La Belle Coutelière/02
II
Devant la boutique de Mauret le coutelier, un chien barbet de poil gris, maigre, le flanc agité, était couché tout de son long à l’ombre. Près de lui Reine, baissée, essayait inutilement de lui faire avaler quelques gouttes de lait de chèvre. La pauvre bête remuait faiblement le bout de la queue comme pour la remercier et ne lappait pas.
— Pauvre Moustache !
Oui, le vieux chien qui depuis plus de quinze ans faisait tourner la meule à repasser, et aussi les jours de fête le rôti du dîner familial, était malade et s’en allait mourir. La petite le regardait tristement ; pour un peu elle eût pleuré ce pauvre Moustache, qui était de son âge, et qui lui portait son panier lorsqu’elle allait à l’école des sœurs…
Elle rentra dans la boutique et revint un moment après. Moustache tirait à sa fin ; sa respiration haletante s’arrêtait, puis reprenait péniblement et s’arrêtait encore. Enfin il s’allongea, étendit ses pattes roides, un petit frémissement lui suivit tout le corps et ce fut fini. Cette fois-ci, Maurette essuya ses yeux.
— Il est mort, père !
Le soir, Mauret mit le chien dans une brouette, et s’en fut l’enterrer au jardin, en un recoin de muraille, sous un gros laurier qui fournissait les voisins de rameaux le jour de Pâques fleuries : « Le pauvre Moustache sera bien là », pensait-il.
À souper, il fut question du remplacement de cet aide humble et dévoué.
— Moi, je tournerai bien la roue avec la manivelle, dit la petite.
— Toi ! s’écrièrent à la fois le père et la mère, comme indignés.
Leur Reine, cette fille tant aimée, tant mignotée, tourner la meule !
— Ne parle pas de ça ! dit Mauret.
— Et moi ! s’exclama la mère, est-ce que je n’en ai pas la force ? Ça ne sera pas la première fois, peut-être !
En manière de conclusion, le père dit qu’il se faisait vieux et qu’il avait besoin d’un ouvrier… Demain il manderait à l’ami Coyrat, coutelier à Bergerac, de lui en trouver un. Jusque-là, on « s’aisinerait ».
Reine ne fut pas trop contente de cet arrangement. Pourquoi ? Elle ne savait. Peut-être lui déplaisait-il instinctivement de voir introduire dans la maison un étranger qui pourrait deviner son secret.
Car elle en avait un, l’enfant. Ce beau gars breton s’était logé dans son cœur. C’était un amour naissant, tout jeunet, tout frêle, éclos de quelques jours seulement, et que les paroles de Marion Caraval lui avaient révélé.
Le lendemain était un dimanche. Maurette mit sa robe de mousseline gris clair à fleurettes pompadour, et noua autour de son cou un ruban de velours noir où pendait une petite médaille en argent de Notre-Dame de Rocamadour. Lorsqu’elle passa au bout de la promenade de la Croze, allant aux vêpres, son livre d’heures à la main, trois jeunes gens étaient là, faisant les cent pas : le docteur Miquel, Gaudet le receveur de l’enregistrement, et Yves Kérado, tous trois commensaux de l’hôtellerie du Coq Hardi. Le vérificateur des tabacs regarda passer Reine, comme s’il l’avait voulu manger. À travers ses longs cils baissés, la petite saisit ce regard chargé de passion et en fut toute joyeuse. Pendant l’office, en chantant les versets des psaumes, elle se disait : « J’ai un amoureux ! » Et sa voix en était plus chaude, plus caressante, plus pénétrante, de manière que dans le fond de l’église Kérado, entré avec ses compagnons qui lorgnaient les filles, en fut tout remué.
