Stock (p. 242-263).


IX


Mon indignation est mon droit et je refuse de faire la paix.
Herzen.


Il serait puéril de nier l’importance du mouvement nationaliste. Je ne discute ici ni la sincérité du nationalisme, ni sa vigueur, ni son homogénéité, ni les causes qui l’ont fait naître ; je constate seulement son importance, numérique si l’on veut. Je dis que de fait, d’intention, ou par indifférence, plus de la moitié de la population de la France est nationaliste. On est, forcément, nationaliste ou anti-nationaliste. Il serait tout aussi ridicule de chercher à contester la signification dominante du mouvement nationaliste ; cette signification, la voici : « La situation actuelle de la France ne peut pas durer. » Quels que soient les motifs qu’on allègue et les raisons qu’on fasse valoir, cette signification demeure.

Les républicains — j’entends par là les gens au pouvoir à présent — et les socialistes qui leur prêtent le concours de leur naïveté, se rendent compte du danger dont les menacent les Nationalistes, et font tout ce qu’ils peuvent pour échapper au péril. À grand renfort de promesses de réformes, de modifications d’allures démocratiques, ils essayent de tourner la position de leurs adversaires et de leur enlever des adhérents. Que signifient toutes ces promesses de réformes, de changements, d’améliorations, sinon ceci : « La situation actuelle de la France ne peut pas durer » ?

L’immense masse des Nationalistes n’a point d’autre politique que celle-ci : « N’importe quoi, n’importe comment, mais pas ce qui existe. » Beaucoup de gens, même de tendances libérales, sont nationalistes parce qu’ils sont convaincus que les républicains ne feront rien pour porter remède à la situation mauvaise du pays.

Les chefs du Nationalisme, les gens qui dirigent tant bien que mal le mouvement, cherchent à orienter la France vers le passé, en désespoir de cause et sans trop savoir comment s’y prendre. Les efforts de ces coquins, incapables de former le moindre projet, sont absolument piteux ; ils sont caractérisés par cette sournoiserie asthmatique qui est la marque des vaincus ; ils tendent surtout à empêcher l’idée nationaliste de se dégager de la défroque chauvine et anti-parlementaire dans laquelle on l’a emmaillottée, et dans laquelle elle se débat en braillant ; leur unique résultat est de pousser, plus ou moins consciemment, le parti nationaliste dans la direction du cléricalisme et de l’établir, de guingois ou les pattes en l’air, sur le fumier de la légende latine, sur la pourriture romaine. Ces efforts dénotent l’impuissance la plus complète.

Beaucoup de gens, parmi les anti-nationalistes, ne sont hostiles au nationalisme que parce qu’ils sont persuadés que ce mouvement, s’il aboutissait jamais, ne produirait autre chose que la conservation de l’état présent, ou même son aggravation. L’immense masse des Anti-nationalistes n’a point d’autre politique que celle-ci : « N’importe quoi, n’importe comment, mais pas ce qui existe ni ce qui tendrait à augmenter l’horreur et la sottise de ce qui existe. »

Les chefs de l’Anti-nationalisme, les gens qui dirigent tant bien que mal le mouvement, cherchent à orienter la France vers le futur, en désespoir de cause et sans trop savoir comment s’y prendre. Les efforts de ces pauvres hères, incapables de former le moindre projet, sont absolument piteux ; ils sont caractérisés par cette sournoiserie asthmatique qui est la marque des vaincus ; ils tendent surtout à empêcher l’idée républicaine de se dégager de la défroque avocassière et libérâtre dans laquelle on l’a emmaillottée, et dans laquelle elle se débat en larmoyant ; leur unique résultat est de pousser, plus ou moins consciemment, le parti républicain dans la direction du collectivisme esclavagiste et dogmatique et de l’établir, de guingois ou les pattes en l’air, sur le fumier de la légende révolutionnaire, sur la pourriture des grands principes. Ces efforts dénotent l’impuissance la plus complète.

Ainsi, les uns, avec le spectre ridicule de leur Passé, aux sons discordants de leurs clairons fêlés et de leur grosse caisse que creva la botte prussienne, feraient passer la France sous le joug de Rome et la prépareraient, par quelques misérables culbutes militaires, au saut définitif dans l’inconnu. Les autres, avec le spectre plus ridicule encore de leur Futur, au bruit des couteaux à papier sur les pupitres des assemblées baveuses, condamneraient la France à la vie au jour le jour dans la vase d’une routine dégradante, au tran-tran abrutissant et jacassier qui livre les nations sans défense, les moelles sèches, à toutes les surprises du hasard. Des deux côtés, donc, c’est l’aveu que la situation présente ne peut point s’éterniser ; c’est la constatation que des transformations profondes — mais lesquelles ? — sont complètement indispensables ; c’est la répudiation, explicite ou implicite, mais toujours formelle, de ce qui existe aujourd’hui. Et des deux côtés, encore, c’est l’absence entière de compréhension, de dessein clairvoyant, de résolution virile ; c’est la manifestation totale, par les faits, d’une impuissance absolue.

