce sont les composés les plus oxydés, les plus richement oxygénés qui constituent les formes les plus stables.

Ces organismes autotrophes doivent en conséquence activement chercher le milieu propice à leur vie. Les adaptations de leur organisation se sont formées en conséquence.

Ils peuvent même (et les bactéries azotiques semblent toujours agir ainsi) oxyder les composés déjà oxygénés, puiser l’énergie nécessaire à la vie en transformant les corps moins oxydés en corps complètement oxydés ; mais la quantité d’éléments chimiques capables de telles réactions dans la biosphère est limitée. D’ailleurs, les mêmes composés stables finaux riches en oxygène, sont créés indépendamment des bactéries par des processus purement chimiques, car la biosphère est précisément le milieu où de telles structures moléculaires sont stables.


99.Les bactéries autotrophes se trouvent en état de disette continue. Il en résulte de nombreuses adaptations à la vie. Ainsi, on observe partout, dans les vases aqueuses, les sources minérales, l’eau de mer, les sols humides, de curieux équilibres secondaires entre les bactéries qui réduisent les sulfates et les organismes autotrophes qui les oxydent. Les premières établissent les conditions d’existence des seconds.

La répétition innombrable et constante de ces équilibres secondaires indique que ce phénomène fait partie d’un mécanisme régulier. La matière vivante a élaboré ces structures en vue de l’immense pression vitale des bactéries autotrophes (§ 29), qui ne trouvent pas en quantité suffisante dans la biosphère de composés tout prêts, pauvres en oxygène, nécessaires à leur vie. La matière vivante les crée en pareil cas elle-même dans le milieu brut, où ils font défaut.

Des équilibres identiques entre les bactéries autotrophes, qui oxydent l’azote et les organismes hétérotrophes, qui désoxydent les nitrates, sont observés dans l’Océan. C’est un des équilibres merveilleux de la chimie de l’hydrosphère.

L’ubiquité de ces organismes démontre leur immense énergie géochimique, et la grande vitesse de leur transmission vitale ; tandis que leur absence en amas un peu considérables tient au manque de composés pauvres en oxygène dans la biosphère, dans le milieu du dégagement continuel de l’excédent de l’oxygène libre par les plantes vertes. Si ces organismes n’englobent pas des masses considérables de matière vivante, ce n’est que par impossibilité physique, par suite du manque dans la biosphère de composes nécessaires à leur vie.

Il doit nécessairement exister des rapports quantitatifs déterminés, bien qu’inconnus, entre la quantité de matière englobée dans la biosphère par les organismes autotrophes verts et celle des bactéries autotrophes.


100. — On a souvent émis l’opinion que ces curieux organismes, très particuliers, étaient les représentants des plus anciens organismes d’une origine antérieure à celle des plantes vertes. Un des plus éminents naturalistes et penseurs de nos temps, l’américain F. Osborn (1918) a encore dernièrement énoncé ces idées.

L’observation de leur rôle dans la biosphère dément cette opinion. Le lien étroit qui rattache l’existence de ces organismes à la présence de l’oxygène libre, indique leur dépendance des organismes verts, de l’énergie solaire radiante, dépendance qui dans une aussi forte mesure, existe pour les animaux et les plantes sans chlorophylle qui se nourrissent de matières élaborées par les plantes vertes. Car dans la nature, dans la biosphère, tout l’oxygène libre, aliment de ces corps, est un produit des plantes vertes.

Le caractère de leurs fonctions dans l’économie générale de la nature vivante indique aussi leur importance dérivée par comparaison avec celle des plantes vertes. Leur importance est énorme dans l’histoire biogéochimique du soufre et de l’azote, ces deux éléments indispensables à la construction de la matière essentielle du protoplasme, les molécules albumineuses. Cependant si l’activité de ces organismes autotrophes venait à s’arrêter, la vie serait peut-être quantitativement réduite, mais elle demeurerait un mécanisme puissant de la biosphère, car les mêmes composés vadoses, nitrates, sulfates et les formes gazeuses de l’azote et du soufre, l’ammoniaque et l’hydrogène sulfureux, se créent en elle en grande quantité indépendamment de la vie.

Sans vouloir anticiper sur la question de l’autotrophie (§ 94) et de la genèse de la vie sur la terre, on peut considérer pour le moins comme très probable la dépendance des bactéries autotrophes des organismes verts, et leur formation dérivée par comparaison avec la leur.

Tout indique que ces organismes autotrophes sont des formes vitales qui épuisent l’utilisation de l’énergie du rayon solaire, perfectionnent le mécanisme « rayon solaire, organisme vert », et ne sont pas une forme de vie terrestre indépendante des rayonnements cosmiques.

Le monde hétérotrophe entier, innombrable dans ses formes, monde des animaux et des champignons, des millions d’espèces d’organismes, est une manifestation analogue du même processus.


101. — Ce fait ressort nettement aussi du caractère de la distribution de la matière vivante dans la biosphère, dans le domaine de la vie.

Cette distribution est entièrement déterminée par le champ de stabilité de la végétation verte, en d’autres termes, par le domaine de la planète criblée de lumière solaire.

La masse principale de la matière vivante est concentrée dans ce domaine ; en outre, les amas de vie sont d’autant plus considérables en présence de l’eau que la lumière est plus intense.

C’est encore là que sont amassés les organismes hétérotrophes et les bactéries autotrophes, étroitement liés dans leur existence soit aux produits vitaux des organismes verts (à l’oxygène libre en premier lieu), soit aux composés organiques complexes créés par eux.

Les organismes hétérotrophes et les bactéries autotrophes pénètrent de cette région éclairée par le soleil dans le domaine de la biosphère, privé de rayons solaires et de vie verte. Un grand nombre de ces organismes habitent exclusivement ces sombres régions de la biosphère. Il est ordinairement admis que ces organismes y ont pénétré de la surface terrestre éclairée par le Soleil et se sont graduellement adaptés aux nouvelles conditions de vie. On peut l’admettre, car l’étude morphologique du monde animal habitant les cavernes terrestres et les profondeurs marines, indique parfois de manière incontestable, que cette faune provient d’ancêtre ayant jadis habité les régions éclairées de la planète.

Les amas, les concentrations de vie, dénués d’organismes verts, acquièrent une importance particulière au point de vue géochimique. Ce sont : la pellicule vitale du fond de l’hydrosphère (§ 130), les parties inférieures des concentrations littorales océaniques, les pellicules vitales du fond des bassins aqueux de la terre ferme (§ 158). On verra le rôle immense joué par eux dans l’histoire chimique de la planète. On peut se convaincre cependant que leur existence est étroitement liée, d’une façon directe ou indirecte, aux organismes des régions vitales vertes. Il est non seulement possible d’établir la genèse de ces matières vivantes de second ordre, à partir des organismes habitant les parties de la planète éclairées par le Soleil, dans plusieurs cas, grâce à l’étude de leur morphologie, dans d’autres, grâce aux recherches paléontologiques : mais l’énergie solaire lumineuse constitue toujours le fondement de leur vie quotidienne.

L’existence même de la pellicule vitale du fond est en relation étroite avec les débris des organismes des régions supérieures de l’Océan, débris qui tombent au fond avant même d’avoir eu le temps de se décomposer complètement ou d’avoir été dévorés par d’autres organismes. C’est dans la partie de la planète éclairée par le Soleil, dans la lumière solaire, qu’il faut ainsi chercher la source finale de l’énergie de cette pellicule. L’oxygène libre, fruit du travail des organismes verts sur notre planète, pénètre à partir de l’atmosphère dans l’eau de mer, et dans ses sombres profondeurs. Cette source biochimique de l’oxygène libre est la seule qu’on connaisse. Les organismes anaérobes, caractéristiques pour les parties inférieures de la pellicule vitale du fond, sont soumis dans leur vie à une dépendance étroite des organismes aérobes et de leurs débris, qui leur servent d’alimentation.

Tout indique que ces manifestations vitales se trouvent dans les régions privées de lumière en état d’évolution perpétuelle et que leur champ devient de plus en plus vaste.

Une pénétration lente et continue de la matière vivante dans les deux sens à partir de la couche verte dans les régions azoïques de la planète, semble s’effectuer à travers les temps géologiques et même de nos jours.

C’est cette étape de leur extension du domaine de la vie qu’on traverse en ce moment.


102. — La création biochimique de nouvelles formes d’énergie lumineuse par la matière vitale hétérotrophe peut être une des manifestations de cette extension vitale.

La phosphorescence des organismes, le rayonnement biogène des ondes lumineuses, identiques par leur longueur à celles des effluves cosmiques du Soleil à la surface terrestre devient plus intense dans les profondeurs marines ; elle donne naissance à l’énergie vitale et produit les changements chimiques de la planète.

On sait que la manifestation de ces rayonnements lumineux secondaires, la phosphorescence de la surface de la mer, ininterrompue sur des centaines de milliers de kilomètres carrés, permet aux organismes verts du plancton de produire leur travail chimique aux heures où l’énergie lumineuse de l’astre central ne parvient pas jusqu’à eux.

La phosphorescence des organismes des profondeurs océaniques est-elle la manifestation nouvelle du même mécanisme ? S’y produit-il une recrudescence de vie en raison de la transmission de l’énergie cosmique du Soleil, à des profondeurs de plusieurs kilomètres au-dessous de la surface où, sans l’aide de ce mécanisme, l’énergie cosmique ne pourrait parvenir ? Nous l’ignorons. On ne doit toutefois pas oublier que les expéditions océanographiques ont rencontré des organismes vivants verts à des profondeurs dépassant de beaucoup la région de pénétration des rayons solaires. « Valdivia » rencontra l’algue Halionella vivante dans l’Océan Pacifique à une profondeur d’environ deux kilomètres.

Si la matière vivante était capable de transporter dans de nouveaux domaines l’énergie lumineuse du soleil, non seulement sous la forme de composés chimiques instables dans l’enveloppe thermodynamique correspondant à la biosphère (§ 82), c’est-à-dire sous forme d’énergie chimique, mais aussi sous la forme d’énergie lumineuse de formation secondaire, ce serait là l’indice dans l’histoire de la biosphère, provisoire peut-être, d’une petite extension du domaine principal de la photosynthèse, d’un ordre analogue à l’énergie lumineuse créée par la vie de l’humanité civilisée.

Cette nouvelle énergie lumineuse, que crée l’homme dans la biosphère, est utilisée par la matière vivante verte, mais elle ne se répercute dès maintenant que par des fractions insignifiantes dans la photosynthèse cosmique générale de la planète.

En fin de compte, la matière vivante verte, qui détermine sur la Terre le domaine de l’existence de la vie, est en relation avec la lumière solaire.

Dans tout notre exposé ultérieur, nous dégagerons cette partie capitale de la matière vivante, pour y rapporter toutes les autres manifestations vitales.


103.Les limites de la vie. — Le champ de la stabilité de la vie dépasse les limites de la biosphère ; les variables indépendantes qui le déterminent : température, composition chimique, etc., vont bien au delà de ses limites caractéristiques.

Le champ de la stabilité de la vie détermine la région où la vie peut atteindre son plein épanouissement. Ce champ ne semble ni rigoureusement déterminé ni immuable.

La caractéristique de la matière vivante est sa mutabilité, son adaptabilité aux conditions extérieures de l’existence. Grâce à quoi, les organismes vivants peuvent au cours de quelques générations s’adapter à vivre dans des conditions qui leur eussent jadis été funestes.

On est actuellement hors d’état de déterminer ces possibilités fût-ce au moyen d’une expérimentation intense : on ne dispose pas sur l’échelle géologique du temps nécessaire à la manifestation de cette adaptation. La matière vivante, l’ensemble des organismes vivants, n’est pas une matière inerte : c’est un équilibre mobile, exerçant une pression sur le milieu ambiant, pression reliée au temps, mais de manière inconnue.

Un tel champ de stabilité de la vie, lié à l’adaptation des organismes, est en outre hétérogène. Il se divise nettement en deux champs : le champ de gravitation pour les organismes plus volumineux, et le champ de forces moléculaires qui est habité par de petits organismes, au-dessous de 10−4 centimètres de dimensions, microbes, ultramicrobes, etc., dont la vie, et en particulier les mouvements sont déterminés dans leur partie principale, non par la gravitation, mais par les radiations lumineuses et autres.

La dimension de chacun des deux champs est déterminée par l’adaptation des organismes : l’une et l’autre ne sont qu’imparfaitement connues.

Nous tiendrons compte : 1o  de la température ; 2o  de la pression ; 3o  de l’état de la matière du milieu ; 4o  du chimisme du milieu ; 5o  de l’énergie lumineuse. Ce sont là les caractéristiques les plus importantes des deux champs de stabilité.


104. — On doit en outre distinguer des conditions de deux sortes : 1o  celles qui ne dépassent pas la force d’endurance de la vie et ne la privent pas de l’exercice de toutes ses fonctions, c’est-à-dire les conditions qui, bien que faisant souffrir l’organisme, ne le font pas périr ; 2o  les conditions qui lui permettent de se multiplier, c’est-à-dire d’augmenter la masse vivante, et l’énergie active de la planète.

Il se peut qu’en raison du lien génétique qui unit toute la matière vivante, ces conditions soient à peu près les mêmes pour tous les organismes. Mais ce domaine est bien plus restreint pour la couche végétale verte que pour les organismes hétérotrophes.

En fin de compte cette limite est déterminée par les propriétés physico-chimiques des composés qui constituent l’organisme, par leur stabilité dans les conditions spécifiques du milieu. Mais il existe un certain nombre de cas indiquant qu’avant la destruction des composés, ce sont les mécanismes formés par eux et déterminant les fonctions de la vie qui se détruisent.

Les composés mêmes, ainsi que les mécanismes construits par eux se modifient incessamment au cours des temps géologiques, en s’adaptant au changement du milieu vital.

Le champ vital actuel maximum, peut être illustré par les exemples extrêmes de survivance d’organismes déterminés.


105. — La température la plus élevée, que l’organisme puisse supporter sans périr, s’approche pour certains êtres hétérotrophes, surtout à l’état latent de leur existence, par exemple pour les spores des champignons, de 140° C. Cette limite varie selon la sécheresse ou l’humidité de l’habitat de l’organisme. Les expériences de L. Pasteur sur la génération spontanée, ont établi qu’une élévation de température atteignant jusqu’à 120° C dans un milieu humide ne détruisait pas tous les spores des microbes. Cette destruction n’exigerait pas moins de 180° C (M. Duclaux[9]). Dans les expériences de M. Christen, les bactéries du sol ont résisté cinq minutes à 130° C et une minute à 140° C. Les spores d’une bactérie décrite par M. Zettnow, soumises 24 heures (B. L. Oméliansky) à l’action d’un courant de vapeur d’eau, n’ont pas été anéantis.

Le champ de stabilité est plus vaste aux températures basses. Les expériences de l’Institut Jenner à Londres ont démontré la stabilité, dans l’hydrogène liquide, de spores de bactéries au cours de 20 heures à −252° C. M. Macfadyen a signalé des microorganismes qui se sont conservés intacts dans l’air liquide, pendant un grand nombre de mois, à une température de −200° C. Dans les expériences de P. Becquerel, les spores des mucorinées sont restées 72 heures dans le vide à une température de −253° C, sans perdre leur capacité vitale ; de même des germes de plantes les plus diverses ont résisté à un séjour de 10 heures et demie dans le vide à une température encore plus basse, de −269,2° C.

