La Belle Coutelière/07

Bibliothèque-Charpentier (p. 71-83).


VII


Depuis l’année où, revenant de son tour de France, il avait « levé boutique » dans la rue du Grel, jusqu’au temps de sa mort, pendant vingt-cinq ans, le défunt Mauret avait, bribe à bribe, « mangé », comme on dit, le petit héritage à lui laissé par ses vieux. Le vin blanc le matin, pour « tuer le ver », les demi-tasses avec copieux brûlots, et le tripotage des cartes dans la salle du café Montcazel où la partie publique se prolongeait assez tard le dimanche, avaient amené ce résultat. De temps en temps, le coutelier empruntait trois cents, cinq cents francs, en donnant hypothèque sur son bien. Tant il fit, qu’à sa mort, ses dettes absorbaient tout son avoir.

Comme bien on pense, les intérêts n’étaient jamais payés ; aussi, peu après l’enterrement de Mauret, les créanciers poursuivirent l’expropriation de la maison et du bien, qui fut suivie de la vente à la barre du tribunal, où Capdefer acquit le tout au prix de cinq mille huit cent et des francs.

Lorsque le soir il revint, l’ouvrier, en soupant, expliqua complaisamment à la veuve que, quoique le placement ne fût pas mauvais, ce qu’il en avait fait était principalement pour elle et pour sa fille, ne voulant aucunement qu’elles fussent obligées de quitter la maison et de délaisser le bien de famille : qu’il entendait expressément qu’elles se regardassent toujours comme étant chez elles.

La mère Mauret, qui appréhendait fort d’être obligée de s’en aller avec sa fille, elle ne savait où, fut saisie par cette déclaration. Des larmes lui vinrent aux yeux : elle se leva et fut embrasser le Tétard, un peu embarrassé de sa contenance.

— Mon pauvre ami, nous vous sommes bien fort obligées de votre bonté ! un fils ne ferait pas plus ! Mais, vraiment, je ne sais pas comment reconnaître tout ce que vous faites pour nous !

— N’ayez crainte, Thibalde ! Que vous soyez seulement bien tranquilles ici, et tout ira pour le mieux… Bonsoir, je vais me coucher, ajouta-t-il en se levant, tous ces hommes de loi m’ont fait douloir la tête.

— Tu ne lui as pas fait de grands mercis ! dit la mère Mauret à sa fille lorsque Capdefer fut sorti ; pourtant ce qu’il fait pour nous en vaut bien la peine !

— Et penses-tu, mère, qu’il ne voudra pas être payé ?

Maintenant, Reine voyait clairement le plan du sournois Capdefer, et cette nouvelle générosité qui les liait par la reconnaissance l’accablait. Elle était humiliée et irritée que cet homme odieux leur imposât ses bienfaits. Combien elle eût préféré un autre acquéreur de la maison paternelle, qu’alors il leur aurait fallu quitter ! Ainsi elle eût été débarrassée de la présence exécrée du Tétard ! Mais de faire partager ses idées et ses répugnances à sa mère, et lui persuader de quitter de son gré cette vieille demeure où elles avaient la vie monotone mais douce d’auparavant, pour s’en aller au hasard au-devant d’une existence pénible, peut-être de la misère, elle sentait cela impossible, tant la pauvre femme, heureuse de finir ses jours dans sa maison, s’était coiffée de Capdefer. Ah ! si elle eût été seule !

Aux prévenances, aux soins que la Thibalde avait pour lui, celui-ci comprenait qu’il avait en elle une alliée toute dévouée ; aussi quelque temps après, profitant une après-midi de l’absence de Maurette qui, à son habitude, était au jardin, il quitta la boutique et monta trouver la veuve. Après maintes « platusseries », circonlocutions et propos vagues, il en vint à son affaire, l’assura que, depuis son entrée dans la maison, il l’avait toujours affectionnée comme sa mère, tant pour son amiable recueil à sa venue et sa bonté depuis lors, que comme ayant une fille aussi belle et pleine d’entendement, qu’il n’avait pu voir tous les jours sans l’aimer… Il confessa qu’il n’était pas, lui, digne de Maurette, mais que pourtant, si elle voulait l’agréer et prendre pour mari, il la rendrait aussi heureuse que femme de Montglat… Bref, ayant des sentiments de fils pour elle Thibalde, il ne souhaitait rien tant que de le devenir en effet par son mariage avec Maurette, et la suppliait de le moyenner au plus tôt.

