XXXVI

JALOUSIE DES FRÈRES DE JOSEPH — ILS LE VENDENT

(1718 ans avant J.-C.)



Après la mort d’Isaac, Jacob resta dans le pays qu’avait habité son père. Il avait douze fils :


Ruben, Siméon, Lévi, Juda, Issachar et Zabulon ; fils de Lia ;
Dan et Nephtali, fils de Bala, servante de Rachel ;
Gad et Aser, fils de Zelpha, servante de Lia ;
Joseph et Benjamin, fils de Rachel, et les deux bien-aimés de Jacob.

Les dix fils aînés de Jacob furent chargés de la garde des troupeaux, qui étaient très-nombreux, Joseph et Benjamin, étant beaucoup plus jeunes, restaient auprès de leur père, qui avait de la peine à s’en séparer ; Jacob avait fait faire à Joseph une robe de plusieurs couleurs.

Françoise. Comment, une robe ? Les garçons portaient donc des robes comme les filles ?

Grand’mère. Non-seulement les garçons, mais les hommes aussi ; ils portaient des robes qui leur tombaient jusqu’aux chevilles, et les peuples d’Orient et les Turcs ont conservé cet usage : c’était plus beau et plus commode que nos petits habits étriqués. Une robe de plusieurs couleurs était plus distinguée, plus riche qu’une robe d’une seule couleur ; les frères de Joseph en furent jaloux, parce qu’ils voyaient que Jacob leur préférait Joseph. Un jour, Joseph leur vit commettre une méchante action à laquelle il ne voulut pas prendre part ; il crut devoir en avertir son père, qui la reprocha vivement à ses fils ; ils commencèrent alors à détester leur jeune frère.

Jacob voyait avec peine cette haine de ses fils contre Joseph, qui se faisait aimer de plus en plus par sa bonté et ses vertus. Le pauvre Joseph ne s’apercevait pas des mauvais sentiments de ses frères à son égard ; les voyant un jour maussades après le repas, il voulut les égayer et leur dit :

« Écoutez, mes frères, le singulier songe que j’ai fait. J’ai rêvé que nous étions tous en train de lier des gerbes de blé. Tout à coup, ma gerbe se leva et se tint debout au milieu des vôtres ; vos gerbes se rangèrent autour de la mienne, se prosternèrent devant elle et l’adorèrent. »

Ses frères lui répondirent : « Qu’est-ce que tu veux nous faire croire par ton rêve ? Est-ce que tu seras notre roi et que nous nous prosternerons devant toi pour t’adorer comme un Dieu ?

Et se levant, ils s’en allèrent fort en colère ; leur haine contre Joseph devint plus forte encore.

Quelques jours après, Joseph eut un autre songe qu’il raconta acore à ses frères, leur disant : « J’ai rêvé cette nuit que le soleil, la lune et onze étoiles m’entouraient et m’adoraient. »

Jacob comprit que le soleil et la lune le représentaient lui-même avec Lia sa femme, et que les onze étoiles signifiaient les onze frères de Joseph ; désirant calmer la colère de ses fils, il réprimanda Joseph et lui dit : « Pourquoi nous racontes-tu tes rêves ? Veux-tu nous faire croire que moi, ta belle-mère Lia et tes onze frères nous t’adorerons sur la terre ? »

Depuis ce jour, ses frères, transportés de colère, cherchaient l’occasion de se venger du pauvre Joseph ; mais ils ne savaient comment faire, parce qu’il était toujours avec Jacob et le petit Benjamin, qui restait avec son père.

Un jour pourtant, Jacob, voulant adoucir l’humeur de ses fils, dit à Joseph : « Tes frères sont allés depuis plusieurs jours faire paître les troupeaux dans le pays de Sichem ; va les voir, mon fils, demande de leurs nouvelles et vois s’ils ont besoin de quelque chose ; tu viendras me le dire.

— Je suis prêt à vous obéir, mon père, » répondit Joseph. Et il partit sur-le-champ.

Petit-Louis. Ce pauvre Joseph ! Je parie que ses méchants frères vont le battre horriblement.