On peut ainsi estimer l’intervalle de 450 degrés comme le champ thermique limite dans lequel certaines formes vitales actuelles peuvent subsister sans périr. Cet intervalle est nettement moins considérable pour la végétation verte. Il n’existe pas d’expériences très précises à ce sujet, mais il est douteux que cet intervalle dépasse 160° — 150° (de +80° jusqu’à −60°).


106. — Les limites de la pression, du champ vital dynamique peuvent être reculées très loin. Les expériences de G. Chlopine et de G. Tammann ont prouvé que les mucorinées, les bactéries, les levures supportaient la pression de 3 000 atmosphères sans changement apparent de leurs propriétés. La vie des levures se conserve à une pression de 8 000 atmosphères. D’autre part, les formes vitales latentes, semences ou spores, peuvent se conserver longtemps dans le vide, c’est-à-dire à des pressions de millièmes d’atmosphère. Il ne semble pas y avoir de différence entre les organismes hétérotrophes et les organismes verts (spores, semences).


107. — L’importance qu’ont les ondes d’énergie lumineuse d’une certaine longueur pour les plantes vertes a été souvent indiquée. C’est là la base de toute la structure de la biosphère. Les organismes verts périssent plus ou moins vite en l’absence de ces rayonnements. Les organismes hétérotrophes et les bactéries autotrophes, du moins certains d’entre eux, peuvent vivre dans l’obscurité, mais le caractère du milieu de cette « obscurité » (de longues ondes infra-rouges) n’a pas été étudié.

On sait d’autre part que les ondes courtes d’une longueur déterminée constituent une barrière infranchissable à la vie.

Le milieu propre aux très courtes ondes (§ 114) des rayons ultra-violets, est inanimé. Les expériences de M. Becquerel ont démontré que ces rayons, caractérisés par une vibration intense, tuaient toutes les formes vivantes en un temps très court. Le milieu de la présence de ces rayons, tel l’espace interplanétaire, est inaccessible à toutes les formes de vie qui se sont adaptées à la biosphère, bien que ni la température, ni la pression, ni le caractère chimique de cet espace n’y fassent obstacle. Il importe de soumettre les confins de la vie dans les diverses régions de l’énergie rayonnante à l’étude la plus exacte et détaillée par suite de la relation, qui, on le voit, existe entre le développement de la vie dans la biosphère et la radiation solaire.


108. — L’échelle des changements chimiques que la vie peut subir est énorme. Les organismes anaérobes découverts par L. Pasteur prouvaient que la vie existait dans un milieu privé d’oxygène libre. Les limites de la vie, admises antérieurement, furent considérablement élargies par cette découverte.

Les organismes autotrophes découverts par S. Winogradsky, ont établi que la vie pouvait exister dans un milieu purement minéral sans composés organiques préalablement formés.

Les spores et les semences, formes vitales latentes, semblent pouvoir demeurer un temps indéfini parfaitement intacts en un milieu privé de gaz et d’eau, absolument sec.

En même temps, diverses formes de vie peuvent impunément exister dans les milieux chimiques les plus divers, dans les limites du champ d’existence vital thermodynamique. Le Bacillus boracicolla, qui habite les sources boriques chaudes de la Toscane, peut vivre dans une solution saturée d’acide borique ; il supporte aisément la solution d’acide sulfurique de 10 pour 100 à une température ambiante habituelle (M. Bargagli Petrucci, 1914). On connaît beaucoup d’organismes, principalement les mucorinées, vivant dans de fortes solutions de différents sels, meurtrières pour d’autres organismes. Certains de ces organismes vivent en solution saturée de vitriol, de nitrate, de niobate de potassium. Le Bacillus boracicolla cité plus haut résiste aux solutions 0,3 pour 100 de sublimé, tandis que d’autres bactéries et infusoires supportent même les solutions qui en sont saturées (M. Besredka, 1925) ; les levures vivent en solution d’hydrofluorure de sodium. Les larves de certaines mouches ne périssent pas en solution de formaline de 10 pour 100. Il y a des bactéries qui se multiplient dans une atmosphère d’oxygène libre (Mme V. Henri, 1914).

Ces phénomènes sont relativement peu étudiés, mais l’adaptation des formes vitales y paraît illimitée.

Toutefois, il ne s’agit là que des organismes hétérotrophes. Le développement des organismes verts exige la présence de l’oxygène libre (ne fût-ce, qu’en solution aqueuse). Les solutions salines saturées rendent déjà impossibles le développement de ces formes de la vie.


109. — Bien que certaines formes vitales puissent exister à l’état latent, sans périr en milieu privé d’eau, absolument sec, l’eau à l’état fluide et gazeux est une condition nécessaire de la croissance et de la multiplication des organismes, de leur manifestation dans la biosphère.

L’énergie géochimique des organismes, sous forme de leur multiplication, passe de la forme potentielle à la forme libre seulement en présence de l’eau, contenant en solution les gaz nécessaires à leur respiration.

L’importance de l’eau saute aux yeux pour la végétation verte et est depuis longtemps généralement reconnue. La base de toute vie, la vie verte, ne peut exister sans eau.

Toutefois, dans les derniers temps, on a pu pousser plus avant l’élucidation du mécanisme de l’action de l’eau. L’importance que présente pour la vie la réaction acide ou alcaline des solutions aqueuses dans lesquelles les organismes vivent, ainsi que le degré et le caractère de leur ionisation, est devenue plus évidente.

Le rôle de ces phénomènes est énorme, car la masse principale de la matière vivante, exprimée en poids, est concentrée dans l’eau naturelle de la biosphère et les conditions vitales de tous les organismes sont en relation étroite avec les solutions aqueuses naturelles. La matière de tous ces organismes est principalement formée de solutions aqueuses ou des sols aqueux[10]. Le protoplasme peut être considéré comme un sol aqueux où les coagulations et les changements colloïdaux se produisent dans les liquides internes des organismes. Les phénomènes d’ionisation ont lieu partout. Grâce à l’incessante action réciproque qu’exerce l’une sur l’autre d’une part les solutions aqueuses ambiantes, de l’autre les liquides internes des organismes habitant ces eaux naturelles, les rapports d’ionisation des deux milieux acquièrent une grande importance.

Il est possible d’établir par de subtils procédés d’investigation le changement précis de l’ionisation qui s’y produit. C’est un moyen excellent pour l’étude du changement du milieu principal, de la concentration de la vie.

L’eau de mer contient à peu près 10−9 pour 100 d’ions H+, elle est légèrement alcaline, et cette petite prédominance d’ions OH− négatifs sur les ions H+ positifs se maintient généralement de façon continue et se rétablit constamment malgré les nombreux processus chimiques qui s’effectuent dans la mer (ionisation Hp = 8).

Cette ionisation est très favorable à la vie des organismes marins ; les plus légères oscillations ont toujours une répercussion sur la nature vivante, positive ou négative selon les organismes.

Il est devenu clair que la vie ne peut exister que dans certaines limites d’ionisation, entre 10−6 pour 100 H+ et 10−10 pour 100 H+ (c’est-à-dire Hp = 5-10). Au-delà de ces limites, elle n’y est plus possible.


110. — L’état de la matière du milieu a une importance extrême pour la manifestation vitale.

La vie semble pouvoir se conserver sous forme latente dans le milieu de tous les états de la matière : liquide, solide, gazeux ainsi que dans le vide complet. Les expériences démontrent du moins que les semences peuvent se conserver un certain temps sans échange gazeux — c’est-à-dire dans toutes les phases de la matière — dans les limites du champ thermique vital. Mais l’organisme vivant, lors du plein développement de ses fonctions, est nécessairement lié dans son existence à la possibilité d’un échange gazeux (la respiration) et à la stabilité des systèmes colloïdaux, formant son corps.

C’est pourquoi les organismes ne peuvent exister que dans un milieu où cet échange peut se produire, liquide, gazeux ou colloïdal. Ils ne peuvent être observés dans un milieu solide et n’y ont effectivement été trouvés que dans des corps poreux, accessibles à l’échange gazeux. Cependant, par suite des très petites dimensions d’un grand nombre d’organismes, des corps assez compacts peuvent leur servir d’habitat.

Mais un milieu liquide, solution ou colloïde privé de gaz ne peut tenir lieu de domaine vital.

On se retrouve en présence de l’importance exceptionnelle de l’état gazeux de la matière, dont il a été question plus d’une fois dans ces essais.


111.Les limites de la vie dans la biosphère. — Il résulte de là que la biosphère est par sa structure, sa composition et ses conditions physiques, entièrement comprise dans le domaine de la vie. La vie s’est adaptée à ses conditions et il n’y existe pas d’endroit où elle ne puisse se manifester d’une manière où d’une autre.

Ce fait est absolument exact dans les conditions habituelles et normales de la biosphère, mais non en cas de perturbations passagères, nuisibles à la vie, ne pouvant toutefois être considérées comme caractéristiques. Ainsi les cratères des volcans pendant les éruptions et les surfaces non consolidées des laves sont inaccessibles à la vie dans les conditions de la biosphère.

Les exhalaisons volcaniques toxiques (par exemple les gaz chlorhydriques et fluorhydriques) et les sources chaudes, qui accompagnent les processus volcaniques, sont des phénomènes temporaires, comme l’absence de vie qui les caractérise. Des phénomènes analogues, plus durables, par exemple les sources thermales permanentes à une température voisine de 90°, sont déjà captés par des organismes particuliers, qui se sont adaptés à ces conditions.

On ignore si les solutions salines naturelles, chargées de plus de 5 pour 100 de sel, ne sont pas quelquefois inanimées. La Mer Morte en Palestine est considérée comme étant le plus grand bassin d’eau salée de ce genre. Il est toutefois vérifié que certaines des eaux acides naturelles hydrosulfureuses ou chlorhydrées, dont l’ionisation n’est pas au-dessous de 10−11 pour 100 H+, doivent être inanimées (§ 109). Elles ne forment en fait que des bassins insignifiants.


112. — On peut considérer que l’enveloppe terrestre pénétrée par la matière vivante répond entièrement au champ de l’existence vitale. Cette enveloppe est continue, ainsi que l’atmosphère, et elle se distingue par là d’enveloppes discontinues telles que l’hydrosphère.

Or, le champ terrestre accessible à la vie est loin d’être complètement occupé par la matière vivante. Une lente pénétration par la vie des régions nouvelles y est observée, comme un envahissement de ce champ à travers les temps géologiques.

Il importe de distinguer dans le champ terrestre vital : 1o  la région de pénétration temporaire de la vie, où les organismes ne sont pas soumis à un brusque anéantissement ; 2o  la région de leur existence stable nécessairement liée aux manifestations de la multiplication.

Les confins vitaux, extrêmes dans la biosphère, offrent probablement des conditions absolues pour tous les organismes. Il suffit qu’une seule de ces conditions (variables indépendantes de l’équilibre) atteigne une grandeur insurmontable pour la matière vivante, ne fût-ce que la température, la composition chimique ou l’ionisation du milieu, ou enfin la longueur d’onde des rayonnements.

Les définitions de cette espèce n’ont rien d’absolu. Ce qu’on appelle adaptation de l’organisme, son aptitude à se défendre contre les conditions pernicieuses du milieu, est immense, et les limites de cette adaptation sont non seulement inconnues, mais s’élargissent au cours des temps planétaires, temps de l’existence des générations ininterrompues des êtres organisés provenant les uns des autres.

En établissant ces limites sur la base de l’adaptation de la vie actuellement observée, on s’engage nécessairement dans le domaine d’extrapolations, toujours hasardeux et incertain. En particulier, l’homme doué d’entendement et sachant diriger sa volonté, peut atteindre de façon directe ou indirecte des régions inaccessibles à tous les autres organismes vivants.

Étant donné l’unité indissoluble de tous les êtres, vivants qui saute aux yeux, lorsqu’on embrasse la vie comme un phénomène planétaire, cette capacité de l’Homo sapiens ne peut être envisagée comme un phénomène accidentel. Il s’ensuit de là que la question de l’immutabilité des limites vitales dans la biosphère demande à être traitée avec prudence.


113. — Un tel caractère des confins vitaux, basé sur la présence ou l’existence stable d’organismes sous leurs formes et leur amplitude contemporaine d’adaptation, démontre nettement le caractère de la biosphère en qualité d’enveloppe terrestre, car les conditions qui rendent la vie impossible se manifestent simultanément sur toute la planète. Il suffit par suite de déterminer les limites supérieures et inférieures seules du champ vital. La limite supérieure est déterminée par l’énergie rayonnante, dont la présence exclut la vie. La limite inférieure est posée par des températures si hautes que la vie y devient nécessairement impossible. Dans les limites ainsi établies, la vie englobe, mais non entièrement, une enveloppe thermodynamique, trois enveloppes chimiques et trois enveloppes d’état de la matière (§ 88). L’importance de ces trois dernières : troposphère, hydrosphère et partie supérieure de la lithosphère, se manifeste avec le plus de netteté dans ces phénomènes et nous les prendrons pour base de notre exposé.


114. — Selon toute apparence, la vie ne peut sous aucune de ses formes naturelles dépasser les bornes des régions supérieures de la stratosphère. Ainsi que le démontre notre premier tableau (§ 88), au-dessus de la stratosphère commence une autre enveloppe paragénétique où l’existence des molécules chimiques ou de leurs composés plus complexes est très douteuse. C’est la région de la raréfaction maximum de la matière. Elle demeure telle, admettant même l’exactitude des nouveaux calculs du prof. B. Fessenkoff (1923-24), qui lui prêtent de plus grandes quantités de matière que l’on n’avait antérieurement supposé. B. Fessenkoff admet que la stratosphère contient à la hauteur de 150 à 200 kilomètres une tonne de matière par kilomètre cube[11]. Le mode de gisement nouveau des éléments chimiques de cette matière raréfiée n’est pas seulement le résultat de sa raréfaction, de la diminution des collisions des particules gazeuses, de l’agrandissement de leurs trajectoires libres. Ce mode est en relation avec l’action puissante des rayons solaires, ultra-violets et d’autres encore, provenant peut-être aussi des espaces cosmiques, atteignant sans obstacles les limites extrêmes de notre planète (§ 8). On sait que les rayons ultra-violets sont des agents chimiques très actifs. En particulier les rayons à très courtes ondes, au-dessous de 200 millimètres (160 à 180 µµ), anéantissent toute vie, les spores les plus stables dans un milieu sec ou vide. Il semble cependant certain que ces rayons éclairent ces régions lointaines de la planète.


115. — Ils ne vont pas plus bas, du fait de leur complète absorption par l’ozone, perpétuellement formé en quantités relativement considérables à partir de l’oxygène libre et peut-être de l’eau, par l’action des mêmes rayons ultra-violets pernicieux à la vie, arrêtés par l’ozone.

Si l’on réunissait la totalité de l’ozone à l’état pur, il formerait selon MM. C. Fabry et Buisson une couche de 5 millimètres d’épaisseur. Mais ces petites masses d’ozone, même sous forme de molécules en dispersion dans les gaz atmosphériques, sont assez considérables pour arrêter le passage des rayonnements pernicieux à la vie.

Si l’ozone se détruit, il se reconstitue aussi continuellement, car les radiations de longueur inférieure à 200 millimètres rencontrent constamment dans la stratosphère, du moins dans ses parties inférieures, une quantité surabondante d’atomes d’oxygène.

La vie est ainsi protégée dans son existence par l’écran d’ozone, d’une épaisseur de 5 millimètres, qui sert de limite naturelle supérieure de la biosphère.

