CCV

AUTRE SONGE DE NABUCHODONOSOR — DANIEL L’EXPLIQUE
NABUCHODONOSOR EST CHANGÉ EN BÊTE

(558 ans avant J.-C.)



Dans le temps de l’histoire précédente, Daniel et les trois jeunes gens avaient trente à trente et un ans ; dans celle que je vais vous raconter, Daniel avait déjà environ quarante-huit ans.

Armand. Et qu’est-ce qu’il a fait pendant cet intervalle ?

Grand’Mère. L’Écriture sainte n’en parle pas ; il est probable qu’il ne s’est rien passé d’important.

Donc dix-sept à dix-huit ans après le martyre et le triomphe des trois jeunes gens de la fournaise, le roi Nabuchodonosor eut encore un songe qu’il voulut se faire expliquer.

Les devins, mages et augures païens n’y comprirent rien, comme pour le premier, et Daniel fut appelé par le roi, qui lui dit :

« Baltassar, prince des devins, comme je sais que tu as en toi l’esprit du Dieu saint, et qu’il n’y a pas de secrets que tu ne puisses pénétrer, dis-moi ce que signifie le songe que j’ai eu. »

Nabuchodonosor raconta alors à Daniel qu’étant endormi, il voyait au milieu de la terre un arbre excessivement haut : c’était un arbre grand et fort, dont le sommet semblait se perdre dans le ciel et dont l’étendue paraissait atteindre l’extrémité du monde. Ses feuilles étaient très-belles, et il était chargé d’une quantité de fruits capables de nourrir toutes sortes d’animaux. Les bêtes privées et les bêtes sauvages demeuraient dessous, les oiseaux du ciel vivaient dans ses branches, et tout ce qui était vivant y trouvait de quoi se nourrir.

« Ensuite je vis un Ange, et de ceux chargés de veiller sur l’arbre, descendre du ciel et crier d’une voix forte : « Abattez l’arbre par le pied, coupez-en les branches, faites-en tomber les feuilles, et répandez-en les fruits.

« Laissez néanmoins en terre le tronc avec ses racines ; qu’il soit mouillé par la rosée du ciel, et qu’il paisse avec les bêtes sauvages. »

Françoise. Comment une racine d’arbre peut-elle paître comme un animal ?

Grand’mère. Paître veut dire se nourrir ; les arbres se nourrissent par leurs racines comme les animaux par leurs dents et leur estomac.

La voix dit encore : « Qu’on ôte à cette racine son cœur d’homme, qu’on lui donne un cœur de bête, et que sept années passent sur elle. »

« Voilà le songe que j’ai eu, dit Nabuchodonosor. Hâte-toi, Baltassar, de m’en donner l’explication ; car tous les sages et les devins de mon royaume n’ont pu le comprendre. Mais pour toi, Baltassar, tu le peux, car l’esprit du Dieu saint est en toi. »

Alors Daniel commença à penser en lui-même pendant près d’une heure, sans rien dire, et les pensées qui lui venaient lui mettaient un grand trouble dans l’esprit. Le roi s’en aperçut et lui dit : « Baltassar, que ce songe et l’explication que tu lui donnes ne te troublent pas. — Seigneur, lui répondit Daniel, que ce songe retombe sur ceux qui vous haïssent. L’arbre que vous avez vu, ô Roi, c’est vous-même qui êtes devenu si grand et si puissant, que votre puissance s’est étendue jusqu’aux extrémités du monde, et a monté jusqu’au ciel.

« Les paroles que vous avez entendues veulent dire que vous serez chasse de la compagnie des hommes, que vous vivrez avec les bêtes sauvages ; vous mangerez de l’herbe comme un animal sans raison ; vous serez trempé de la rosée du ciel ; sept années passeront ainsi, jusqu’à ce que vous reconnaissiez la toute-puissance du Seigneur, que vous sachiez qu’il tient tous les royaumes dans ses mains et qu’il les donne et les ôte comme il lui plaît.

« Quant à ce que vous avez entendu de la racine de l’arbre, cela veut dire que votre royaume vous demeurera, et que vous le retrouverez quand vous aurez reconnu que la toute-puissance vient de Dieu.

