Stock (p. 264-288).


X


Jamais une Révolution ne s’élève au-dessus du niveau intellectuel de ceux qui la font : et le gain est faible quand une fausse notion en remplace une autre.
Carlyle.


Il y a en France un homme qui est le plus misérable des Français ; le plus misérable des hommes. Moi qui ne connais guère la pitié, je me vois contraint de l’avouer : je le plains. Il a une tête à caler les roues des corbillards ; et il les cale ; il empêche de rétrograder, dans la montée des rues qui mènent au Père-Lachaise, le char funèbre qui secoue les ossements des régimes déchus, le fourgon qui transporte la carcasse récalcitrante du libéralisme bourgeois, le ciel-rond qui trimballe la décomposition tricolore du patriotisme phraseur. Dès qu’un de ces véhicules attristants fait mine de s’arrêter, dès que ses roues glissent sur le pavé gras, reculent, semblent hésiter sur le chemin de la fosse commune et paraît vouloir rapporter aux vivants la pestilentielle charogne — l’homme misérable se précipite, s’allonge au ras du ruisseau, cale les roues. — Je ne dis pas qu’il le fait exprès. Je crois même qu’il désirerait faire le contraire ; mais c’est cela qu’il fait. Et sa tête est faite exprès pour ça. On s’en convaincra avant peu quand on l’examinera (dans le son). Pour le moment, voici l’apparence de l’objet.

Une face glabre, terreuse, visqueuse, avec des bajoues fatiguées qui dégoulinent, couleur de bouse ; il y a des rides, le long de tout ça, que je dirai tracées par une main d’oiseau de proie, étroites et profondes, qui sont comme des rainures pour la bave, des rigoles pour le venin. Des yeux qui semblent faits d’un peu de punaise écrasée, d’un peu de purin, d’un peu de pus — des yeux qui puent. — Un nez en éteignoir, dont les narines s’écartent l’une de l’autre, avec dégoût. Un front qui donne l’idée d’un mur de geôle, un mur de geôle crevassé, bossué, qu’on aurait beaucoup mouillé. Une bouche qui fut ouverte, par le tranchet narquois d’un précurseur du Père Peinard, dans le cuir factice des lèvres ; des dents qui sont fabriquées avec des bouts de vieux pianos — tous les pianos du truisme où l’on joue, à cinq doigts contre un, les requiem de l’intelligence. Et ces dents, qui voudraient mordre, furent ébréchées par les nerfs très durs des crapauds qu’avala la gueule. Et cette gueule, on a envie de cracher dessus, de s’accroupir dessus, de pleurer dessus. On ne sait pas ce qu’on a envie de faire dessus. On a envie d’y faire une fin. Car lorsqu’on a vu cette gueule-là, lorsqu’on pense que la nature a permis son apparition, on arrive à penser, malgré soi, que tout n’est réellement pas pour le mieux dans le meilleur des mondes et qu’il y a bien peu d’espoir pour la régénération de l’humanité. Ce qui vous console, c’est que l’homme misérable, de temps en temps, donne l’impression fugitive d’une créature douloureuse, persécutée par les roquets du Destin, et toujours en peine et toujours en panne. Alors, il vous prend l’air d’un vieux forçat libéré, mais en surveillance, désabusé et méditatif, qui polit philosophiquement sa canne.

Et la canne qu’il a polie, c’est la matraque au bout de laquelle brille la main de justice, la main qui a pris la couleur de l’or, à force. L’homme misérable fut un magistrat. Il fut la Magistrature (jusqu’à un certain point, seulement ; il ne faut rien exagérer). Je ne peux pas dire l’histoire de l’homme misérable. On la sait. C’est, hélas ! l’histoire même de la turpitude sociale en France. Fanatisme implacable, rancunes basses, ambition hystérique et creuse, prurit d’autorité féroce et aveugle, respect prudhommesque et terrifiant de la loi écrite, rage de délation et de calomnie, soif de principes régulateurs, besoin maladif de hiérarchie et de servitude, démangeaison d’honneur et fureur de dégradation — ce maniaque a donné la somme de tous les sentiments vils qui agitent l’âme moyenne de ses compatriotes, a poussé jusqu’à son paroxysme l’état d’esprit particulier à cette partie de la population française qui s’affirme nationaliste. Cet état d’esprit, c’est un mélange pitoyable d’éléments incomplets, avortés ou mutilés ; d’éléments dont la nature particulière n’est pas toujours mauvaise, mais dont la somme est infecte ; dont la combinaison, cependant, par l’exagération même de son absurdité dégradante, pousse, sans le vouloir, au renversement de l’ordre de choses présent ; s’oppose à la permanence de la situation actuelle. Et l’homme misérable dont je parle, ce lunatique agité comme par une idée fixe qui ne se présente à lui qu’à travers de sales brumes — cet être dans lequel la Raison, tout de même, semble avoir perdu quelque chose — cet homme est un symbole. Il se dresse, ainsi qu’une purulente allégorie, au-dessus des piteux gredins qui l’entourent, pauvres hères qui rêvent de mettre la France à l’encan et qui ne sont, à côté de lui, que les nabots du déshonneur, les foutriquets de l’infamie. Il symbolise, lui, descendant d’un homme illustre dont il a renié le nom, l’inquiète dégradation, la maladive et nerveuse impotence dans laquelle la France se roule depuis plus d’un siècle — depuis qu’elle a écouté les phrases des maquignons de la Liberté au lieu de prêter l’oreille aux paroles du grand Quesnay — depuis qu’elle a cessé de comprendre. Si les idées de Quesnay avaient été suivies, appliquées, la France ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui ; et l’existence d’un homme tel que le descendant du physiocrate, l’existence d’un état d’esprit tel que celui que représente ce misérable, ne seraient pas possibles, non plus. La France n’aurait sans doute point été la France de la Révolution. Mais elle serait la Belle France.

« Une des choses qu’il y a surtout lieu de regretter au sujet de la Révolution Française, écrivait Henry George, est le fait que cette révolution vint anéantir les idées des Économistes (Quesnay surtout — un impôt unique sur la valeur de la terre) — juste au moment où ces idées gagnaient chaque jour du terrain parmi les classes intelligentes et étaient apparemment sur le point d’influencer la taxation. »

Le grand Américain avait raison. Il aurait eu raison encore, et beaucoup plus, s’il avait ajouté que la Révolution Française avait été faite, et faite exclusivement — faite, préparée de longue main, machinée, truquée, exécutée et conduite à son but précis — uniquement afin d’anéantir les idées de Quesnay ; afin de les abolir dans l’ordre des faits où elles commençaient à pénétrer, et même dans la mémoire des hommes ; afin de les étouffer, de les supprimer à jamais. Voilà ce que Henry George n’a pas vu et ne pouvait pas voir ; mais c’est une grande chose tout de même, une très grande chose, que d’avoir écrit la phrase que je traduis plus haut.

