La Biosphère/L’Évolution des espèces et la matière vivante

Félix Alcan (p. 203-230).

APPENDICE

L’ÉVOLUTION DES ESPÈCES
ET LA MATIÈRE VIVANTE
[1]

1.

La vie constitue une partie intégrante du mécanisme de la biosphère. C’est ce qui ressort nettement de l’étude de l’histoire géochimique des éléments chimiques, des processus biogéochimiques, si importants, exigeant toujours l’intervention de la vie.

Ces manifestations biogéochimiques de la vie constituent un ensemble de processus vitaux absolument distincts à première vue de ceux qu’étudie la biologie.

Il semble même qu’il y ait incompatibilité entre ces deux aspects de la vie, entre son aspect biologique et son aspect géochimique, et seule une analyse plus approfondie permet de se rendre compte du caractère de cette différence.

Elle fait voir en effet qu’il s’agit, en partie, de phénomènes identiques se traduisant diversement, en partie, de phénomènes vitaux, effectivement différents, considérés différemment, soit du point de vue de la géochimie, soit, au contraire, de celui de la biologie.

La comparaison de ces deux points de vue transforme la conception scientifique des phénomènes de la vie et lui donne plus de profondeur.

La différence de ces deux représentations de la vie se manifeste, d’une manière particulièrement frappante dans le fait que la théorie de l’évolution, qui pénètre toute la conception biologique actuelle de l’univers, ne joue presque aucun rôle en géochimie.

Nous nous efforcerons ici de mettre en lumière l’importance des phénomènes de l’évolution des espèces dans le mécanisme de la biosphère. Il est aisé de se convaincre que les conceptions fondamentales de la biologie y subissent des modifications radicales.

Ainsi l’espèce est habituellement considérée dans la biologie du point de vue géométrique ; la forme, les caractères morphologiques, y occupent la première place. Dans les phénomènes biogéochimiques, au contraire, celle-ci est réservée au nombre et l’espèce est considérée du point de vue arithmétique. Différentes espèces d’animaux et de plantes doivent, à l’instar des phénomènes chimiques et physiques, des composés chimiques et des systèmes physico-chimiques, être caractérisés et déterminés en géochimie par des constantes numériques.

Les indices morphologiques relevés par les biologues et nécessaires pour la détermination de l’espèce y sont remplacés par les constantes numériques.

Dans les processus biogéochimiques il est indispensable de prendre en considération les constantes numériques suivantes : le poids moyen de l’organisme, sa composition chimique élémentaire moyenne et l’énergie géochimique moyenne qui lui est propre, c’est-à-dire sa faculté de produire des déplacements, autrement dit « la migration » des éléments chimiques dans le milieu vital.

Dans les processus biogéochimiques ce sont la matière et l’énergie qui sont au premier plan au lieu de la forme inhérente à l’espèce. L’espèce peut à ce point de vue être considérée comme une matière analogue aux autres matières de l’écorce terrestre, comme les eaux, les minéraux et les roches, qui, avec les organismes, sont l’objet des processus biogéochimiques.

Vue sous cet angle, l’espèce du biologue peut être envisagée comme une matière vivante homogène, caractérisée par la masse, la composition chimique élémentaire et l’énergie géochimique.

Habituellement les caractères des espèces sont exprimés par des chiffres qui renseignent sur le poids, sur la composition chimique et sur les vitesses de transmission de l’énergie géochimique, mais ne donnent qu’une idée très abstraite et très obscure de la réalité.

Il est possible de remplacer cette idée par une autre répondant plus nettement au caractère du processus naturel qui crée l’organisme. Dans ce domaine nous considérons, du point de vue de la chimie physique, les organismes comme des champs autonomes où sont réunis des atomes déterminés en quantité déterminée.

Cette quantité constitue précisément la propriété caractéristique de chaque organisme, de chaque espèce. Elle indique le nombre d’atomes que l’organisme d’une espèce donnée peut retenir en raison de la force qui lui est propre hors du champ de la biosphère et retirer ainsi du milieu ambiant. Le volume de l’organisme et le nombre d’atomes qu’il comporte, exprimés numériquement, donnent la formule la plus abstraite et en même temps la plus réelle de l’espèce dans la mesure où celle-ci se reflète dans les processus géologiques de la planète. On obtient cette formule en mesurant les dimensions de l’organisme, son poids, sa composition chimique. Ce nombre d’atomes et le volume de l’organisme ainsi déterminés sont indubitablement des caractères de l’espèce. La présence de la vie dans une sphère d’un volume déterminé et la concentration d’une certaine quantité d’atomes constituent un phénomène réel dans la nature, aussi caractéristique pour un organisme que sa forme ou ses fonctions physiologiques.

Au fond, cette idée exprime probablement avec le plus de profondeur les traits essentiels de son existence.

Les nombres obtenus sont très considérables : par exemple, en ce qui concerne la Lemna minor, le nombre des atomes pour un organisme est supérieur à 3,7.1020, et atteint des centaines de quintillions.

Ces grands nombres correspondent à la réalité et se prêtent à des comparaisons numériques entre des espèces différentes.

Cette détermination de l’espèce d’après le nombre des atomes compris dans le volume occupé par l’organisme, complète seulement la caractéristique biologique habituelle de l’espèce, qui ne tient compte que de la forme et de la structure.

La matière homogène vivante du géochimiste et l’espèce du biologue sont identiques, mars les modes d’expression sont différents.

