La Belle-Nivernaise/Chapitre II

La Belle-NivernaiseC. Marpon et E. Flammarion (p. 33-45).


Image 01 - Chapitre II
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CHAPITRE II

LA BELLE-NIVERNAISE


Mlle Clara se réveillait toujours de bonne heure.

Elle fut tout étonnée, ce matin-là, de ne pas voir sa mère dans la cabine et de trouver cette autre tête à côté d’elle sur l’oreiller.

Elle se frotta les yeux avec ses petits poings, prit son camarade de nuit par les cheveux et le secoua.

Le pauvre Totor se réveilla au milieu des supplices les plus bizarres, tourmenté par des doigts malins qui lui chatouillaient le cou et l’empoignaient par le nez.

Il promena autour de lui des yeux surpris, et fut tout étonné de voir que son rêve durait toujours.

Au-dessus d’eux, des pas craquaient.

On débarquait des planches sur le quai, avec un bruit sourd.

Mlle Clara semblait fort intriguée.


Image 02 - Chapitre II
Image 02 - Chapitre II


Elle éleva le petit doigt en l’air et montra le plafond à son ami avec un geste qui voulait dire :

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

C’était la livraison qui commençait. Dubac, le menuisier de la Villette, était arrivé à six heures, avec son cheval et sa charrette, et le père Louveau s’était bien vite mis à la besogne, d’un entrain qu’on ne lui connaissait pas.

Il n’avait pas fermé l’œil de la nuit, le brave homme, à la pensée qu’il faudrait reporter au commissaire cet enfant qui avait si froid et si faim.


Image 03 - Chapitre II
Image 03 - Chapitre II


Il s’attendait à une nouvelle scène au réveil ; mais la mère Louveau avait d’autres idées en tête, car elle ne lui parla pas de Victor.

François croyait gagner beaucoup en reculant l’heure de l’explication.


Image 04 - Chapitre II
Image 04 - Chapitre II


Il ne songeait qu’à se faire oublier, qu’à échapper à l’œil de sa femme, travaillant de tout son cœur, de peur que la mère Louveau, le voyant oisif, ne lui criât :

— Dis donc, toi, puisque tu ne fais rien, reconduis le petit où tu l’as pris.


Image 05 - Chapitre II
Image 05 - Chapitre II


Et il travaillait.

Les tas de planches diminuaient à vue d’œil.


Image 06 - Chapitre II
Image 06 - Chapitre II


Dubac avait déjà fait trois voyages, et la mère Louveau, debout sur la passerelle, son nourrisson dans les bras, avait tout juste le temps de compter les livraisons au passage.

Dans sa bonne volonté, François choisissait des madriers longs comme des mâts, épais comme des murs.

Quand la solive était trop lourde, il appelait l’Équipage à son secours, pour charger.


Image 07 - Chapitre II
Image 07 - Chapitre II


L’Équipage, c’était un matelot à jambe de bois qui composait à lui tout seul le personnel de la Belle-Nivernaise.

On l’avait recueilli par charité et gardé par habitude.

L’invalide s’arc-boutait sur sa quille, ou soulevait la poutre avec de grands efforts, et Louveau, ployant sous le faix, la ceinture tendue sur les reins, descendait lentement le pont volant.

Le moyen de déranger un homme si occupé ?

La mère Louveau n’y pensait pas.

Elle allait et venait sur la passerelle, absorbée par Mimile, qui tétait.


Image 08 - Chapitre II
Image 08 - Chapitre II


Toujours altéré, ce Mimile !

Comme son père.

Altéré, lui, Louveau !… pas aujourd’hui, bien sûr.

Depuis le matin qu’on travaille, il n’a pas encore été question de vin blanc. On n’a pas seulement pris le temps de souffler, de s’éponger le front, de trinquer sur le coin d’un comptoir.

Même, tout à l’heure, quand Dubac a proposé d’aller boire un verre, François a répondu héroïquement :

— Plus tard, nous avons le temps.

Refuser un verre !

La ménagère n’y comprend plus rien, on lui a changé son Louveau.

On a changé Clara aussi, car voilà onze heures sonnées, et la petite, qui ne veut jamais rester au lit, n’a pas bougé de la matinée.


Image 09 - Chapitre II
Image 09 - Chapitre II


Et la mère Louveau descend quatre à quatre dans la cabine pour voir ce qui se passe.