Pour ces quelques lignes je donnerais tous les livres, tous, dans quelque langue qu’on les ait imprimés, qui prétendent nous retracer l’histoire de la Révolution Française. Il serait à souhaiter que toutes ces Histoires disparussent et que la phrase écrite par l’homme d’action qui mourut récemment à New-York, donnant sa vie pour ses convictions, demeurât.

Les idées de Henry George, qui se résument dans cette formule : A single tax upon the value of Land, sont tout simplement les idées de Quesnay. Ce sont les doctrines du grand Français du XVIIIe siècle qu’a prêchées le grand Américain du XIXe siècle ; ce sont ces doctrines, qui se répandent, populaires, et davantage et davantage chaque jour, aux États-Unis, en Écosse, en Angleterre, en Australie, dans tous les pays où l’on parle l’idiome de la liberté, l’anglais — ce sont ces doctrines qui avaient été exprimées d’abord, en français, à une époque où l’on ne cherchait pas encore à faire du français la langue de la sottise et de la servitude.

Quesnay, fils de paysan, homme de courage et de génie, s’aidant de matériaux amassés déjà par l’Angleterre et par la France, avait édifié, sous Louis XV, l’indestructible assise sur laquelle seule peuvent s’établir la liberté et le bonheur de l’humanité. La tourmente révolutionnaire, sous la poussière qu’elle a soulevée, a enseveli le monument ; mais l’esprit qui avait inspiré sa structure, les idées qui avaient ordonné sa construction, se sont envolées là-bas, chez le grand peuple dont Versailles, avant de mourir, sut aider l’affranchissement. Et telles sont les vicissitudes de la pensée. Méprisées, oubliées en France, ces idées, il leur a fallu passer la grande mer pour vivre ; il leur a fallu émigrer sous la bannière semée d’étoiles ; et plus d’un siècle a dû s’écouler avant qu’elles revinssent, portées sur les vagues de l’Atlantique, avant qu’elles revinssent au pays où elles naquirent et où elles vont se déployer, tout à l’heure, dans leur majesté féconde.

Je viens de dire que la Révolution Française avait été faite, exclusivement, afin d’anéantir les idées de Quesnay. On me demande qui a fait la Révolution Française. Je réponds : Rome.

La Révolution Française est, d’un bout à l’autre, un mouvement catholique-romain.

Je ne suis pas en humeur de paradoxe. J’ai plutôt la tristesse d’un homme auquel les circonstances interdisent la possibilité de mettre au jour une œuvre qu’il porte en lui ; pour laquelle, durant des années, il accumula des matériaux. J’écris non sans colère, et avec beaucoup d’amertume. La façon, dont on accueillera ce que je vais dire, donc, m’importe peu. Je suis indifférent au sarcasme et sourd aux contradictions ; il me suffit de savoir que je ne me trompe pas.

Je n’ai pas l’intention, bien entendu, de faire ici un résumé, même succinct, de l’Histoire de la Révolution Française que je publierai dès que cela me sera matériellement possible. Je veux simplement en présenter une idée générale, très brève ; et uniquement parce que cet exposé est complètement nécessaire à ce livre. Si réduite que soit l’entreprise je ne me dissimule pas ses périls. S’attaquer à une religion établie ; vilipender un dieu patenté et le traîner sur la claie ; rouler dans la boue du blasphème son escorte de saints et son cortège de vierges — tout cela n’est rien, en vérité. Mais toucher à l’idole des Iconoclastes, à la divinité des Incrédules, c’est une affaire grave ; c’est une chose terrible. C’est une chose dont je me moque. Je prends l’idole, et je la casse en mille morceaux. J’ouvre le ventre de la divinité, et je montre ce qu’il y a dedans : des scapulaires et des chapelets.

La Révolution Française a été, d’un bout à l’autre, un mouvement catholique-romain. Mouvement voulu, prémédité, préparé avec le plus grand soin ; dont l’impulsion fut savamment réglée ; auquel la direction ou la rapidité nécessaires furent imprimées, constamment, avec une habileté sans égale ; dont toutes les péripéties — en faisant la part de la quantité d’imprévu qui trouble toujours les calculs les plus parfaits, calculs qu’on peut rectifier — ne durent rien au hasard et fort peu aux circonstances. Que toutes les puissances qui constituent le pouvoir catholique-romain se soient conjurées en vue de l’opération à accomplir ; ou bien que cette opération soit l’œuvre particulière d’une de ces puissances ; ou bien qu’elle soit seulement d’une façon plus spéciale l’œuvre d’une de ces puissances — c’est un problème que je puis avoir déjà résolu mais que, certainement, je ne peux me poser ici. Le pouvoir catholique-romain est multiforme. C’est une hydre dont les têtes sont, ou ensemble ou à tour de rôle, dirigées vers l’action ; l’une agit, ou les unes agissent, et les autres dorment ou font semblant de dormir ; l’un des cerveaux a conçu le plan et le connaît seul ; ou bien tous les cerveaux sont au courant du projet et doivent contribuer à sa réussite ; ou bien quelques-uns seulement. Quelle part revient à telle ou telle fraction du pouvoir catholique-romain dans la conception, l’élaboration et l’exécution de l’entreprise qui aboutit, pour employer l’expression d’un historien qui vit clair trop tard, à la catastrophe révolutionnaire ? Quel fut l’auteur de la combinaison ? Et quel en fut l’agent ? C’est une question à laquelle je répondrai, sûrement. Peut-être, démontrant que la situation et l’action de la Compagnie de Jésus, à l’époque de la Révolution et à l’époque qui la précéda, n’ont point été étudiées suffisamment, n’ont point été étudiées du tout, et qu’elles auraient dû l’être — peut-être ferai-je apparaître Rodin. Peu importe ici. Je n’attribue à aucun groupe particulier du catholicisme l’idée de la Révolution telle qu’elle se manifesta ; je n’en rends aucun spécialement responsable de sa réalisation. Je dis simplement : l’auteur de la Révolution Française, c’est Rome.