2.

L’étude des phénomènes vitaux dans le mécanisme de la biosphère accuse des différences encore plus essentielles dans les notions biologiques ordinaires.

La biosphère dans ses traits fondamentaux n’a pas changé au cours des époques géologiques depuis l’ère archéozoïque, par conséquent, depuis au moins deux milliards d’années.

Cette structure se révèle par un grand nombre de phénomènes correspondants, parmi lesquels les phénomènes biogéochimiques.

Ainsi les cycles géochimiques des éléments chimiques semblent demeurer immuables au cours des temps géologiques. Ils ont dû revêtir à l’époque cambrienne le même caractère qu’à l’époque quaternaire ou que de nos jours.

Les conditions du climat, les phénomènes volcaniques, les phénomènes chimiques et physiques de l’érosion sont demeurés, au cours de toutes les époques géologiques, tels qu’on les observe actuellement. Au cours de toute l’existence de la Terre jusqu’à l’apparition de l’humanité civilisée, aucun nouveau minéral n’a été créé. Les espèces des minéraux sur notre planète demeurent invariables ou se modifient sous l’action du temps d’une façon identique. Des composés identiques à ceux d’aujourd’hui se sont formés de tout temps. En aucun cas, on ne saurait rattacher une espèce minérale à une époque géologique déterminée. C’est en quoi les espèces minérales se distinguent nettement des matières vivantes homogènes, des espèces des organismes vivants. Ces dernières se modifient d’une façon très marquée au cours des temps géologiques ; il s’en forme toujours de nouvelles tandis que les espèces minérales demeurent identiques. La vie considérée sous l’aspect géochimique (en tant qu’élément de la biosphère, soumis à de simples oscillations), prise dans son ensemble, apparaît comme stable et immuable.

La vie constitue une partie intégrante des cycles géochimiques qui se renouvellent sans cesse mais demeurent toujours identiques et elle ne saurait subir de grands changements au cours des phénomènes étudiés par la géochimie. La masse de la matière vivante, c’est-à-dire, la quantité d’atomes captés par les innombrables champs autonomes des organismes et la composition chimique moyenne de la matière vivante, la composition chimique des atomes des champs vitaux, doivent en somme demeurer invariables à travers les périodes géologiques. D’ailleurs, au cours des siècles, les formes de l’énergie auxquelles est liée la vie, la radiation du Soleil et probablement l’énergie atomique des matières radioactives ne se sont pas modifiées dans leurs grandes lignes quant à leurs dimensions.

On n’enregistre dans tous ces phénomènes que des oscillations, tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, autour d’une grandeur moyenne qui nous apparaît comme constante.

3.

Cette immutabilité qui caractérise tous les processus cosmiques au cours des temps géologiques, offre un contraste frappant avec les modifications profondes subies dans le même temps par les formes vitales étudiées par la biologie.

En particulier, il est absolument certain que tous les caractères de l’espèce, établis par les phénomènes géochimiques, se sont à plusieurs reprises radicalement modifiés à travers les époques géologiques. De nombreuses espèces animales et végétales ont maintes fois disparu et de nouvelles espèces ont été formées avec un poids différent, une autre composition chimique et une autre énergie géochimique que celles qui les avaient précédées. On ne peut douter que la composition chimique de corps morphologiquement divers ne soit toujours différente. Les espèces disparues correspondaient nécessairement à d’autres formes de la matière vivante homogène actuellement disparues. Leurs constantes numériques étaient différentes.

Si néanmoins l’action générale de la vie demeure identique même dans les détails comme par exemple dans les phénomènes de l’érosion, ceci indique la possibilité de la formation de nouveaux groupements au sein des éléments chimiques, mais nullement celle d’une modification radicale de leur composition et de leur quantité. Ces nouveaux groupements n’ont pas de répercussion sur la constance et l’immutabilité des processus géologiques (géochimiques dans ce dernier cas).

C’est un fait nouveau d’une énorme importance pour la science et on est redevable de son introduction dans le domaine de la biologie à l’étude géochimique de la vie.

Tandis que l’aspect morphologique, géométrique, de la vie prise dans son ensemble subit de grands changements et se manifeste continuellement par l’évolution grandiose des formes vivantes depuis l’ère archéozoïque, la formule numérique, quantitative, de la vie, toujours prise dans son ensemble, demeure immuable dans ses proportions essentielles et, il semble bien aussi, dans ses fonctions essentielles.

Il est vrai que l’étude attentive des phénomènes de l’évolution dans le cas de la biologie révèle l’extrême irrégularité de sa marche. Il ne peut être question du changement constant de toutes les espèces, de toutes les formes de la vie. Au contraire, certaines espèces sont demeurées immuables pendant des centaines de millions d’années, comme par exemple les espèces des radiolaires de l’époque précambrienne qu’il est impossible de distinguer de celles d’aujourd’hui ; telles sont les espèces de la Lingula qui, depuis le cambrien jusqu’à nos jours, n’ont subi aucun changement : elles sont restées les mêmes au cours de centaines de millions d’années à travers les innombrables générations qui se sont succédé. On pourrait citer un grand nombre d’exemples analogues pour des périodes peut-être moins longues durant lesquelles, s’il y a eu des changements, ils ont été, en tout cas, peu considérables. On peut également, par conséquent, observer et étudier dans les formes vivantes non leur variabilité, mais leur extraordinaire stabilité. Il se peut même que cette stabilité des formes des espèces au cours de millions d’années, de millions de générations, soit le trait le plus caractéristique des formes vivantes et mérite la plus profonde attention du biologue.