Il est caractéristique que l’oxygène libre nécessaire à la création de l’ozone se forme dans la biosphère seulement par des procédés biochimiques ; il disparaîtrait nécessairement de celle-ci lors de la cessation de la vie. La vie créant l’oxygène libre dans l’écorce terrestre, crée par là même l’ozone et protège la biosphère des rayonnements pernicieux des ondes courtes des astres célestes.

Il est évident que la manifestation la plus récente de la vie, l’homme civilisé, peut se protéger d’une autre façon et pénétrer impunément au delà de l’écran d’ozone.


116. — L’écran d’ozone ne détermine que la limite supérieure de la vie virtuelle. En réalité, celle-ci prend fin bien au-dessous de cette limite dans l’atmosphère. Les plantes autotrophes vertes, ne se développent pas au-dessus des forêts, des champs, des prairies et des herbes de la terre ferme. Il n’existe pas de cellules vertes dans le milieu aérien. Ce n’est que par accident et seulement à une petite hauteur que l’embrun de l’Océan soulève les cellules vertes du plancton.

Ce n’est que par voie mécanique, ou par des dispositifs élaborés pour le vol, que les organismes peuvent monter au-dessus de la végétation verte. Les organismes verts ne peuvent pénétrer dans l’atmosphère ni à grande distance, ni pour longtemps par cette voie. Par exemple, les plus petits spores, ceux des conifères et des cryptogames, pauvres en chlorophylle, ou privés de ce corps, sont probablement les masses les plus considérables d’organismes verts dispersées et soulevées par le vent parfois à une grande hauteur, mais pour de courts espaces de temps.

La masse principale de la matière verte pénétrant l’atmosphère appartient au second ordre. Tous les organismes volants y sont contenus. La couche verte, limite supérieure de la transformation des radiations solaires en énergie chimique terrestre, est située à la surface de la terre ferme et à celle de la couche supérieure de l’Océan ; cette couche ne s’élève pas considérablement dans l’atmosphère. Son domaine d’existence est cependant devenu plus vaste au cours des temps géologiques.

Grâce à la tendance de la plante verte à capter le maximum d’énergie solaire, elle a pénétré bien avant dans les couches inférieures de la troposphère ; elle est montée à une hauteur de plus de 100 mètres au-dessus de sa surface sous forme de grands arbres et de leurs massifs (50 mètres et plus). Ces formes vitales semblent s’être élaborées à l’époque du paléozoïque.


117. — La vie pénètre dans l’atmosphère et s’y maintient longtemps, principalement sous forme de très petites bactéries et de spores, habitant sur les animaux des espèces volantes. Ses concentrations relativement considérables, en grande partie à l’état latent (spores d’organismes microscopiques), ne peuvent être observées que dans les régions de l’enveloppe aérienne où pénètre la poussière de la surface terrestre. Cette atmosphère poussiéreuse est principalement en relation avec la terre ferme. Selon A. Klossowsky (1910), la poussière atteint en moyenne une hauteur de 5 kilomètres ; selon M. Mengel (1922), les grandes masses de poussière ne montent pas au-dessus de 2 km. 800. Toutefois, c’est la matière brute qui en constitue la partie principale.

Sur les cimes des montagnes, l’air est très pauvre en organismes, mais il en existe quand même. Selon L. Pasteur on ne découvre en moyenne dans les milieux nutritifs que 4 à 5 microbes pathogènes par centimètre cube au maximum. M. Flemming n’a reconnu qu’un microbe pathogène au plus par trois litres à la hauteur de 4 kilomètres. En apparence, la microflore des couches supérieures de l’air devient plus pauvre en bactéries et plus riche en levures et en champignons mucorinés (B. Omeliansky).

Il est certain que cette microflore pénètre au delà des limites moyennes de l’atmosphère poussiéreuse (5 kilomètres), mais les observations précises sont malheureusement peu nombreuses. Cette flore peut être transportée jusqu’aux limites de la troposphère (9 à 13 kilomètres), car les mouvements des gaz, vents et courants d’air, observés à la surface terrestre, montent à cette hauteur.

Il est douteux que ces ascensions aient joué un rôle quelconque dans l’histoire de la terre, vu l’état latent de la masse principale de ces organismes et leur imperceptibilité dans la masse, bien que raréfiée, du gaz brut dans lequel ils sont en dispersion.


118. — La question de savoir si les animaux dépassent les confins de la troposphère n’est pas éclaircie. Il est vrai qu’ils s’élèvent parfois bien au-dessus des plus hauts sommets des montagnes, toujours situés encore dans le domaine de la troposphère, c’est-à-dire qu’ils atteignent sa limite supérieure.

Ainsi, selon les observations de A. Humboldt, le condor s’élève dans son vol jusqu’à 7 kilomètres au-dessus de la surface terrestre : il a observé des mouches sur le sommet du Chimborazo (5 882 mètres).

Ces observations de A. Humboldt et de quelques naturalistes anciens ont été réfutées par des ornithologistes plus récents qui ont étudié la migration des oiseaux dans les stations de leur passage. Mais les dernières observations de M. Wollaston (1923) et des autres membres de l’expédition anglaise de l’Everest, prouvent que certains oiseaux de proie des montagnes volent ou planent autour des cimes les plus hautes, à plus de 7 kilomètres (7 540 mètres). Les corneilles de l’Himalaya ont été observées jusqu’à 8 km. 200.

Ce sont cependant des espèces spécifiques déterminées. La plupart des espèces d’oiseaux, même des pays montagneux, ne s’élèvent pas en dehors des cimes élevées, au-dessus de 5 kilomètres. Les aviateurs ne les ont pas rencontrés au-dessus de 3 kilomètres (aigle).

On a observé des papillons à la hauteur de 6 km. 400 ; des araignées jusqu’à 6 km. 700 ; des pucerons jusqu’à 8 km. 200. Certaines plantes (Arenaria muscosa et Delphinium glaciale) vivent à la hauteur de 6 km. 200 à 6 km. 300 (M. Hingston, 1925).


119. — C’est l’homme qui monte à la hauteur la plus considérable de la stratosphère emportant avec lui inconsciemment et nécessairement les formes vitales qui l’accompagnent, ou se trouvent sur lui ou dans ses produits.

La région accessible à l’homme devient toujours plus vaste avec le développement de la navigation aérienne et est déjà supérieure à la région vitale, à laquelle l’écran ozonique sert de limite.

Ce sont les ballons-sondes qui atteignent la hauteur la plus considérable. Leurs matériaux renferment toujours des représentants de la vie. Un ballon-sonde de cette espèce, lancé le 17 décembre 1913 à Pavie atteignit la hauteur de 37 km. 700.

L’homme lui-même s’élève dans ses appareils au-dessus des plus hautes montagnes. Déjà G. Tissandier (1875) et J. Glaisher (1868) avaient presque atteint ces limites en ballons aérostatiques, le premier jusqu’à 8 km. 600, le second jusqu’à 8 km. 830.

Les ascensions ont touché, avec le développement des aéroplanes, les limites mêmes de la troposphère.

Le Français M. Callisot et l’Américain M. MacRady (1925) sont montés jusqu’à 12 kilomètres et 12 km. 100, or, ce record sera évidemment bientôt dépassé.

Pour les agglomérations permanentes de l’homme, les villages atteignent 5 km. 100 à 5 km. 200 (Pérou, Thibet) ; les chemins de fer 4 km. 770 (Pérou) ; les champs d’orge jusqu’à 4 km. 650.


120. — En résumé, on peut l’affirmer, la vie qui se manifeste dans la biosphère n’atteint sa limite terrestre, l’écran d’ozone, qu’en des cas rares et exceptionnels. Dans leurs masses principales, non seulement la stratosphère, mais les couches supérieures de la troposphère sont inanimées.

Il n’est pas d’organisme qui vive toujours dans le milieu aérien. Une mince couche de l’atmosphère comptant quelques dizaines de mètres, habituellement bien au-dessous de 100 mètres, peut seule être tenue pour animée de vie.

Il est certain que cette conquête de l’air est un nouveau phénomène dans l’histoire géologique de la planète : elle n’a pu être réalisée que grâce au développement des organismes terrestres subaériens, les plantes d’abord (précambrien ?), les insectes, les vertébrés volants (paléozoïque ?), les oiseaux depuis l’ère mésozoïque. On a des indications sur le transport mécanique de la microflore et des spores depuis les périodes géologiques les plus reculées. Mais ce n’est qu’à partir du moment de l’apparition de l’humanité civilisée que la matière vivante fait un grand pas vers la conquête de toute l’atmosphère.

L’atmosphère n’est pas une région vitale indépendante. Ses minces couches ne constituent au point de vue biologique qu’une partie des couches adjacentes de l’hydrosphère et de la lithosphère. Ce n’est que dans la lithosphère que les couches atmosphériques commencent à faire partie des agglomérations et des pellicules vitales (§ 150).

L’influence énorme exercée par la matière vivante sur l’histoire de l’atmosphère se trouve en relation non avec sa présence immédiate dans le milieu gazeux, mais avec son échange gazeux, avec la création biogène de nouveaux gaz et avec leur migration dans l’atmosphère, ainsi qu’avec leur dégagement et leur absorption dans ce milieu gazeux.

Cette action de la matière vivante sur la chimie de l’atmosphère se manifeste par la modification soit de la mince couche gazeuse adjacente à la surface terrestre, soit des gaz en solution dans les eaux naturelles.

L’effet grandiose final, l’englobement de toute l’enveloppe gazeuse de la planète par l’énergie vitale, en raison de la pénétration des produits gazeux de la vie en tout lieu (l’oxygène libre tout d’abord), est la conséquence des propriétés de l’état gazeux de la matière et non des propriétés des matières vivantes.


121. — Théoriquement la limite inférieure de la vie sur la Terre devrait être aussi évidente et aussi nette que sa limite supérieure dressée par l’écran d’ozone.

Cette limite doit être déterminée par une intensité de température rendant l’existence de l’organisme et son développement absolument impossibles, par suite des propriétés des composés dont l’organisme est formé.

La température de 100° C, constitue évidemment cette barrière. C’est la température propre à la profondeur de 3 kilomètres à 3 km. 500 au-dessous de la surface terrestre, en certains endroits à une profondeur moins considérable, d’environ 2 km. 500. On peut considérer qu’en moyenne les êtres vivants ne peuvent exister sous leurs formes actuelles à une profondeur de plus de 3 kilomètres au-dessous de la terre.

Le niveau de cette région planétaire profonde où la température est voisine de 100°, s’abaisse sous l’Océan, dont l’épaisseur moyenne est de 3 km. 800 et la température de fond très basse, car elle atteint parfois quelques degrés au-dessus de zéro. Évidemment la température limite de la vie ne sera observée dans ces parties de l’écorce terrestre qu’à la profondeur moyenne d’au moins 6 km. 5 à 7 kilomètres, si toutefois le degré thermique y demeure identique à celui de la terre ferme. En fait, l’élévation de la température semble se produire avec plus de rapidité, et il est peu probable que la couche accessible à la vie dépasse la profondeur de 6 kilomètres au-dessous du niveau de l’hydrosphère.

La limite de 100° C, est certainement conventionnelle. On connaît des organismes à la surface terrestre qui se multiplient à des températures dépassant 70-80°, mais on n’y en a pourtant pas rencontré qui se soient adaptés à une existence permanente à 100° C.

Il est ainsi peu probable que la limite inférieure de la biosphère dépasse la moyenne de 2 km. 500 à 2 km. 700 sur la terre ferme et celle de 5 kilomètres à 5 km. 500 au maximum dans le domaine des océans.

Cette limite est probablement déterminée par la température et non par la composition chimique du milieu de ces régions profondes, dénuées d’oxygène, car l’absence d’oxygène libre ne peut être un obstacle à la vie. L’oxygène libre n’existe plus à des profondeurs peu considérables sous les continents ; il peut rarement être observé à quelques centaines de mètres au-dessous de la surface terrestre. Il est certain pourtant que la vie anaérobie pénètre dans les profondeurs beaucoup plus considérables. Les recherches indépendantes de E. Bastin aux États-Unis et de N. Uchinsky en Russie (1926-1927) ont confirmé l’ancienne observation de F. Stapff (1891) : l’existence d’une flore anaérobe au-dessous d’un kilomètre et plus de la surface terrestre.


122. — La haute température est une limite insurmontable, mais théorique, de la biosphère. D’autres facteurs ont dans leur ensemble une influence bien plus puissante sur la propagation de la vie et ne lui permettent pas d’atteindre les régions qui lui seraient accessibles, au point de vue thermique.

On peut même, comme nous l’avons indiqué pour les organismes macroscopiques, constater l’existence d’un processus géologique curieux. Ces organismes, au cours des temps géologiques, pénètrent peu à peu dans ces profondeurs. Par suite, ces régions de la planète privées de lumière, sont peuplées d’organismes spécifiques, plus jeunes au point de vue géologique, et ce processus n’a pas encore touché son terme.

Il se produit là un phénomène analogue à celui de la limite supérieure de la biosphère. Au cours des temps géologiques, la vie descend lentement, mais inéluctablement, à une plus grande profondeur, se rapprochant de sa limite inférieure. Elle en est pourtant plus éloignée que de sa limite supérieure.

Les organismes verts qui ont besoin de Soleil pour se développer ne peuvent évidemment quitter les bornes de la surface planétaire, éclairée par le Soleil.

Les organismes hétérotrophes et les bactéries autotrophes peuvent seuls descendre plus bas. La vie ne pénètre pas de même façon dans les profondeurs de la terre ferme et dans celles des océans.

La vie animale — très dispersée — pénètre plus profondément dans les océans ; cette pénétration dépend du relief du fond. Cependant on a pu constater sa présence à plus de 6 kilomètres de profondeur : un oursin — Hyphalaster parfait — y a été trouvé à la profondeur de 6 035 mètres.

Les formes aquatiques abyssales peuvent pénétrer dans les plus grandes fosses océaniques, mais on n’a jusqu’ici pas trouvé d’organismes vivants à une profondeur dépassant 6 km. 500[12].

Toute l’épaisseur de l’eau est pénétrée de bactéries en dispersion, trouvées à une profondeur de plus de 5 km. 500 et qui se concentrent dans la vase marine. Leur présence dans la boue marine des fosses les plus profondes n’est pas absolument prouvée.


123. — La vie de la Terre ferme pénètre à une profondeur beaucoup moins considérable, d’abord parce que l’oxygène libre ne pénètre nulle part aussi profondément dans l’écorce terrestre. Dans l’Océan, l’oxygène libre en solution gazeuse (où sa teneur en centièmes par rapport à l’azote est relativement toujours plus considérable que dans l’atmosphère), est en relation étroite avec l’atmosphère extérieure. L’oxygène de l’atmosphère pénètre dans les plus grandes fosses de l’Océan, jusqu’à la profondeur de 10 kilomètres ; et chaque perte y est incessamment compensée par un nouvel apport d’oxygène de l’atmosphère, avec un certain retard, par des procédés de dissolution et de diffusion. La limite de sa pénétration, la surface de l’oxygène libre, se trouve dans la couche supérieure très mince de la boue marine (§ 141).