L’un et l’autre parti savent que rien de ce qui existe ne peut continuer à exister. Ils savent qu’ils sont hors d’état d’entreprendre, de mener à bien, aucune rénovation ; et qu’ils ne peuvent même, à moins de se frapper eux-mêmes du coup mortel, en oser la conception. Ils savent que tout ce qu’ils pourront tenter est, d’avance, nul et non avenu. Cependant, ils essayent de se décevoir eux-mêmes ; de s’étourdir du bruit de leurs paroles, de leurs serments, de leurs promesses, de leurs imprécations, du tintamarre que font tous les préjugés rouillés et tous les truismes au vert-de-gris qu’ils traînent derrière eux, tels des chiens ahuris escortés de marmites hors d’usage dont on prolongea leurs queues ; voici la poêle à faire revenir la foi et le besoin de croire, voici le bocal aux traditions, voilà la casserole à faire sauter les grands principes. Cochonnerie d’ustensiles, qui ont fait une sale cuisine, dont on ne veut plus. Vous n’en voulez plus, mais ça ne fait rien : vous en aurez encore, car c’est tout ce que les deux partis ont à vous offrir. Vous serez non seulement leurs dupes, mais leurs dupes volontaires, et vous avalerez leur ratatouille en vous léchant les babines ; vous direz, et même vous penserez, que leur ratatouille est excellente. Vous serez parvenus, vous et les deux partis qui divisent votre pays, à vous tromper vous-mêmes, complètement, et avec la plus mauvaise bonne foi. « L’hypocrisie de l’illusion qu’on se fait à soi-même, dit Feuerbach, est le vice capital de notre temps. » C’est le vice général de la France, à l’heure qu’il est. Il s’agit de ne pas agir, vous comprenez. Voilà une grande misère.

Il faudrait pourtant se décider à voir les choses telles qu’elles sont. Ce n’est pas parce qu’on s’assoit dans une sébile, et qu’on joue au cul-de-jatte, qu’on empêche les événements de marcher. Il faudrait se rendre compte de ceci : que la France a passé par toutes les périodes de préparation, par toutes les phases de développement qui précèdent, si je puis m’exprimer ainsi, l’épanouissement complet d’une nation ; je veux dire : l’épanouissement d’une nation en nation, ou sa mort.

Ces périodes de développement ne sont pas les mêmes pour tous les pays ; elles ne se correspondent, d’une contrée à l’autre, qu’à de longs intervalles et n’arrivent à s’équivaloir que lorsque l’œuvre de préparation, dont elles ont marqué les étapes, est terminée. Elles sont plus ou moins prestigieuses, plus ou moins espacées, plus ou moins facilement compréhensibles ou dénaturées par la légende. Mais ceci est à remarquer : plus leur origine est naturelle, plus le caractère qui les marque est simple et direct (c’est-à-dire déterminé par des nécessités intérieures, matérielles), et plus le peuple qui les parcourut a conservé de cohésion et de virilité ; exemple : l’Angleterre, dont tous les mouvements — soubresauts ou convulsions — ont été provoqués, ainsi que le démontre Hallam, par des questions de taxation, c’est-à-dire par des questions qui trouvaient leur origine, toujours, dans des formes de propriété territoriale. Plus leur origine est anti-naturelle, plus leur caractère participe de l’artificialité et de la complication, (c’est-à-dire plus il est empreint du stigmate de l’abstraction, tatoué du peinturlurage de l’idéologie), et plus le peuple qui les a subies présente de symptômes de veulerie et de désagrégation ; exemple : la France, dont tous les mouvements — soubresauts ou convulsions — depuis le XVIe siècle, ont été provoqués par des causes en dehors d’elle, par des questions qui n’avaient nul rapport avec sa situation réelle, je veux dire avec sa situation telle que la lui faisaient ses besoins. Cela en dépit de toutes les apparences, ainsi que je le démontrerai ci-après.

Ces périodes composent l’évolution historique des nations ; ou, du moins, ce que nous entendons comme tel. À vrai dire, elles sont simplement les phases du conflit continuel et général (inconscient souvent d’un côté, et souvent aussi des deux côtés) entre les partisans de la propriété individuelle du sol et ses adversaires. Leur action est directe et indirecte. Directe en ce sens qu’elles maintiennent, affaiblissent ou renforcent le système de propriété particulière de la terre ; indirecte en ce sens que leur résultat est, à travers tous les obstacles, une œuvre d’élimination, d’agglomération, de synthèse, qu’on peut comparer à un travail de gestation — beaucoup plus pénible qu’il ne devrait l’être normalement. — Leur effet est de mettre au monde, avec des aptitudes plus ou moins déterminées, des tendances plus ou moins spéciales, ces groupements compacts d’êtres humains que nous appelons des nations. De les mettre au monde ; de les mettre en état de vivre comme nations.

Car ces groupements ne sont des nations que de nom ; potentiellement, et pas davantage. Ils ne peuvent devenir effectivement des nations que le jour où chacune des individualités qui les composent est douée d’une complète liberté d’action, où cette liberté complète de l’individu est assise sur sa seule base possible : la liberté de la terre. Jusque-là, et c’est ce qui existe aujourd’hui, les nations n’ont qu’une vie idéale, fantomatique ; ou plutôt, embryonnaire. Je pourrais dire que l’internationalisme est partout, l’internationalisme très ancien des possesseurs du sol, des riches, et que le patriotisme idéologique qu’on prêche aux masses, d’un côté, ne peut avoir d’autre effet que d’étayer cet internationalisme de la fraude et du vol ; et que l’internationalisme idéologique qu’on leur prêche aussi, d’un autre côté, ne peut avoir qu’un résultat identique. Ce sont là deux moqueries. Il n’y a qu’une chose qui ne soit pas une moquerie, pour les déshérités, qui puisse les mener à la possession effective d’une patrie et, comme conséquence, à l’internationalisme réel : c’est la conquête de la terre.