Ces phénomènes purement biologiques sont probablement la manifestation de l’immutabilité de la vie considérée dans son essence au cours de toute l’histoire géologique, immutabilité qui, sous une autre forme, est révélée par son rôle dans le mécanisme de la biosphère.

Cette stabilité des espèces mériterait, semble-t-il, d’attirer plus l’attention du biologue qu’elle ne le fait à l’heure actuelle.

La pensée du biologue contemporain s’est orientée d’un autre côté. L’évolution des formes au cours des temps géologiques paraît être le trait le plus saillant de l’histoire de la vie, il embrasse pour nous toute la nature vivante.

Ce phénomène a été constaté empiriquement et d’une façon absolument rigoureuse, il y a cent ans, par G. Cuvier, naturaliste des plus profonds et des plus précis, qui a démontré l’existence d’un autre univers, que nous ignorions, à une époque géologique antérieure. Cette constatation a provoqué du vivant de A. Wallace et de C. Darwin, et plus tard, un changement radical de toute la conception de l’univers scientifique des naturalistes. L’évolution des espèces occupe la place centrale dans cette conception et attire l’attention au point de faire oublier d’autres phénomènes biologiques aussi importants, si ce n’est davantage.

La notion de l’évolution des espèces occupe une telle place dans la pensée scientifique qu’un nouveau phénomène ou qu’une nouvelle explication dans le domaine de la biologie doivent pour être admis s’y rattacher de façon plus ou moins explicite.

Il importe de mettre en lumière les manifestations de cette évolution dans les processus biogéochimiques, car le développement ultérieur des études géochimiques est actuellement arrêté faute de données, que les biologues seuls peuvent fournir. Les phénomènes biogéochimiques doivent entrer dans la sphère des intérêts de la biologie.

Mais, en outre, la recherche du rapport qui existe certainement entre l’évolution des espèces et les phénomènes biogéochimiques est par elle-même d’un grand intérêt.

Ce rapport de l’évolution des espèces avec le mécanisme de la biosphère, avec la marche des processus biogéochimiques n’est pas douteuse. Le fait que les nombres essentiels qui caractérisent ces processus sont des propriétés de l’espèce qui se modifient au cours de l’évolution, suffirait à le prouver, et c’est précisément l’étude de ce rapport qui permettra de déterminer ceux qui existent entre l’immutabilité des lois de la vie, considérée dans son ensemble, en géochimie, et son évolution, toujours considérée dans son ensemble, en biologie.

C’est un des problèmes scientifiques les plus importants de l’heure actuelle.

4.

On peut aborder ce problème en partant de l’étude de la migration biogène des éléments chimiques de la biosphère, caractérisée par la régularité des formes qu’elle prend.

Nous appellerons migration des éléments chimiques tout déplacement des éléments chimiques quelle qu’en soit la cause. La migration dans la biosphère peut être déterminée par des processus chimiques, par exemple, lors des éruptions volcaniques ; elle est suscitée par le mouvement des masses liquides, solides, gazeuses dans le cas des évaporations et de la formation des dépôts ; elle s’observe à l’occasion du mouvement des fleuves, des courants marins, des vents, des charriages et des déplacements des couches terrestres, etc.

La migration biogène provoquée par l’intervention de la vie compte, envisagée dans son ensemble, parmi les processus les plus grandioses et les plus typiques de la biosphère et constitue le trait essentiel de son mécanisme.

Des quantités innombrables d’atomes se trouvent soumis à l’action d’une migration biogène ininterrompue.

Il est inutile d’insister ici sur l’effet produit dans la biosphère par une migration biogène sur une telle échelle. Nous avons traité cette question plus d’une fois.

Il importe toutefois de signaler quelques traits essentiels de la migration biogène car il est indispensable de les connaître pour comprendre ce qui va suivre.

En premier lieu, il existe plusieurs formes absolument diverses de migration biogène. D’une part, la migration biogène est liée de la façon la plus intime et génétiquement à la matière de l’organisme vivant, à son existence. Cuvier a donné une définition précise et juste de l’organisme vivant durant sa vie, comme d’un courant incessant, d’un tourbillon d’atomes qui vient de l’extérieur et y retourne. L’organisme vit aussi longtemps que le courant d’atomes subsiste. Ce courant englobe toute la matière de l’organisme. Chaque organisme par lui-même ou tous les organismes ensemble créent continuellement par la respiration, la nutrition, le métabolisme interne, la reproduction, un courant biogène d’atomes, qui construit et maintient la matière vivante. En somme, c’est là la forme essentielle et principale de la migration biogène, dont l’importance numérique est déterminée par la masse de matière vivante existant à un moment donné sur notre planète. Mais ce n’est pas encore là toute la migration biogène.

Évidemment, l’effet de toute la migration biogène ne dépend pas directement de la masse de la matière vivante. Il ne dépend pas moins de la quantité des atomes que de l’intensité de leurs mouvements en relation étroite avec la vie. La migration biogène sera d’autant plus intense que les atomes circuleront plus vite ; cette migration peut être très diverse, bien que la quantité d’atomes englobés par la vie soit identique.

C’est là la seconde forme de migration biogène, en relation avec l’intensité du courant biogène des atomes.