La mère Mauret souvent s’était dit que, malgré les promesses de Capdefer, leur situation n’était pas assurée chez lui : qu’il vînt à se marier, et elle était obligée de déloger avec Reine. Aussi fut-elle très heureuse de cette ouverture, et assura-t-elle le prétendant que toujours, à part soi, elle avait pensé à cela, et qu’ainsi, pour ce qui la regardait, non seulement elle consentait des deux mains à ce mariage, mais encore qu’elle ferait tout son possible pour y disposer sa fille. Elle ne cacha pas cependant que Maurette était habituée, dès le maillot, à faire à sa tête par la faiblesse de son pauvre défunt et la sienne aussi… Mais, au demeurant, c’était une fille raisonnable qui, sans point de doute, prendrait en bonne part les propositions qu’elle allait lui recommander chaudement ; d’autant mieux qu’elle n’avait point d’amourette ni d’idée pour personne.

Capdefer, oyant ceci, ne broncha pas :

— Alors, parlez-lui de la chose de suite, dit-il en se levant.

Lorsque sa mère lui fit connaître les intentions du Tétard, Reine s’écria :

— Je te disais bien qu’il voudrait être payé !… Mais je m’estime plus de six mille francs !

— Ma drole, c’est tout son avoir ! Il t’estime autant qu’un autre riche de cent mille francs qui te donnerait tout !

— Je ne dis pas… mais je ne veux pas me vendre… à aucun prix ! Et puis, je le hais ! tu peux le lui dire !

— Écoute, ma petite ! ça ne presse pas… tu y penseras de loisir… C’est une affaire qui vaut la peine d’être soupesée et avisée de toutes les manières.

Cependant le temps se passait ; il y avait des mois et des mois que Maurette se maintenait ferme dans ses résolutions malgré les adjurations de sa mère, qui, en toute occasion, lui chantait les louanges du Tétard et lui énumérait longuement les avantages de ce mariage, lorsque la pauvre femme eut une attaque de paralysie dont elle se releva, mais qui la laissa clouée pour toujours au coin du feu. Capdefer, déjà plusieurs fois abreuvé de réponses dilatoires, qui néanmoins lui laissaient quelque espoir, profita de la circonstance pour faire entendre à la veuve qu’il était temps d’en finir, attendu qu’il ne pouvait se payer plus longtemps d’espérances. Il lui déclara qu’il trouvait une occasion avantageuse de s’établir ; qu’on le pressait de se marier avec une fille de son pays, ayant bien de quoi, à laquelle il préférait nonobstant Maurette sans un sol dans son tablier… Qu’il en était aux regrets, mais puisqu’elle le méprisait, il était décidé à entendre aux propositions qu’on lui faisait.

— Attendez encore quelques jours ! dit la Thibalde.

Le lendemain, elle parla de la chose à sa fille, et lui représenta vivement la nécessité pressante où elles se trouvaient :

— Encore si je n’étais pas estropiée !… mais, ma petite, que deviendrais-tu hors d’ici, avec une mère infirme sur les bras ?

— Autant j’aime mourir ! dit la pauvre Maurette.

— Mais moi ! qu’est-ce que je deviendrais ? s’écria la mère, dans un naïf élan d’égoïsme.

— Être à cet homme ! ô quelle souffrance ! fit Reine en pensant à son cher Yves.

— Tu t’y accoutumeras, ma pauvre enfant.

— Jamais ! jamais ! s’écria-t-elle, désespérée.

— Si, ma fillette… si… tu verras…

— Ô mère ! quel sacrifice tu me demandes !

Enfin, après de longues supplications et des embrassements où elles mêlèrent leurs larmes ; jugulée par la nécessité, sans nouvelles de Kérado, la malheureuse Reine consentit :

— C’est bien ! je vais lui parler !

Et essuyant ses yeux, elle descendit à la boutique.

— Donc, Capdefer, vous voulez me prendre pour femme ?

— Oui bien, si vous vous y accordez.

— Vous savez que j’ai aimé quelqu’un ?

— Je le sais.

— Que je lui ai donné toutes choses ?

— Je le crois.

— Vous savez aussi que je ne vous aime pas ?

— Moi, je vous aime.

— Alors, tout ça ne vous arrête pas ?

— Non… le temps d’autrefois ne me regarde pas. Vous étiez fille et maîtresse de vos faits… Pour ce qui est du temps à venir, je crois qu’ayant une fois promis fidélité à votre mari, vous serez femme de parole.

— Vous pouvez donc faire jeter les bans.

