La Bhagavad-Gîtâ, ou le Chant du Bienheureux/Chapitre 6

Traduction par Émile-Louis Burnouf.
Libr. de l’Institut (p. 79-93).


VI
YOGA DE LA SOUMISSION DE SOI-MÊME.


Le Bienheureux dit :

1. « Celui qui, sans aspirer au fruit des œuvres, accomplit l’œuvre prescrite, est un Renonçant et un Yôgî, mais non celui qui néglige le feu sacré et l’œuvre sainte.

2. Et ce que l’on nomme Renoncement, sache, ô fils de Pându, que c’est l’Union elle-même car sans le renoncement de soi-même, nul ne peut s’Unir véritablement.

3. Au solitaire qui s’efforce vers l’Union sainte, l’œuvre devient une aide ; quand il l’a atteinte, il a pour aide le repos

4. Car, comme il n’est attaché ni aux objets des sens ni aux œuvres, entièrement dépouillé de lui-même, il a vraiment atteint l’Union divine.

5. Qu’il s’élève donc et qu’il ne s’abaisse pas car l’esprit de l’homme est tantôt son allié, tantôt son ennemi :

6. Il est l’allié de celui qui s’est vaincu soi-même ; mais, par inimitié pour ce qui n’est pas spirituel, l’esprit peut agir en ennemi.

7. Dans l’homme victorieux et pacifié, l’Ame suprême demeure recueillie au milieu du froid et du chaud, du plaisir et de la douleur, des honneurs et de l’opprobre.

8. L’homme qui se complaît dans la connaissance et dans la science, le cœur en haut, les sens vaincus, tenant pour égaux le caillou, la motte de terre et l’or, a pour nom Yôgî ; car il est Uni spirituellement.

9. On estime celui qui garde une âme égale envers les amis et les bienveillants, les ennemis, les indifférents, et les étrangers, les haineux et les proches, envers les bons aussi et envers les pécheurs.

10. Que le Yôgî exerce toujours sa dévotion seul, à l’écart, sans compagnie, maître de sa pensée, dépouillé d’espérances.

11. Que dans un lieu pur il se dresse un siège solide, ni trop haut, ni trop bas, garni d’herbe, de toile et de peau ;

12. Et que là, l’esprit tendu vers l’Unité, maîtrisant en soi la pensée, les sens et l’action, assis sur ce siège, il s’Unisse mentalement en vue de sa purification.

13. Tenant fermement en équilibre son corps, sa tête et son cou, immobile, le regard incliné en avant, ne le portant d’aucun autre côté,

14. Le cœur en paix, exempt de crainte, constant dans ses vœux comme un novice maître de son esprit, que le Yôgî demeure assis et me prenne pour unique objet de sa méditation.

15. Ainsi, toujours continuant la sainte extase, le Yôgî dont l’esprit est dompté parvient à la béatitude, qui a pour terme l’extinction et qui réside en moi.

16. L’Union divine n’est ni pour qui mange trop, ni pour qui ne mange rien ; elle n’est ni pour qui dort longtemps, ni pour qui veille toujours, Arjuna.

17. L’Union sainte, qui ôte tous les maux, est pour celui qui mange avec mesure, se récrée avec mesure, agit, dort et veille avec mesure.

18. Lorsque, ayant fixé sur lui-même sa pensée entièrement soumise, il s’est dégagé de tous les désirs, c’est alors qu’il est appelé Uni.

19. Le Yôgî est comme une lampe qui, à l’abri du vent, ne vacille pas lorsque, ayant soumis sa pensée, il se livre à l’Union mystique.

20. Quand la pensée jouit de la quiétude, enchaînée au service de l’Union divine ; quand, contemplant elle-même, elle se complait en elle-même ;

21 Quand elle goûte cette joie infinie que donne seule la raison et qui dépasse les sens ; quand elle s’attache sans vaciller à l’Essence véritable,

22. Et que, l’ayant saisie, elle juge que nulle autre acquisition ne l’égale ; lorsqu’enfin, s’y tenant attachée, elle n’en peut être détournée même par une vive douleur ;

23. Qu’elle sache que cette rupture de tout commerce avec la douleur s’appelle Union mystique. Et cette union doit être pratiquée avec constance, au point que la pensée s’y abîme.