Le conflit entre les partisans de la propriété individuelle du sol et ses adversaires — réalité insoupçonnée ou inavouée, mais unique, derrière tout le décevant appareil de l’histoire moderne et contemporaine — s’est manifesté sous bien des aspects différents, suivant les conditions dans lesquelles il se produisait. Il a eu pour effet, toujours, d’égarer ou d’étouffer les revendications des Pauvres et de créer un milieu extrêmement défavorable à l’individualité ; l’influence de ce milieu déprimant sur un peuple a été d’autant plus forte que l’histoire de ce peuple, au lieu d’être son histoire matérielle, a été l’histoire des rêves qui lui procurèrent les haschishs de la tyrannie. C’est ainsi que l’action du milieu religioso-propriétaire est toute-puissante sur le Français ; et que le Français, stupéfié par les fumées des légendes militaires, ne peut réagir contre ce milieu, dont il se refuse même à admettre l’omnipotence. L’Anglais aussi sent peser sur lui l’influence du milieu dans lequel il vit ; mais il peut s’y soustraire, réagir, être lui-même ; et au grand profit de son pays. « La valeur d’un État, dit John Stuart Mill, se résume toujours en la valeur des individus qui le composent. » Le principal produit de l’Angleterre, c’est l’Anglais. Le principal produit de la France, c’est la France.

Un nom, et même un grand nom, ne suffit point à faire une nation. C’est seulement la vie libre, totale, de tous les êtres qui vivent sur son territoire qui constitue une nation ; c’est l’harmonie de ces êtres, toute en assonances et en dissonances, qui donne, pour ainsi dire, le ton du caractère national dont le sens est fourni par le sol libre qu’ils occupent. Jusqu’au moment où une nation est ainsi formée effectivement, elle n’existe qu’à l’état embryonnaire. Toute son histoire se réduit à l’histoire — importante, certes, mais dépendante, et seulement tendancielle — d’un individu pendant les premiers mois de son existence dans le sein maternel. Les phases de développement d’un peuple, avant qu’il puisse jouir d’une indépendance complète sur une terre affranchie, correspondent aux phases de développement de l’être durant la période qui précède la naissance. Nous avons l’habitude de parler du caractère national de tel ou tel peuple absolument comme si nous le connaissions ; en réalité, aucun peuple n’étant libre et ne vivant sur une terre libre, nous ne connaissons le caractère d’aucun peuple. Nos certitudes sont simplement des hypothèses. Ces hypothèses peuvent être plus ou moins justes, suivant que le peuple dont nous nous occupons a conservé une somme de liberté plus ou moins grande à l’individu, et possède un système de propriété territoriale plus ou moins voisin de l’état naturel ou plus ou moins propice à la reprise nécessaire du sol. Ainsi, nous pouvons nous faire une idée à peu près exacte du caractère général de la race anglo-saxonne ; tandis que la conception courante du caractère général des Français est sans doute fausse, et apparaîtra probablement avant peu comme profondément ridicule.

Il serait absurde de prétendre que les évolutions historiques des peuples, dans les conditions où elles se sont produites, étaient nécessaires. Elles n’ont été rendues inévitables que par la nonchalance d’esprit et la vaniteuse stupidité des foules. Il y a des siècles que l’humanité aurait pu échapper au vampire qui boit son sang, à la griffe de tous les vieux crimes sociaux que vint rajeunir et diviniser le christianisme. Si, au lieu de dénigrer ou de martyriser les grands hommes qui lui prêchèrent la révolte, elle avait prêté l’oreille à leur voix ; si elle avait refusé d’écouter les charlatans féroces qui lui donnaient le choix entre la nuit des cryptes et le rougeoiement des champs de bataille, elle serait depuis bien longtemps en possession des outils d’affranchissement qu’elle possède aujourd’hui, et elle en aurait fait un usage logique. Son évolution embryonnaire eût été normale et courte. Mais, dans les tentatives qu’elle fit pour échapper aux souffrances qu’elle s’était elle-même infligées, elle ne sut que passer des mains du bourreau qui la suppliciait aux mains d’un nouveau tortionnaire. Tout ce que surent faire les peuples les plus épris de l’indépendance réelle, fut de s’opposer (et plutôt instinctivement que de propos délibéré) à ce que la propriété individuelle du sol se transformât dans un sens qui la rendait plus invulnérable ; et par conséquent, de préserver dans une certaine mesure leur individualité. Les autres peuples, se débattant dans leur misère comme des damnés sur leurs grils, ayant perdu même l’instinct qui les avertissait confusément des causes de leurs souffrances, et cherchant à remplacer cet instinct par l’impotence vaniteuse d’une raison décevante, se roulèrent convulsivement d’un régime politique à un autre, tandis que la main crochue des détenteurs du sol s’appesantissait de plus en plus sur la terre. De cela, la France a fait la triste expérience dans ses longs efforts à la recherche du meilleur des despotismes. Despotismes ; car, ainsi que le dit J. S. Mill. « tout ce qui écrase l’individualité est despotisme, quel que soit le nom qu’on lui donne. »

Mais les formes que peut revêtir le despotisme ne sont pas en nombre illimité. Il vient un moment où elles s’épuisent, et où la tyrannie apparaît sous son véritable aspect. C’est alors que prennent fin les périodes de développement embryonnaire qu’ont traversées les peuples, c’est alors que commence leur véritable histoire ; ou bien c’est alors que prend fin leur existence qui s’ébauchait ; c’est alors que se termine, sans espoir de lendemain vraiment glorieux, ce qu’on appelle leur histoire : les honteuses annales de tueries stériles, les légendes fanfaronnes et naïvement absurdes qui cherchent à peinturlurer de rouge la blafarde imbécillité des masses.

