La Belle Coutelière/08

Bibliothèque-Charpentier (p. 84-89).


VIII


Environ six ans après le départ de Kérado, par une soirée d’hiver froide et pluvieuse, un quidam enveloppé dans un caban à capuchon entra dans la maison du passeur au bac du Port-de-Montglat. En attendant l’homme absent, il s’approcha du feu et s’entretint avec la femme qui, dans le coin de l’âtre, faisait téter un enfançon. Après quelques propos indifférents, l’inconnu s’informa des gens de Montglat :

— Le docteur Miquel y est toujours ?

— Bien sûr ! Il a trouvé un bon nid d’écus, allez, en prenant à femme la Toinette du Coq Hardi… On croit que le père Cadenet lui a laissé en mourant plus de soixante mille francs ?

— Diable !… Et Marion Caraval, qu’est-elle devenue ?

— Elle s’est mariée avec M. Paulès, l’huissier.

— Et Fillette Delfort ?

— Celle-ci n’a pas été aussi heureuse… Son gabelou est parti, la laissant embarrassée d’un petit drole… Mais excusez, monsieur, vous avez l’air de bien connaître le pays ? ajouta interrogativement la femme du passeur.

— J’y ai demeuré à plusieurs reprises, quinze jours, trois semaines, pour acheter des vins…

— Ah ! c’est ça !

— Dites-moi, poursuivit l’étranger, et celle qu’on appelait la Belle Coutelière ?

— Celle-ci, voyez-vous, est la plus malheureuse de toutes. Son père est mort ruiné, et elle a été forcée, pour tirer sa mère de la misère, de prendre cette vilaine bête d’ouvrier qui travaillait chez eux.

— Est-ce qu’il la bat ? demanda vivement l’inconnu.

— Non… mais elle ne le peut pas sentir… À ce qu’il paraît, elle a toujours dans la tête un employé des tabacs qui était son galant.

— Elle a des enfants ?

— Non… et ma foi, c’est tant mieux s’ils devaient ressembler au père !

— Vous le connaissez donc bien ?

— Pardi ! je lui ai porté plus d’une fois mes ciseaux à repasser… et, tenez ! pas plus tard que ce matin, il a passé l’eau ici, allant chez lui, dans le pays bas devers Laforce, sa mère étant à la mort, qu’il m’a dit.

— Il y avait aussi au café Montcazel une grande fille appelée Virginie ?

— Celle-là s’est mariée avec un ouvrier meulier, et ils ont déjà trois enfants et le quatrième en chemin…

— Ah ! voilà mon homme qui va vous passer, dit-elle, en oyant des sabots sonner sur les pierres du chemin.

Lorsqu’il fut sur l’autre rive, l’inconnu longea la cale d’embarquement des vins et des meules, puis traversa le Port-de-Montglat, village de sept ou huit maisons de pêcheurs et de mariniers. Devant l’Ancre de Miséricorde, auberge renommée pour la manière de cuisiner le poisson, il aperçut par la porte ouverte le foyer flambant d’où s’échappait une bonne odeur de friture à l’huile de noix, et passa rapidement, écartant, avec sa canne, un labri qui lui jappait aux jambes.

Après la dernière maison du village, l’étranger prit un mauvais chemin roide et pierreux qui gravissait la rude colline de Montglat, et une demi-heure après arriva sous la porte Marinière, d’où il gagna par le chemin de ronde des remparts la rue du Grel, déserte et sombre. Devant la maison du coutelier, l’homme s’arrêta, leva la tête vers la grande croisée où filtrait une faible lueur, puis poussa doucement la porte de la boutique, entra, et monta l’escalier en se tenant à la corde qui servait de rampe.

Oyant monter, Maurette s’était avancée vers la porte qu’elle ouvrit.

— Yves !

Et elle vint tomber dans les bras de son ami.

— Ma Reine ! ma Reine chérie ! murmurait-il en la couvrant de baisers.

— Je te croyais mort ! dit-elle faiblement, après un silence.