Il en existe encore une troisième. Cette troisième forme commence à prendre à notre époque, époque psychozoïque, une importance extraordinaire dans l’histoire de notre planète. C’est la migration des atomes, suscitée également par les organismes, mais qui ne se rattache pas génétiquement et immédiatement à la pénétration ou au passage des atomes à travers leur corps. Cette migration biogène est provoquée par le développement de l’activité technique. Elle est par exemple déterminée par le travail des animaux fouilleurs, dont on relève les traces depuis les époques géologiques les plus anciennes, par le contre-coup de la vie sociale des animaux constructeurs, des termites, des fourmis, des castors. Mais cette forme de migration biogène des éléments chimiques a pris un développement extraordinaire depuis l’apparition de l’humanité civilisée, il y a une dizaine de mille ans. Des corps entièrement nouveaux ont été créés de cette façon comme par exemple les métaux à l’état libre. La face de la Terre se transforme et la nature vierge disparaît.

Cette migration biogène ne paraît pas être en relation directe avec la masse de la matière vivante : elle est conditionnée dans ses traits essentiels par le travail de la pensée de l’organisme conscient.

Il faut enfin, probablement, en quatrième lieu, y adjoindre encore les changements dans la distribution des atomes provoqués par l’apparition dans la biosphère de nouveaux composés d’origine organique. C’est probablement, quant à ses effets, la forme la plus puissante de migration biogène. Elle ne peut cependant être numériquement évaluée et je n’ai pas à m’en occuper aujourd’hui.

C’est le cas, par exemple, de la migration que détermine le dégagement d’oxygène à l’état libre par les organismes à chlorophylle ou celle causée par la transformation de combinaisons chimiques, inconnues jusqu’ici dans la biosphère et créées par le génie de l’homme.

Il est vrai que ce type de la migration chimique ne peut pas toujours être facilement distingué des deux premiers. Par exemple, la puissante migration chimique provoquée par la destruction des corps des organismes morts, est intimement liée aux processus de putréfaction et de fermentation, suscités par l’existence d’organismes spéciaux.

Mais les processus biochimiques ne l’expliquent pas entièrement.

5.

Les différentes formes de migration chimique indiquées ici constituent une particularité que nous devrons avoir en vue, dans la suite de notre exposé.

Un autre trait caractéristique nous est fourni par les lois physiques qui y président.

La migration biogène n’est qu’un élément d’un autre processus de la biosphère encore plus puissant, autrement dit de la migration générale de ses éléments. Cette migration s’effectue partiellement sous l’influence de l’énergie solaire, de la force de la gravitation et de l’action des parties internes de l’écorce terrestre sur la biosphère.

Tous ces déplacements des éléments, quelle qu’en soit la cause, répondent à divers systèmes d’équilibres mécaniques déterminés ; en particulier, dans l’histoire de divers éléments chimiques, ils donnent naissance à des cycles géochimiques fermés, à des tourbillons d’atomes.

Ils peuvent tous être ramenés aux lois des équilibres hétérogènes et aux principes formulés par W. Gibbs.

Les processus cycliques auxquels participe la migration biogène sont entretenus par une force extérieure, dont l’afflux ininterrompu les renouvelle. Les forces de l’énergie solaire radiante et de l’énergie atomique jouent dans le renouvellement de ces processus un rôle prépondérant.

Ces équilibres, étudiés en dehors de cet afflux d’énergie extérieure, sont des systèmes mécaniques, qui arrivent nécessairement à un état stable. Leur énergie libre sera nulle ou voisine de zéro à la fin du processus, car tout le travail susceptible d’être accompli dans ce système le sera en fin de compte nécessairement. Dans des équilibres de cette espèce le travail atteint toujours un maximum, tandis que l’énergie à état libre tend vers un minimum.

La migration biogène est une des principales formes du travail dans ces systèmes d’équilibres naturels et évidemment elle doit tendre vers une manifestation maximale.

On peut considérer cette propriété de la migration biogène comme principe géochimique essentiel qui régit de façon automatique les phénomènes biogéochimiques.

Ce premier principe biogéochimique, comme je l’appelle, peut être formulé comme suit :

La migration biogène des éléments chimiques dans la biosphère tend à sa manifestation la plus complète.

6.

Examinons maintenant comment ces deux propriétés de la migration biogène se manifestent dans la biosphère : le premier principe biogéochimique et l’existence des deux formes de sa manifestation, celle premièrement liée à la masse de la matière vivante et secondement à la technique de la vie.

La masse de la matière vivante doit évidemment, lors de la migration biogène maxima dans la biosphère, atteindre les limites ultimes, si tant est qu’il existe de telles limites.

L’invariabilité de cette masse paraît indiquer que la migration biogène sous cette forme a atteint plus ou moins ces limites depuis les époques géologiques les plus reculées.

Il n’en est pas de même de la migration biogène des éléments qui se rattache à la technique de la vie. On remarque ici un saut brusque à notre époque géologique psychozoïque.

Nous assistons au développement de cette forme biogène de la migration et nous devons, conformément au premier principe biogéochimique, admettre que cette forme de la migration des éléments atteindra inévitablement avec le temps sa limite maxima, en supposant toujours qu’une telle limite existe, ou qu’elle s’efforcera constamment d’atteindre son développement maximum.

7.