L’oxygène libre disparaît rapidement avec la profondeur sur la Terre ferme ; il est absorbé par des organismes ou des composés avides d’oxygène, principalement organiques. L’investigation des eaux jaillissant des profondeurs et qui dépassent un ou deux kilomètres ne révèle habituellement pas d’oxygène libre dans leurs gaz. Une interruption brusque est observée entre l’eau vadose contenant l’oxygène libre de l’air et l’eau phréatique, qui en est privée, interruption qui n’a pas jusqu’à présent été élucidée de façon sûre[13]. L’oxygène libre pénètre habituellement tout le sol et une partie du sous-sol. La surface de l’oxygène libre s’élève plus près de la surface terrestre dans les sols marécageux et dans les marais. Selon M. Hasselmann les sols marécageux de nos latitudes ne contiennent plus l’oxygène libre au-dessous de 30 centimètres. On constate la présence de l’oxygène libre dans les sous-sols à une profondeur de quelques mètres, parfois à plus de 10 mètres, s’il ne rencontre aucun obstacle à son passage sous forme de roches massives, solides, toujours dénuées d’oxygène libre, et dont les traces peuvent cependant pénétrer dans les parties supérieures de ces roches toujours en contact avec l’eau du milieu ambiant.

Les cavités et les fissures libres, accessibles à la pénétration de l’air, atteignent en des cas exceptionnels une profondeur de quelques centaines de mètres. Ce sont les puits de sonde et les mines, œuvres de l’humanité civilisée, qui atteignent la plus grande profondeur, dépassant 2 kilomètres, mais leur importance est insignifiante, considérée à l’échelle de la biosphère.

D’ailleurs, ramenées au niveau de l’Océan, toutes ces profondeurs le dépassent rarement de beaucoup. Les parties basses et profondes des continents lui sont souvent supérieures. La dépression continentale la plus profonde dépasse d’un peu un kilomètre : le fond, riche en vie, du Baïkal, véritable mer d’eau douce dans la Sibérie, atteint 1 050 mètres au-dessous du niveau de l’Océan.

Il est certain que la vie sur la Terre ferme — tenant même compte de la vie anaérobie — ne dépasse nulle part les profondeurs de la planète qui lui sont accessibles dans l’hydrosphère. Il semble que la vie dans les profondeurs sous-continentales n’atteint jamais la profondeur moyenne de l’hydrosphère (3 km. 800). Il est vrai, que les recherches récentes sur la genèse des pétroles et de l’hydrogène sulfhydrique abaissent sensiblement la limite inférieure de la vie anaérobie. La genèse de ces minéraux phréatiques paraît être biogène et avoir lieu à des températures beaucoup plus élevées que celles de la surface terrestre. Mais même si les organismes bactériens qui y prennent part étaient des organismes très thermophiles (ce qui n’est pas prouvé) — ils ne vivraient qu’à des températures voisines de 70°. C’est-à-dire très loin de l’isogéotherme de 100°.


124. — On voit ainsi que la prédominance de la vie dans l’hydrosphère est provoquée non seulement par son volume plus considérable, mais aussi parce que la vie y est constatée sur toute son étendue dans la couche puissante d’une épaisseur de 10 kilomètres au maximum et de 3 km. 800 en moyenne, tandis que sur la Terre ferme (21 pour 100 de la surface terrestre), la région des manifestations limites de la vie n’atteint pas même 2 km. 500 au maximum et forme en moyenne une couche de quelques centaines de mètres d’épaisseur. Or dans cette mince couche de la terre ferme, habitée par des organismes vivants, la vie ne descend au-dessous du niveau de la mer que dans des cas exclusifs.

À l’échelle planétaire, la vie se termine sur la terre ferme au niveau de l’Océan, tandis que dans l’hydrosphère, elle pénètre une couche dépassant ce niveau de 3 km. 800.


125.La vie dans l’hydrosphère. — Les phénomènes vitaux de l’hydrosphère portent dans la réalité, en dépit de leur chaos apparent, des traits immuables à travers toute l’histoire géologique et depuis l’archéozoïque. Il importe de les envisager comme des traits constants et stables du mécanisme de l’écorce terrestre entière et non de la biosphère seule. À travers toutes les périodes géologiques, ces phénomènes se maintiennent en des régions déterminées de l’hydrosphère, en dépit de la variabilité perpétuelle de la vie et de l’Océan.

Ce mécanisme de la biosphère semble demeurer immuable à travers tous les temps géologiques.

La densité de la vie, la mise en évidence de régions richement animées de vie, doivent servir de base à l’étude de ce mécanisme. Nous appellerons dans la structure de l’Océan ces régions : pellicules et concentrations vitales. On peut les considérer comme des subdivisions secondaires de la partie de l’écorce terrestre représentée par l’hydrosphère, étant donné que ce sont réellement des régions concentriques continues ou qui peuvent devenir telles à certaines périodes de son histoire géologique. Les pellicules et concentrations vitales forment évidemment dans l’Océan des régions de transformation maxima de l’énergie solaire. Il convient d’abord d’en tenir compte dans l’étude de tous les phénomènes vitaux de l’Océan, si l’on veut embrasser ceux-ci au point de vue de leur manifestation dans l’histoire de la planète. C’est à cette condition seulement qu’on peut élucider l’effet géochimique de la vie dans l’hydrosphère.

Il importe d’établir, outre la densité de la vie, les propriétés des pellicules et concentrations vitales :

1o  Au point de vue du caractère de leur matière verte vivante et de sa répartition. On dégage ainsi les régions de l’hydrosphère dans lesquelles s’effectue la création de la portion essentielle de l’oxygène libre de la planète ;

2o  Au point de vue de la distribution dans le temps et dans l’espace de la création de la nouvelle matière vivante de l’hydrosphère, c’est-à-dire au point de vue de la marche des phénomènes de multiplication dans les pellicules et concentrations vitales. Ce phénomène peut évidemment donner une idée quantitative des lois du changement régulier auquel l’énergie géochimique est soumise, et de l’intensité de celle-ci ;

3o  Au point de vue des processus géochimiques s’effectuant dans les pellicules et concentrations vitales en relation avec l’histoire d’éléments chimiques déterminés dans l’écorce terrestre. C’est par cette voie que se manifeste la répercussion de la matière vivante de l’Océan sur la géochimie de la planète. On verra que les fonctions des diverses pellicules et concentrations vitales sont dans les temps géologiques, immuables, déterminées et différentes.


126. — Comme on l’a vu plus haut (§ 55), toute la surface de l’Océan est recouverte d’une couche continue de vie verte. C’est le champ d’élaboration de l’oxygène libre, dont toute la masse d’eau est pénétrée, jusqu’aux plus profondes fosses, jusqu’au fond même, par suite de processus de diffusion et de convection.

Les organismes autotrophes verts de l’Océan, pris en totalité, sont principalement concentrés dans sa partie supérieure et pas au-dessous de 100 mètres. Au delà de 400 mètres se trouvent généralement les animaux hétérotrophes seuls et les bactéries.

D’une part, toute la surface de l’Océan est le domaine du phytoplancton chlorophyllien ; d’autre part, ce sont les grandes plantes, algues et herbes marines, qui par places occupent le premier rang. Elles forment deux types de gisements très divers, bien qu’on ne les distingue souvent pas. Les algues et les herbes se développent avec puissance dans les régions littorales, peu profondes de l’Océan (concentrations littorales). Mais, par endroits, les herbes forment des masses flottantes en plein Océan, dont la mer des Sargasses est un exemple frappant, sa surface dépassant 100 000 kilomètres carrés (concentrations sargassiques).

Les organismes unicellulaires microscopiques, concentrés principalement à la surface de l’Océan dans le plancton constituent la masse essentielle de la vie verte.

C’est la conséquence de l’intensité plus considérable de leur multiplication. La multiplication du plancton répond à la grandeur v, égale à 250 à 275 centimètres seconde. Cette grandeur peut atteindre des milliers de centimètres par seconde, tandis qu’elle n’atteint habituellement que 1,5 à 2,5 centimètres-seconde pour les algues littorales (quelques dizaines de cm.-sec. au maximum). Si l’envahissement de la surface de l’Océan (correspondant à l’énergie rayonnante reçue par sa surface) dépendait seulement de la vitesse v, le plancton devrait occuper une surface de la mer environ 100 fois plus grande que celle des grandes algues. La distribution de ces divers appareils de formation d’oxygène libre répond effectivement à l’ordre de cette grandeur. Les algues littorales ne peuvent être rencontrées que dans les régions peu profondes de l’Océan[14]. L’aire des mers[15] selon J. Schokalsky (1917) ne dépasse pas 8 pour 100 de la surface de l’Océan ; mais une très petite partie seulement des mers est recouverte d’une couche de grosses algues et d’herbes. Huit centièmes sont évidemment la limite maxima de l’occupation de la surface par les plantes littorales, limite de fait inaccessible pour elles. Les concentrations flottantes des algues de sargasses jouent un rôle encore plus insignifiant. Leur plus grand amas, la mer des Sargasses, correspond à 0,02 pour 100 de la surface de l’Océan.


127. — La vie verte, rarement visible à l’œil nu dans l’Océan, est loin de comprendre toute la manifestation vitale de l’hydrosphère. Le puissant développement de la vie hétérotrophe, très caractéristique pour l’hydrosphère, n’est que rarement observé sur la Terre ferme. L’impression générale produite par la vie de l’Océan et qui n’est probablement pas inexacte, est que ce sont les animaux et non les plantes qui y occupent la situation dominante et marquent de leur sceau toutes les manifestations de la nature vivante qui y est concentrée.

Mais cette vie animale ne pourrait se développer sans l’existence simultanée de la vie végétale verte. Sa distribution est en relation avec la sienne et n’est que la conséquence de sa présence.

C’est précisément ce rapport étroit entre les conditions de l’alimentation et de la respiration de ces deux formes de matières vivantes qui provoque la formation d’accumulations d’organismes, de pellicules et de concentrations vitales dans l’Océan.


128. — La matière vivante ne forme dans la masse générale de l’Océan qu’une petite fraction. On peut dire qu’habituellement l’eau marine est inanimée. Les bactéries mêmes, soit autotrophes (§ 94) soit hétérotrophes, qui y sont partout dispersées, ne font que des centièmes insignifiants de son poids, correspondent sous ce rapport aux rares ions chimiques des solutions marines. On ne trouve de grandes quantités d’organismes vivants que dans les pellicules et les concentrations vitales. Généralement ces pellicules et ces concentrations ne contiennent pas plus d’un centième en poids, parfois quelques centièmes de matières vivantes ; c’est par endroits et temporairement seulement que les organismes vivants y constituent plusieurs centièmes de la masse de l’eau marine.

Toutes ces concentrations et pellicules vitales sont des régions d’une activité chimique puissante. La vie s’y trouve en mouvement incessant. Cependant, ces formations demeurent immobiles ou presque, malgré les changements innombrables et incessants dans la structure de l’hydrosphère, elles y forment des équilibres stables. Elles sont aussi constantes et aussi caractéristiques pour l’Océan que les courants marins.

En s’appuyant sur les traits les plus essentiels et les plus généraux de la distribution de la vie dans l’Océan, on y dégage quatre agglomérations vitales statiques, deux pellicules : le plancton et la pellicule du fond ; deux concentrations : les concentrations littorales (marines) et les concentrations sargassiques.


129. — La forme essentielle et la plus caractéristique de ces agglomérations vitales, est la mince pellicule vitale supérieure, riche en vie verte : le plancton. On peut, en général, estimer qu’elle recouvre toute la surface de l’Océan.

Parfois, le monde végétal vert prédomine dans le plancton, mais le rôle des organismes animaux hétérotrophes, dont l’existence est déterminée par le plancton vert, n’est peut être pas moins important par sa manifestation globale dans la chimie planctonique. Le phytoplancton est toujours unicellulaire, mais les métazoaires jouent un rôle important dans le zooplancton. Les métazoaires y prédominent parfois en quantités qu’on n’a jamais rencontrées sur la terre ferme. Ainsi, on observe de temps en temps dans le plancton océanique : des œufs et de la laitance de poissons, des crustacés, des vers, des astéries, etc., en quantité prodigieuse, surpassant celle des autres êtres vivants. Selon M. Hjort, le nombre des individus par centimètre cube varie en moyenne, pour le phytoplancton microscopique vert, entre 3 et 15 ; ce nombre s’élève pour tout le microplancton jusqu’à 100 individus microscopiques au maximum (M. Allen, 1919). Le nombre des cellules du phytoplancton n’atteint habituellement pas celui des individus animaux hétérotrophes. Ni les bactéries, ni le nanoplancton n’y sont compris. Il faut ainsi, en fin de compte, admettre que la pellicule planctonique comporte des centaines, sinon des milliers d’individus microscopiques, centres indépendants de transmission de l’énergie géochimique (§ 48) par centimètre cube. Exprimée en poids, la matière vivante ainsi dispersée ne peut donner en moyenne moins de 10−3-10−4 pour 100 de la masse totale de l’eau océanique, elle en fournit probablement davantage.

L’épaisseur de cette couche habituellement disposée à la profondeur de 20 à 50 mètres, ne dépasse pas quelques dizaines de mètres. De temps en temps le plancton s’élève jusqu’à la surface de l’eau ou descend plus bas. Le nombre des individus diminue rapidement à partir de cette mince pellicule, au-dessus d’elle et surtout au-dessous. À la profondeur de plus de 400 mètres, les individus du plancton sont habituellement très dispersés.

Ainsi les organismes vivants forment dans la masse générale de l’eau océanique, dont l’épaisseur moyenne est de 3 km. 800, et la profondeur maxima de 10 kilomètres, une pellicule extrêmement mince, formant en moyenne la n × 10−2 partie de toute l’épaisseur de l’hydrosphère. Au point de vue du chimisme de l’Océan, cette partie peut être considérée comme active, et le reste de la masse d’eau comme biochimiquement peu active.

Il est évident que la pellicule planctonique constitue malgré sa minceur une partie importante du mécanisme de la biosphère, ainsi que l’écran ozonique avec sa teneur insignifiante d’ozone.

L’aire de cette couche est égale à des centaines de millions de kilomètres carrés et le poids doit être exprimé en nombre de l’ordre de 1015-1016 tonnes.


130. — Une autre concentration vivante, la pellicule vitale du fond, est observée dans la vase marine et dans la mince couche d’eau du fond, qui la pénètre et lui est contiguë.

Cette mince pellicule, par ses dimensions et son volume, ressemble à la pellicule planctonique, mais la dépasse sensiblement par son poids.

Elle se distribue en deux parties : l’une, la pellicule supérieure, la pélogène[16], se trouve dans la région de l’oxygène libre ; une riche vie animale se développe à sa surface ou les Métazoaires jouent un rôle important ; on y observe des rapports très compliqués entre les organismes de ce biocénose benthonique, qu’on ne fait que commencer à étudier au point de vue quantitatif.

Cette faune atteint par endroit un développement énorme. Comme nous l’avons déjà indiqué, il se forme ainsi, pour les Métazoaires du benthos des concentrations de matière vivante, d’un ordre identique par hectare, à celui des agglomérations des métaphytes végétales de la Terre ferme lors de leur meilleur rendement (§ 58).

Ces boues riches en vie et le benthos qui s’y rattache forment indubitablement de grandes concentrations vitales des matières vivantes jusqu’à la profondeur de 5 kilomètres et peut-être davantage.

Le nombre d’individus des animaux marins du benthos diminue sensiblement à partir de 4 à 6 kilomètres, et, dans les plus grandes fosses à partir de 7 kilomètres, les animaux macroscopiques semblent disparaître.

Au-dessous du benthos du fond se trouve la couche de boue du fond, formant la partie inférieure de la pellicule du fond. Les protistes y prédominent en quantité immense, le rôle dominant est joué par les bactéries avec leur énorme énergie géochimique. Sa mince partie supérieure seule, d’une épaisseur de quelques centimètres, le pélogène, contient de l’oxygène libre ; au-dessous se trouve une épaisse couche de boue saturée de bactéries anaérobies, creusée peut-être par d’innombrables animaux fouilleurs.