— Mais mes lettres ?

— Je n’ai jamais rien reçu !

— Cinq fois je t’ai écrit !… ma dernière lettre est revenue refusée ; alors moi aussi j’ai cru à un malheur !

— Ah ! fit-elle, on me les a volées !

Ils s’approchèrent du feu et s’assirent côte à côte sur la banquette, dans le coin de la cheminée. Kérado entourait de ses bras la pauvre femme en pleurs, dont la tête reposait sur son épaule. Ils restèrent longtemps ainsi, muets, frissonnants, mêlant leurs soupirs et leurs baisers. Le feu s’éteignait ; Yves murmura quelques paroles à l’oreille de Maurette.

— Mon tendre ami, dit-elle en l’implorant, je ne m’appartiens plus !… J’ai perdu le bonheur, laisse-moi l’estime de moi-même… J’en ai besoin pour vivre ! ajouta-t-elle douloureusement.

Et comme il redoublait ses supplications, elle ajouta, en cachant son front dans la poitrine de son ancien ami :

— Mon Yves bien cher ! vois ! j’ai honte !… je ne suis plus digne de toi !

— Oh ! Reine !… ma douce amie !…

— Non ! non ! aie pitié de moi ! Ne me force pas à rougir !

— Reine ! Reine ! suppliait-il obstinément.

— Yves ! laisse-moi tenir ma parole !… être honnête femme !…

Et comme dans son égoïsme féroce il insistait toujours :

— C’est ma vie que tu demandes… ajouta-t-elle, à bout de forces.

Le matin, à l’aube, Kérado, mécontent de lui, s’en alla tristement après des adieux désespérés, laissant Reine écrasée de douleur. Pendant cette longue nuit de larmes et de baisers empoisonnés par la présence invisible du Tétard, elle avait appris toute l’étendue de son malheur. Par les lettres interceptées, son amant la suppliait de venir le rejoindre, en attendant que ses affaires de famille lui permissent de l’épouser. Ne recevant aucune réponse, après quatre ans de regrets et de chagrin, il s’était marié… et maintenant se rendait à Tonneins, où il avait été nommé.

Ainsi, même cette espérance obscure et vague, qui parfois persiste contre toute raison, s’évanouissait. Cette fois, c’était bien fini : ils étaient séparés pour toujours. À cette heure, elle regrettait de l’avoir revu, en comparant ce qui aurait pu être et ce qui était. Cruel crève-cœur, rendu plus amer encore par l’obligation de subir son odieux mari :

— Ah ! Kérado ! Kérado ! pourquoi es-tu revenu ? murmurait-elle.

Puis, le remords torturait cette nature droite et loyale. Elle se reprochait d’avoir failli à son honneur de femme, à sa parole d’épouse, et c’était pour elle une horrible souffrance que de se sentir coupable envers un homme qu’elle haïssait. « Il avait quelque chose à lui pardonner ! » intolérable pensée qui la poignait.

Une sorte de dégoût, ou plutôt d’impossibilité de vivre, l’envahissait ; elle se sentait frappée au cœur. Sa conscience conjugale sans reproche l’avait soutenue jusqu’alors ; maintenant, sa faute l’écrasait.

Tout le jour, la pauvre Reine ressassa ses douloureuses pensées, savoura les infinies amertumes de sa situation, et jusqu’au soir elle resta devant le foyer éteint, assise, les yeux fermés, la bouche crispée, les mains jointes allongées sur ses genoux, semblable à une statue du Désespoir.

La nuit venue, elle se couvrit de la grosse cape de sa défunte mère, descendit l’escalier, sortit par la ruelle déserte, gagna la porte Gauchère, et s’en alla dans le brouillard.

De ce jour, on ne la revit plus à Montglat, où sa brusque disparition fut un événement longuement commenté. Encore aujourd’hui, on en parle quelquefois, et au lavoir et au four banal, les commères font des suppositions à perte de vue sur le sort mystérieux de la Belle Coutelière.