Il arrive donc que les groupements d’êtres que nous appelons improprement des nations, jusque-là contenus, comprimés, comme dans une camisole de force, dans des systèmes tyranniques dont les différents aspects autoritaires dissimulent mal l’éternel objet — l’extorsion du sol — se trouvent, par l’épuisement même des formes despotiques qui les avaient asservis, libérés en fait de toute contrainte et livrés à eux-mêmes. Ces groupements sentent que la vie, enfin, leur est ouverte : ils n’ont pas une connaissance complète de cette vie, mais en possèdent la conscience vague et ont des aspirations vers elle. Les tendances qu’ils ont apportées, aptitudes diverses dont la source est le besoin naturel, physique, de liberté, doivent alors se manifester en actes ; et c’est de la façon dont elles se manifestent en actes que dépend alors la vie ou la mort de ces groupements d’êtres ; que dépend leur dissolution ou leur affirmation définitive comme nations. Il y a là, pour les peuples, une période d’étonnement, de malaise, d’inquiétude nerveuse et turbulente. Ils semblent flairer, en même temps, la nécessité absolue de l’action et le danger de l’action. La stagnation leur est funeste ; elle signifie l’émiettement de leurs forces ; l’effritement, avant qu’on en ait pu faire usage, des matériaux nécessaires à l’édifice national ; elle semble inviter les peuples voisins, qui ne sont pas arrivés à un pareil point de maturité, à hâter l’anéantissement de la nation qui vient de naître en réalité mais qui hésite devant la vie. L’action aussi est dangereuse ; elle signifie, à l’intérieur, des bouleversements complets et impitoyables ; à l’extérieur, sans aucun doute, l’intervention des peuples voisins courbés encore sous les vieux jougs et dont les tyrans ne peuvent admettre, sous peine de mort, l’avènement d’une vraie nation. Donc, des deux côtés, danger ; fatalité du conflit.

Cependant, il faut prendre une décision ; il n’y a plus à chercher refuge dans les ruines du passé ni dans les brumes de l’avenir ; c’est le présent qui vous confronte. Et le présent, c’est la bataille. Il faut vouloir vivre ou il faut se résigner à crever. Voilà ce que la France devrait comprendre, doit comprendre. La France a fait l’épreuve de toutes les formes de gouvernement, c’est-à-dire de servitude, qui émanent de la propriété individuelle du sol. On dirait qu’elle a voulu donner, par l’absurde, la démonstration de leur impuissante infamie. Ces formes de gouvernements sont aujourd’hui usées, râpées, vermoulues, hors d’usage ; et les éléments moyens, médiocres, qui ont toujours consacré à leur maintien leurs énergies d’eunuques, sont usés aussi au delà de toute expression. Ils ont été vaincus, toujours et partout ; ils sont vaincus. Il n’y a, à gauche et à droite, parmi ce qu’on appelle les partis de gouvernement, que des vaincus en France. Il n’y a jamais eu qu’un vainqueur, en France : le Prêtre. Ce sont les éléments qui n’ont jamais eu de part dans l’action française, les Intellectuels d’un côté et les Pauvres de l’autre, qui doivent maintenant prendre la direction des destinées de la France. C’est à eux de constater froidement la situation, et d’agir au mieux des intérêts de la France, c’est-à-dire au mieux de leurs propres intérêts ; ou, au moins, de se tenir prêts à agir.

Il n’y a qu’une route qui soit ouverte à la France : la route de la Liberté et du Bonheur. Si elle ne s’y engage pas résolument, elle est destinée à mourir sur place. Les illusions sont néfastes ; il faut balayer ça. La France, comme pays soumis à un gouvernement bourgeois, au « libre jeu des institutions », etc. etc., — c’est-à-dire comme pays asservi à un despotisme issu de la propriété individuelle de la terre — n’a plus aucune espèce de raison d’être. Son action, à part quelques différences d’expression dans des phrases vides, ne pourrait être que celle des pays qui l’entourent ; cette action devient donc inutile, ou du moins n’a nul besoin de conserver un caractère nominalement particulier ; et les pays voisins ont intérêt, ou à la supprimer, ou à la prendre à leur compte. En dehors d’une œuvre révolutionnaire, il est ridicule de rêver pour la France d’une action qui lui soit propre. Le temps des luttes pour le prestige, pour la gloire militaire, est passé et ne reviendra point. Les conquêtes territoriales sont hors de question. Matériellement, la France est circonscrite par des limites qu’elle ne dépassera pas. Tant qu’elle ne s’est point transformée radicalement, pour quelle idée peut-elle lutter ? Pour aucune. Elle ne peut que donner le spectacle de sa verbeuse impotence. « Il faut vous en aller, vient dire l’Anglais, dès qu’il apprend que le Français s’est installé à Fashoda. Quand vous en allez-vous ? — Je suis en train, dit le Français, de préparer mon Exposition, et les nécessités de la danse du ventre… — Quand vous en allez-vous ? demande l’Anglais. — Vous n’ignorez pas, dit le Français, que j’ai un associé qui est un homme redoutable ; j’ai même récemment doré les lanières de son grand knout… — Quand vous en allez-vous ? demande l’Anglais. — Vous apprendrez, dit le Français, qu’il existe une justice immanente… — Quand vous en allez-vous ? demande l’Anglais. — Il y a des heures dans la vie des peuples, dit le Français, qui sont… — Quand vous en allez-vous ? » demande l’Anglais. Le Français s’en va.

Sans aucun profit possible pour elle-même, la France est devenue une cause de gêne et d’ennui pour les peuples voisins. Elle semble avoir perdu toute conscience de sa raison d’être ; elle n’a même pas le courage de revendiquer, comme c’est son droit, l’honneur d’un sang germanique. Elle s’avoue latine ; se proclame latine ; se traîne, dans l’ordure de ce mensonge, aux pieds d’un vieux comédien coiffé d’une tiare, qui la prostitue à un cosaque.