En Alsace, durant la période révolutionnaire, un moine nommé Euloge Schneider, qui avait placé un bonnet rouge sur sa tonsure et qui s’était livré, naturellement, aux excès les plus atroces, fut arrêté. Il fut exposé sur l’échafaud, à Strasbourg, et au-dessus de sa tête fut placé un écriteau marquant qu’il avait déshonoré la Révolution. Rome n’a point déshonoré la Révolution. C’est bien pis. Elle l’a faite.

Le dessein de Rome était celui-ci :

D’abord, prévenir, ou au moins retarder le plus possible, la constitution en réalité des nations modernes ; porter son effort sur celui des peuples qui, par suite de son évolution historique, se trouvait le plus préparé à se créer une nationalité effective ; s’attaquer, donc, à la France ; y paralyser l’action des hommes qui cherchaient à former en fait la patrie française ; empêcher, à tout prix, l’établissement de l’impôt unique sur la valeur de la terre, dont l’application allait infailliblement être faite ; tuer, dans l’ordre des faits, et aussi dans les préoccupations des esprits, les idées que synthétisait et auxquelles donnait naissance cette nouvelle forme de taxation ; tuer aussi les sentiments, les notions et les concepts sur lesquels s’appuyait ce nouveau système d’impôt ; tuer, encore, le régime gouvernemental qui en rendait possible la réalisation.

Ensuite, établir sur les ruines créées de parti-pris, faire sortir du chaos intentionnellement produit, un ordre de choses favorable aux intérêts spirituels et matériels, au bien général de l’Église.

Voilà quel était le but que Rome cherchait à atteindre. Nous avons donc, d’une part : La France, prête à se constituer en nation suivant les données simples et logiques fournies par les Physiocrates ; d’autre part : Rome, décidée à s’opposer à la formation réelle des nations.

Voici, maintenant, quelle était la situation :

D’un côté, la France avait achevé, autant que le permettaient les possibilités offertes par l’époque, son unification morale ; la perte de ses possessions d’outre-mer, mettant malheureusement (ou heureusement) un terme à ses rêves d’empire colonial, l’obligeait à se borner à « l’allure continentale ; » et l’effacement de puissances comme l’Espagne et la Hollande, la création de grands pouvoirs au Nord, la contraignaient à se concentrer et à ne pas courir, au delà de ses frontières solides, les risques d’une expansion hasardeuse. Le pouvoir exécutif était unique et fort ; et pouvait trouver les éléments d’une puissance plus grande encore dans les nombreuses institutions provinciales, communales et corporatives dont la vigueur avait été atténuée sans doute, mais dont le ressort n’était point brisé ; les fonctionnaires de l’État étaient pour la plupart des hommes éclairés, souvent remarquables, d’esprit ouvert, auprès desquels les fonctionnaires de nos jours feraient bien triste figure ; l’aristocratie, sur laquelle l’influence de l’Encyclopédie avait été énorme, était généralement fort loin de ressembler au portrait qu’on s’est plu à en tracer ; Burke, qui, en bon jésuite, dit une moitié de la vérité quand il fut temps de la dire, peut en être cru sur parole ; la plus grande partie de la noblesse française, si elle manquait de savoir et de l’esprit politique qu’elle aurait dû posséder, avait à cœur l’amélioration du sort du peuple et le bien général ; sous une impulsion habile, elle aurait très probablement consenti aux plus grands sacrifices. L’existence du clergé séculier était, pour ainsi dire, nominale ; son inspiration était rarement ultramontaine et son influence, fort réduite, pouvait être facilement tenue en échec ; les ordres monastiques, d’ordinaire méprisés et dont l’existence était le plus souvent très précaire, ne connaissaient point, tant s’en faut, l’ère de prospérité qu’ouvrit pour eux le XIXe siècle ; comparez le nombre de leurs adhérents avant 1789 à celui de leurs membres en 1900, et vous comprendrez ; si l’esprit religieux n’était pas complètement mort en France, on peut dire que l’esprit de bigoterie avait disparu, ou au moins disparaissait chaque jour. Le Tiers-État, que la défaite de l’Idée protestante en France avait décapité, avait saigné du meilleur de son sang, empruntait de nouvelles forces aux idées libérales qui le pénétraient de plus en plus, et donnait sans cesse des preuves d’un esprit qui s’oppose, par son essence même, à tous les fanatismes : l’esprit pratique. Le peuple… je préfère ne pas parler du peuple. Cependant je puis dire qu’il portait en lui quelque chose qu’il n’a jamais connu depuis les jours que j’évoque : l’Espoir. Pourtant la France souffrait ; c’est incontestable. De quoi souffrait-elle ? Elle souffrait de la mauvaise répartition des impôts. De cela, et pas d’autre chose ; toutes les autres formes du mal procédaient de celle-là, n’en étaient que les corollaires. La taxation, sa mauvaise base, la façon dont elle était perçue, les gaspillages qu’elle permettait, et l’âpreté du fisc, causaient tout le malheur du peuple. C’est une chose que, sinon tout le monde, au moins un grand nombre de gens intelligents comprenaient. On comprenait aussi que le remède, le seul remède au mal dont souffrait le pays, se trouvait dans l’application des théories des Physiocrates. Là était le salut pour la France. Elle pouvait, magnifiquement et sans secousses, se constituer en nation — et quel énorme désir il y avait alors pour la formation d’une nation réelle ! — Elle pouvait assurer son bonheur et son avenir, l’avenir du monde. S’il eût été possible de prévenir l’action de Rome, la face de l’humanité eût été changée. Mais cette action ne fut même pas soupçonnée. Et, quand Turgot vint, il était déjà beaucoup trop tard.