Grand’mère. Ils ont fait bien pis que le battre. Quand ils virent de loin arriver Joseph, ils dirent : « Voici notre rêveur qui vient ; il est seul ; tuons-le et jetons-le dans la vieille citerne ici près. Nous dirons qu’une bête l’a dévoré. Il verra bien à quoi ses songes lui auront servi. »

Mais Ruben, qui était moins méchant que les autres, tâchait d’empêcher qu’ils ne tuassent Joseph, disant : « Ne le tuez pas, ne répandez pas son sang ; contentez-vous de le jeter dans cette citerne ; personne ne peut venir à son secours dans ce désert ; ainsi, vous vous en débarrasserez tout de même, et du moins vous n’aurez pas versé le sang de votre frère. »

Aussitôt donc que Joseph fut arrivé près de ses frères, ils se saisirent de lui, lui arrachèrent sa belle robe de plusieurs couleurs, et, malgré ses cris, ses supplications et ses larmes, ils le jetèrent dans la citerne pour qu’il y mourût de faim.

Et s’éloignant de ce lieu, ils s’assirent pour manger. Ruben ne voulut pas rester près d’eux, et s’éloigna pour ne plus entendre les cris et les gémissements de son pauvre frère.

Jacques. Et pourquoi ce méchant homme a-t-il conseillé de jeter le pauvre Joseph dans la citerne ? C’était encore plus cruel de le laisser mourir de faim après plusieurs jours de souffrances, que de le tuer à coups de pierres et de bâton.

Grand’mère. Ruben avait donné ce conseil pour pouvoir sauver Joseph ; il voulait venir le chercher dans la nuit et le ramener à son père, comme vous verrez tout à l’heure ; tandis que, s’il avait voulu le sauver par la force, il aurait succombé dans la lutte contre ses neuf frères, et lui-même aurait péri avec Joseph.

Pendant que les frères de Joseph se reposaient et mangeaient, ils virent des marchands ismaélites qui passaient avec leurs chameaux chargés de parfums, de résine et autres productions de leur pays, qu’ils allaient vendre en Égypte.

Alors Juda dit à ses frères : « À quoi nous servira-t-il d’avoir fait mourir notre frère ? Il est comme nous le fils de notre père ; il vaut mieux ne pas avoir ce crime à nous reprocher et le vendre à ces marchands qui passent. » Les frères de Juda consentirent à ce qu’il leur proposait ; ils retirèrent Joseph de la citerne ; ils appelèrent les marchands et le leur vendirent pour vingt pièces d’argent. Les marchands emmenèrent le pauvre Joseph Joseph vendu par ses frères
pour le revendre en Égypte comme esclave ; il avait alors dix-huit ans.

Henriette. Quels abominables gens que ces fils de Jacob ! Et comment croyaient-ils pouvoir expliquer à Jacob l’absence de Joseph ?

Grand’mère. Tu penses bien que de pareils scélérats ne se sont fait aucun scrupule de mentir. Avant de jeter l’infortuné Joseph dans la citerne, ils lui avaient ôté sa robe de couleur ; ils tuèrent un chevreau, ils trempèrent la robe de Joseph dans le sang du chevreau et l’envoyèrent à Jacob par des serviteurs, en lui faisant dire : « Voici ce que nous avons trouvé ; voyez si ce n’est point là la robe de votre fils. »

Pendant la nuit, Ruben était revenu près de la citerne pour en retirer Joseph, et, ne l’ayant plus trouvé, il eut un violent chagrin, et reprocha à ses frères l’abominable action qu’ils avaient commise en vendant leur frère aux marchands étrangers.

Louis. Il était bien temps de se désoler, après avoir lui-même voulu le tuer ; ce Ruben était presque aussi méchant que les autres.

Grand’mère. C’est vrai, mais du moins lui s’était repenti à temps pour sauver Joseph ; il ne prévoyait pas que ses frères seraient assez cruels pour vendre leur malheureux frère comme esclave.

Quand Jacob reçut la robe de Joseph, il la reconnut ; la voyant pleine de sang, il s’écria : « C’est la robe de mon fils ! Une bête cruelle l’a dévoré ! Une bête a dévoré mon bien-aimé Joseph ! » Et il entra dans un violent désespoir ; il déchira ses vêtements, et couvrit sa tête de cendre, ce qui était chez les Juifs le signe d’une grande affliction.

Quand ses fils revinrent, ils le trouvèrent dans cette grande douleur, pleurant sans cesse et ne voulant pas recevoir leurs consolations. « Non, leur disait-il, retirez-vous ; je pleurerai toujours jusqu’à ce que je meure du chagrin que me cause la mort de mon fils. » Et il ne cessa de pleurer jour et nuit.