Toutes les réactions chimiques s’y effectuent en un milieu nettement désoxydant. Le rôle de cette couche relativement mince dans la chimie de la biosphère est énorme (§ 141). L’épaisseur de la pellicule du fond, y compris la couche de boue, dépasse parfois 100 mètres ; il se peut cependant qu’elle soit plus épaisse, par exemple dans les régions abyssiques de l’Océan, où se développent des organismes tels que les crinoïdes, dont l’importance dans les processus chimiques de la Terre semble être très grande. Malheureusement, on ne peut à l’heure actuelle, déterminer l’épaisseur de la concentration donnée de la vie que de manière conditionnelle comme atteignant en moyenne 10 à 60 mètres.


131. — Le plancton et la pellicule vitale du fond pénètrent toute la biosphère. Si la superficie du plancton est en somme voisine de celle de l’Océan par son étendue, fixés à 3,6 × 108 kilomètres carrés, celle de la pellicule du fond doit la dépasser considérablement, car elle se conforme à toute la complexité et à toutes les irrégularités du relief du fond océanique.

À ces deux pellicules enveloppant l’hydrosphère, se joignent deux autres concentrations vitales, étroitement liées dans leur existence à la surface planétaire riche en oxygène libre : ce sont les concentrations vitales saturées de vie verte, intimement unies au plancton, concentrations littorales et sargassiques.

Les concentrations vitales littorales embrassent parfois toute l’épaisseur de l’eau jusqu’à la pellicule du fond, car elles sont adaptées aux régions moins profondes de l’hydrosphère.

En aucun cas leur aire ne dépasse beaucoup 1/10 de celle de l’Océan. Leur épaisseur atteint en moyenne des centaines de mètres, par endroits jusqu’à 500 mètres parfois peut-être jusqu’à un kilomètre. Il arrive qu’elles s’accumulent en un amas commun avec les pellicule planctonique et celle du fond.

Les concentrations vitales littorales sont toujours liées aux régions moins profondes de l’Océan, aux mers et aux parties océaniques littorales. Elles sont en relation avec la pénétration des rayonnements lumineux et thermiques du Soleil dans les couches d’eau, avec la dénudation des continents et avec le déversement par les fleuves de solutions aqueuses riches en restes organiques et en poussière terrestre, en suspension. La quantité générale de cette vie doit nécessairement être inférieure à celle qui est liée aux pellicules planctoniques ou du fond, car les profondeurs au-dessous d’un kilomètre, ne font pas plus du dixième de l’aire océanique. Ce sont, en partie, des forêts d’algues et d’herbes marines ; en partie des agglomérations de mollusques, des constructions de coraux, d’algues calcaires, de bryozoaires.


132.Les concentrations vitales sargassiques occupent en apparence une place spéciale qui jadis attirait peu l’attention et qui a été expliquée de diverses façons. Elles se distinguent des pellicules planctoniques par le caractère de leur faune et de leur flore, et des concentrations vitales littorales, par leur indépendance de la destruction des continents, et de l’apport de produits biogènes par les fleuves. Contrairement aux concentrations vitales littorales, les concentrations sargassiques sont des accumulations océaniques, observées à la surface des régions profondes de l’Océan, sans aucun rapport avec le benthos, et avec la pellicule du fond.

On les a longtemps considérées comme des formations secondaires, des débris flottants de concentrations vitales littorales apportés par les vents et les courants océaniques. Leurs gisements fixés en des places déterminées dans l’Océan étaient expliqués comme provenant de la distribution des vents et des courants, comme des régions d’accalmie.

De telles opinions sont encore courantes dans la littérature scientifique, mais elles sont démenties par les faits, du moins pour la « mer des Sargasses » de l’Océan Atlantique, la mieux étudiée et la plus grande de toutes.

On y trouve une faune et une flore spéciales, dont quelques représentants proviennent manifestement du benthos des régions littorales.

Il est fort probable que L. Germain ne s’est pas trompé, en rattachant leur origine à la lente adaptation de cette faune et de cette flore aux nouvelles conditions, à l’évolution de la matière littorale vivante liée au lent affaissement à travers la marche des temps géologiques du continent ou du groupe d’îles, aujourd’hui disparues, qui se trouvaient jadis à la place de la mer des Sargasses.

L’avenir montrera s’il est possible ou non d’appliquer cette explication à toutes les autres concentrations vitales de même espèce. Toutefois, le fait demeure inébranlable, l’existence d’un type de concentrations vitales, riche en gros organismes végétaux, pénétré de formes animales particulières, concentrations, se distinguant nettement des pellicules planctonique et de celle du fond. Leur évaluation n’a pas été faite avec précision, mais leur étendue dans l’Océan paraît peu considérable ; elle est bien inférieure à celle des concentrations littorales.


133. — Il résulte des faits en question que 2/100 à peine de la masse totale de l’Océan sont occupés par les concentrations vitales. Le reste de cette masse contient la vie à l’état de dispersion.

L’action de ces concentrations et pellicules vitales est considérable sur l’Océan, en particulier sur sa composition chimique, ses processus chimiques et son régime gazeux, mais les organismes se trouvant en dehors des pellicules et des concentrations dans l’épaisseur des couches intermédiaires de l’Océan n’apportent pas de changements essentiels, fût-ce au point de vue de l’évaluation quantitative du phénomène.

Aussi convient-il de laisser de côté dans notre évaluation quantitative ultérieure de la vie dans la biosphère, la masse principale de l’eau océanique et de ne tenir compte que de quatre régions de ses agglomérations : celles des pellicules vitales planctonique et du fond et des concentrations vitales sargassique et littorale.


134. — Dans toutes ces biocénoses, la multiplication se produit avec des intervalles dans le temps, comme avec un rythme déterminé. Le rythme de la multiplication correspond à celui du travail géochimique de la matière vivante. Le rythme de la multiplication des pellicules et des concentrations vitales détermine l’intensité de la marche du travail biogéochimique de toute la planète.

Comme on l’a vu, la forme la plus caractéristique pour les deux pellicules vitales océaniques est la prépondérance dans leur masse de protistes, d’organismes les plus petits, doués de la vitesse maxima de multiplication ; il est douteux que la vitesse de transmission de la vie, la grandeur v, dans des conditions favorables et normales de leur existence, soit inférieure à 1 000 centimètres seconde (§ 40). Dès lors ce sont les corps doués de la plus grande intensité d’échange gazeux, toujours proportionnel à leur surface, les corps manifestant par hectare l’énergie géochimique cinétique maxima (§ 41), c’est-à-dire capables de donner dans l’unité de temps la plus grande masse de matière vivante par hectare, qui atteignent le plus rapidement la limite de fécondité.

Ces protistes semblent doués d’une grande rapidité de multiplication et ne sont pas les mêmes dans la pellicule vitale planctonique et dans celle du fond. Dans la pellicule vitale du fond prédominent les bactéries qui pénètrent les masses énormes des débris des plus gros organismes non décomposés qui s’y rassemblent. Dans la pellicule planctonique vitale, elles tiennent au point de vue de la masse de matière englobée le second rang, tandis que le premier rang est occupé par les protistes verts et les protozoaires.


135. — Les protozoaires ne constituent pas la partie intégrante principale de la vie animale du plancton ; ce sont les métazoaires qui prédominent parmi les animaux : crustacés, larves, œufs, jeunes poissons, etc.

Le rythme de la multiplication des métazoaires est en général toujours plus lent que celui de protozoaires. Pour les êtres supérieurs, la vitesse de transmission de la vie se calcule en fractions de centimètre par seconde. Pour les poissons océaniques et les crustacés planctoniques, la grandeur v ne semble pas tomber au-dessous de quelques dizaines du centimètre.

Une énorme quantité de métazoaires, constitue souvent sous forme de gros individus, le trait caractéristique de la structure de la pellicule vitale du fond dans le benthos. Leur multiplication s’effectue à certaines époques plus lentement encore que celle des petits organismes du plancton. On peut y observer des organismes doués d’une petite intensité de multiplication.

Les métazoaires et les métaphytes sont caractéristiques des concentrations vitales littorales et sargassiques, les protistes de différentes espèces y occupent en fin de compte le second rang, et ce ne sont pas eux qui déterminent l’intensité des processus géochimiques de ces biocénoses.

Dans ces régions, particulièrement dans les concentrations vitales littorales, les métazoaires commencent à prédominer en proportion de la profondeur et finissent par devenir les indices essentiels de la vie. L’importance qu’ils peuvent y prendre est évidente, par exemple dans les agglomérations des coraux, hydroïdes, crinoïdes ou bryozoaires.


136. — La marche de la multiplication, la régularité de son rythme sont loin d’être claires pour notre pensée scientifique. On sait seulement que la multiplication n’a pas lieu de manière ininterrompue et qu’il existe dans l’univers environnant une succession déterminée de ces phénomènes, dont l’ordre est lié d’un rapport étroit aux phénomènes astronomiques. Cette multiplication dépend de l’intensité de la lumière et de la chaleur du Soleil, de la quantité de la vie, du caractère du milieu.

L’intensité de la multiplication d’organismes, spécifiques de l’espèce, est liée à la migration des atomes, qui sont d’autant plus nécessaires à la vie de l’organisme qu’ils entrent en plus grand nombre dans sa composition. À l’heure actuelle la pellicule planctonique donne de ce phénomène le tableau le mieux élucidé.


137. — Le changement provoqué par la multiplication s’effectue toujours d’une façon rythmique. Ce changement correspond aux oscillations du milieu vital qui se répète d’année en année. Il est lié d’un lien étroit aux mouvements rythmiques de l’Océan. Ces mouvements de l’Océan, marées, changements de température, salinité de l’évaporation, intensité de la lumière solaire, sont tous d’origine cosmique.

En relation avec ces phénomènes, une vague créatrice de la matière organique, sous forme de nouveaux individus, se répand sur tout l’Océan au cours des mois printaniers. L’amplitude de cette vague diminue en été. Elle se manifeste par le rendement annuel de presque tous les êtres supérieurs et se répercute sur la composition du plancton. « Avec une immutabilité identique à celle de l’approche de l’équinoxe du printemps et de la hausse de la température avec la même précision, la masse des animaux et des plantes planctoniques peuplant un volume déterminé d’eau de mer atteint son maximum annuel et décroît ensuite de nouveau. » (J. Johnstone, 1911.)

Le tableau tracé par J. Johnstone concerne nos latitudes, mais peut aussi bien s’étendre à l’Océan entier, mutatis mutandis. Le plancton est une biocénose : tous les organismes dont il est composé sont étroitement liés dans leur existence les uns aux autres. Il y a une prédominance des crustacés copépodes, se nourrissant de diatomées, et des diatomées dans l’Océan atlantique septentrional.

Un rythme régulier répété d’année en année s’observe dans les mers bien étudiées du nord-est de l’Europe. En février-juin (pour la majorité des poissons en mars-avril) le plancton est surchargé d’œufs de poissons. Au printemps, depuis mars pullulent des diatomées siliceuses, Biddulphia, Coscinodiscus, plus tard quelques espèces de Dinophlagellata. Le nombre des diatomées et des pyridinées décroît rapidement vers l’été et elles sont remplacées par les Copépodes et d’autres représentants du zooplancton. En automne, en septembre ou octobre, on observe un second épanouissement du phytoplancton, d’une moindre intensité, des diatomées et des pyridinées. Décembre et surtout janvier et février sont caractérisés par l’appauvrissement de la vie, le ralentissement de la multiplication.

Le changement du rythme de la multiplication est caractéristique, constant et distinct pour chaque organisme ; il se répète d’année en année avec la précision immuable propre à tous les phénomènes provenant de causes cosmiques.


138.Cycles géochimiques des concentrations et des pellicules vitales de l’hydrosphère. — La marche géochimique de la multiplication se manifeste par le rythme des processus chimiques terrestres. Chaque pellicule et chaque concentration vitale est la région de la création de composés chimiques déterminés.

Il faut remarquer pour toute la matière vivante que les éléments chimiques une fois pénétrés dans ses cycles n’en ressortent pas et y demeurent perpétuellement. Toujours est-il qu’une petite partie de ces éléments se dégage dès lors sous forme de minéraux vadoses, et c’est précisément cette partie qui se manifeste sous forme de création de la chimie de l’Océan. L’intensité de la multiplication des organismes se répercute sur l’intensité de la formation des corps vadoses.

La pellicule vitale planctonique est le domaine principal du dégagement de l’oxygène libre, produit de la vie des organismes verts ; c’est dans cette pellicule que se concentrent les composés de l’azote, composés jouant un rôle énorme dans la chimie terrestre de cet élément ; cette pellicule constitue le centre de la création des composés organiques de l’eau océanique. Plusieurs fois par an, le calcium s’y amasse sous forme de carbonates, et le silicium sous forme d’opales ; ils finissent par s’accumuler dans la pellicule du fond. Les résultats de ce travail, géologiquement accumulés, peuvent être observés dans les dépôts puissants des roches sédimentaires, dans la partie de la matière des roches crayeuses (algues du nonnoplancton, foraminifères) et des dépôts siliceux (diatomées éponges et radiolaires).


139. — Les concentrations vitales sargassique et en partie littorale sont analogues à cette pellicule vitale planctonique par leurs produits chimiques. Ils jouent aussi un grand rôle dans la formation de l’oxygène libre, des composés oxygénés de l’azote, des composés oxygénés et azoteux du carbone, des composés du calcium.

On observe, paraît-il, dans ces endroits des concentrations de magnésium entrant dans la composition des parties solides des organismes en une proportion moindre que le calcium, mais cependant en quantité marquante et notable ; le magnésium passe en partie directement par cette voie dans la composition des minéraux vadoses.

Les concentrations vitales jouent dans l’histoire du silicium, un rôle bien moins important que la pellicule planctonique, bien que sa migration cyclique dans la matière vivante soit très intense.


140. — L’histoire de tous les éléments chimiques dans les concentrations et pellicules vitales est caractérisée par deux différents processus : premièrement par la migration des éléments chimiques (migration déterminée et distincte pour chacun de ces éléments) à travers la matière vivante, ensuite par leur dégagement sous forme de composés vadoses, leur échappement de la matière vivante.

En somme un tel dégagement au cours d’un cycle vital de courte durée, par exemple d’un an, est imperceptible, car la quantité des éléments qui dans cet intervalle de temps quittent le cycle vital est insignifiante. Ce dégagement ne peut devenir perceptible qu’après de longs espaces de temps non pas historiques mais géologiques. Ainsi se créent dans l’écorce terrestre des masses de matière brute solide qui dépassent plusieurs fois le poids de la matière vivante existant au moment donné sur la planète.

À ce point de vue, la pellicule vitale planctonique se distingue beaucoup des concentrations littorales vitales[17]. Leur cycle vital dégage de bien plus grandes quantités d’éléments chimiques que le sien, et ces concentrations laissent dès lors de plus grandes traces dans la structure de l’écorce terrestre.

C’est dans les couches inférieures des concentrations littorales que ces phénomènes sont surtout observés près de la pellicule du fond et dans les parties contiguës à la terre ferme. Ce dernier cas est caractérisé par le dégagement des composés organiques solides du carbone et de l’azote et par l’évaporation de l’hydrogène sulfureux gazeux, lié à l’échappement du soufre de la région étudiée de l’écorce terrestre. C’est par cette voie biochimique que les sulfates s’échappent des lacs et des lagunes salées se formant sur les bords des bassins marins.