Le lundi soir, en revenant de visiter les plantations, Yves passa devant la maison du coutelier. À la grande fenêtre à meneaux du pignon, Reine s’encadrait joliment entre un réséda dans une petite caisse, et un gros pied de basilic dans un vieux pichet de faïence à ramages. Sa main tremblait un petit en arrosant ses fleurs ; c’est que sa présence à la « croisée » était presque un rendez-vous. La veille, en sortant de vêpres, Toinette, qui voyait Kérado tous les jours chez elle à l’heure des repas, lui avait dit à l’oreille :
— Demain soir, à cinq heures, il passera…
Sans bouger la tête, le Breton leva les yeux là-haut et s’en fut heureux d’avoir vu sa belle. Pour Maurette, ce regard se croisant avec le sien lui fit battre le cœur. Dorénavant il ne fut plus nécessaire de la prévenir ; elle l’oyait venir de loin et se montrait lorsqu’il passait. Cela advenait de temps en temps seulement, car quoique Kérado se fût adonné à ce chemin pour rentrer chez lui, il arrivait assez souvent que, retenu au loin par son service, il ne revenait que le soir tard. Elle, à tout hasard, attendait en cousant, soit à la fenêtre, soit à l’entrée de la boutique. Si l’employé des tabacs restait deux ou trois jours sans se montrer, Maurette sentait qu’il lui manquait quelque chose. Ainsi entremêlé de bons et de mauvais jours, le temps s’écoulait et la fête de Notre-Dame arriva.
Ce jour-là, les jeunes gens se tenaient devant le porche de l’église, attendant la sortie de la procession ; les uns pour voir leur mie, les autres pour voir toutes les filles qui se font belles à cette occasion. Dans un groupe où l’on causait, il y avait le receveur de l’enregistrement, bon client du café Montcazel où il prenait chaque soir plusieurs petits verres de crème de vanille pour se donner du ton ; puis Gaujac, le commis des droits réunis, qui « fréquentait » Fillette ; le docteur Miquel, l’ami de Toinette ; Gérard, le clerc de notaire, brouillé depuis quelque temps avec Virginie ; Noël Caraval, que cette grande folle appelait son beau-frère parce qu’il faisait l’amour à une de ses sœurs ; l’huissier Paulès, le promis de Marion ; Sully Viermont, le fils du notaire, qui aimait toutes les filles pourvu qu’elles fussent gentilles. Celui-ci avait un bras en écharpe, pour s’être démis un poignet en descendant un peu précipitamment, la nuit, de la fenêtre d’une fille surveillée par un père farouche. Enfin, il y avait encore Kérado, qui s’était mis un peu à l’écart pour penser à Reine plus à son aise.
Pendant que cette jeunesse échangeait des propos frivoles, les cloches furent mises en branle, épouvantant les passereaux nichés dans la vieille tour grise ; puis le portail s’ouvrit et laissa passer la procession. En tête marchait un vieux porte-croix en rochet de grosse toile, qui montrait des bas bleus et des souliers ferrés sous sa soutanelle trop courte. Puis, suivaient les petites droles des Sœurs, en robe blanche, avec des pantalons de calicot qui leur descendaient chastement jusqu’aux chevilles. Ensuite venaient les enfants de l’école chrétienne, conduits par deux Frères en manteau dont les manches ballantes les faisaient ressembler à des manchots. Les femmes et les filles de toutes conditions suivaient lentement, au hasard de la sortie : bourgeoises cossues en bonnet à rubans et à fleurs ; artisanes en foulard de soie coquettement tortillé sur les cheveux, ou bonnet de tulle bien tuyauté ; paysannes en coiffe périgordine, ou madras de coton à grands carreaux bleus, rouges et jaunes. Après, venait la confrérie des Pénitents noirs, en cagoule de serge, masqués d’une capuce pointue, percée de deux trous à travers lesquels on voyait briller leurs yeux, et ceinturés d’une corde à nœuds. En tête, entre les deux rangs, marchait un confrère portant une grossière croix de bois en grume ; et, derrière les files, entre les deux derniers pénitents, se tenait majestueusement le doyen de la confrérie, gros homme bedonnant, armé d’un haut bâton recourbé, sorte de crosse rustique, insigne de sa dignité. Ces fantômes noirs, masqués, avaient quelque chose de sinistre qui évoquait le souvenir de la Sainte Inquisition toulousaine, et faisait « tribouler » les tout petits enfants menés par la main. Pourtant, c’étaient de bons compagnons, ces pénitents qui, lors de leurs sorties, réunis le soir à leur chambrée, chopinaient ferme en mangeant des massepains. Braves gens, d’ailleurs, et pas fanatiques pour deux sous. Il en était cinq ou six, au reste qui faisaient partie de la loge La Fervente Amitié ; car Montglat possédait une petite loge maçonnique où l’on banquetait très régulièrement à la Saint-Jean d’hiver et à la Saint-Jean d’été. Le doyen des Pénitents, M. Viermont le notaire, que son gros ventre dénonçait, était même premier surveillant de la loge, dont un autre petit pénitent clopinant, M. Naquièze le pharmacien, était l’hospitalier.