Prise entre l’enclume allemande et le marteau britannique, comment la France peut-elle espérer, sous sa forme bourgeoise et cléricale, jouer un autre rôle que le plus humiliant de tous ? Il est bien certain qu’elle est hors d’état d’entraver, le voudrait-elle, la marche de la race anglo-saxonne ou celle de la race germanique ; l’une, par des moyens que je ne peux apprécier ici, prépare la fédération de contrées, jeunes ou vieilles, qui forment une bonne partie du globe. L’autre poursuit son unification et s’efforce d’établir lentement sur des faits la liberté philosophique dont elle fut l’apôtre ; elle va continuer demain son travail de développement normal, son extension rationnelle jusqu’à l’Adriatique ; barrant l’Europe, arrêtant d’un côté la coulée puante du cléricalisme latin et, de l’autre, l’extension misérable de la barbarie moscovite ; préparant ainsi la grande œuvre de libération universelle de laquelle rêvait Carlyle lorsqu’il écrivait que l’avenir de l’Allemagne était l’avenir du monde. Ces deux puissantes races, qui comprennent de jour en jour davantage la communauté de leurs intérêts, marchent par des voies différentes, plus ou moins pénibles et plus ou moins longues, vers la liberté et l’égalité. Que pourrait contre elles la France cléricale et réactionnaire — la France de Rome ? — En vérité, lorsqu’on pense que le triomphe des gredins du nationalisme est possible, lorsqu’on songe à l’énorme pouvoir qu’ont déjà pris la sacristie et la caserne, on arrive à avoir plus de foi dans le futur de la Belgique ou de l’Espagne — qui, au moins, sut porter au loin sa langue et son sang — que dans l’avenir de la France.

Mais la victoire ne sera peut-être pas aux laquais des tyrans et aux marguilliers, mais aux hommes qui veulent être libres. Ces hommes comprendront que la France, pour vivre, doit se constituer réellement en nation ; les circonstances, certainement, — peut-être les désastres provoqués par l’arrogante sottise des Nationalistes — les obligeront à comprendre qu’il faut que la France soit, effectivement, la patrie de tous les Français ; que toutes les forces du pays sont nécessaires à son existence ; que c’est un crime énorme de les annihiler ou de les réduire dans l’intérêt de la propriété particulière ; et que c’est de l’individualité complètement libre, établie sur l’égalité dans la possession du sol, que doit sortir le vrai caractère national, la vraie, l’invincible puissance nationale.

C’est du choix que la France saura faire, entre les hommes qui veulent la liberté dans l’égalité et les castrats qui veulent la servitude dans le privilège, que dépend son existence. Ce choix, il faudra qu’elle le fasse avant peu. La situation générale de l’Europe, grâce surtout à la position équivoque de la France, est une situation d’attente anxieuse, d’angoisse poignante, qui réclame impérieusement un dénouement. L’air est lourd, étouffant, comme chargé de clameurs qui crient l’immense fatigue des efforts perdus, et les ténèbres commencent à descendre, précédant la tempête. Les cent ans qui viennent de s’écouler ont poussé à des conclusions qui terrorisent ; semblent avoir creusé, au seuil du nouveau siècle, un abîme devant lequel l’humanité s’arrête, prise de vertige. La France donnera-t-elle, encore une fois, le signal des bouleversements ? Ou préfèrera-t-elle mourir, munie des sacrements de l’Église ?

La situation actuelle ne peut durer. La France le sait, le crie, le hurle, et sa voix couvre le fracas des orchestres qui rythment le déhanchement des danses du ventre. Chose curieuse, chacun des deux partis qui se disputent le gouvernement donne inconsciemment une moitié de la solution qui s’impose. Les gens qui sont au pouvoir préconisent des améliorations sociales, et ont raison (bien que leurs paroles n’aient aucune valeur) ; et ils se déclarent partisans d’une législation internationale du travail — que favorise aussi l’Église infâme, et qui ne pourrait être que le plus piteux des leurres ; — en quoi ils agissent le plus sottement du monde. Les nationalistes, de leur côté, prétendent qu’un grand mouvement patriotique est nécessaire, et ont raison (bien que leur façon de concevoir le patriotisme soit l’abjection même) ; et ils ne tiennent nul compte des questions sociales ; en quoi ils agissent comme les vermineux cafards qu’ils sont. La vérité, c’est que la question sociale et la question patriotique sont arrivées à se pénétrer à tel point, en France, par suite de l’épuisement de toutes les formes de la tyrannie, qu’elles ne peuvent parvenir à trouver leur solution qu’en même temps, et l’une par l’autre. Les Français auront, à tout prix, une patrie réelle, et se constitueront enfin en nation ; ou la France mourra sous l’ombre de la main noire qui fait peser sur sa vie la malédiction catholique — la main criminelle qui doit tomber, et qui tombera, sous la hache de la Révolution ou sous le sabre de l’étranger.



Que tout rentre au chaos, et que de ce chaos sorte un monde régénéré.
Babeuf.

Un écrivain allemand établissait récemment un parallèle entre l’Exposition de 1889 et celle d’aujourd’hui. Il comparait l’aspect général et le caractère propre des deux Expositions. Celle de 1889 avait donné, par sa structure d’ensemble, l’impression de quelque chose de nouveau ; d’une manifestation spontanée, par l’architecture, d’un état d’esprit audacieux et ferme, dédaigneux des vieilles formules et fatigué de toutes routines, de toutes entraves. Son style neuf, élégant et hardi, paraissait produit par l’effort soudain des tendances comprimées jusque-là et qui se faisaient jour tout d’un coup. Il était, par l’orgueil de ses piliers de fer et la grâce de ses charpentes métalliques s’élançant vers le ciel et s’y courbant en légères voûtes d’acier, comme l’ébauche d’un geste large et beau qu’aurait tenté une humanité nouvelle. Et, autour des robustes colonnes et sous les coupoles aériennes — au milieu de tout ce métal que la science et l’art semblaient avoir arraché moins aux entrailles de la terre qu’aux griffes du Passé, au milieu de tout ce fer, vieilles chaînes, antiques carcans de toutes les servitudes, qu’avait fondu et forgé à nouveau le Présent conscient de lui-même — c’était le déroulement des saturnales abjectes, les spectacles ridicules et dégradants, les mille manifestations de la gaîté bête et servile, et bête, bête, et vieille, vieille. La danse du ventre, et rien d’autre.