On peut aisément évaluer la justesse du premier principe biogéochimique en étudiant la migration biogène. La tendance qu’elle a à atteindre son développement maximum dans la biosphère peut être observée dans la nature à l’occasion de deux phénomènes : en premier lieu, la migration biogène occupera le plus grand espace possible, l’espace maximum qui lui est accessible du fait de la masse de la matière vivante et de la technique vitale inhérente à cette dernière. Ce phénomène se manifeste par l’ubiquité de la vie dans la biosphère, comme nous l’observons partout.

Mais la migration biogène, en ce qui concerne son action géochimique, ne dépend pas seulement de la quantité des atomes captés par elle à tout moment dans la biosphère, mais aussi de la rapidité de leur mouvement, du nombre des atomes passant à travers la matière vivante dans l’unité de temps ou du déplacement dans cette même unité de temps provoqué par une intervention d’ordre technique de cette matière vivante au sein du milieu ambiant.

Le premier principe biogéochimique se manifeste alors par la pression de la vie, que nous observons effectivement dans la biosphère et par l’accélération croissante de l’activité technique de l’homme civilisé.

Il importe en même temps de tenir compte, surtout dans le phénomène de l’ubiquité de la vie, mais aussi dans celui de sa pression, de l’existence dans la biosphère de formes vitales évoluant dans des milieux de caractère physique radicalement différent.

On peut et on doit au fond admettre que la vie se manifeste dans deux espaces physiquement divers.

D’une part elle apparaît dans le champ de la gravitation où nous vivons. C’est naturellement le plus habituel pour nous.

Mais ce champ de gravitation où tout est régi par la loi de la gravitation, n’embrasse pas tout le domaine de la vie.

Les plus petits organismes sont de dimensions voisines des molécules, bien qu’appartenant à une autre décade[2]. Ces organismes dont le diamètre n’atteint pas la cent-millième part d’un centimètre, entrent dans le champ des forces moléculaires et leur vie et les phénomènes qui s’y rattachent, ne sont pas régis par la gravitation universelle seule, mais sont également soumis à l’action des rayonnements qui nous entourent de toute part : ceux-ci peuvent abolir en ce qui concerne ces organismes, les conditions d’existence qui découlent de la gravitation.

Nous savons que ces organismes infiniment petits jouissent aussi de l’ubiquité, remplissent l’espace maximum et que la pression de leur vie, l’intensité du courant d’atomes qu’ils provoquent, sont extrêmes.

8.

Ainsi on peut considérer l’ubiquité de la vie et sa pression, comme l’expression du principe de la nature ambiante, qui régit la migration biogène des éléments chimiques.

Il est aisé de se convaincre, quand on étudie les phénomènes naturels et les faits empiriques qui y ont trait, que l’ubiquité même, ainsi que la poussée de la vie ne peuvent pas être expliquées par l’immutabilité de la vie actuelle des organismes.

Ces phénomènes se modifient au cours des temps géologiques et se développent dans une large mesure sous l’action de l’évolution.

La création par suite de cette évolution de nouvelles formes vitales, s’adaptant aux nouvelles formes d’existence, augmente l’ubiquité de la vie et élargit son domaine. La vie pénètre ainsi dans des régions de la biosphère où elle n’avait pas eu d’accès auparavant.

On voit en même temps comment, au cours des époques géologiques, apparaissent de nouvelles formes de vie. Leur survenue amène pourtant une accélération du courant atomique à travers la matière vivante, et provoque également au sein des atomes des manifestations nouvelles, inconnues jusqu’ici, ainsi que l’apparition de nouveaux modes de déplacement.

L’attention que trois générations déjà de naturalistes ont prêtée aux phénomènes de l’évolution des espèces a permis d’analyser la nature vivante et de s’assurer que l’ubiquité et la pression de la vie observées partout, se sont radicalement modifiées et accrues au cours des époques géologiques. C’est un résultat de l’évolution et de l’adaptation des organismes au milieu.

Deux ou trois exemples suffiront à rendre ma pensée plus claire. L’analyse de la faune des cavernes démontre qu’elle est composée d’organismes ayant jadis vécu à la lumière. Ils se sont adaptés à de nouvelles conditions et ont élargi ainsi le domaine de la vie. Ceci est vrai aussi pour une partie au moins du benthos de l’Océan. Elle s’est adaptée aux conditions de haute pression, de froid et de ténèbres, bien qu’elle tire son origine d’organismes ayant vécu dans d’autres conditions.

C’est un nouveau phénomène qui élargit le domaine de la vie dans la biosphère. L’analyse de ces phénomènes paraît indiquer que le domaine de la vie continue à s’élargir à notre époque géologique également par le peuplement des profondeurs océaniques.

On peut encore, en ce qui concerne d’autres phénomènes, observer à chaque pas des processus identiques. La flore et la faune des sources thermales comme la flore et la faune des hautes altitudes ou des déserts, et celles des régions des glaciers et des neiges perpétuelles se sont développées conformément aux lois de l’évolution. La vie, en s’adaptant ainsi au milieu, s’est annexé lentement de nouvelles régions et a renforcé la migration biogène des atomes de la biosphère.

Le processus de l’évolution a non seulement élargi le domaine de la vie, il a intensifié et accéléré la migration biogène. La formation du squelette des vertébrés a modifié et augmenté, en la concentrant, la migration des atomes du fluor et, sans doute, du phosphore et celle de celui des invertébrés aquatiques — la migration des atomes du calcium.

