La Belle Coutelière/01
I
Sur le haut plateau rocheux, la vieille bastille royale de Montglat-du-Périgord était assoupie. Midi venait de sonner à la « Maison des Consuls », aujourd’hui la mairie. Un lourd soleil de juillet tombait d’aplomb sur les « tuilées » de pierres plates, et inondait d’une lumière crue les rues régulièrement tracées au cordeau qui se coupent à angle droit. Le long des maisons, une étroite lisière d’ombre se dessinait, suivie parfois par un chat rôdeur qui craignait de s’échauder les pattes aux cailloux brûlants du pavé. Sur la place encadrée d’arcades ogivales, près de la halle aux piliers de pierre rongés par le temps, des poules vautrées dans la poussière ouvraient languissamment le bec. Dans la ceinture de ses remparts aux pierres de grand appareil roussies par le soleil des siècles, l’ancienne ville franche cuisait en silence. À peine oyait-on quelques bruits légers : les cris aigus des martinets, tombant affaiblis des hauteurs du ciel d’un bleu intense, et le susurrement des cigales collées aux troncs des tilleuls de la promenade de la Croze, qui borde les rochers à pic, à quatre cents pieds au-dessus de la Dordogne aux eaux bleues. Dans le voisinage, le ronflement d’une meule à repasser semblait la respiration de la petite ville endormie. Ce bruit venait d’une boutique de la rue du Grel, ouverte en large ogive avec un taulier et une coupée, au-dessus de laquelle était fixé, à mode d’enseigne, un énorme couteau périgordin à lame aiguë, au manche de corne rouge terminé en forme de botte.
Tandis que dans cette villette agricole, les cultivateurs faisaient la méridienne avant de retourner aux champs ou à la vigne, le coutelier, lui, travaillait, la besogne pressant, car c’était un samedi, jour de repassage des rasoirs paysans qui devaient servir à faire la barbe dominicale.
Vers deux heures, les gens sortis des maisons, des étables, des cours, s’acheminaient au travail ; la plupart touchant devant eux des « montures », comme ils disent, chevaux, mulets ou ânes, selon qu’ils ont de quoi, portant du fumier dans des « bastes » ou paniers de fort clayonnage accrochés au bât. C’est le seul mode de transport usité dans ce pays accidenté, plein de ravins et de coteaux roides et pierreux. Les charrettes ne pourraient gravir les mauvais chemins ruinés, rocailleux, qui montent, âpres, à un immense plateau avoisinant Montglat, où les habitants ont leurs terres et héritages provenant de l’allotissement d’une antique forêt défrichée.
Maintenant, la ville était réveillée. On entendait près de la place le métier du tisserand battre dans son « en-bas » obscur, et du côté de la porte Del Sol, le marteau du « faure » ou forgeron, après une série de coups assourdis par le fer rougi, retombait à petits coups sonores et décroissants sur l’enclume. Devant les maisons, des ménagères, le fichu largement ouvert, venaient s’asseoir à l’ombre, et jacassaient entre elles en tricotant ou ravaudant de vieilles hardes, cependant qu’une autre, restée debout, la quenouille au flanc, faisait tourner son fuseau rapide.
À la coupée de la boutique du coutelier, une jeune fille se montra bientôt. Sur le fond sombre de l’intérieur, elle se détachait grande et gracieuse, vêtue d’une robe d’indienne claire, qui « fronçait » au corsage et bouffait à la jupe. Au-dessus d’une petite collerette à pointes, sa belle tête, surchargée de cheveux d’un noir bleu mépartis en deux épais bandeaux, était bien portée par un beau cou robuste. Ses yeux noirs, veloutés, profonds, brillaient au-dessous de deux sourcils légèrement arqués. Le nez, droit, fin, aux narines mobiles, continuait la ligne du front, et, sur la peau mate du visage, la bouche aux lèvres rouges avait une expression charmante de fierté juvénile. Cette belle « drole » de seize ans, c’était Reine, la fille de Mauret le coutelier, ou « Maurette », comme on la nommait souvent à la mode latine, en féminisant pour la fille le nom du père. Elle tenait un petit cahier à la main et semblait attendre quelqu’un, sans ennui comme sans impatience.
En ce moment même, trois jeunes filles venant du quartier de la porte Gauchère remontaient la rue du Consulat, traversaient la Place-Mage, et, bientôt après, débouchaient dans la rue du Grel en se tenant par le bras.