D’un autre côté, Rome voyait son pouvoir et son prestige décroître tous les jours. Son prestige, nécessairement, dépend de son pouvoir ; et son pouvoir n’a jamais d’autre base qu’une base matérielle. Pendant des siècles, le pouvoir de l’Église, qui n’avait été que le pouvoir de la Papauté, avait étendu sur le monde son influence toute-puissante, intellectuelle pour une part, mais politique plus encore, et économique bien davantage. Ce pouvoir papal avait eu à lutter, à maintes reprises, contre de grands mouvements connus sous le nom d’Hérésies, mouvements de caractère intellectuel, mais surtout politique, et plus encore économique ; il avait triomphé, en somme, de toutes ces concurrences plus ou moins sérieuses. Rome et ses succursales, si je puis ainsi dire sans irrespect, avait établi sur le monde une domination qui correspond à celle qu’imposent aujourd’hui la Haute Finance et ses ramifications ; la Théologie jouait à peu près, en sa faveur, le rôle que joue aujourd’hui la Presse au profit de la Haute Banque. Il en fut ainsi, généralement, jusqu’à la veille de la Réforme. Alors, le pouvoir de l’Église déclina ; et l’avènement du Protestantisme vint lui porter, à tous les points de vue, un coup terrible. La puissance catholique-romaine fut près de s’effondrer. La Compagnie de Jésus, une première fois, la sauva. Ce ne fut pas gratuitement ; le pouvoir de l’Église passa des mains du Pape blanc à celles du Pape noir, du Vatican au Gésù. Et ce pouvoir, sans changer de nature, élargit encore son assise matérielle. Après une période de transitions pendant laquelle se cicatrisèrent les blessures causées par l’épée de la Réforme, et qu’essayèrent vainement de troubler des schismes invertébrés, l’Église eut à subir l’assaut de l’incrédulité sans masque. Habituée aux attaques d’adversaires couverts du manteau religieux, et prise au dépourvu par l’agression d’antagonistes qui portaient au grand soleil l’armure de l’impiété, l’Église se défendit mal ; et tout d’un coup elle découvrit, avec terreur, que derrière les ferrailleurs de l’athéisme un ennemi autrement robuste et autrement dangereux se levait contre elle : l’Idée d’un pouvoir établi sur des données naturelles, indépendamment de tous dogmes, et tendant, par la simplification et l’équité de l’impôt, à la création de nations réelles. L’Église comprit que le danger qui la menaçait était plus grand encore que celui que la Réforme lui avait fait courir. L’application de l’impôt unique sur la valeur de la terre, c’était, à bref délai, la suppression de la propriété individuelle du sol ; c’était, par la destruction radicale de leur raison d’être, la suppression de toutes les complications et intrigues gouvernementales propices aux manœuvres qui ont pour but la spoliation des Pauvres, sous prétexte des nécessités de leur bien-être spirituel ; c’était l’Homme reprenant conscience de soi-même, en reprenant possession de la terre qui le portait, et trouvant sans doute dans la réalité de sa patrie d’ici-bas des raisons suffisantes de renoncer à sa patrie céleste ; c’était la base matérielle de l’Église, la seule possible, attaquée de tous côtés par le pic et par la mine. Rome se sentit en grand péril. La Compagnie de Jésus, jadis, avait sauvé le catholicisme ; elle le sauva peut-être une seconde fois.

Quoi qu’il en soit, tout annonçait qu’une nouvelle ère allait s’ouvrir. Les signes étaient trop certains pour qu’on pût s’y tromper ; il était absolument impossible d’éviter une transformation. Mais, à la Physiocratie, qui devait affranchir l’humanité, on pouvait parvenir à substituer la Démocratie, qui pouvait l’asservir pour un temps. Le métal en fusion était là, prêt à être jeté dans un moule ; le creuset égalitaire, tout préparé, fut brisé par Rome, qui le remplaça par l’abominable matrice constitutionnelle.

Rome, donc, résolut d’agir. Il lui fallait non seulement — question de vie ou de mort — défendre sa position, mais reconquérir le terrain perdu, et même faire de nouvelles conquêtes. La réussite n’était pas certaine, et les précédents récents n’étaient guère encourageants. On avait lutté, sans grand succès, contre le schisme mort-né et contre l’irréligion robuste. Rome, qui n’avait dû qu’à la puissance royale mise à son service et à l’impopularité des controverses purement religieuses sa victoire sur le Jansénisme, n’avait pu faire que de pauvres démonstrations contre les apôtres du déisme et de l’athéisme. Mais ces docteurs de l’incrédulité, en opposant les dogmes de l’impiété aux dogmes de la foi ; en élevant, par exemple, l’autel de la Loi en face de l’autel du Pouvoir absolu issu du droit divin, avaient fourni à l’Église, sans le vouloir, des armes qui, dans un nouveau combat, pouvaient lui être utiles ; elles pouvaient, entre les mains inexpérimentées des masses et de leurs guides affolés, se retourner contre ceux mêmes qui voudraient en faire usage. À l’instigation sournoise du catholicisme, l’idéologie philosophique pouvait se transformer en merveilleux instrument d’attaque contre les vérités pratiques de l’Économie. C’est ainsi qu’il devenait possible d’écraser les formules de Quesnay sous deux distiques de Voltaire ; de les envelopper, comme d’un linceul, d’une page de Diderot, de les enterrer à jamais sous cette pierre tombale qui s’appelle le « Contrat Social. » Je ne m’étendrai pas davantage là-dessus. Ce grand et misérable Rousseau apporta, aux projets de la racaille catholique, une assistance inestimable. La haine intuitive de Proudhon s’explique. Le philosophe de Genève mérite de prendre rang parmi les Pères de l’Église. C’est ainsi que, avec les armes qu’elle possédait déjà et celles qu’elle sut se procurer partout, même dans le camp de ses adversaires, Rome put engager la lutte, lutte hypocrite, machiavélique et haïssable, mais qui, à tous les points de vue, présente le plus haut intérêt.

Le but poursuivi, je l’ai indiqué déjà, sommairement. Il est possible que tous les termes du problème n’aient point été posés dès que l’action fut résolue, et que plusieurs d’entre eux se soient présentés après coup, au fur et à mesure des nécessités ou à chaque occasion qui s’offrait. Mais en somme les voici, ces termes, tels que nous les livrent les résultats dont, pour notre malheur, nous avons aujourd’hui pleine connaissance.