Il est inutile d’insister sur l’extrême accroissement de la pression de la vie dans la biosphère provoqué par l’apparition de l’homo sapiens évolué, qu’on peut, semble-t-il, appeler en combinant la terminologie de Linné et celle de Bergson et en employant la triple caractéristique de l’espèce l’homo sapiens faber. La pensée de l’homo sapiens faber est un nouveau fait qui bouleverse la structure de la biosphère après des myriades de siècles.

9.

Ainsi, l’analyse empirique de la nature vivante ambiante établit d’une façon nette et décisive que l’ubiquité et la pression de la vie dans la biosphère sont le résultat de l’évolution. Autrement dit, l’évolution des formes vivantes au cours des temps géologiques sur notre planète, augmente la migration biogène des éléments chimiques dans la biosphère.

Naturellement, la condition mécanique qui détermine la nécessité de ce caractère de la migration atomique, s’est maintenue sans interruption au cours de tous les temps géologiques et l’évolution des formes de la vie a toujours eu à en tenir compte.

Cette condition mécanique qui provoque cette migration biogène des éléments est due au fait que la vie constitue une partie intégrante du mécanisme de la biosphère et qu’elle est au fond la force qui détermine son existence.

Il est évident aussi que l’évolution des espèces est en corrélation avec la structure de la biosphère. Ni la vie, ni l’évolution de ses formes, ne sauraient exister indépendamment de la biosphère, ni lui être opposées comme des entités naturelles séparées.

Partant de ce principe fondamental et du fait de la participation de l’évolution au développement de l’ubiquité et de la pression de la vie dans la biosphère actuelle, on est fondé, concernant l’évolution des formes vivantes, à poser un nouveau principe biogéochimique.

Ce principe biogéochimique que j’appellerai second principe biogéochimique peut être formulé ainsi :

L’évolution des espèces en aboutissant à la création des nouvelles formes vitales stables, doit se mouvoir dans le sens de l’accroissement de la migration biogène des atomes dans la biosphère.

10.

Il est certain que ce principe ne peut en aucune façon expliquer l’évolution des espèces et n’intervient pas dans les tentatives d’explication, dans les différentes théories d’évolution qui préoccupent actuellement les savants. Ce principe admet l’évolution comme un fait empirique, ou plutôt comme une généralisation empirique, et le rattache à une autre généralisation empirique celle du mécanisme de la biosphère.

Mais il est loin d’être indifférent du point de vue des théories évolutionnistes et il indique, à mon avis, avec une logique infaillible l’existence d’une direction déterminée dans le sens de laquelle le processus de l’évolution doit nécessairement s’effectuer. Cette direction coïncide parfaitement dans sa terminologie (scientifiquement précise) avec les principes de la mécanique, avec toute notre connaissance des processus physico-chimiques terrestres auxquels appartient la migration biogène des atomes.

Toute théorie de l’évolution doit prendre en considération l’existence de cette direction déterminée du processus de l’évolution qui, avec le développement ultérieur de la science, pourra être évalué numériquement.

Il me semble impossible pour plusieurs raisons, de parler des théories évolutionnistes sans tenir compte aussi de la question fondamentale de l’existence d’une direction déterminée, dans le processus de l’évolution invariable, au cours de toutes les époques géologiques.

Prises dans leur ensemble, les annales de la paléontologie ne portent pas le caractère d’un bouleversement chaotique, tantôt dans un sens tantôt dans un autre, mais d’un phénomène, dont le développement s’effectue d’une façon déterminée toujours dans le même sens, dans celui de l’accroissement de la conscience, de la pensée et de la création de formes augmentant l’action de la vie sur le milieu ambiant.

L’existence d’une direction déterminée de l’évolution des espèces peut être établie d’une façon précise par l’observation.

Je me bornerai à un petit nombre d’exemples d’une portée générale relatifs à la marche du processus de l’évolution, aux indications de la paléontologie considérées du point de vue de la transformation de la migration biogène au cours des époques géologiques.

11.

C’est à l’époque du cambrien, aux limites de l’ancien monde vivant étudié par nous, qu’apparurent les invertébrés supérieurs. Le fait en question n’est pas absolument établi, mais il faut l’admettre pour expliquer d’une façon très simple le brusque changement survenu un peu après le début de l’époque cambrienne concernant la conservation des organismes. La complète immutabilité au cours de toute l’époque précambrienne des processus de l’érosion, leur identité complète, si on considère leurs traits essentiels, avec les processus analogues actuels, ne permet pas de chercher l’explication de l’absence de vestiges dans la diversité des conditions du milieu extérieur.

Il n’y a en même temps aucune raison de supposer que le métamorphisme des couches terrestres occasionné par une durée déterminée de ses processus, ait eu comme suite à ce moment précis, une absence de vestiges organiques. Il faudrait admettre autrement que toutes les couches plus anciennes ont été complètement transformées.

Dès maintenant nous connaissons bien des cas ou des couches précambriennes ont été moins métamorphisées que celles de l’époque cambrienne et que les couches plus récentes.

Ce sont probablement les géologues qui admettent ici un brusque changement de la migration biogène des atomes du calcium qui ont raison. C’est le premier phénomène de cette espèce que nous ayons pu constater.