« C’est pourquoi, suivez mon conseil, ô Roi ! Rachetez vos péchés par des aumônes, et vos injustices par des œuvres de miséricorde envers les pauvres. Peut-être le Seigneur vous pardonnera-t-il vos offenses. »

Toutes ces choses arrivèrent comme l’avait dit Daniel.

Françoise. Comment ? Nabuchodonosor devint réellement une bête qui mangeait de l’herbe et du foin ?

Grand’mère. On ne le sait pas bien, mais ce qu’on sait, c’est qu’il perdit la raison et vécut comme une bête sauvage. Tu vas voir comment s’exécuta la prophétie de Daniel.

Un an après le songe qu’avait eu le roi, il se promenait dans le palais de Babylone qu’il avait fait bâtir, et il s’admirait lui-même. « Voilà, disait-il, cette grande et superbe ville de Babylone que j’ai fait construire ; voilà ce beau palais que j’ai fait orner si magnifiquement, qu’il n’y en a pas de pareil dans le monde. Il témoigne de ma puissance et de ma gloire. »

À peine le roi avait-il prononcé ces paroles, qu’il entendit une voix du ciel qui lui répétait la prophétie de Daniel. Aussitôt il se sentit tout changé. Ses cheveux devinrent comme des plumes d’aigle, ses mains devinrent comme des pattes de lion, ses ongles furent des griffes, sa tête devint comme une tête de bœuf, son corps fut semblable à celui d’une bête sauvage. Soit qu’il se fit dans son corps un changement réel, soit que ce changement n’ait eu lieu que dans son imagination, il se vit transporté dans la campagne ou dans une forêt, et il se mit à manger de l’herbe comme les animaux des forêts. Il resta sept ans dans cet état, maudissant le Dieu qui l’avait ainsi changé, et ne voulant pourtant pas s’humilier devant lui et reconnaître sa toute-puissance.

Paul. Il avait donc conservé son esprit d’homme ?

Grand’mère. Oui ; le bon Dieu lui avait laissé ce moyen de repentir, et, en effet, au bout de sept ans il reconnut humblement sa faiblesse, il rendit hommage au Seigneur maître de toutes choses, il se repentit de sa vie passée et de son orgueil.

Au même instant, la raison lui revint ; son visage et son corps reprirent la forme et l’apparence qu’ils avaient eues, il se retrouva dans tout l’éclat de sa gloire et de sa royauté, et la fin de son règne fut sage et heureux.

Marie-Thérèse. Mais qu’est-ce qui avait gouverné son royaume pendant son absence ?

Grand’mère. L’Écriture Sainte ne le dit pas, mais il est probable que ce fut sa femme, la reine Nitocris, avec les plus grands seigneurs du pays qui formèrent un conseil pour gouverner en l’absence du roi.

Henriette. Grand’mère, savez-vous ce que je crois ?

Grand’mère. Non, je ne sais pas du tout. Qu’est-ce que tu crois ?

Henriette. Eh bien, grand’mère, je crois plutôt que Nabuchodonosor n’a pas été réellement changé en bête, mais qu’il est devenu fou et qu’il a cru être bête. Et voilà pourquoi on ne s’est pas emparé de son royaume ; on espérait toujours qu’il guérirait de sa folie. Et, au bout de sept ans, il a été guéri, par le bon Dieu et par Daniel, de sa folie et de son orgueil. Voilà ce que je crois.

Grand’mère. Et tu n’es pas la seule qui le croie, ma chère petite ; plusieurs auteurs l’ont cru aussi ; et, bien que ce que tu dis soit très-possible, rien pourtant ne s’oppose à ce qu’on croie le changement véritable de Nabuchodonosor en bête. Le bon Dieu a fait bien d’autres miracles et bien plus considérables que de changer extérieurement un homme en bête. On peut croire là-dessus ce qu’on veut : mais prends garde ; il ne faut pas trop chercher à expliquer et à comprendre les faits miraculeux dont l’Écriture Sainte est remplie, il faut croire si on veut rester chrétien et catholique. N’oublie pas que nous ne pouvons pas tout comprendre, et que la foi n’est un grand mérite que parce qu’elle nous fait croire sans comprendre.

Henriette. Oh ! oui, Grand’mère, je le sais ; et j’espère bien toujours conserver ma foi.