L. Hachette et Cie (p. 121-126).

XLI

LES FRÈRES DE JOSEPH VIENNENT EN ÉGYPTE

(1695 ans avant J.-C.)



Les sept années d’abondance eurent lieu en Égypte comme l’avait prédit Joseph. Jamais on n’avait vu une quantité aussi considérable de blé, de grains et de fruits de toutes espèces. Joseph fit bâtir dans toutes les villes d’Égypte d’immenses greniers ; il les fit remplir des blés qu’il achetait au nom du roi et qu’il conserva pour les sept années de famine qui devaient venir après les sept armées d’abondance. Tous les greniers se trouvèrent remplis à la fin de la septième année fertile.

Alors commencèrent les sept années de misère ; la famine faisait mourir une partie des populations du monde entier ; en Égypte, le peuple avait du blé en quantité suffisante, grâce à Joseph, qui en vendait au nom du roi non-seulement dans les villes, mais aussi dans les campagnes.

Quand on sut dans les pays voisins qu’on vendait du blé en Égypte, on accourut de tous côtés pour en avoir.

Jacob appela ses fils et leur dit : « J’ai appris qu’on vend du blé en Égypte ; allez-y pour en acheter de quoi nous faire vivre tous pendant quelque temps ; autrement nous mourrons de faim. »

Les dix frères de Joseph partirent donc avec de l’or pour payer le blé. Jacob avait gardé auprès de lui Benjamin, le jeune frère de Joseph, second fils de Rachel, qu’il avait tant aimée. Il n’avait pas confiance dans ses dix autres fils, et il leur dit qu’il craignait pour Benjamin les accidents d’un si long et si pénible voyage.

Les dix frères de Joseph se mirent donc en route et arrivèrent dans le palais qu’habitait Joseph. Le blé ne se vendait aux étrangers que sur l’ordre de Joseph lui-même.

Jacques. Pourquoi cela ? C’était fort ennuyeux pour Joseph, qui avait tant à faire déjà, de recevoir tous ces étrangers, et c’était ennuyeux pour les étrangers d’être obligés d’aller jusqu’à la capitale pour acheter du blé.

Grand’mère. C’était un ennui et une fatigue, il est vrai ; mais Joseph voulait avant tout avoir du blé pour toute l’Égypte pendant les sept années de famine ; et il ne voulait pas qu’on en vendît à des étrangers plus qu’il ne pouvait leur en vendre ; en donnant lui-même les ordres pour le blé qu’on pouvait leur laisser emporter, il était sûr qu’on ne dépasserait pas la quantité qu’il avait fixée.

Les frères de Joseph furent donc amenés devant lui ; il les reconnut tout de suite, mais eux ne le reconnurent pas.

Louis. C’est singulier qu’ils n’aient pas reconnu leur frère.

Grand’mère. Mais non, c’est au contraire très-naturel. Joseph avait dix-huit ans quand ils l’ont vendu ; il en avait alors environ quarante ; il était grandi, fortifié, il avait de la barbe. De plus, ils ne pensaient plus à lui, et ils ne pouvaient pas imaginer que le pauvre Joseph, vendu comme esclave, pût être le gouverneur d’un grand royaume, et le favori du roi Pharaon.

Joseph n’eut pas l’air de les avoir reconnus. Il leur parla donc comme à des étrangers.

« Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ? » leur dit-il assez rudement.

Ils se prosternèrent devant lui et lui répondirent : « Nous venons du pays de Chanaan.

— Que venez-vous faire ici ? Je vois que vous êtes des espions ; vous venez pour reconnaître les passages les plus faciles de l’Égypte et les endroits les plus faibles, pour nous attaquer et nous piller.

— Seigneur, cela n’est pas, répondirent les frères ; nous venons seulement pour acheter du blé, afin de ne pas mourir de faim avec notre père. Nous sommes douze frères, enfants du même père ; nous n’avons aucune mauvaise intention.

— Vous dites que vous êtes douze et je n’en compte que dix, dit Joseph.

— Seigneur, notre père a gardé notre plus jeune frère, et l’autre n’est plus de ce monde. »

Joseph, qui était inquiet de son frère Benjamin…

Petit-Louis. Pourquoi en était-il inquiet ? Puisqu’on lui dit qu’il était resté avec Jacob.

Grand’mère. Parce que Joseph ne pouvait avoir oublié leur cruauté à son égard ; il avait pour qu’ils n’eussent tué Benjamin par le sentiment de jalousie dont lui-même avait été si tristement victime.