Faire avorter tous les germes de progrès. Faire dévier l’humanité. Obliger la France, arrivée au point où la reprise de la terre lui était indispensable et connue comme indispensable, à se précipiter, par un affreux retour sur elle-même, par un terrible soubresaut, dans une direction insensée ; la contraindre à empoisonner les autres peuples (ou au moins la plus grande partie d’entre eux) du virus de folie et de mensonge dont elle avait été infectée ; la laisser elle-même, gangrenée jusqu’aux moelles, comme un foyer permanent de putréfaction. Affoler le peuple par la calomnie, l’exagération, le soupçon ; le lancer constamment sur de fausses pistes ; enlever une par une, au régime établi, toutes ses chances de salut, toutes ses possibilités d’action intelligente ; rendre, par tous les moyens, sa situation de plus en plus désespérée ; compromettre et faire passer pour démentes les victimes jugées nécessaires ; les déconsidérer en les prenant pour auxiliaires aveugles, pour instruments inconscients ; créer entre les classes des sentiments d’implacable hostilité ; les séparer à jamais par des rivières de sang — des rivières de sang dans lesquelles furent noyées les Idées qui auraient permis une transformation intelligente, la constitution normale de la Nation. — Établir, sur le soi-disant principe de la souveraineté du peuple, un nouvel ordre politique et social ; affirmer au peuple qu’il a des droits, certains droits, des droits certains, dont il peut déléguer l’exercice ; dénombrer ces droits dans des constitutions sacrées ; créer la propriété individuelle du sol, fragmentée, divisible à l’infini, prime à toutes les convoitises, à toutes les lâchetés, à toute la sottise ; rendre aléatoire, éphémère, généralement dérisoire, cette propriété, en l’assujettissant à des morcellements continus par la suppression de la liberté de tester ; parvenir à faire disparaître, en apparence, l’importance réelle de la propriété territoriale sous celle, fictive, du capital ; constituer la frauduleuse omnipotence de ce capital-argent, de ce capital-papier, par la voie indirecte d’agents habilement choisis et plus ou moins conscients ; d’agents dont la rapacité, longtemps contenue et soudainement libérée, devait se manifester terrible. (Je veux ici, on le comprend, parler des Juifs. Rome les affranchit, en dépit de tous les obstacles — ah ! que je voudrais pouvoir exposer ici ce que je sais, ce que je vois ! — Rome les affranchit, parce qu’ils étaient absolument nécessaires à l’action de Rome. C’est si facile à voir, à comprendre ! Pourquoi personne ne veut-il comprendre ?..... Je continue.) Arriver, par l’émancipation du Juif et l’apparition du Chrétien judaïsé qui en résulta, à susciter un nouveau type de tortionnaire, de contre-maître de la servitude universelle : l’Accapareur, l’Intermédiaire, qui devait monopoliser au profit des Riches le labeur des Pauvres et l’énergie des instruments de progrès déjà connus, pressentis, ou à venir — l’Intermédiaire, sujet toujours soumis du pouvoir fort, solidement centralisé ; lequel pouvoir ne peut être fort et solide que s’il accorde humblement à l’Église la somme exacte de puissance qu’elle exige — ; centraliser à outrance les forces gouvernementales ; (car l’Église cherche toujours à centraliser les peuples qu’elle veut dominer ; voilà pourquoi cette infamie latine combattit avec autant d’acharnement, autrefois, les communes, d’origine germanique ; mais elle s’est bien gardée de se centraliser elle-même, ainsi qu’en font foi la diversité de ses figures, la multitude de ses ordres) ; établir le règne de la Loi, consacrer la divinité des Principes ; donner ainsi naissance à la Tyrannie irresponsable, anonyme ; asservir la Femme : asservir l’Enfant ; se créer, des dépouilles des adversaires et des rivaux vaincus, aristocratie ou clergé séculier, des domaines immenses, d’énormes biens de main-morte qu’il serait possible de soustraire aux exigences des lois et dont la possession, jamais troublée et sans cesse accrue, servirait de base à une indestructible suprématie ; faire sortir, d’une hideuse contrefaçon de la Liberté, et au profit de l’Église, le plus abominable des esclavages.

Comment le projet fut réalisé, dans son ensemble et dans ses détails, je ne puis le dire ici. Il m’est impossible, à tous les égards, de retracer les premières étapes du criminel Génie catholique-romain dans la voie qu’il s’était désignée ; d’indiquer les premiers symptômes du grand complot ourdi contre la liberté de la France, contre le bonheur du monde ; de marquer les premiers signes qui en révélèrent clairement l’existence ; de suivre la marche de la conspiration point par point, à ses débuts, au moins dans les diverses manifestations qui laissèrent des traces, et dont le sens fut perdu ou étrangement perverti ; et plus tard, lorsque le mouvement se dessina, implacable et rapide, de l’épier, de le traquer derrière tous les abris qui lui servirent à se dissimuler, de le découvrir le long du chemin creux, sinueux et sanglant, au fond duquel, le plus souvent, il poursuivit sa course ; de citer des noms, des faits, des dates.

Comment puis-je ici, par exemple, en quelques pages, en quelques lignes, étudier, ainsi qu’ils doivent l’être, Necker, Loménie de Brienne, Calonne ? Discuter la période qui précéda et suivit la convocation des États-Généraux ? Considérer l’attitude de la Cour ? Analyser celle du Peuple ? Parler des hommes qui avaient gardé, plus ou moins, la notion de ce qu’il fallait faire ; Condorcet, par exemple ; et dire comment ils périrent ? Parler des hommes qui, sans posséder la vision nette de la tâche à accomplir, voulaient faire, de la devise, républicaine, une réalité triomphante ; des amis du peuple ; de l’Ami du Peuple ; et dire comment ils périrent ? Prouver l’indicible médiocrité, l’incurable faiblesse d’intelligence de tant d’hommes qu’on nous présente comme des géants ; et l’astuce basse et vénale de tant d’autres qu’on prétend nous faire honorer comme des modèles de vertu ? Décrire la destruction des forces vives de la nation ; la ruine de ses institutions spéciales, l’œuvre de centralisation qui les tua ? Montrer comment et par qui cette œuvre fut accomplie ? Considérer la signification de la nationalisation des biens enlevés à leurs détenteurs ? Rechercher si ce système, et les résultats qu’il entraîna, ne permit point l’avènement du régime économique que nous subissons, et aussi la constitution de l’immense puissance territoriale et capitaliste de l’Église qui nous opprime aujourd’hui ? Indiquer le soin extrême avec lequel les monuments consacrés au culte, dont l’existence est une condition sine quâ non de la permanence des turpitudes religieuses, furent préservés de toute atteinte ? Considérer s’il y a lieu de faire honneur à la Convention de son zèle contre les vandales ? Examiner si ce ne fut pas une farce, et une farce immonde, que de décréter les Droits de l’Homme sur le papier, au lieu de satisfaire les appétits de l’Homme en lui donnant la Terre ? Reconnaître que l’aristocratie, en se laissant duper par Rome et en renonçant imbécilement à son rôle, démontra son ignorance, et que par cet aveuglement ridicule qui la jeta aux trahisons les plus insensées, elle abdiqua sans retour ? Considérer les raisons qui poussèrent la République à s’engager dans une voie guerrière, et les raisons pour lesquelles on fit « mousser les victoires » ? Démontrer comment, grâce surtout à son agent Edmund Burke, Rome sut faire de l’Angleterre le complice à demi clairvoyant qu’il fallait à sa politique ? Exposer pourquoi la Phraséologie meurtrière, toujours, assassina le sens des Réalités ?