141. — Il n’existe pas de limite marquée pour les concentrations littorales entre les réactions chimiques du fond et de la surface de la mer, limite si nette en plein Océan où ces deux pellicules vitales, chimiquement actives, sont séparées l’une de l’autre par une masse énorme d’eau chimiquement inerte d’une épaisseur de quelques kilomètres.

Habituellement, dans les concentrations littorales, les limites entre les pellicules de l’hydrosphère se rapprochent l’une de l’autre, tandis qu’elles disparaissent dans les mers peu profondes et près des rivages. Dans ce dernier cas, l’action de toutes ces agglomérations vitales se confond. Il se forme des régions, d’un travail biochimique particulièrement intense.

La pellicule du fond demeure toujours le domaine propre de la manifestation d’un tel travail chimique Les concentrations d’organismes doués d’énergie géochimique maxima, les bactéries, y tiennent le premier rang. Les conditions chimiques du milieu habituel subissent en même temps un brusque changement, car, par suite de la présence de grandes quantités de composés, en majeure partie de produits vitaux, qui absorbent avec avidité l’oxygène libre fourni par la surface océanique, un milieu réducteur s’établit dans la pellicule du fond, dans la vase marine. C’est le règne des bactéries anaérobies. Seule une fine couche de cette pellicule, épaisse de plusieurs millimètres, le pélogène, constitue le domaine de processus biochimiques oxygénés intenses, où se forment les nitrates et les sulfates. Cette couche sépare la population supérieure des concentrations vitales du fond (analogues par leurs manifestations chimiques aux concentrations littorales) de celle du milieu réducteur, de la boue du fond, milieu presque inconnu dans d’autres endroits de la biosphère.

En réalité, l’équilibre établi entre le milieu oxydant et le milieu réducteur est constamment troublé par suite du travail incessant des animaux fouisseurs ; les réactions biochimiques et chimiques ont lieu dans les deux sens, renforçant la formation de corps instables riches en énergie chimique libre. Il est néanmoins impossible d’évaluer actuellement la portée géochimique de ce phénomène. D’autre part, la particularité caractéristique des pellicules vitales du fond est que les débris pourris d’organismes morts, tombant des pellicules planctoniques, sargassiques et littorales, se déposent sans cesse. Ces débris d’organismes sont pénétrés de bactéries, principalement anaérobes ; ils renforcent encore le caractère chimique réducteur du milieu des pellicules vitales du fond.


142. — Les concentrations vitales du fond jouent, en rapport avec le caractère de leur matière vivante, un rôle tout à fait particulier dans la biosphère, rôle très important dans la création de sa matière brute. Car les produits essentiels de leurs processus biochimiques sont, dans les conditions anaérobes, en l’absence d’oxygène libre, non des gaz mais des corps solides ou des corps colloïdaux qui, au cours du temps, se transforment en grande partie en corps solides. Ces régions réunissent toutes les conditions favorables à leur conservation, car les organismes après leur mort, ainsi que leurs restes, échappent vite aux conditions biochimiques habituelles de décomposition et de putréfaction, conditions des processus s’effectuant dans un milieu contenant de l’oxygène libre et transformant une grande partie de leur matière en produits gazeux ; ils ne se consument pas. Non seulement la vie aérobe, mais aussi anaérobe s’éteint dans la boue marine à une petite profondeur. À mesure que les restes vitaux et les particules de matière brute en suspension tombent d’en haut, les couches inférieures de la boue marine deviennent inanimées et les corps chimiques formés par la vie n’ont pas le temps de se transformer en produits gazeux ou d’entrer dans de nouvelles matières vivantes. La couche vitale de boue ne dépasse jamais quelques mètres, tandis qu’elle croît incessamment par en haut. En bas, la vie, s’éteint continuellement.

« La disparition » des restes organiques, leur transformation en gaz, est toujours un processus biochimique. Dans les couches dénuées de vie, les débris organiques se modifient d’une autre façon, lentement, se transforment au cours des temps géologiques en minéraux vadoses solides et colloïdaux.

Les produits d’une semblable genèse nous entourent partout, modifiés par les processus chimiques, ils forment au cours des temps sous l’aspect de roches sédimentaires, les parties supérieures de la planète, atteignant une épaisseur moyenne de quelques kilomètres. Ces roches se transforment graduellement en roches métamorphiques, se modifient plus encore et, pénétrant dans les régions à hautes températures, dans l’enveloppe magmatique de la Terre, entrent dans la composition des roches massives, hypabyssales, de corps phréatiques ou juvéniles, qui rentrent à nouveau avec le temps dans la biosphère sous l’action de l’énergie dont la haute température de ces couches est une manifestation (§ 77, 78).

Ces produits portent dans ces régions de la planète, l’énergie libre, transformée par la vie en énergie chimique, que l’organisme vert avait captée jadis dans la biosphère sous forme de rayonnements cosmiques, de rayons solaires.


143. — Aussi, les pellicules vitales du fond, ainsi que les concentrations vitales littorales qui y sont contiguës, méritent une attention particulière lors de l’évaluation du travail chimique de la matière vivante sur notre planète.

Elles forment des régions de l’écorce terrestre chimiquement actives et puissantes, opérant lentement, mais somme toute, uniformément, à travers tous les temps géologiques.

La distribution très diverse, au cours de ces temps, des mers et des continents à la surface terrestre, donne une idée du déplacement planétaire des pellicules et des concentrations vitales dans le temps et dans l’espace.

L’importance géochimique des pellicules vitales du fond est très considérable pour leur partie oxydante supérieure (principalement le benthos), ainsi que pour les couches réductrices inférieures. Cette importance croît encore dans les parties où ces pellicules se confondent avec les concentrations vitales littorales, et où l’oxygène libre et les produits géochimiques liés avec lui et avec le travail de la vie verte viennent s’ajouter aux produits habituels, c’est-à-dire au-dessus de 400 mètres (§ 55).

Le milieu oxydant de la pellicule du fond se manifeste nettement dans l’histoire de beaucoup d’éléments chimiques autres que l’oxygène, de l’azote ou du carbone.

Tout d’abord, ce milieu change complètement l’histoire terrestre du calcium. Il est très caractéristique que le calcium soit le métal prédominant dans la matière vivante. Sa teneur surpasse probablement un centième en poids de la composition moyenne de la matière vivante, et dans beaucoup d’organismes, principalement marins la teneur en calcium dépasse 10 et même 20 pour 100. Par cette voie, par l’action de la matière vivante, le calcium se sépare dans la biosphère du sodium, du magnésium, du potassium et du fer, auxquels il peut être comparé par son abondance et avec lesquels on le rencontre en molécules communes dans toute la matière brute de l’écorce terrestre. Le calcium se dégage par les processus vitaux des organismes sous forme de carbonates et de phosphates complexes, plus rarement d’oxalates ; il se maintient aussi sous cette même forme un peu modifiée dans les minéraux vadoses d’origine biochimique.

L’Océan, principalement ses régions vitales, ses concentrations littorales et ses concentrations du fond, est le mécanisme formant les agglomérations composées de calcium de la planète, qui n’existent pas dans les parties juvéniles de son écorce, riches en silicium, et dans les régions phréatiques profondes.

Il se dégage annuellement au moins 6 × 1014 grammes de calcium sous forme de carbonates dans l’Océan. Il y a 1018 à 1019 grammes de calcium à l’état de migration incessante dans le cycle vital de la matière vivante, constituant une partie déjà notable du calcium total de l’écorce terrestre (à peu près 7 × 1024 grammes) et une partie très considérable du calcium de la biosphère. Le calcium est concentré non seulement par les organismes du benthos doués d’une vitesse de transmission de vie considérable, mollusques, crinoïdes, étoiles de mer, algues, coraux, hydroïdes et autres ; il est aussi retenu par les protistes de la boue marine et surtout du plancton, y compris le nanoplancton, et par les bactéries douées de l’énergie géochimique cinétique de la matière vivante maxima.

En dégageant les composés de calcium formant des montagnes entières, des massifs d’un volume de quelques millions de kilomètres cubes, l’énergie solaire règle l’activité vitale des organismes et détermine la chimie de l’écorce terrestre, dans une mesure égale à la décomposition de l’acide carbonique et de l’eau, et par la formation par cette voie de composés organiques et d’oxygène libre.

Le calcium se dégage principalement sous forme de carbonates, mais aussi sous forme de phosphates. Les fleuves l’emportent dans l’Océan de la Terre ferme, où sa partie principale a aussi passé sous une autre forme par la matière vivante terrestre (§ 156).


144. — Ces régions de concentrations vitales ont une influence analogue sur l’histoire d’autres éléments habituels de l’écorce terrestre, indubitablement sur celle du silicium, de l’aluminium, du fer, du manganèse, du magnésium, du phosphore.

Beaucoup de points restent obscurs dans ces phénomènes naturels complexes, mais le résultat final, l’importance immense de cette pellicule vitale dans l’histoire géochimique des éléments en question, ne fait pas de doute.

Dans l’histoire du silicium, l’influence de la pellicule du fond se manifeste par la formation de dépôts des débris d’organismes siliceux provenant en partie du plancton, en partie du fond, radiolaires, diatomées, éponges marines. En définitive, il s’y forme les plus grandes concentrations connues de silice libre, dont le volume atteint des millions de kilomètres cubes. Cette silice libre, inerte et peu sujette aux changements dans la biosphère, est un facteur chimique puissant, un porteur d’énergie chimique libre dans les enveloppes métamorphiques et magmatiques de la Terre, en raison de son caractère chimique acide d’anhydride libre.

On ne saurait douter de l’autre réaction biochimique qui s’y effectue, et dont il est encore malaisé d’élucider l’importance. C’est la décomposition par les diatomées et peut-être par les bactéries des aluminosilicates de structure kaolinique, aboutissant d’une part à la formation des dépôts dont il a été question plus haut, de silice libre, et d’autre part au dégagement des hydrates d’oxyde d’aluminium. Ce processus semble s’effectuer non seulement dans les vases marines mais, à juger d’après les expériences de J. Murray et R. Irvine, dans les particules argileuses en suspension dans l’eau marine qui sont elles-mêmes le résultat de processus biochimiques de l’altération superficielle de la matière brute des continents et des îles.


145. — L’importance de ces régions et de leurs réactions biochimiques n’est pas moindre dans l’histoire du fer et du manganèse. Le résultat de ces réactions est indubitable : c’est la formation des plus grandes concentrations de ces éléments connues dans l’écorce terrestre. Tels les jeunes minerais de fer tertiaires de Kertch, mésozoïques, en Lorraine. Tout démontre que ces limonites et ces chlorites riches en fer se sont dégagés en rapport étroit avec les manifestations vitales. Bien que le phénomène, dans sa partie chimique, ne soit pas encore parfaitement clair, le fait principal, son caractère biochimique, bactériel, ne fait pas de doute. Les travaux récents de savants russes comme B. Perfiljeff, V. Butkevitch, B. Issatshenko (1926-1927) l’ont prouvé.

Sur toute l’étendue de l’histoire géologique depuis l’archéen les mêmes processus se répètent. Ainsi se sont par exemple formées les grandes et les plus anciennes concentrations de fer dans le Minnesota (M. Gruner, 1924).

Les nombreux minerais de manganèse et ses plus puissantes concentrations en Transcaucasie dans le gouvernement de Koutaïs revêtent un caractère analogue. Il existe des transitions entre les minerais de fer et de manganèse, et, à l’heure actuelle des synthèses analogues, dont l’origine biochimique bactérienne ne peut éveiller de doutes sérieux, ont lieu sur des espaces considérables du fond marin.


146. — Analogue est la genèse des composés du phosphore qui se déposent encore aujourd’hui sur le fond marin dans des conditions mal élucidées. Leur liaison avec les phénomènes de la vie, avec les processus biochimiques est indubitable, mais le mécanisme du processus n’est pas encore connu d’une façon exacte.

Il est certain que le phosphore des gisements des phosphorites de cette espèce, de forme concrétionnaire, connus au cours de toute l’histoire géologique, au moins depuis le cambrien, est d’origine organique. Il est indubitablement lié partout aux concentrations vitales du fond marin. Des concentrations de phosphorites se forment jusqu’aujourd’hui dans ces concentrations vitales à une plus petite échelle, près du sud de l’Afrique, par exemple.

Il est certain qu’une partie de ce phosphore avait déjà été accumulée par les organismes pendant leur vie, sous forme de phosphates complexes, concentrés en diverses parties de leur corps et riches en phosphore.

Cependant le phosphore des organismes si nécessaire à la vie ne quitte habituellement pas le cycle vital. Les conditions où il peut s’en échapper ne sont pas claires ; cependant tout indique que de pair avec le phosphore des squelettes, composés solides de calcium, le phosphore des composés organiques colloïdaux, ainsi que les phosphates des humeurs de l’organisme, se transforment en concrétions et prennent ainsi part à cette émigration du cycle vital.

Cette émigration du phosphore s’effectue à la mort des organismes riches en squelettes contenant du phosphore, quand les conditions rendent impossibles les processus habituels de l’altération de leurs corps et créent un milieu favorable à l’activité vitale de bactéries spécifiques. Quoi qu’il en soit, ce sont des faits hors de doute que ceux de l’origine biogène de ces amas phosphatiques, de leur lien étroit et permanent avec la pellicule vitale du fond et du renouvellement incessant de phénomènes analogues au cours de tous les temps géologiques.

C’est ainsi que s’accumulent les plus grandes concentrations de phosphore connues telles que les phosphorites tertiaires de l’Afrique du Nord ou des états sud-est de l’Amérique du Nord.


147. — Il est certain que les connaissances relatives au travail chimique de la matière vivante de cette pellicule sont loin d’être complètes. Il est évident que le rôle de cette pellicule est important dans l’histoire du magnésium, dans celle du baryum et probablement celles d’autres éléments chimiques, tels par exemple que le vanadium, le strontium ou l’uranium. On est ici en présence d’un grand domaine de phénomènes encore peu exploré par les sciences exactes.

Une autre partie de la pellicule du fond, sa partie inférieure dénuée d’oxygène, est encore plus obscure et énigmatique. C’est la région de la vie anaérobie bactérienne et des phénomènes physico-chimiques, liés aux composés organiques qui pénètrent cette région. Ces composés ont été créés dans un nouveau milieu riche en oxygène, par des organismes vivants particuliers, étrangers à notre milieu vital habituel.

Bien que les processus qui s’y effectuent demeurent dans une large mesure obscurs et qu’on soit obligé de recourir à des conjectures pour la solution de nombreux problèmes qui s’y rapportent, on ne saurait les négliger et il importe d’en tenir compte lors de l’évaluation du rôle de la vie dans le mécanisme de l’écorce terrestre.

Car deux généralisations empiriques sont indubitables : 1o  l’importance de ces dépôts de vase marine, riches en débris organiques, dans l’histoire du soufre, du phosphore, du fer, du cuivre, du plomb, de l’argent, du nickel, du vanadium, selon toute apparence du cobalt, et peut-être dans celle d’autres métaux plus rares ; 2o  le renouvellement de ce phénomène à diverses époques géologiques à une échelle importante, marquant le rapport qui le lie aux conditions physico-géographiques déterminées du lent desséchement séculaire des bassins marins et au caractère biologique de ces conditions.


148. — L’action immédiate qu’exercent certains organismes vivants sur le dégagement du soufre n’est pas douteuse. Ce sont les bactéries, dégageant l’hydrogène sulfurique, décomposant les sulfates, polythionates ou les composés organiques complexes contenant du soufre.