Contenant son émotion, Joseph leur dit : « Je me méfie de vous ; je ne vous laisserai sortir d’ici que lorsque j’aurai vu votre jeune frère. Envoyez l’un de vous pour le chercher ; pendant ce temps je vous garderai en prison. »

Joseph les fit donc mettre en prison pendant trois jours.

Françoise. Pourquoi cela ? C’est méchant.

Grand’mère. C’était pour les punir au moins un peu de leur méchanceté passée. C’était de plus un moyen de leur faire peur et de se faire amener son frère, s’il vivait encore.

Le troisième jour, Joseph les fit amener devant lui, et il leur dit :

« Faites ce que je vais vous dire, et vous vivrez ; car je crains Dieu et je ne veux pas répandre le sang innocent. Que l’un de vous reste dans la prison, et que les autres retournent dans leur pays et m’amènent leur jeune frère. Vous emporterez le blé que vous étiez venus chercher ; et, si vous revenez, je verrai que vous avez dit la vérité, et celui de vous que je garde en prison ne mourra pas. »

Les frères de Joseph se mirent à délibérer, et à se dire les uns aux autres : « Il est juste que nous souffrions pour notre cruauté passée envers notre malheureux frère Joseph. Nous avons commis un grand crime ; l’un de nous va périr, car notre père, qui se méfie de nous, ne consentira jamais à nous laisser emmener Benjamin, et celui d’entre nous qui restera ici sera mis à mort. »

Ils ne savaient pas que Joseph comprenait ce qu’ils disaient, parce qu’il leur avait parlé par un interprète.

Paul. Qu’est-ce qu’un interprète ?

Grand’mère. Un interprète est un homme qui parle les langues de pays différents et qui les traduit : ainsi, un Chinois te parlerait, tu ne le comprendrais pas ; et le Chinois de son côté ne te comprendrait pas, parce que tu lui parlerais français. Tu ferais venir quelqu’un qui parle français et chinois ; il t’expliquerait ce que te demande le Chinois, et il expliquerait au Chinois ce que tu lui réponds.

Joseph avait donc causé avec ses frères par un interprète pour qu’ils ne pussent pas le reconnaître. Quand il entendit leurs paroles de repentir, il fut touché, et se retira pour pleurer.

Quand il rentra, il fit prendre Siméon et le fit enchaîner devant ses frères, pour leur faire croire qu’il serait traité cruellement, et pour les faire revenir plus vite. Ensuite il ordonna à un de ses officiers de remplir de blé les sacs qu’ils avaient apportés, et de remettre, dans chacun des sacs, l’argent qu’ils avaient payé, en y ajoutant encore des vivres pour se nourrir en route. L’officier exécuta ses ordres.

Les frères de Joseph s’en allèrent, emportant leurs sacs de blé qu’ils avaient chargés sur leurs ânes.

Jeanne. Pourquoi des ânes ?

Grand’mère. Dans ce temps-là, les ânes étaient, et ils le sont encore aujourd’hui, plus forts que les chevaux et ils supportaient mieux les grandes fatigues, le froid, la grande chaleur, la soif et la mauvaise nourriture.

Dans un moment de repos, un des frères, ayant ouvert son sac pour prendre de quoi manger, trouva son argent à l’entrée du sac. Il le dit à ses frères, qui en furent étonnés et saisis, car ils craignaient que Joseph ne les prît pour des voleurs.

En arrivant chez leur père, ils lui racontèrent tout ce qui leur était arrivé, et ils vidaient leurs sacs tout en parlant. Et tous trouvèrent leur argent à l’entrée des sacs. Ils en furent encore plus épouvantés.

Quand Jacob sut que le gouverneur demandait Benjamin, il entra dans un grand désespoir et reprocha à ses fils d’avoir parlé de leur dernier frère.

« Que pouvions-nous faire ? dit Ruben. Cet homme nous accusait d’être des espions ; il nous interrogeait sur notre pays, sur vous, sur le nombre de vos enfants ; que pouvions-nous dire ? Pouvions-nous prévoir qu’il nous ordonnerait de lui amener Benjamin, et qu’il retiendrait Siméon pour le faire mourir si nous n’obéissions pas ? »

Jacob pleura, se lamenta et ne pouvait encore consentir à laisser partir le dernier fils de Rachel. Pourtant, la provision de blé s’épuisait et le temps se passait. Enfin, à force de supplications, de promesses, ils obtinrent de Jacob qu’il leur confiât Benjamin et ils se préparèrent au départ. Benjamin avait alors environ trente ans.