L’impression que donne l’Exposition de 1900 est tout à fait différente. L’architecture qui avait tenté d’indiquer, avec du métal, les profondes préoccupations du monde, qui avait créé la solide et légère armature d’une existence non pas rajeunie, mais jeune, a complètement disparu. Elle a été remplacée par l’architecture du plâtras, de la fange crépie, de l’ordure peinte ; par l’architecture de la foire d’empoigne et du tohu-bohu. Toutes les antiques saletés empilées les unes sur les autres, se coudoyant, se bousculant, s’éborgnant, les arceaux, les clochetons, les gargouilles, les tours, les tourelles, les poutres, les poutrelles, les balcons, les clochers, les minarets, les dômes, les créneaux et les mâchicoulis, les reconstitutions, les reproductions, les abominations, les copies, la gélatine, le nougat et le fromage mou, les palais, les lupanars, les églises, les tavernes et les geôles présentent, sous l’uniformité d’un inhumain badigeon, toute l’horreur de leur écœurante et niaise banalité. C’est une parade ; c’est une mascarade ; c’est une foirade. C’est l’architecture de la chlorose. C’est le style de la danse du ventre.

Les palais, bâtis avec des gravats, du plâtre, de la crotte, du fil de fer, du zinc et de la colle de poisson, affichent des arrogances inquiètes de parvenus, un manque de goût et même un manque de tact qui déconcertent. On dirait que le goût français, qui agonise, — qui crève d’avoir essayé de vivre, le malheureux, aux crochets de cette vieille gaupe, la bourgeoisie, — a voulu se moquer de lui-même, avant de mourir, et vomir dans un dernier hoquet tout le blanc qu’on lui a fait bouffer. C’est le style de la Danse du Ventre. Mais, derrière ces façades peintes, fardées, maquillées, truquées ainsi que des figures de vieilles gueuses, il n’y a point de danse du ventre. Ce n’est plus comme en 1889. C’est sérieux. C’est la synthèse d’un effort énorme et fou, d’une spéculation gigantesque et vaine, d’une somme de talent, de savoir, de génie et d’intuition tellement immense, que l’esprit, à la contemplation des merveilles accumulées, s’élance d’un bond vers le Futur — ce futur qui pourrait être Aujourd’hui, si l’on voulait, — jaillit involontairement hors des turpitudes présentes, échappant dans son essor aux grilles du cauchemar obscène et meurtrier que sont les réalités actuelles. Voilà le parallèle qu’établissait l’écrivain allemand.

Si les constructions de 1889 annonçaient la venue de quelque chose de nouveau, semblaient réaliser, en avance des temps, les espoirs d’une vie jeune affranchie du passé, on peut dire que les bâtisses de 1900 proclament l’artificialité, l’infirmité, la décomposition de l’existence présente.

Les constructions de 1889 criaient la volonté de vivre : mais à leur pied, à leur ombre, grouillaient dans un décor de gaîté lamentable toutes les vieilles superstitions, toutes les vieilles sottises, toutes les vieilles saletés qu’engendrent les antiques institutions autoritaires. La signification des monuments, donc, disparut. Les peuples n’eurent d’yeux que pour les tournoiements de croupes et d’abdomens gonflant des gazes transparentes ; ils n’eurent d’oreilles que pour le charivari des tam-tams, des castagnettes et des tambourins. Le Mauvais lieu qui, comme d’ordinaire, avait travaillé pour le Saint-lieu ; le bordel qui, selon sa coutume, avait soutenu Dieu et l’État, venaient de triompher une fois de plus. L’effort de la vie nouvelle avait été tenté trop tôt ; il ne pouvait aboutir, il ne peut aboutir, tant que les vieilles institutions existent. Ce sont ces institutions, qui l’avaient emporté en 1889 grâce au joli travail des chahuteuses à panses élastiques et des pétomanes moralisateurs, ce sont ces institutions qui se montrent de nouveau, cette année, en pleine lumière cette fois. Grâce à la victoire que leur valut la peau des tambourins, la peau des ventres, la peau des culs, et toutes les peaux, elles n’ont plus besoin de se dissimuler sous les estrades où se décarcassent les grenouilles ni sous les sofas des lupanars, derrière les édifices dont la poussée hautaine dénonçait l’infamie des puantes décrépitudes. Elles présentent aujourd’hui, une fois de plus, leur dégoûtante architecture, l’architecture du trompe-l’œil, du mensonge au lait de chaux sophistiqué, de la parodie maladroite de la vantardise en carton-pâte — leur architecture qui est comme le geste exsangue de l’Irréel. — Elles alignent des avenues de palais ; et ces palais, ce sont elles-mêmes ; et ces palais, ce sont des façades de palais ; des façades souriant d’un sourire qui grimace, vernies de splendeur fausse, peinturlurées de malsaine grâce, blanches comme des abcès mûrs, fraîches comme des roséoles. Et immédiatement derrière ces façades dont la décrépitude innée, requinquée sans cesse, aguiche le passant et le racole, ce sont des murs de prison qui s’élèvent, des murs de bagne qu’on ne voit point mais qu’on devine, rongés de la lèpre de toutes les misères, de la gale de toutes les abjections ; des murs vieux, très vieux, dont la pierre qui s’effrite est étayée d’arcs-boutants en forme de croix, et qui ne sont pas plus solides, et peut-être moins, que les façades qui les dissimulent. Murs de bagnes qu’on a cachés, façades de gais palais qu’on exhibe, tout ça c’est le rempart contre l’invasion possible de la vie libre, de la Liberté et de l’Égalité — tout ça, c’est les institutions actuelles. — Et peut-être qu’elles ont bien fait, après tout, de mettre un masque sur leur sale gueule. Elles sont peut-être moins ridicules, ces institutions, lorsqu’elles se présentent ainsi, émaillées, maquillées, souriant de toutes leurs fausses dents afin de vous faire faire risette, offrant à vos méditations les fronces de leurs ventres en accordéons, que lorsqu’elles prennent des visages sévères, rébarbatifs, se drapent dans leur dignité poisseuse de maquerelles difformes et ont la prétention de vous faire peur. Autant, s’il faut choisir, une putain hors d’âge exhibant son nombril que la fée Carabosse trémoussant sa verrue. Et puis, pour ce que ça doit durer, tout ça…