Elle sortit désespérée de la boutique, et s’en fut au jardin. Un clair soleil décroissant envoyait ses rais d’or à travers la vallée, projetait l’ombre des coteaux sur la plaine et faisait briller sur la rivière les minuscules vagues des « maigres ». De quelques petits bateaux à deux proues effilées manœuvrant au-dessous du Port, des voix de pêcheurs, tirant l’escave après le passage du garde-pêche, montaient portées par l’air pur. En amont, le bac, chargé de charrettes, de bestiaux, de bêtes de somme et de gens revenant de la foire voisine, glissait obliquement au courant de l’eau ; et le grincement de la poulie sur le câble de fer arrivait aux oreilles de Maurette plantée au bord du rocher, avec le meuglement des bœufs impatients de la crèche et le braiement des ânes incontinents. Mais la pauvrette ne prêtait pas attention à toutes ces choses, elle regardait l’endroit où était monté Kérado, et se disait qu’elle n’avait qu’un pas à faire pour être délivrée de toutes ses misères…

— Ô mère ! mère ! que tu me coûtes cher ! murmura-t-elle, en revenant à la maison.

Lorsque le curé annonça au prône qu’il y avait promesse de mariage entre Jérôme Capdefer, coutelier, et Reine Mauret, dite Maurette, il courut, dans l’église, une légère rumeur d’étonnement. La belle Reine épouser le Tétard ! personne n’en revenait. À la sortie, il se forma devant le porche des groupes où on commentait la nouvelle avec animation.

— Cette mijaurée qui faisait tant la fière ! dit Toinette, c’était bien la peine !

— Elle se figurait peut-être que le Breton s’allait marier avec elle ! ajouta la fille de la sage-femme qui avait remplacé Reine comme chanteuse.

— Nous n’en savons rien… Mais comment que ce soit, elle doit être bien malheureuse ! répliqua la Marion. Moi, je la plains !

— Elle n’a pas osé venir ouïr la publication de ses bans, ce matin ! conclut une autre.

— Que vouliez-vous qu’elle fît ? disait un peu plus loin Gérard, le clerc de M. Viermont, à quelques jeunes gens assemblés ; il ne leur restait rien, pas un bout de fil à lier un boudin ! La pauvre fille se sacrifie pour tirer sa mère du chemin de l’hospice…

— C’est égal ! ça fait de la peine de voir un Tétard coucher avec la Belle Coutelière ! répliqua Gaujac.

— Il faut espérer qu’elle le trompera ! dit cyniquement Viermont.

— Et que ce sera avec moi ! ajouta vivement le jeune receveur de l’enregistrement.

— Eh bien ! moi, je crois que Maurette sera très honnête femme, affirma Noël Caraval.

La noce fut triste, et sans la présence du joyeux savetier Gadras, l’un des témoins, elle eût été lugubre. Nul parent, point d’amis : la mariée, prétextant son deuil, n’avait voulu aucun invité. Le matin, elle fut à la mairie en robe noire, son mari l’escortant avec les voisins requis, dont le facteur infidèle. De là ils allèrent à l’église où le curé, pourtant peu tendre, regarda son ancienne première chanteuse comme s’il la plaignait. Pendant le dîner, elle ne s’assit point, occupée à servir les témoins, ses hôtes. Après avoir tablé jusqu’à quatre heures, ceux-ci, accompagnés du « novi », allèrent se promener, tous bien ouillés. Pour Reine, elle resta, alléguant l’impossibilité de laisser sa mère seule et le besoin de remettre tout en ordre. À mesure que le jour avançait, la malheureuse sentait venir, au milieu de frissons convulsifs, la nausée d’un horrible dégoût. Aussi, lorsque Capdefer rentra le soir, un peu coiffé pour avoir sifflé la linotte dans les cafés de Montglat et du Port, il trouva au lit une épousée froide comme un cadavre.

Le matin, Maurette se leva, écœurée, et, comme d’habitude depuis la maladie de sa mère, s’occupa du ménage. À l’heure du repas elle appela son mari :

— Venez déjeuner.

Il semblait qu’elle appelât encore leur ouvrier Capdefer.

Et il en fut toujours ainsi. Jamais elle ne le tutoyait. Lui, sentant la supériorité de Maurette, ne parlait qu’avec une sorte de respect à cette jeune femme qui lui imposait, et il la consultait en toutes choses.

— Si vous vouliez, nous irions cette vesprée ramasser le blé rouge à la terre ? demandait-il, par exemple.

— Comme vous voudrez.

C’était la réponse invariable de Reine.

Ces étranges rapports entre mari et femme finirent par être connus des voisins, et par suite de toute la ville. En général, on en tira la conclusion que le Tétard était une bonne bête, facile à mener.

— Si Maurette était méchante, il monterait sur l’âne, dit un jour Sully Viermont en faisant allusion à la promenade burlesque qu’a Montglat on impose à l’homme que sa femme a battu.

Mais Capdefer n’était une bonne bête, bien docile, que pour sa femme exclusivement, comme on le vit le mercredi des Cendres d’après.