— Ah ! voilà Maurette qui nous « espère », dit l’une.
La petite descendit la marche de la boutique et vint se joindre à ses amies.
— Monsieur le curé n’a pas passé ? demandèrent-elles à Maurette.
— Pas encore.
— Alors, nous avons le temps.
Et toutes quatre s’en furent en babillant sous les tilleuls de la promenade, déserte en ce moment, comme le plus souvent les jours ouvrables.
Des trois nouvelles venues, l’une était Antoinette, ou plus familièrement « Toinette », la fille de Cadenet « le riche », hôtelier du Coq Hardi, et courtier en vins ; l’autre, Marion Caraval, que son père, un des bons propriétaires de la ville, cherchait à marier, la voyant précoce ; et la troisième, Fillette Delfort, dont la mère, femme d’un marinier toujours sur la rivière, tenait un petit regrat de sel, de chandelle, et le bureau de tabac.
Toutes ces demoiselles étaient des chanteuses de la paroisse qui allaient répéter des cantiques pour la Notre-Dame d’août. Il y en avait bien une cinquième, la grande Virginie, qui, avec sa mère veuve et ses deux sœurs, versait des demi-tasses et servait des cruchons de bière de mars aux habitués du Café Montcazel, ainsi appelé du nom de son défunt père ; mais « Ninie » était en retard comme souvent.
— Elle clampine en venant, dit l’une.
— Toujours elle trouve quelqu’un sur son chemin, ajouta l’autre.
Cependant, à l’entrée de la promenade, parut bientôt Virginie qui pressait le pas. Elle joignit ses camarades de chant, un peu rouge, et leur sourit en montrant de jolies dents blanches.
— Gageons que tu as rencontré Gérard ? lui dit la Fillette.
— Tout juste ! et ça m’a un peu amusée… Et toi, tu n’as pas vu ton gabelou ?
— Il est en tournée.
— Alors, ce sera pour ce soir.
Et toutes se mettent à rire.
De ces jeunes filles, aucune n’était belle comme Maurelle, mais toutes avaient quelque chose d’agréable et plaisant. La Toinette était châtaine, frisée comme un agnelet, potelée, et fraîche comme une rose. La Marion était brune, un peu trop peut-être, mais elle était bien faite, d’amoureuse manière, et, sous ses sourcils rejoints, ses yeux noirs brûlaient ceux qu’elle regardait, Fillette Delfort était mignonne, blanche, et sa petite frimousse mutine donnait envie de l’embrasser. Pour Virginie, grande belle fille bien prise, à l’air hardi, toute sa personne incitait à l’amour.
Quoique dissemblables de figure et de physionomie, toutes ces jouvencelles avaient entre elles quelques points de ressemblance outre l’air fort et santeux. Même Reine encore jeunette, toutes avaient une poitrine bien développée et puis un beau cou, fort, musclé, rond, qui faisait penser à celui de la Sulamite, semblable à la « Tour de David », selon la Sainte Écriture. Au reste, à Monglat, toutes les femmes étaient ainsi faites et conformées de même, en raison d’une circonstance locale.
La fontaine de la ville sourd au pied du plateau, dans un ravin profond, où, depuis la fondation de la bastille par un roi d’Angleterre, les femmes vont puiser de l’eau. La « seille » dont elles se servent depuis des siècles est de cuivre rouge, à large panse, à étroite ouverture. Lorsqu’elle est remplie, elles s’aident de pierres dressées à l’exprès au-dessus de la margelle de la fontaine, pour la poser sur leur tête munie d’un « cabessal », ou torchon, tortillé en couronne et à cet usage destiné. Puis, les poings sur les hanches, elles gravissent lentement l’âpre colline, avec une détente du jarret à chaque pas. Il faut un bon quart d’heure pour remonter en ville, et elles arrivent là-haut, le sein soulevé, les narines gonflées, le sang à fleur de peau. À cette gymnastique souvent répétée, les muscles du cou et de la poitrine se développent avec une vigueur aidée par l’hérédité. Les jambes qui travaillent beaucoup aussi sont superbes, et les mollets des femmes de Monglat sont renommés dans tous ces cantons.