D’ailleurs, à quoi bon ? Pourquoi évoquerais-je ici toute cette époque, toute cette époque qu’il faut reconstituer, de fond en comble ; tous ces hommes qu’il faut faire apparaître tels qu’ils furent, et non tels que les représenta la légende ? Lisez l’histoire de la Révolution vous-mêmes, les fausses histoires qui sont écrites ; et si vous vous souvenez de ce que je viens de dire, vous comprendrez ; vous saurez lire à travers leurs lignes ; vous comprendrez plus facilement encore si, en lisant, vous vous rappelez l’histoire d’aujourd’hui, l’histoire que vous regardez tous les jours, dans la rue. Vous verrez cette Révolution toujours détournée de sa voie logique par une main mystérieuse qui la pousse dans une direction bien déterminée ; vous reconnaîtrez cette main dans l’agitation des assemblées, dans les turbulences des clubs, dans les convulsions des masses ; dans l’édification de toutes les institutions homicides, dans les massacres et les persécutions, dans les excès des guerres ; vous la trouverez sur le marbre de la tribune, sur la plume du sectaire, sur le sabre du soudard, et sur la hache du bourreau ; vous la découvrirez semant les rumeurs, les calomnies, la colère, l’angoisse, le soupçon, la rage ; flattant tous les égoïsmes et toutes les vanités ; diffamant jusqu’à la mort toutes les sincérités et tous les dévouements : provoquant et soudoyant toutes les apostasies et toutes les trahisons ; vous la trouverez organisant la Terreur, organisant la Victoire, organisant la Famine — organisant l’Esclavage. Vous verrez cette Révolution s’effriter ; s’en aller à vau-l’eau ; perdre toute notion d’elle-même. Et vous ne serez plus surpris de la facilité avec laquelle tout s’écroule, au ix Thermidor, sous l’œil abêti du peuple qui ne comprend plus, qui ne peut plus comprendre. Vous verrez le Directoire venir, comme une chose naturelle ; les chacals qui comprennent, et qui digèrent, après les hyènes qui n’ont pas compris, et qui sont mortes : l’orgie après la tuerie, les putains après les tricoteuses : les perruques blondes et les collets noirs après les sans-culottes… C’est fini ; un fleuve de sang barre le chemin du Progrès ; les idées des Physiocrates sont perdues, oubliées…

Oubliées ? Non ! Babeuf vient ; c’est comme le reflux d’un grand mouvement, d’un grand mouvement qui ne veut pas mourir, une énorme marée libertaire, dont la force, hélas ! se rompt contre les brise-lames construits par la sottise sur les plans de l’imposture et de la trahison. Et la grande entreprise fut près de réussir, tout de même ! Telle était la puissance de l’Idée… Alors, c’est bien fini. C’est le Consulat, l’Empire, toutes les guerres qui doivent étendre les Principes de la Révolution, leur donner, définitivement, un caractère international ; et instituer, ainsi, le culte de la Force, la vénération de la puissance militaire. La légende s’élabore, cependant ; se perfectionne. L’infâme Grégoire y travaille. Bien d’autres. Le connaissez-vous, celui-là, Grégoire ? Connaissez-vous Siéyès ? Il y en a, des Grégoire et des Siéyès, connus et inconnus, tout le long de la Révolution Française. Apprenez à les découvrir, et à clouer leur mémoire au pilori des traîtres… Et puis, l’Empire tombé, les Bourbons peuvent revenir, la Restauration complice et dupe, embarrassée d’elle-même ; et la Royauté bourgeoise, au parapluie indécis ; et la République ahurie ; et l’empire ahuri ; et la République imbécile. Toutes les formes d’un même despotisme inconscient, se prétendant démocratique, aux mains d’une Tyrannie permanente, latente et consciente. Et pour demain, quoi ? La Révolution sociale ou la domination incontestée du Prêtre. Car il est possible que l’Église, qui a triomphé jusqu’ici, triomphe encore ; il ne faut pas l’oublier. La Démocratie n’est qu’une expression incomplète : ne signifie pas un état, mais tout au plus un moyen ; ne peut exister, sous des formes vermoulues, que d’une façon transitoire. De deux buts, elle doit choisir l’un. Si elle ne va pas à la Physiocratie, elle ira, forcément, à la Théocratie. C’est fatal.

Il est surprenant qu’on se soit obstiné si longtemps à toujours considérer la Révolution Française sous l’un des deux aspects consacrés par la légende. Les libéraux la représentent comme un grand mouvement émancipateur ; et les réactionnaires, comme une entreprise damnable. C’est à peine si l’on s’est avisé de lui soupçonner un autre caractère ; quelques historiens ont, de-ci de là, flairé la fraude ; par exemple, Louis Blanc ; mais ils se sont prudemment arrêtés. En laissant de côté les écrivains cléricaux, dont les anathèmes sont peut-être quelquefois, bien que je ne le croie pas, intentionnels et politiques, on peut dire que les historiens sont d’accord pour ne point mettre en question, même, la physionomie franche et la foncière sincérité de « l’Épopée Révolutionnaire » ; ainsi fait Carlyle, que son intuition mal informée ne mena point au delà du seuil des vérités ; ainsi, Michelet, dont ce fut la destinée bizarre de toujours travailler pour le cléricalisme, qu’il haïssait si profondément. Il est bien rare qu’un de ces écrivains ait perçu plus qu’une lueur, un rayon vite éteint, de la réalité. Ou, si cela se produisit, l’œuvre était faite ; et l’homme était vieux.

Étymologiquement, l’Histoire est une vision. C’est seulement par la conception complète de notre époque que nous pouvons nous faire une idée exacte des époques qui l’ont précédée. L’histoire, de plus, l’histoire des peuples et des hommes, n’existe pas simplement par elle-même, n’a point de caractère particulier : c’est une partie de l’histoire naturelle tout entière, et rien de plus. L’histoire naturelle, c’est l’histoire de la Terre ; l’histoire des peuples et des hommes ne peut être aussi, par conséquent, que l’histoire de la terre. Les luttes des êtres humains pour la possession, le développement ou l’appauvrissement de la terre ; les conflits entre les partisans de la communauté du sol et ceux de la propriété territoriale individuelle ; voilà toute l’histoire humaine ; il n’y a pas un concept, si abstrait qu’il se prétende, qui n’émane de la terre et n’y retourne. Afin de comprendre une période historique qui a précédé notre existence, nous devons comprendre la période dans laquelle nous vivons ; nous devons considérer et comparer, avant tout, l’état dans lequel se trouvait et se trouve, en idées et en faits, la question de la propriété du sol. Si la Révolution Française a été ce qu’on en a voulu faire jusqu’ici, notre situation présente est incompréhensible, impossible. Si notre situation présente peut se comprendre, s’expliquer d’une façon quelconque, la Révolution Française n’a point été ce qu’on en a voulu faire jusqu’ici. La définition de notre état politique et social étant possible, il s’ensuit que la Révolution Française qu’on présente à nos vénérations, est une Imposture.