L’hydrogène sulfhydrique qui se dégage dès lors, entre en de nombreuses réactions chimiques et produit des métaux sulfureux. Ce dégagement biochimique de l’acide hydrosulfurique est un phénomène caractéristique de cette région, et se répète incessamment partout dans les vases marines : il s’oxyde biochimiquement à nouveau rapidement dans leurs parties supérieures, et donne des sulfates qui peuvent recommencer le même cycle de transformations biochimiques.

La genèse biochimique des composés des autres métaux n’est pas aussi claire. Tout indique cependant que le fer, le cuivre, le vanadium et peut-être d’autres métaux qui s’y trouvent en combinaison avec le soufre, ont été formés par l’altération d’organismes riches en ces métaux. D’autre part, il est très probable que les matières organiques de la vase marine ont la propriété de retenir les métaux, de les concentrer à partir des faibles solutions ; les atomes des métaux eux-mêmes peuvent cependant n’avoir parfois aucun rapport avec la matière vivante.

Mais, dans un cas comme dans l’autre, ce dégagement de métaux n’aurait pas lieu s’il n’y avait pas de débris de vie, c’est-à-dire si la vase marine n’était pas dans sa partie organique intégrante, un produit de la matière vivante.

De tels processus sont aujourd’hui observés sur une grande échelle dans la mer Noire (genèse du fer sulfureux) et, à des échelles moindres dans d’autres cas, très nombreux. Il est possible par ailleurs, d’établir leur puissant développement à d’autres périodes géologiques. Des quantités immenses de cuivre ont été ainsi dégagées dans la biosphère, provenant des solutions riches en matières organiques et en organismes d’une composition chimique spécifique dans diverses localités de l’Eurasie aux périodes Permienne et Triasique.


149. — Il suit de là que la même distribution de la vie a existé dans l’hydrosphère à travers toutes les périodes géologiques et que la manifestation de la vie dans la chimie planétaire au cours de ces temps a toujours été la même. Les mêmes pellicules vitales, du plancton et du fond, ainsi que les mêmes concentrations vitales[18] ont existé à travers toutes les périodes géologiques, faisant partie du même appareil biochimique qui a fonctionné incessamment durant des centaines de millions d’années.

Les continuels déplacements de la terre ferme et de la mer ont déterminé la translation à la surface de la planète des mêmes régions chimiquement actives, formées par la matière vivante, les pellicules et les concentrations vitales de l’hydrosphère. Ces concentrations et pellicules se sont transplantées par cette voie d’un endroit dans un autre ainsi que des taches sur la face terrestre.

Au cours de l’étude des anciens dépôts géologiques, rien n’indique nulle part qu’il s’y soit produit quelque changement dans la structure de l’hydrosphère ou dans ses manifestations chimiques.

Or, au point de vue morphologique, le monde vivant est devenu méconnaissable au cours de ces temps. Son évolution n’a évidemment eu d’influence sensible ni sur la quantité de la matière vivante, ni sur sa composition chimique moyenne : l’évolution morphologique a dû s’effectuer dans des cadres déterminés, n’entravant pas les manifestations de la vie dans le tableau chimique de la planète.

Cependant l’évolution morphologique était indubitablement liée à des processus complexes, de caractère chimique, à des changements chimiques, qui, considérés à l’échelle individuelle et même à celle de l’espèce, devaient être importants. Des composés chimiques nouveaux étaient créés, des composés anciens disparaissaient avec l’extinction des espèces, mais tout cela n’avait pas de répercussion sensible sur l’effet géochimique sommaire de la vie, ni sur sa manifestation planétaire. Le phénomène biochimique même d’une portée énorme, la création du squelette des métazoaires, riche en calcium, en phosphore, parfois en magnésium a passé inaperçu dans l’histoire géochimique de ces éléments. Et cependant il est très probable qu’à une époque antérieure, à l’ère paléozoïque, les organismes ont été privés d’un tel squelette : cette hypothèse, souvent considérée comme généralisation empirique, explique en effet beaucoup de traits importants dans l’histoire paléontologique du monde organique.

Ce phénomène n’ayant pas eu de répercussion sur l’histoire géochimique du phosphore, du calcium, du magnésium, il convient d’admettre qu’antérieurement à la création des métazoaires pourvus de squelettes, avait eu lieu la formation à la même échelle des composés mêmes de ces éléments grâce à l’activité vitale des protistes, entre autres des bactéries ; un tel processus s’effectue encore aujourd’hui, mais son rôle, jadis, a dû être bien plus important et plus universel.

Si ces deux phénomènes, différents au point de vue des temps géologiques et de leurs mécanismes, ont provoqué la migration biogène des mêmes atomes en masses identiques, le changement morphologique, si important qu’il soit, n’aura pas de répercussion sur l’histoire géochimique du Ca, du Mg et du P. Tout porte à croire qu’un fait de cet ordre a effectivement eu lieu dans l’histoire géologique de la Vie.


150.La matière vivante de la terre ferme.La Terre ferme offre un tableau absolument différent de celui de l’hydrosphère. Au fond il n’y existe qu’une seule pellicule vitale, formée par le sol avec la flore et la faune qui la peuplent.

Cependant, il faut dégager à la surface terrestre de cette unique pellicule animée de vie, les concentrations aqueuses de la matière vivante, les bassins aqueux, qui au point de vue biochimique et même purement biologique, se distinguent nettement de la terre ferme ; quant à son effet géologique, il en est absolument distinct.

La vie recouvre la Terre ferme d’une pellicule presque ininterrompue ; on y trouve les vestiges de sa présence sur les glaciers et les neiges éternelles, dans les déserts, sur les sommets des montagnes. Il ne saurait guère être question d’absence de vie sur la surface de la terre ferme : tout au plus pourrait-on parler de son absence temporaire, de la rareté de la vie. Sous une forme ou sous une autre, la vie se manifeste partout. Les espaces de la Terre où la vie est rare, les espaces pauvres en vie, déserts, glaciers, neiges perpétuelles, et cimes neigeuses, ne forment guère que 10 pour 100 de sa surface. Le reste est intégralement une pellicule vivante.


151. — L’épaisseur de cette pellicule n’est pas considérable ; elle ne dépasse pas quelques dizaines de mètres au-dessus de la surface terrestre dans les espaces recouverts de forêts continues : dans les champs et les steppes elle n’atteint pas plus de quelques mètres.

Les forêts des pays équinoxiaux dont la hauteur des arbres est la plus élevée, forment des pellicules vitales, dont l’épaisseur moyenne est de 40 à 50 mètres. Les arbres les plus hauts qui vont jusqu’à 100 mètres et davantage, se perdent dans l’ensemble des plantations et peuvent être négligés dans leur effet sommaire.

La vie ne s’abaisse pas dans les profondeurs des sols et des sous-sols au-dessous de quelques mètres ; la vie aérobie ne dépasse pas de 1 à 5 mètres en moyenne, la vie anaérobie de quelques dizaines de mètres.

La pellicule vitale recouvre ainsi la surface des continents d’une couche dont l’épaisseur s’élève à plusieurs dizaines de mètres (populations forestières) et s’abaisse à quelques mètres (populations herbacées).

L’activité de l’humanité civilisée a introduit des changements dans la structure de cette pellicule n’existant nulle part ailleurs dans l’hydrosphère.

Ces changements constituent dans l’histoire géologique de la planète un phénomène nouveau dont l’effet géochimique n’a pas encore été évalué. Une des manifestations principales de ce phénomène est, au cours de l’histoire humaine, la destruction systématique des forêts, c’est-à-dire des parties les plus puissantes de la pellicule.


152. — Nous faisons nous-mêmes partie de la composition de cette pellicule, et le changement produit dans cette composition et dans sa manifestation au cours d’un cycle solaire annuel, est manifeste.

Les organismes prédominants par la quantité de matière englobée par la vie sont les plantes vertes et, parmi elles les herbes et les arbres ; parmi la population animale, les insectes, les tiques, peut-être les araignées.

Mais, en général, à la différence frappante de la vie des Océans, la matière vivante de second ordre, animaux, organismes hétérotrophes, jouent dans la composition de la pellicule continentale un rôle secondaire. Les parties les plus puissantes, les grandes forêts des pays tropicaux comme l’Hylée de l’Afrique, ou celles du Nord, la Taïga, sont souvent des déserts au point de vue des animaux supérieurs, mammifères, oiseaux et autres vertébrés. Les arthropodes, pour nous peu marquants, forment la population très raréfiée de ces puissants amas d’organismes verts.

Cependant les fluctuations saisonnières de la vie, dues aux périodes latentes et actives de la reproduction, de la manifestation de l’énergie vitale géochimique, sont évidentes dans cette pellicule continentale. Leur constatation n’a pas exigé d’efforts comme cela s’est produit pour la pellicule planctonique. À nos latitudes, la vie s’engourdit en hiver, et s’éveille et se développe au printemps. Ce même phénomène a lieu partout sous des formes diverses et innombrables, avec plus ou moins d’évidence, depuis les pôles jusqu’aux tropiques.

Ce n’est pas là seulement un phénomène nettement exprimé pour la végétation verte et pour le monde animal terrestre, qui y est lié, mais ces périodes saisonnières sont aussi caractéristiques pour les sols, pour leur vie invisible. Malheureusement ce phénomène est peu étudié, bien que son rôle dans l’histoire de la planète soit, on le verra, bien plus considérable qu’il n’est généralement admis.

En somme, il existe pour toutes les pellicules de l’hydrosphère et de la terre ferme des périodes, réglées par le Soleil, d’intensité de la multiplication, de la marche de l’énergie géochimique, de la matière vivante, « des tourbillons » des éléments chimiques englobés par celle-ci. Les processus géochimiques sont soumis à des pulsations qui s’élèvent et s’abaissent tour à tour. Les lois numériques qui les règlent, évidemment, ne sont pas encore connues.


153. — Les phénomènes géochimiques liés à la pellicule vivante de la Terre ferme sont très caractéristiques et distinguent nettement cette pellicule des pellicules océaniques.

Les processus de l’émigration des éléments chimiques hors du cycle vital ne forment jamais dans la pellicule vivante de la Terre ferme des concentrations de minéraux vadoses, semblables aux dépôts marins. Il s’y dépose annuellement des millions de tonnes de carbonates de calcium et de magnésium (calcaires et calcaires dolomitisés), de silice (opales, etc.), d’hydrates d’oxyde de fer (limonites), de composés hydratés de manganèse (pyrolusites et psilomélanes), de phosphates complexes de calcium (phosphorites), etc. (§ 143 et suivants). Tous ces corps sont d’origine marine, en tout cas aqueuse. Les éléments chimiques de la matière vivante de la terre émigrent encore moins souvent du cycle vital que ceux de l’hydrosphère (§ 142). Après le décès de l’organisme ou l’anéantissement des parties de son corps, la matière qui les composait, ou bien est immédiatement absorbée par de nouveaux organismes, ou bien s’échappe dans l’atmosphère sous forme de produits gazeux. Ces gaz biogènes O2, CO2, H2O, N2, NH3, sont sur-le-champ englobés par l’échange gazeux de la matière vivante.

Il s’y établit un équilibre dynamique complet, grâce auquel l’énorme travail géochimique produit par la matière vivante terrestre, ne laisse après des dizaines de millions d’années d’existence, que des traces insignifiantes dans les corps solides qui construisent l’écorce terrestre. Les éléments chimiques de la matière terrestre vitale se trouvent en un mouvement incessant sous forme de gaz et d’organismes vivants.


154. — Une proportion insignifiante du poids des restes solides, mais qui atteint probablement plusieurs millions de tonnes, s’échappe annuellement de l’équilibre dynamique du cycle vital de la Terre ferme. Cette masse s’échappe sous forme de très fine poussière « traces » de « matière organique », formée principalement par des composés de carbone, d’oxygène, d’hydrogène, d’azote, dans une moindre quantité de phosphore, de soufre, de fer, de silicium, etc. Toute la biosphère est pénétrée par cette fine poussière dont une petite partie, encore indéterminée sort du cycle vital parfois pour des millions d’années.

Ces restes organiques pénètrent toute la matière de la biosphère, vivante et brute, s’accumulent dans tous les minéraux vadoses, dans toutes les eaux superficielles, et sont emportés dans la mer par les fleuves et les météores. Leur influence sur la marche des réactions chimiques de la biosphère est énorme et analogue à celle des matières organiques dissoutes dans les eaux naturelles, dont il a été question plus haut (§ 93). Les restes organiques vitaux sont pénétrés d’énergie chimique libre dans le champ thermodynamique de la biosphère ; en raison de leurs petites dimensions, ils donnent facilement des systèmes aqueux en dispersion, et des solutions colloïdales.


155. — Ces restes se concentrent dans les sols de la Terre ferme, qu’on ne peut cependant pas considérer absolument comme une matière brute. La matière vivante y atteint souvent des dizaines de centièmes en poids ; c’est la région où se concentre l’énergie géochimique maxima de la matière vivante, son laboratoire le plus important au point de vue des résultats géochimiques, du développement des processus chimiques et biochimiques qui s’y effectuent.

Cette région est, par son importance, analogue à celle des vases de la pellicule océanique du fond (§ 141), mais elle s’en distingue par la prédominance du milieu oxydant : au lieu de quelques millimètres ou de quelques centimètres d’épaisseur dans la vase du fond, ce milieu peut dépasser un mètre dans les sols. Les animaux fouisseurs sont ici également les facteurs puissants de leur homogénéisation.

Le sol est la région de l’altération superficielle énergique dans un milieu riche en oxygène libre et en acide carbonique, en partie formés par la matière vivante qui s’y trouve.

Mais par opposition au biochimisme subaérien de la Terre ferme, les formations chimiques du sol n’entrent pas en totalité dans les nouveaux tourbillons vitaux des éléments qui, selon l’expression imagée de G. Cuvier, constituent l’essence de la vie, ne se convertissant pas en formes gazeuses des corps naturels. Ils quittent temporairement le cycle vital et se répercutent dans un autre phénomène grandiose planétaire, la composition de l’eau naturelle, et l’eau salée de l’Océan.

Le sol est vivant tant qu’il est humide. Ses processus s’effectuent dans un milieu aqueux, solutions ou systèmes dispersés (colloïdes).

Par là, se détermine la différence de caractère distinguant la manifestation de la matière vivante du sol au point de vue de la chimie de la planète, de celle des organismes vivants qui se trouvent sur le sol, et où le rôle décisif appartient au mécanisme de l’eau sur la terre ferme.


156. — L’eau de la Terre ferme se trouve en un mouvement incessant, faisant partie d’un processus cyclique géochimique. Ce cycle est suscité par l’énergie du Soleil, par ses rayons thermiques. L’énergie cosmique se manifeste par cette voie sur notre planète autant que par le travail géochimique de la vie. L’action de l’eau dans le mécanisme de toute l’écorce terrestre est absolument décisive et ce fait se manifeste avec le plus de netteté dans la biosphère. L’eau n’entre pas seulement en moyenne pour plus des deux tiers de son poids dans la matière vivante (§ 109), mais sa présence est une condition absolument nécessaire à la multiplication des organismes vivants, à la manifestation de leur énergie géochimique. C’est grâce à elle que la vie fait partie du mécanisme de la planète.

Dans la biosphère, ce n’est pas seulement l’eau qui ne peut être séparée de la vie, mais la vie non plus ne peut être séparée de l’eau. Il est difficile d’établir où finit l’influence de l’un des corps, l’eau, et où commence celle de l’autre corps, la matière vivante hétérogène.