Ce jour-là, il se joue tous les ans à Montglat une vieille farce appelée : La Marche des novis. Une fourche à foin, dans les dents de laquelle sont fichées deux grandes cornes de bœuf, est garnie de guirlandes de lierre entortillées et ornée de rubans jaunes. Ainsi accoutrée, elle est promenée dans la ville, portée tour à tour par tous les nouveaux mariés de l’année carnavalesque qui finit, avec station au domicile de chacun d’eux. Là, devant leur porte, avec diverses cérémonies grotesques et bouffonnes, ils sont reçus dans l’illustre confrérie. Nul nouveau marié n’est, en principe, exempt de cette réception ; mais les bourgeois s’en tirent en général avec un petit écu pour le vin des acteurs.

Lorsque la fourche, semblable à un simulacre ou trophée antique dédié à quelque divinité champêtre, s’arrêta devant la boutique du coutelier de la rue du Grel, escortée d’une troupe de masques, cabrettes et vielles sonnant, un gros paillasse qui faisait l’office de maître des cérémonies, appela par trois fois : Capdefer ! Capdefer ! Capdefer ! Celui-ci ne bougeant, le coryphée le somma de venir s’agenouiller de bonne volonté devant le terrible emblème, sans quoi on l’allait entrer quérir.

Mais lui, entendant mal la plaisanterie, se planta délibérément sur l’entrée de sa boutique, un grand couteau de boucher à la main, et dit froidement :

— Le premier qui vient, je l’éventre !

— Pécaïré ! ça n’est pas de jeu !

Et après de bruyantes huées, accompagnées de sinistres prédictions cornues à l’adresse du récalcitrant, la troupe joyeuse continua son chemin.

— Qui fait tout ce sabbat dans la rue ? demanda la Thibalde qui, à la suite d’une seconde attaque, gisait sur un lit.

— Mère, c’est la procession du jour des Cendres… tu sais bien ?

Quelques jours après, la veuve Mauret était portée au cimetière.

— Ah ! pauvre mère ! puisque tu devais mourir aujourd’hui, que n’es-tu morte six mois plus tôt ! gémissait la triste Reine, en pleurs devant le lit funèbre.

Cette mort rendit la situation de Maurette plus pénible. La vieille femme servait, en de certains cas, d’intermédiaire, de médiatrice, entre les deux époux. À table, elle parlait à peu près seule, Capdefer étant taciturne de nature, et Reine l’étant devenue depuis son mariage. Mais quoique ni l’un ni l’autre ne lui donnassent guère la réplique, ses caquets rompaient la monotonie de ce triste intérieur. Elle disparue, un silence morne régna partout. À table, Reine se pressait de manger, et se levait, laissant son mari achever seul son repas. Le soir, après souper, elle le quittait et s’occupait ailleurs. Mais elle avait beau l’éviter le jour, elle le retrouvait dans la chambre conjugale, et c’est cela surtout qui lui causait une si griève souffrance. Sous le prétexte d’indisposition, elle se réfugiait quelquefois dans sa chambre de jeune fille, et s’y enfermait pour la nuit. Mais aux grognements mécontents du Tétard, elle comprenait qu’il ne fallait pas abuser de cet expédient.

Au reste, elle tenait exactement la promesse de fidélité faite à Capdefer par-devant le maire, et feignait de ne pas s’apercevoir des regards convoiteux qui la suivaient lorsqu’elle sortait, ni des excentriques démonstrations du receveur de l’enregistrement. Elle repoussa aussi les offres solides et brillantes d’un riche célibataire des environs, le baron Berquier, qui voulait « lui faire une position », comme dit la vieille apparieuse par laquelle il lui avait fait tenir, en l’absence de Capdefer, une lettre qu’elle jeta au feu après en avoir lu quelques lignes.

— Que faudra-t-il dire à M. le baron ? demanda l’autre.

— Vous lui rapporterez ce que vous avez vu.

Dans sa loyauté, Maurette avait même, la veille de son mariage, brûlé le mouchoir teint du sang de Kérado, après l’avoir mangé de baisers. Elle brûla de même ses lettres, après les avoir lues et relues. Pour sa bague, elle la jeta dans le bassin de la fontaine des Angles, où l’eau sourd des profondeurs de la terre. Mais, malgré ces durs sacrifices, le souvenir de l’ami perdu, toujours douloureux comme une épine enfoncée dans son cœur, empoisonnait sa vie.

Quatre années après son mariage, à vingt-deux ans, Reine était dans tout l’épanouissement de sa beauté superbe et triste. Elle n’avait pas eu d’enfants, comme si la vive répulsion de tout son être pour son mari eût desséché ses entrailles et les eût rendues infécondes. Elle ne le regrettait pas ; un enfant de Capdefer lui eût été odieux, et elle laissait son existence désolée couler, lasse, sans but comme sans espoir.