Elles gagnent encore à cet exercice une démarche gracieuse et cadencée. Ainsi, c’était un plaisir que de voir en ce moment marcher, se tenant le bras, ces cinq jeunes filles qui caquetaient de leurs amoureux, avec de petits rires égrenés, celles des extrémités penchant la tête vers les autres pour ne rien perdre de ce qui se disait.
— Voilà monsieur le curé ! fit tout à coup Maurette, en voyant passer dans la rue, au bout de la promenade, un prêtre de haute taille qui leur jeta un coup d’œil sévère.
— Aie ! Pécaïré ! Jésus !
— Allons à l’église, petites, dit la Ninie. Je vous finirai l’histoire en sortant.
Un instant après, elles entrent, trempent les doigts dans le bénitier, font le signe de la croix et vont se ranger devant la balustrade du chœur où le curé les attendait.
C’était un homme de cinquante ans, au regard noir, à la physionomie dure.
— Que leur contais-tu donc de si plaisant que tu les faisais tant rire ? demanda-t-il à Virginie.
— Rien, monsieur le curé…
— Rien qui se puisse dire, n’est-ce pas ?
Silence de Virginie.
— Allons, prenez vos cahiers et répétons le premier cantique… Vierge au divin sourire… À toi, Marion !
Et Marion chante :
Vierge au divin sourire,
Reçois nos vœux.
— Ce n’est pas ça ! recommence !
Vierge au divin sourire,
Reçois nos vœux,
Dans ton aimable empire
Qu’on est heureux !
— On dirait que tu chantes le De profundis ! s’écria le curé. S’il s’agissait d’une chanson d’amourette, tu y mettrais un peu plus de cœur !… Continue, Antoinette !
Et, successivement, le curé fit chanter plusieurs cantiques aux jeunes filles, séparément d’abord, puis toutes ensemble. Il les arrêtait souvent et les tançait pour la moindre faute, surtout la pauvre Maurette. Pourtant, sans contredit, c’était elle qui chantait le mieux ; et puis sa voix chaude, bien timbrée, remuait le cœur. Peut-être était-ce pour réagir contre l’effet de la voix troublante de cette jeune fille, que le curé lui disait :
— Tu chantes faux !… Tu prends trop bas !… Maintenant, on dirait que tu cries : Au feu !
Après une heure et demie de répétition, le curé congédia les chanteuses avec ces paroles :
— Allez ! et tâchez d’être sages !
— Il n’est pas aimable aujourd’hui, notre curé, dit la Fillette lorsqu’elles furent dehors.
— À peu près comme de coutume, répondit la Toinette. Mais puisque nous en sommes quittes, revenons un peu nous promener à l’ombre.
Un moment après, deux jeunes gens arrivaient sur la promenade. L’un était un médecin tout fraichement diplômé, D. M. P. ; l’autre un commis de la culture des tabacs envoyé depuis peu de Saint-Malo à Montglat. Celui-ci était un beau garçon, blond, grand, large d’épaules, à la tête carrée, aux yeux bleus d’acier, avec une petite moustache.
— Tenez, voyez comme monsieur Kérado regarde Maurette ! dit la Marion à demi-voix.
— Bonjour, mesdemoiselles ! la répétition est terminée ? demanda le docteur en s’arrêtant avec son compagnon devant les jeunes filles.
— Oui, Dieu merci, répond Virginie, car monsieur le curé n’était pas commode aujourd’hui.
— Il s’est fâché beaucoup ?
— Tout le temps ! surtout après la pauvre Maurette.
— Il faut qu’il n’ait point de cœur ! dit, indigné, le commis des tabacs en regardant celle-ci avec des yeux qui en disaient long et firent monter aux joues de la petite une teinte rosée.
— Ah ! il est comme ça ! répliqua la Fillette, et s’il nous voyait là causant avec vous, nous serions vespérisées de la belle façon !
Puis les jeunes filles passèrent.
— Oh ! si je n’étais pas engagée avec Honoré Paulès, cet homme-là me ferait faire des folies ! dit en se tournant pour regarder Kérado, la Marion, les yeux voilés par ses longs cils.
— Et toi, Maurette, qu’en dis-tu, petite cachotière ?
— Tu es trop curieuse, Toinette !
— Allons, à lundi ! fit Virginie.
— À lundi ! répètent les autres.
Et les jeunes filles s’en furent chacune à son « oustal ».