24. Ayant dépouillé absolument tous les désirs engendrés par l’imagination et subjugué dans son âme la foule des sensations qui viennent de tous côtés,

25. Qu’insensiblement l’homme atteigne à la quiétude par sa raison affermie dans la constance, et que son esprit, fermement recueilli en lui-même, ne pense plus à rien autre chose,

26. Et chaque fois que son esprit inconstant et mobile se porte ailleurs, qu’il lui fasse sentir le frein et le ramène à l’obéissance.

27. Une félicité suprême pénètre l’âme du Yôgî ; ses passions sont apaisées ; il est devenu en essence Dieu lui-même ; il est sans tache.

28. Ainsi, par l’exercice persévérant de la sainte Union, l’homme purifié jouit heureusement, dans son contact avec Dieu, d’une béatitude infinie.

29. Il voit l’Ame résidant en tous les êtres vivants, et dans l’Ame tous ces êtres, lorsque son âme à lui-même est Unie de l’Union divine et qu’il voit de toutes parts l’identité.

30. Celui qui me voit partout et qui voit tout en moi ne peut plus me perdre ni être perdu pour moi.

31. Celui qui adore mon essence résidant en tous les êtres vivants et qui demeure ferme dans le spectacle de l’Unité, en quelque situation qu’il se trouve, est toujours avec moi.

32. Celui, Arjuna, qui, instruit par sa propre identité, voit l’Identité partout, heureux ou malheureux, est un Yôgî excellent. »

Arjuna dit :

33. « Cette Union mystique que tu places dans l’Identité, ô meurtrier de Madhu, je ne vois pas que l’inconstance de l’esprit lui laisse une assiette solide.

34. Car l’esprit est inconstant, ô Krishna, il est mobile, puissant et violent ; il me semble aussi difficile à soumettre que le vent. »

Le Bienheureux dit :

35. « Sans doute, ô héros, l’esprit est mobile et difficile à saisir ; mais, par l’exercice et par l’expulsion des passions, fils de Kuntî, on le saisit.

36. Pour celui qui ne s’est pas dompté lui-même, l’Union est difficile à atteindre, selon moi ; mais, pour l’homme qui s’est maîtrisé, il est des moyens d’y parvenir. »

Arjuna dit :

37. « L’homme insoumis, mais croyant, dont l’esprit s’est éloigné de l’Union divine et n’a pu en atteindre la perfection, dans quelle voie entre-t-il, ô Krishna ?

38. Repoussé de part et d’autre, disparaît-il comme le nuage entr’ouvert, ne s’arrêtant plus, perdu loin du sentier divin ?

39. Veuille, ô Krishna, me résoudre entièrement ce doute : nul autre que toi ne saurait le dissiper. »

Le Bienheureux dit :

40. « Fils de Prithâ, ni ici-bas, ni là-bas, cet homme ne peut s’anéantir : un homme de bien, mon ami, n’entre jamais dans la voie malheureuse.

41. Il se rend à la demeure des purs ; il y habite un grand nombre d’années ; puis il renaît dans une famille de purs et de bienheureux,

42. Ou même de sages pratiquant l’Union mystique. Or il est bien difficile d’obtenir en ce monde une telle origine.

43. Alors il reprend le pieux exercice qu’il avait pratiqué dans sa vie antérieure, et il s’efforce davantage vers la perfection, ô fils de Kuru ;

44. Car sa précédente éducation l’entraîne sans qu’il le veuille, lors même que, dans son désir d’arriver à l’Union, il transgresse la doctrine brâhmanique.

45. Comme il a dompté son esprit par l’effort, le Yôgî, purifié de ses souillures, perfectionné par plusieurs naissances, entre enfin dans la voie suprême.

46. Il est alors considéré comme supérieur aux ascètes, supérieur aux sages, supérieur aux hommes d’action. Unis-toi donc, ô Arjuna.

47. Car entre tous ceux qui pratiquent l’Union, celui qui, venant à moi dans son cœur, m’adore avec foi, est jugé par moi le mieux Uni de tous. »