Notre état politique et social, étant fondé sur le Mensonge, est donc à détruire au plus vite. Et quant à l’imposture, il est urgent de l’exposer. Il est temps de faire, pour de bon, l’inventaire de l’armoire aux reliques tricolores ; et de vider sur la place publique, une fois pour toutes, le trésor douteux de la Basilique révolutionnaire. Il est temps de déchirer la légende qui sert de décor à « l’Épopée, » avec une porte, côté cour, sur le Passé — menant aux radotages imbéciles ; et une porte côté jardin, sur le Futur, — menant à la misère continuelle. — L’histoire vraie de la Révolution Française, que j’esquisse ici, doit être écrite. J’espère pouvoir l’écrire. Et il y a une autre histoire que j’espère pouvoir écrire aussi ; que je voudrais, davantage encore, pouvoir écrire : celle de la Révolution de demain, qui réussira en dépit des obstacles apportés par la Révolution Française à une Révolution Sociale — qui réussira, car elle aura, car elle possède déjà, à son service, plus d’intelligence que n’en a jamais eue aucun mouvement populaire.



Ô travailleur, tes luttes et ton audace, ces six longues années d’insurrection et de tribulation, alors tu n’en as profité en rien ?
Carlyle.


La France s’est enorgueillie de sa Révolution et elle en est fière. Elle s’en est soûlée, de sa Révolution. Depuis que le lion britannique, d’un coup de patte, a cassé les ailes de l’aigle qui s’était envolé du pied de la guillotine, la France a présenté tous les symptômes d’une ivresse continuelle : de constants étalages d’efforts sans énergie. Avant la Révolution, la France, par sa cohésion, était la première nation du monde. Depuis lors, elle n’a cessé de décliner. La guerre de 1870 en a fait, irrémédiablement, une agglomération de vaincus. Cette défaite de 1870 a été la conséquence logique, inévitable, de la Révolution Française. Le démembrement final qui menace la France, et qui se produira certainement si la Révolution Sociale ne le prévient pas, sera le résultat ultime de la Révolution Française. La Révolution Sociale aura à constituer la France en nation par la suppression de la propriété individuelle du sol. C’est elle seule, et par ce seul moyen, qui peut sauver la France. Aucune forme de gouvernement issue de la propriété particulière de la terre, et la protégeant, ne peut plus rien pour la France ; peut simplement la conduire à l’abîme.

À part de rares exceptions, tous les éléments qui pourraient avoir une action en France manquent d’intelligence et surtout d’énergie ; les éléments révolutionnaires, libertaires, ont seuls une valeur. L’aristocratie n’existe plus que de nom — un nom méprisable, qu’elle a souillé de toutes les hontes. — Le clergé séculier, domestique infidèle de l’État, ayant abdiqué toute prétention à une existence propre, et donnant tous les jours l’exemple de l’indignité morale, est devenu l’instrument vil des Congrégations. La bourgeoisie, la plus infâme, la plus bête et la plus lâche du monde, présente l’aspect d’un immense troupeau de cochons, généralement vaccinés ; il est actuellement impossible de trouver une autre expression qui dépeigne, d’une façon à peu près adéquate, l’immonde bourgeoisie française. Le peuple est une cohue d’esclaves glorioleux, Ilotes qui se croient libres, Parias qui se supposent souverains ; ce lion populaire, dont la peau est devenue un paillasson pour les bottes de tous les Roberts-Macaires, est un triste animal dont 89 arracha les dents et les griffes, que tient en laisse une loueuse de chaises coiffée du bonnet phrygien, et qu’un sacristain pousse par derrière ; la vermine le ronge, bien entendu ; toutes les vermines. Une nouvelle caste, si l’on peut dire, s’est élevée : la caste militaire ; après avoir vécu de ses victoires, elle vit de ses défaites ; et en vit bien. À vrai dire, pourtant, son existence même n’est point réelle ; elle n’est que le reflet, multiplié par l’éclat resplendissant des armes vierges, du quinquet fumeux à la lueur duquel le mercantilisme fait ses affaires et la religion compte ses trente deniers ; le bruit que font ses canons tirés à blanc n’est que l’écho, démesurément grossi, des clameurs vaines de la politique, des hurlements affamés de la Bourse, des huées, des sifflements, des plaintes, des glapissements, des acclamations, des murmures et des rires bêtes, de tous les bruits odieux et ridicules que fait entendre la foule, lorsqu’elle essaie de braire. Et tout ça, tout ça, tout ce peuple — si c’est un peuple — tout ça ne crie plus, comme autrefois : Panem et Circenses ! mais : Ecclesiam et Circenses ! Il leur faut deux théâtres, à ces êtres-là ; le Cirque militaire et le Cirque religieux ; il leur faut du cabotinage partout ; ça leur est devenu bien égal, de crever de faim !

L’Église veille à ce que ça leur soit égal. Elle veille sur eux en Sainte Mère, en bonne mère de famille. Elle leur a donné une belle légende, une belle Révolution. Cette Révolution fait le bonheur des Riches ; chose naturelle ; et, chose beaucoup plus curieuse, elle fait aussi le bonheur des Pauvres. Elle ne leur a pas donné de pain, mais elle leur a donné des droits. Quels droits ? Tous les droits. Le droit de choisir leurs affameurs ; de se passer de patrie ; de se passer de pain. Les pauvres, fiers de leurs droits, et qu’on a munis d’une belle charnière au bas du dos — c’est pour saluer les grands principes — claquent du bec fort poliment, sans jamais faire grincer leurs dents. Ils attendent tout, eux aussi, du libre jeu des institutions dont nous dota 89. Et il n’y a qu’une institution dont ils ne se souviennent plus, et qui serait fort utile, cependant, en ces temps de Nationalisme : celle du rasoir national. On vous en foutra, des grands couteaux, pour les perdre !