On peut se faire une idée de l’importance de cet événement en se souvenant du rôle joué dans la biosphère par les organismes très riches en calcium (les organismes le contiennent de préférence à tous les autres métaux), dans la formation des dépôts calcaires. Le mécanisme de la migration biogène du calcium a subi de grands changements à l’époque indiquée et cette migration est devenue instantanément plus intense. À en juger par ce qu’on connaît de l’intensité de la migration du calcium, suscitée par la création du squelette des invertébrés supérieurs, par exemple, des mollusques ou des coraux, par rapport à celle, dans les organismes microscopiques, du calcium dégagé antérieurement par eux, il faut admettre une augmentation brusque et extrême de l’intensité de sa migration lors de la création de ces nouvelles formes de la vie.

Il est possible, qu’une pareille modification de la migration biogène du calcium, provoquée par la formation de nouvelles espèces douées de squelettes, riches en carbonate de calcium, corresponde à l’invasion de la vie alors dans de nouveaux domaines de la biosphère. Cette modification a dû avoir sa répercussion également dans l’histoire de l’acide carbonique.

Aux débuts de la vie paléozoïque, et peut-être à l’époque cambrienne un autre fait très important relatif à la migration biogène des atomes s’impose à l’attention : il est lié à la transformation radicale de la végétation sylvestre des continents. Le processus du perfectionnement graduel de ces organismes, dont le plein épanouissement atteint, semble-t-il, son point culminant à l’époque tertiaire, s’est prolongé encore aux cours de plusieurs époques géologiques. Ce processus correspond à la conquête par la vie d’un nouvel et immense domaine, celui de la troposphère. L’apparition de la forêt, exubérante de vie, amena un grand changement dans la migration des atomes de l’oxygène, du carbone, de l’hydrogène et simultanément dans celle de tous les atomes vitaux dont le mouvement cyclique tout d’abord a dû devenir plus intense, car la forêt, surtout la forêt d’arbres à feuilles persistantes des nouvelles époques géologiques, concentre la vie, tant végétale qu’animale, dans des proportions inconnues jusqu’alors. Si l’on compare de ce point de vue la forêt des cryptogames des époques primitives à nos forêts ou aux forêts tertiaires des phanérogames, la différence de l’intensité de la migration biogène nous paraîtra énorme.

À l’époque mésozoïque, un nouveau fait, l’apparition des oiseaux, a augmenté l’intensité de la migration biogène et la vie a encore accru son domaine. Ce n’est du reste qu’à l’époque mésozoïque et à l’époque tertiaire que les organismes volants ont atteint leur plein développement sous la forme d’oiseaux. Deux fonctions biogéochimiques très importantes se rattachent à ces deux nouvelles formes de la vie. On ne peut guère conclure à un rapport entre ces formes et les invertébrés volants qui remontent très loin dans le passé, jusqu’aux débuts de l’époque paléozoïque, bien que les invertébrés volants aient particulièrement rempli ces fonctions et les remplissent encore aujourd’hui. En tout cas, seule, la création des oiseaux a donné au mécanisme de la migration biogène l’impulsion qu’elle n’avait pas avant.

Dans le mécanisme de la biosphère, dans la migration biogène des atomes, les oiseaux, ainsi que les autres organismes volants, jouent un rôle immense pour ce qui est de l’échange de la matière entre la Terre ferme et l’eau, principalement entre le continent et l’Océan ! Le rôle des oiseaux s’oppose ici à celui des fleuves, mais, par la quantité des masses transportées, il s’en rapproche. Les migrations des oiseaux rendent ce rôle encore plus important en ce qui concerne la circulation biogène des atomes. L’apparition de ces espèces de vertébrés ailés a non seulement créé de nouvelles formes de migrations biogènes et a eu une répercussion sur la balance chimique de la mer et du continent, mais elle a provoqué encore une recrudescence de la migration biogène au cours de l’histoire de corps séparés, en particulier dans celle du phosphore. Les invertébrés ailés, les insectes, n’ont pas joué un rôle aussi important. Il est vrai que les sauriens volants sont apparus avant les oiseaux, mais tout indique qu’ils n’ont pas exercé une action comparable à la leur. L’apparition des oiseaux paraît liée à celle de nouveaux types de forêts, ou, en tout cas, semble avoir coïncidé avec celle-ci.

Le rôle de l’humanité civilisée du point de vue de la migration biogène a été infiniment plus important que celui des autres vertébrés. Ici, pour la première fois dans l’histoire de la Terre, la migration biogène, due au développement de l’action de la technique a pu avoir une signification plus grande que la migration biogène déterminée par la masse de la matière vivante. En même temps, les migrations biogènes ont changé pour tous les éléments. Ce processus s’est effectué très rapidement dans un espace de temps insignifiant. La face de la Terre s’est transformée d’une façon méconnaissable et pourtant il est évident que l’ère de cette transformation ne fait que commencer.

Ces transformations sont conformes aux données du second principe biogéochimique ; le changement aboutit à un accroissement extrême de l’intensité de la migration des atomes de la biosphère.

Il faut noter ici deux phénomènes : premièrement, l’homme, ce qui n’est pas douteux, est né d’une évolution, et secondement, en observant le changement qu’il produit dans la migration biogène, on constate que c’est un changement d’un type nouveau qui, avec le temps, s’accélère avec une rapidité extraordinaire.

On peut donc parfaitement admettre que les changements dans la migration biogène s’effectuaient au cours des périodes paléontologiques sous l’influence de la création de nouvelles espèces animales et végétales d’une façon non moins rapide.