Le sol est immédiatement englobé par le cycle géochimique de l’eau ; il en est saturé de fond en comble par les météores. Il est toujours pénétré dans toute sa masse par l’action dissolvante et mécanique des eaux superficielles. Ces eaux dissoutes s’emparent incessamment de ses parties riches en restes organiques sous forme de solution et de suspension. La composition de l’eau douce liée ainsi au sol est immédiatement déterminée par le chimisme du sol ; elle est une manifestation de son biochimisme. Le sol détermine ainsi nettement la composition essentielle de l’eau fluviale, où s’amassent en fin de compte toutes ces eaux superficielles.

Les fleuves déversent leurs eaux dans la mer, et la composition de l’eau océanique, du moins de sa partie saline, est en fin de compte et principalement due au travail chimique du sol, à sa biocénose encore peu connue.

Le caractère oxygéné du milieu du sol s’y répercute ; il se manifeste par les produits finaux de sa matière vivante. Dans les eaux fluviales, les sulfates et les carbonates prédominent ; le sodium est lié au chlore. En rapport étroit avec le biochimisme de ces éléments dans le sol, leur caractère dans l’eau fluviale se distingue nettement de celui des composés solides qu’ils donnent dans les enveloppes terrestres dénuées de vie.


157. — On observe aussi, en rapport avec la circulation de l’eau sur la Terre ferme, d’autres manifestations chimiques régulières de la matière vivante peuplant cette Terre.

La vie qui remplit ses bassins aqueux se distingue nettement par ses effets de celle qui peuple les parties subaériennes.

On observe dans les bassins aqueux, des phénomènes en grande partie analogues aux pellicules et aux concentrations vitales de l’hydrosphère, on peut y distinguer à une plus petite échelle la pellicule vitale du plancton, celle du fond, et les concentrations vitales littorales. On y observe non seulement les processus propres au milieu oxygéné, mais des réactions chimiques aussi dans un milieu réducteur. Enfin l’émigration des éléments chimiques hors du cycle vital y joue un rôle important, ainsi que la formation de produits solides, entrant plus tard dans la composition des roches sédimentaires de l’écorce terrestre. Il semble que le processus du dégagement des corps solides dans la biosphère, est, ainsi que dans l’hydrosphère, lié aux phénomènes du milieu réducteur, à la combinaison rapide de l’oxygène libre et en dernier lieu à la disparition non seulement de la vie aérobie des protistes, mais aussi de leur vie anaérobie.

Malgré ces traits généraux de ressemblance, l’effet géochimique de ce phénomène de la Terre ferme se distingue foncièrement de celui de l’hydrosphère.


158. — La distinction tient à la différence nette qui existe entre l’hydrosphère et les bassins aqueux de la Terre ferme. La distinction chimique essentielle, est le caractère doux de la masse principale de l’eau ; la distinction physique, c’est le peu de profondeur des bassins. La masse essentielle de l’eau de la terre ferme dans la région de la biosphère est concentrée en flasques, en lacs et en marais, et non en fleuves. Par suite du peu de profondeur des bassins, il ne forme qu’une seule concentration vitale, concentration vitale douce ou saumâtre. Dans les mers d’eau douce seules, par exemple la mer du Baïkal, on observe des pellicules vitales séparées, analogues à celles de l’hydrosphère. Mais ces lacs profonds font exception.

Le rôle biochimique de ces lacs se distingue nettement de celui des bassins aqueux de l’Océan ce qui se manifeste en premier lieu dans le fait que les produits de dégagement sont différents dans les bassins d’eau douce. Le premier rang y est occupé par les composés du carbone. Bien que la silice ainsi que les carbonates de calcium et les oxydes hydratés du fer se forment dans les pellicules du fond et les concentrations vitales des bassins de la Terre ferme, ils y tiennent le second rang en comparaison avec le dégagement des corps carbonés. C’est ici seulement, que s’effectue à un degré marqué, la formation des corps solides vadoses stables du carbone, de l’hydrogène et de l’azote, pauvres en oxygène, de tous les charbons de terre et des bitumes. Ce sont les formes stables des minéraux vadoses qui, en quittant la biosphère, passent dans d’autres composés organiques du carbone. Le carbone se dégage sous forme libre de graphite lors de leur transformation finale dans les régions métamorphiques.

La cause de la formation de corps carbono-azoteux solides, dans les bassins aqueux (saumâtres ou doux) n’est pas claire ; mais il en a toujours été ainsi à travers les temps géologiques. Il n’existe pas d’amas tant soit peu considérables de ces corps dans l’eau de mer et il ne s’en forme jamais dans la chimie de l’Océan. Est-ce là un effet du caractère chimique du milieu ou de la structure de la nature vivante, on ne saurait le dire, mais dans l’un comme dans l’autre cas, ce phénomène est certainement en relation avec le caractère de la vie.

Les amas de ces matières organiques offrent des foyers puissants d’énergie potentielle, « des rayons de soleil fossiles » selon l’expression imagée de R. Mayer, dont l’importance dans l’histoire de l’homme est énorme, et n’est pas indifférente non plus à l’économie de la Nature. On peut se faire une idée de l’échelle des manifestations de ce processus en évaluant les réserves connues de houille.

Il semble presque certain que c’est dans ces mêmes concentrations d’eau douce ou saumâtre de la Terre ferme qu’il faut chercher les sources principales de la formation des grands amas d’hydrocarbures liquides, des pétroles.

Il est possible que, parallèlement à ce qui est observé pour les couches de charbons de terre, ces bassins soient souvent voisins des mers. La formation des pétroles n’est pas un processus de surface : c’est un phénomène de décomposition de débris d’organismes qui paraît biochimique, et a lieu à l’abri de l’oxygène libre, près des limites inférieures de la biosphère. Il prend fin dans les régions phréatiques. L’origine vitale des gros amas de pétroles semble prouvée grâce à un ensemble de faits bien établis par l’observation exacte.


159.Rapport des pellicules et des concentrations vitales de l’hydrosphère avec celles de la terre ferme. — Il ressort clairement de ce qui précède que toute la vie offre un ensemble indivisible et indissoluble, dont toutes les parties sont liées non seulement entre elles, mais aussi avec le milieu brut de la biosphère

Mais l’insuffisance des connaissances actuelles ne permet pas d’en donner un tableau d’ensemble bien net.

C’est là, la tâche de l’avenir, qui interprétera sans doute aussi les conditions numériques, quantitatives, à poser comme base.

Pour le moment on ne peut en saisir que les contours quantitatifs généraux. Mais ces fondements de nos représentations semblent être très solides. Le fait principal, c’est l’existence de la biosphère durant tous les temps géologiques, depuis ses indices les plus anciens, depuis l’ère archéozoïque.

Cette biosphère a toujours été constituée de la même manière dans ses traits essentiels. Ainsi, un seul et même appareil chimique a sans cesse fonctionné dans la biosphère à travers tous les temps géologiques, mû par le courant ininterrompu de la même énergie solaire rayonnante, appareil créé et maintenu en activité par la matière vivante. Cet appareil est composé de concentres vitaux déterminés, qui en se transformant sans cesse, occupent pourtant les mêmes places dans les enveloppes terrestres correspondant à la biosphère. Ces concentres de vie, pellicules et concentrations vitales, forment des subdivisions secondaires déterminées des enveloppes terrestres. Somme toute, leur caractère concentrique est soutenu, bien qu’elles ne recouvrent jamais d’une seule couche ininterrompue toute la surface de la planète. Elles constituent les régions chimiquement actives de la planète ; c’est là que sont concentrés de très divers systèmes statiques stables d’équilibres dynamiques, des éléments chimiques terrestres.

Ce sont les régions où l’énergie rayonnante du Soleil, qui pénètre tout le Globe, prend la forme d’énergie chimique terrestre libre ; l’énergie solaire se transforme en énergie terrestre par degrés différents pour différents éléments chimiques. L’existence de ces régions de la planète est liée d’une part à l’énergie que celle-ci reçoit du Soleil, d’autre part aux propriétés de la matière vivante, remplissant le rôle d’accumulateur et de transformateur de cette énergie en énergie chimique terrestre. Les propriétés et les distributions des éléments chimiques eux-mêmes y jouent un rôle important.


160. — Tous ces concentres vitaux sont en relation étroite les uns avec les autres. Ils ne peuvent exister indépendamment. Ce lien entre diverses pellicules et concentrations vitales, et leur caractère inaltérable à travers les temps est le trait éternel du mécanisme de l’écorce terrestre.

Comme il n’a jamais existé de période géologique indépendante de la Terre ferme, il n’a non plus existé de période où cette Terre existât seule. Ce n’est que la fantaisie scientifique abstraite qui a pu concevoir notre planète sous forme de sphéroïde, lavé par l’Océan, sous forme de la Panthalasse de E. Suess ou sous celle de pénéplaine, inanimée, nivelée, aride, telle que E. Kant l’avait figurée il y a longtemps, et plus récemment P. Lowell.

La Terre ferme et l’Océan ont coexisté depuis les époques géologiques les plus reculées. Cette coexistence est reliée à l’histoire géochimique de la biosphère, c’est là un fait essentiel de son mécanisme. À ce point de vue les discussions sur l’origine marine de la vie des continents semblent vaines et fantaisistes. La vie subaérienne doit être aussi ancienne que la vie marine dans les cadres des temps géologiques ; ses formes évoluent et changent, mais ce changement se produit toujours à la surface terrestre et non dans les parages océaniques. S’il en était autrement, il aurait dû exister une période de révolution, de changement brusque du mécanisme de la biosphère, que l’étude des processus géochimiques aurait révélée. Or, depuis les temps archéozoïques jusqu’aujourd’hui, le mécanisme de la planète et de sa biosphère demeure immuable dans les grands traits essentiels.

Les découvertes récentes de la paléophytologie semblent modifier les opinions courantes dans le sens indiqué. Les plantes vertes les plus anciennes, de la base de l’ère paléozoïque, sont d’une complexité inattendue et indiquent une longue évolution subaérale.

La vie dans ses traits essentiels reste immuable, changeant seulement de forme, au cours de tous les temps géologiques. En réalité, toutes les pellicules vitales, planctonique, du fond, du sol, et toutes les concentrations vitales, littorale, sargassique, douce et saumâtre, y ont toujours existé. Ce sont leurs rapports mutuels, la quantité de matière qui y est liée, qui se sont modifiés et ont varié au cours des temps. Cependant, ces modifications n’ont pas dû être bien considérables : car, l’apport d’énergie, la radiation solaire, étant inaltérable ou presque, à travers les temps géologiques, la distribution de cette énergie dans les pellicules et les concentrations vitales a dû être déterminée par la matière vivante, la seule et fondamentale partie variable dans le champ thermodynamique de la biosphère.

Mais la matière vivante elle-même n’est pas une création accidentelle. L’énergie solaire se répercute en elle comme en toutes ses concentrations terrestres.

On peut pousser l’analyse plus avant, approfondir le mécanisme complexe constitué par les pellicules et les concentrations vitales ; il faudrait alors revenir plus longuement sur les formes, non des organismes, mais des associations de ceux-ci, matières vivantes homogènes, formant les pellicules et les concentrations vitales, et sur les rapports chimiques mutuels qui les rattachent les unes aux autres. Nous espérons revenir plus tard sur les deux problèmes : des matières vivantes homogènes et de la structure de la matière vivante dans la biosphère.


  1. Le mot géosphère est employé par plusieurs géologues ou géographes dans le sens indiqué par exemple par J. Murray (1910) et D. Soboleff (1924). Il est basé sur les idées de E. Suess.
  2. Les éclogites ne sont sans doute pas ceux des pétrographes par leur structure, qui ne semble pas être cristalline ; elles leur correspondent par leur poids spécifique. Les éclogites de la partie supérieure de l’écorce terrestre correspondent aux parties les plus profondes qui puissent être étudiées de visu.
  3. Ainsi la densité de la matière de l’étoile Sirius B doit être égale à 53 000. Il y a lieu de croire que, selon les idées dynamiques de N. Bohr-E. Rutherford (on sait que leurs modèles ne sont qu’une approximation de la réalité), les orbites des électrons y peuvent être situées plus près du noyau que cela n’a lieu pour les atomes ordinaires (M. Thirring, 1925). Le déplacement observé de la partie rouge du spectre de Sirius B confirme cette énorme densité : les déplacements des lignes spectrales pour des corps d’une densité analogue, fondés sur la théorie de relativité, correspondent aux faits observés (M. Adams, 1925).
  4. Les verres à haute température et à haute pression (§ 80) peuvent être considérés comme des magmas spéciaux ; il se peut qu’ils correspondent à un nouveau mode de gisement des éléments chimiques.
  5. Ces deux états des éléments constituent peut-être des modes de gisement distincts.
  6. L’enveloppe (basique) basaltique s’élève au-dessous des Océans et y est probablement située à une profondeur (prise par rapport au niveau de la mer) proche de 10 kilomètres pour l’Océan Pacifique ; et plus considérable encore pour l’Océan Atlantique. On considère parfois que l’enveloppe granitique sous les continents est d’une grande épaisseur. (Selon Gutenberg, plus de 50 kilomètres sous l’Europe et l’Asie.)
  7. « Le temps immesurable » est une notion anthropocentrique. En fait, il y existe manifestement des lois qui ne sont pas encore établies, et une durée déterminée de l’évolution de la matière vivante dans la biosphère. (Au-dessus de 109 années ?)
  8. On cherche souvent les limites de la vie dans les propriétés physiques et chimiques des composés chimiques formant l’organisme, par exemple dans les albumines qui se coagulent à la température de 60-70°. On ne tient cependant pas compte des dispositifs d’adaptabilité complexes de l’organisme. Certaines albumines à l’état sec ne changent pas à la température de 100° (M. E. Chevreul).
  9. Cette impression des collaborateurs de L. Pasteur au temps de sa célèbre discussion avec F. Pouchet semble avoir une importance plus grande pour la détermination de la température maxima du champ thermique vital que les expériences sur les cultures pures. Elle est fondée sur l’étude des propriétés des infusions de foin, qui sont plus voisines du milieu complexe de la vie sur l’écorce terrestre, que nos cultures pures.
  10. Les organismes contiennent en poids de 60 à 99 pour 100 d’eau (peut-être même plus), c’est-à-dire sont composés pour 80-100 pour 100 de solutions aqueuses et de sols aqueux.
  11. Selon d’autres calculs les nombres sont plus de mille fois moindres ; une tonne par 100 kilomètres cubes, un kilogramme par 200 kilomètres cubes.
  12. Les profondeurs océaniques atteignent presque 10 kilomètres. On a dernièrement découvert une profondeur de 9 km. 950, près des Îles de Kouriles. Antérieurement la plus grande profondeur connue était de 9 km. 790 près des îles Philippines.
  13. Dans l’immense majorité des cas, les indications relatives à l’oxygène libre proviennent d’erreurs d’observation.
  14. Dans le cas où de grandes profondeurs se rapprochent des rivages, la couche des algues occupe une aire insignifiante.
  15. C’est-à-dire dans les profondeurs au-dessous de 1 000 à 1 200 mètres, les bas-fonds y compris.
  16. Nous employons ce terme, adopté par les limnologues russes, qui a été proposé par M. M. Solovjev.
  17. Les phénomènes ayant lieu dans les concentrations sargassiques ne sont pas exactement connus.
  18. En tout cas les concentrations littorales.