Ce que ça dit, ce que ça hurle, toute cette architecture, c’est la banqueroute, c’est la fin, la mort, la destruction. Ça sent la ruine, ça pue la crevaison. Ce n’est pas vrai, tout ça, les façades de carton-pâte et les murs de prison qu’elles cachent ; ça fait semblant d’exister, mais ça n’existe pas ; c’est sale et ça tient de la place, voilà tout. Ça symbolise, oui, toutes les choses moribondes, mortes, ridiculeusement crevées, qu’on impose à l’adoration des peuples, toute la pourriture sacro-sainte sous laquelle on a cherché à étouffer, durant tout le siècle, les germes de vie libre et féconde qui se développaient partout.

Et ces germes de vie libre et féconde, on ne les a pas tués, pourtant. Ils ont grandi à l’écart, dans la peine, dans le trouble, dans toutes les souffrances, au milieu de toutes les persécutions. Ils sont là — inventions, découvertes, idées, chefs-d’œuvre — emprisonnés derrière les murailles croulantes plaquées de façades neuves par les architectes de la danse du ventre. C’est toute l’Existence du Jour qui vient, cela. Ce sont toutes les possibilités d’aujourd’hui, dont on ne veut pas, qu’on aimerait tant supprimer, dont on refuse de faire usage, mais qui continuent à exister et qui se développeront demain dans leur puissance énorme. Il y a là, potentiellement, toute une vie nouvelle, libre et magnifique. Cette Vie est condamnée à ne point se manifester. Condamnée par qui ? Par la Mort ; par les croque-morts — par les saltimbanques funèbres qui s’appellent les pasteurs des peuples et qui sortent de cette caverne : l’État, ou de ce sépulcre : l’Église. La Puissance de la Vie, donc, a obéi cette fois encore au décret qui l’enchaîne, décret rendu par la Puissance de la Mort. Elle attend. Elle n’a point élevé de monuments ; elle n’a pas cherché à s’affirmer, à rien bâtir ; ses forces sont là, en réserve. Elle attend. Pour qu’elle apparaisse, il faut que les misérables murailles qui l’entourent s’écroulent, il faut que le terrain soit libéré de toutes les ordures qui l’obstruent. Le sol doit être balayé comme une aire, afin que puisse s’élever la nouvelle tour de Babel qu’il faut construire, celle dont nulle intervention divine ou humaine ne divisera les artisans, le grand monument de la Fraternité. Ça ira.

Ça ira. Quand on pense à ça, quand on sait ça, quand on voit ça, les palais de la Danse du Ventre et les murailles qui sont derrière n’inspirent ni colère ni dégoût. Si je puis me permettre cette expression hautement métaphorique, il suffirait de faire sauter ces pierres crevassées et ces plâtras pour que le chaos indispensable fût produit et qu’un monde régénéré prît la place du monde putréfié où nous avons l’infortune de vivre. Ça ira.

Ça ira en France, d’abord ; à moins que la France ne préfère rendre à Dieu la belle âme que lui ont confectionnée l’Église et l’État. C’est en France surtout que la nouvelle vie, en dépit des apparences, est prête à éclore : c’est en France que la vie misérable, cadavérique, que le despotisme fait aux peuples, est surtout près de s’éteindre, de sombrer dans une imbécillité paralytique à laquelle deux remèdes, seulement, peuvent s’offrir : la Conquête ou la Révolution. L’antagonisme entre les partisans de la vie libre et les partisans de la vie servile est plus profond en France qu’ailleurs ; il est souvent latent, mais il est irréconciliable ; aucune entente entre les uns et les autres n’est possible. À la première occasion, un conflit éclatera, qui sera décisif. Le chaos sera produit.

Aujourd’hui, ce n’est point le chaos qui règne en France : c’est l’incohérence. Les hommes qui se succèdent au pouvoir cherchent en vain à donner au monde et au pays lui-même l’illusion d’un état social et politique normal. Personne ne peut s’y tromper. Il est certain que l’ordre est partout fictif : souvent même sa simple apparence n’existe pas, ou n’existe que d’une façon ridicule. Les fantoches qui s’appellent des républicains, adorateurs fétichistes de principes qui ont perdu toute signification, sont affectés d’une danse de Saint-Guy qui laisse peu d’espoir, et qui donne l’idée d’une danse macabre. Les nationalistes, à plat ventre sur les dalles qui recouvrent la pourriture des traditions criminelles, se livrent à tous les soubresauts épileptiques qu’on peut attendre des convulsionnaires de la sottise à dents longues. C’est l’incohérence, à tous les points de vue, qui caractérise les partis de gouvernement, ceux qui sont au pouvoir et ceux qui aspirent à les remplacer, leurs agissements misérables et leurs idées plus misérables encore. Quant aux gouvernés, quelques-uns emplissent leurs poches, quelquefois honnêtement, dit-on, et sont satisfaits ; et le plus grand nombre n’emplit pas ses poches, dont les doublures se touchent de plus en plus. De ceux-là, la plupart prennent leur mal en patience, mal dégradant et patience honteuse ; d’autres cherchent dans des théories dérisoires, dans l’agitation vaine de formules creuses, des remèdes à un état de choses qui n’en a qu’un : l’annihilation ; et un petit nombre, comprenant que toute discussion est inutile, et que l’ombre des événements, dont parlait Shakespeare, plane déjà sur la France, regarde et reste muet, attendant l’heure.