Après les Pénitents venait la bannière de l’Immaculée Conception, portée par une forte fille aux joues rebondies et rouges comme deux pommes d’amour. Deux drolettes la flanquaient, tenant les cordons.
Ah ! voici les chanteuses ! Et un léger murmure de satisfaction courut dans le groupe des jeunes gens. Elles s’avançaient de front, vêtues de blanc, avec de longs voiles attachés au chignon, flottant derrière elles. Au milieu, était Reine avec ses magnifiques cheveux noirs en bandeaux qui lui pressaient les tempes, comme des ailes de corbeau. Tous admiraient son visage d’une beauté régulière et calme, ses grands yeux noirs, son corps superbe qui se devinait sous le tissu léger, et sa démarche noble et harmonieuse.
— Ecce la Belle Coutelière ! dit le receveur.
— Sans vouloir faire de tort aux autres filles de Montglat, ajouta Viermont, on peut dire que, Reine de nom, elle est aussi reine par la beauté !
La grande Virginie ne figurait pas parmi les chanteuses. Pour quelque histoire, le curé l’avait exclue la veille.
En ce moment les jeunes filles chantaient :
Ô Marie toute bonne,
Mon espoir, mon bonheur,
Tout amour je vous donne,
Je vous donne mon cœur !
« Ah ! si elle me regardait en chantant ceci ! » pensait le grand Kérado. Mais la belle Reine passa, les yeux modestement baissés. Ses compagnes jetèrent un coup d’œil furtif sur le groupe où se trouvaient leurs galants et suivirent.
Après les chanteuses, marchaient deux enfants de chœur en aube plissée, avec des ceintures de moire rouge, qui balançaient des encensoirs.
Et puis, fermant cette théorie, venait la Sainte-Vierge sur un brancard décoré de guirlandes de fleurs, et porté sur les épaules par quatre jeunes filles en robes de mousseline et couronnées de roses blanches. Pour la circonstance, la statue de plâtre peint avait été ornée de bijoux, à la mode espagnole. Mme Viermont avait prêté son collier de perles fausses, et Mlle Vanière, la fille du juge de paix, un diadème en cailloux du Médoc que sa grand’mère portait du temps de l’Empire. Un manteau bleu, taillé dans une vieille douillette de la femme du percepteur, était drapé en arrière sur les épaules de la statue.
Enfin, pêle-mêle, le chapeau à la main, suivaient en troupeau les hommes, qui clignaient des yeux sous le soleil et traînaient leurs souliers ferrés sur le pavé poussiéreux.
Le curé allait et venait entre les files, comme un chien de berger, pressant les uns, ralentissant les autres, toujours brusque, toujours renfrogné.
— En attendant que la procession revienne, et que j’aie le plaisir de revoir mon honoré père avec son bâton augural, allons faire un tour sur la promenade ? proposa Sully Viermont.
Et il s’en fut de ce côté, suivi du docteur Miquel, du receveur de l’enregistrement et de Kérado.
— Çà, dit Gaudet, je voudrais fort savoir quelles sont, parmi ces jeunes chanteuses, porteuses de bannière et de statue, celles qui ont bien et légitimement droit au vêtement blanc qui leur va d’ailleurs si joliment ?
Tous se mirent à rire, sauf le Breton qui garda son sérieux bontonné.
Après beaucoup de propos légers sur ce thème, lorsqu’ils revinrent vers l’église au moment de la rentrée de la procession, Viermont se retourna :
— Tiens ! Kérado est parti ! dit-il.
— Il est un peu collet monté, repartit Miquel.
— À savoir combien durera son siège de la coutellerie ? dit le receveur.
— Qui sait ? peut-être un an ! répondit le docteur, la belle Reine est fiérotte et sait sa valeur.
— Ah ! s’écria Viermont, c’est top long de onze mois ! quand même il s’agirait de l’impératrice de Trébizonde ! Pour mon compte, lorsqu’au bout de trois ou quatre semaines une belle n’a pas battu la chamade, je lève le piquet !