La forme nouvelle quantitative de la migration biogène correspondant à la civilisation, a été préparée par toute l’histoire paléontologique. On aurait pu retrouver ses premiers vestiges, si nous connaissions les lois de la nature dès les premières pages des annales de la paléontologie.

Je me suis arrêté ici sur quelques phénomènes typiques de l’évolution des espèces, relatifs à la migration biogène des éléments chimiques. Dans tous ces cas, l’accord de l’évolution avec le second principe biogéochimique est évident, comme il ressort toujours, semble-t-il, de l’analyse des annales paléontologiques.

Comment cet accord a-t-il lieu ? Est-ce la suite d’un concours aveugle de circonstances ou bien celle d’un processus plus profond, déterminé par les propriétés de la vie, processus incessant et toujours le même dans ses manifestations au cours de toute l’histoire géologique de la planète ? C’est ce que l’avenir décidera.

L’influence régulatrice du second principe géochimique se manifestera dans deux cas.

Si même la création des espèces avait lieu au hasard, accidentellement, en dehors de l’influence du milieu ambiant, c’est-à-dire du mécanisme de la biosphère, une espèce quelconque, accidentellement créée, n’aurait cependant pu survivre et entrer dans le tourbillon de la planète ; même alors, seule l’espèce suffisamment stable, susceptible d’augmenter la migration biogène de la biosphère, aurait survécu.

Il est cependant impossible d’opposer actuellement d’une façon si élémentaire l’organisme au milieu, c’est-à-dire, à la biosphère, comme on le faisait jadis. On sait que l’organisme n’est pas un hôte accidentel dans le milieu, il fait partie de son mécanisme compliqué et soumis à des lois fixes. L’évolution elle-même constitue une partie de ce mécanisme.

Le naturaliste doit exclure de sa conception de l’univers toutes les notions philosophiques ou religieuses qui ont pénétré du dehors dans la science. L’admission dans les problèmes de l’évolution de l’indépendance de l’organisme par rapport à son milieu et d’une opposition entre ces deux facteurs serait une erreur de ce genre.

De ce point de vue, il existe vraisemblablement un lien intime entre l’accord de l’évolution et le principe qui la régit et il ne s’agit sans doute pas ici d’un simple concours de circonstances.

12.

Sans se préoccuper des causes de l’évolution, en indiquant seulement la nécessité pour celle-ci d’une direction déterminée, l’étude des phénomènes biogéochimiques circonscrit ainsi le domaine des théories évolutionnistes admissibles dans la science.

Il semble que cette étude entr’ouvre devant nous un autre domaine encore de phénomènes d’activité scientifique, réservé jusqu’ici exclusivement à la spéculation philosophique ou religieuse.

La nouvelle forme de migration biogène, nouvelle du moins à cette échelle, a été provoquée, comme nous voyons, par l’intervention de la raison humaine.

Pourtant elle ne se distingue en rien des autres manifestations de la migration biogène, qui se rattachent à d’autres fonctions vitales.

On peut en même temps établir d’une façon précise que la pensée humaine change d’une façon brusque et radicale la marche des processus naturels, et modifie ce que nous appelons les lois de la nature.

La conscience et la pensée, malgré les efforts de générations de penseurs et de savants, ne peuvent être ramenées ni à l’énergie, ni à la matière quelle que soit la façon dont on définit ces bases de notre pensée scientifique.

Comment la conscience peut-elle agir sur une marche de processus qui semblent pouvoir être entièrement ramenés à la matière et à l’énergie ?

Cette question a été dernièrement posée par le mathématicien américain J. Lotka[3], précisément au sujet de phénomènes biogéochimiques. Il est douteux que sa réponse soit satisfaisante. Mais il a indiqué l’importance du problème et la possibilité de l’aborder.

Il est probable que nous ne pourrons résoudre ce problème qu’après avoir radicalement renouvelé nos notions physiques fondamentales, notions qui viennent subir et subissent encore des transformations avec une rapidité dont nous ne connaissions pas avant d’exemple dans l’histoire de la pensée. Les théories physiques devront inévitablement se préoccuper des phénomènes fondamentaux de la vie.

C’est dans ce sens que travaille actuellement la pensée. Il est impossible de ne pas tenir compte de ces nouvelles et profondes recherches. Parmi elles, les spéculations du mathématicien et penseur anglais, A. Whitehead[4], il est vrai, plus philosophiques que scientifiques méritent d’être analysées. Il est très possible qu’un autre penseur anglais J. Haldane[5] ait raison en prévoyant dans un avenir prochain une transformation radicale de la physique et de ses principes, en raison de l’introduction dans sa sphère de l’étude des phénomènes de la vie.

L’étude des phénomènes biogéochimiques, poussée le plus avant possible, nous fait pénétrer précisément dans ce domaine des manifestations connexes de la vie et de la structure physique de l’univers, et, en même temps, dans celui des futures théories scientifiques.

On s’explique le profond intérêt philosophique que présentent actuellement les problèmes biogéochimiques.


  1. Communication faite à la Société des Naturalistes de Léningrad le 5 février 1928.
  2. W. Vernadsky, Revue génér. des Sciences. 1928, p. 136.
  3. J. Lotka, Elements of physical biology, Balt., 1925.
  4. A. Whitehead, Science and modern world, Cambr., 1926.
  5. J. Haldane, Daedalus, L., 1926.