Ce ne sont pas seulement les six longues années de la Révolution qui furent sans profit pour les pauvres ; le siècle entier qui suivit ces années d’insurrections et de tribulations n’apporta que des aggravations au sort des malheureux. Depuis cent ans, la Révolution Française est un énorme boulet rivé à leur pied par la coutume bête, et surtout, je dois le dire, par la vanité imbécile. Avoir fait la Révolution !… Quant à savoir ce qu’avait été cette Révolution, c’était de fort peu d’importance ; elle avait été la continuation logique de tous les mouvements libertaires qui l’avaient précédée, et particulièrement de la Réforme ; elle avait ouvert la route du progrès à une humanité nouvelle ; elle avait été une conséquence et une cause ; elle avait été un phare éclairant, des deux côtés, l’évolution du genre humain. Elle avait été ceci, cela ; et même la revanche des Latins contre la féodalité germanique. Je ne dénombrerai pas ces âneries ; l’explication donnée par Beaconsfield est peut-être la moins sotte de toutes : « Ce fut une insurrection celtique. » En vérité, il faut être aveugle ; il faut se refuser, de parti pris, à constater l’énorme pouvoir que possède aujourd’hui l’Église, pouvoir qu’elle n’a jamais eu jusqu’à présent ; pour ne point comprendre que cette Révolution ne fut qu’un mouvement catholique-romain.

Les coquins du cléricalisme, habiles entre tous à jouer de la légende, ont su faire peser pendant un siècle le joug d’une fable sur les épaules des travailleurs. La croix catholique, qui écrasait depuis tant de siècles l’échine des déshérités, s’en allait en poussière, vermoulue ; on est parvenu à pousser les pauvres à s’en construire une nouvelle, beaucoup plus lourde que l’autre, avec les montants de la guillotine. C’est la misère des misères… La légende détruite, la fable réduite à néant, tous les mirages doivent s’évanouir et les illusions disparaître. Il n’y a plus à compter sur « les conséquences nécessaires et naturelles » de la Révolution. Il faut agir. Il faut revenir aux idées des Physiocrates, que cette Révolution meurtrière eut pour mission d’étouffer. Ça aussi, c’est les traditions de la vieille France.

Le culte de la Révolution ayant conduit les masses au degré de misère physique et morale qu’on pouvait souhaiter, on commence à parler beaucoup, à ces masses, de la vieille France. Tout n’y était pas mauvais, etc., etc. On critique, par exemple, l’excessive centralisation actuelle ; on préconise la décentralisation. Dans l’état actuel des choses, tant qu’existe la propriété territoriale individuelle, le remède serait pire que le mal. C’est un piège. C’est un obstacle qu’on cherche à apporter, d’avance, à la Révolution sociale de demain. Le pouvoir unique et fort, dont parlait Quesnay, n’est peut-être plus nécessaire, théoriquement ; mais il est possible qu’il le soit, en fait, pour l’action libératrice indispensable. La France est pleine d’ordures ; ce n’est pas niable ; l’immondice catholique-romaine la pollue de toutes parts. Et toute la question se résout dans cette demande : Faut-il mettre un manche à un balai ?

Non, tout n’était pas mauvais dans la vieille France, — la vraie, celle de Quesnay, par exemple. — Mais il y a une autre vieille France, celle justement qu’on cherche à exhumer, et qui ne fut qu’une des figures de Rome ; et ça, c’est de la saleté ! Cette vieille France catholique viendrait à point nommé, si Messieurs les Pauvres et Messieurs les Eunuques voulaient bien avoir l’obligeance de le permettre, au secours de la France catholique de l’esprit nouveau. Ces deux infamies se consolideraient mutuellement.

Pauvres, méfiez-vous ! L’éternel Despotisme qui vous écrase, vous sentant fatigués des formes de servitude qu’il vous impose depuis un siècle au nom de la liberté, voyant que vous êtes sur le point de flairer l’imposture et de rejeter la légende, essaie de changer son aspect et de modifier ses moyens d’action. Il va chercher, dans les catacombes où il les avait reléguées, les défroques du passé et les antiques chaînes, rouillées mais solides encore, qu’il prétend vous faire accepter comme les accessoires nécessaires d’une rénovation politique proclamée indispensable. Dès que vous vous lèverez, dès que vous aurez la victoire, cette vieille France — le vampire catholique — vous fera des mamours afin de vous duper, de vous escroquer, une fois de plus, votre victoire. Cette victoire, elle sait que vous l’aurez ; elle espère que vous ne saurez pas, encore, en profiter ; et qu’elle saura vous la ravir. Elle se prépare à vous la ravir. Allez au Champ-de-Mars ; vous la verrez, qui vous attend ; qui attend les démolisseurs qui vont venir pour jeter à bas les murailles de plâtre, pour délivrer les monstres de fer et d’acier qui sont derrière, les bons monstres que l’Homme a créés et qui veulent lui donner, enfin, la liberté. La vieille France — la Jézabel catholique — est là, hideuse, maquignonnée, fardée, avec du rouge et du blanc sur le parchemin authentique qui lui sert de peau — le rouge du sang populaire, dont elle s’est gonflée, le blanc de toutes ses prostitutions. — Elle regarde par la fenêtre des palais de carton-pâte ; et c’est tous les palais qui lui restent, depuis qu’on lui a grillé ses Tuileries ; elle regarde, minaudant, s’apprêtant à montrer ses grâces au vainqueur qui va venir, à faire la belle, à se foutre sur le dos, une fois de plus. Car elle veut vivre, cette vieille France. Mais il faut qu’elle crève. Il faut que le vainqueur l’empoigne par ses jambes de squelette et la jette dans la rue : et qu’elle se brise la tête sur le pavé ; et que les chiens viennent, et qu’ils pissent dessus — car elle pue trop pour qu’ils la mangent.

Les travailleurs, les pauvres, auxquels Carlyle adressait son douloureux sarcasme, doivent être méfiants et intolérants. C’est la Terre qu’ils doivent vouloir, qu’ils doivent vouloir avec une énergie terrible : ils doivent la vouloir pour tous. Les titres de propriété de ceux qui détiennent la terre sont des faux, les copies contrefaites des vrais titres que possèdent tous les êtres humains, titres imprescriptibles, inaliénables. La nation doit se constituer. Vive la Nation ! Il faut une patrie à tous ceux qui composent la Nation. Vive la Patrie ! Et, alors, la liberté de la Terre assurera la liberté de l’Homme ; et le Français existera, parce que la France existera — la Belle France, affranchie enfin, maîtresse d’elle-même, et dont les villes et les campagnes ne connaîtront plus ces croix infâmes qui s’élèvent sur les hideux clochers : ces croix qui portent jusqu’au ciel l’image maudite d’une barrière, signe de la propriété ; qui sont des perchoirs pour tous les charognards du fanatisme, pour tous les vautours de l’exploitation.