Il faut dire que les Français, tout en reconnaissant que l’incohérence sous toutes ses formes préside aux destinées de leur pays, se refusent généralement à admettre la nécessité de bouleversements profonds. Le chaos, à leur avis, n’est nullement indispensable. Quel que soit le parti auquel ils appartiennent, ils sont convaincus que des transformations suffisent ; et ils croient fermement, aussi, que ces modifications doivent trouver leur inspiration dans les idées et les principes de la Révolution de 1789 ; idées fécondes, admirables principes qu’on a grand tort de négliger et dont on ne saurait s’écarter sans avoir à le regretter amèrement. En parlant ainsi, du reste, ils ne tiennent point langage de sectaires. La Révolution de 1789 n’est pas l’apanage d’un groupe ou d’une coterie ; elle appartient à tous ; son héritage est le patrimoine de chaque citoyen. Tous les partis s’en réclament, même les partis réactionnaires, et même les prétendants. Ces oints du Seigneur en expectative s’affirment, en leurs programmes, enfants de la Révolution Française ; et se déclarent fiers de cette descendance. Cette fierté se conçoit. La Révolution Française, qui donna la liberté au monde, a projeté sa bienfaisante lumière sur le développement du siècle ; c’est le phare qui doit guider l’humanité, à jamais, dans sa recherche du bonheur et à la poursuite du progrès. Ainsi pensent les Français. Ce que fut au juste la Révolution de 1789, les Français l’ignorent. Je le sais, et je vais le dire. Mais, auparavant, deux mots.



Pendant des années, des siècles, les momies peuvent se moquer de la vie ardente dont elles ont la menteuse apparence ; jusqu’à ce que la Nature se réveille une fois de plus de son sommeil et rende à la poussière le simulacre vain.
Schiller.


Vingt ans ne s’écouleront pas, dix ans même, et peut-être moins, avant que l’histoire de la Révolution Française, telle qu’on l’écrit et qu’on l’enseigne aujourd’hui, soit considérée dans le monde entier comme la plus répugnante des fables. Les Français qui se flattent d’avoir, par le mouvement de 1789, donné la liberté à l’univers, seront cruellement détrompés et seront obligés de se convaincre qu’ils n’ont été que les risibles dupes d’une mystification énorme ; qu’ils ont été, simplement, les aveugles instruments du grand complot machiné par les éternels bourreaux de l’humanité, qui voulaient forger pour leurs victimes le carcan d’une nouvelle servitude. Les mythes révolutionnaires s’évanouiront, et s’effondreront les systèmes plus ou moins ingénieux imaginés pour leur donner l’apparence de la vérité. Devant les faits et devant les preuves — devant les aveux, peut-être — il n’y aura plus de place pour la fiction, d’où qu’elle vienne.

Que la vanité française soit rudement froissée, tant pis ; que l’imbécillité cruelle de la hideuse bourgeoisie, que la meurtrière habileté du cléricalisme soient mises en évidence une fois de plus, tant mieux. Les Français aiment à se figurer, si faible qu’ait été la part qu’ils ont prise à un événement, que le rôle qu’ils ont joué fut considérable. Les Orientaux, lorsqu’une éclipse se produit, font un épouvantable charivari pour chasser le mauvais esprit qui a saisi la lune ou le soleil ; et, lorsque l’astre reparaît, ils sont persuadés que c’est leur tintamarre qui l’a délivré. Les Français n’ont point toujours été, tant s’en faut, les artisans de l’affranchissement universel qu’ils s’imaginent avoir été ; mais, pendant la période révolutionnaire de la fin du siècle dernier, ils ont travaillé de toutes leurs forces, certainement, à l’établissement général d’une nouvelle forme d’esclavage. Ils s’en doutent si peu qu’ils ont l’habitude, pour combattre les conceptions nouvelles qui cherchent à s’affirmer, ou, plus simplement, afin de s’opposer à l’expression en faits des idées de Liberté et d’Égalité qu’ils n’admettent que comme abstractions, d’invoquer le Droit moderne et les principes de la grande Révolution.

Quand on saura ce que fut, réellement, cette Révolution, il est à croire qu’on prendra le parti raisonnable de laisser le Droit moderne à sa place, dans les sacristies que purifiera le feu terrestre, à défaut du feu du ciel ; et qu’on nous fichera la paix, une fois pour toutes, avec ces grands principes qui nous font tant oublier que nous avons de grands besoins. Il est à espérer aussi que messieurs les Français et mesdames les Françaises voudront bien s’apercevoir, enfin, que la source vive à laquelle ils étanchent leur soif de progrès n’est qu’une mare stagnante, énorme fonds de bénitier, dont l’eau croupie les empoisonne.

Et il est à espérer surtout que l’Humanité ne donnera jamais, par sa crédulité aveugle et sa niaise confiance dans les marchands de phrases, un pendant à cette fausse Histoire que le Mensonge, accroupi depuis cent ans dans la caverne de la Légende, hurle à tous les échos du monde.