François reste sur le pont, les bras ballants, suffoqué comme s’il venait de recevoir une solive dans l’estomac.

Cette fois, ça y est.

Sa femme s’est souvenue de Victor ; elle va le remonter avec elle, et il faudra se mettre en route pour le bureau du commissaire…

Mais non ; la mère Louveau reparaît toute seule, elle rit, elle l’appelle d’un signe.

— Viens donc voir, c’est trop drôle !

Le bonhomme ne comprend rien à cette gaieté subite, et il la suit comme un automate, les jambes roides de son émotion.

Les deux marmots étaient assis au bord du lit, en chemise, les pieds nus.


Image 10 - Chapitre II
Image 10 - Chapitre II


Ils s’étaient emparés du bol de soupe que la mère, en se levant, avait laissé à la portée des petits bras.

N’ayant qu’une cuillère pour deux bouches, ils s’empâtaient à tour de rôle, comme des oisillons dans un nid, et Clara, qui faisait toujours des façons pour manger sa soupe, tendait son bec à la cuillère, en riant.

On s’était bien mis un peu de pain dans les yeux et dans les oreilles, mais l’on n’avait rien cassé, rien renversé, et les deux bébés s’amusaient de si bon cœur, qu’il n’y avait pas moyen de rester fâché.

La mère Louveau riait toujours.

— Puisqu’ils s’entendent si bien que cela, nous n’avons pas besoin de nous occuper d’eux.

François retourna vite à sa besogne, enchanté de la tournure que prenaient les choses.

D’ordinaire, les jours de livraison, il se reposait dans la journée, c’est-à-dire qu’il roulait tous les cabarets de mariniers, du Point-du-Jour au quai de Bercy.


Image 11 - Chapitre II
Image 11 - Chapitre II


Aussi le déchargement traînait pendant une grande semaine, et la mère Louveau ne décolérait pas.

Mais, cette fois, pas de vin blanc, pas de paresse, une rage de bien faire, un travail fiévreux et soutenu.

De son côté, comme s’il eût compris qu’il fallait gagner sa cause, le petit faisait bien tout ce qu’il pouvait pour amuser Clara.

Pour la première fois de sa vie, la fillette passa la journée sans pleurer, sans se cogner, sans trouer ses bas.

Son camarade l’amusait, la mouchait.

Il était toujours disposé à faire le sacrifice de sa chevelure pour arrêter les larmes de Clara, au bord des cils.

Et elle tirait à pleines mains dans la tignasse embrouillée, taquinant son grand ami comme un roquet qui mordille un caniche.

La mère Louveau voyait tout cela de loin.

Elle se disait que cette petite bonne d’enfant était tout de même commode.

On pouvait bien garder Victor jusqu’à la fin de la livraison. Il serait temps de le rendre après, au moment de partir.

C’est pourquoi, le soir, elle ne fit pas d’allusion au renvoi du petit, le gorgea de pommes de terre, et le coucha comme la veille.

On aurait dit que le protégé de François faisait partie de la famille et, à voir Clara le serrer par le cou en s’endormant, on devinait que la fillette l’avait pris sous sa protection.

Le déchargement de la Belle-Nivernaise dura trois jours.

Trois jours de travail forcé, sans une distraction, sans un écart.

Sur le midi, la dernière charrette fut chargée, le bateau vidé.

On ne pouvait prendre le remorqueur que le lendemain, et François passa toute la journée caché dans l’entrepont, radoubant le bordage, poursuivi par cette phrase qui, depuis trois jours, lui bourdonnait aux oreilles :


Image 12 - Chapitre II
Image 12 - Chapitre II


— Reporte-le chez le commissaire.

Ah ! ce commissaire !

Il n’était pas moins redouté dans la cabine de la Belle-Nivernaise que dans la maison de Guignol.

Il était devenu une espèce de croquemitaine dont la mère Louveau abusait pour faire taire Clara.

Toutes les fois qu’elle prononçait ce nom redouté, le petit attachait sur elle ses yeux inquiets d’enfant qui a trop tôt souffert.

Il comprenait vaguement tout ce que ce mot contenait de périls à venir.

Le commissaire ! Cela voulait dire : plus de Clara, plus de caresses, plus de feu, plus de pommes de terre. Mais le retour à la vie noire, aux jours sans pain, aux sommeils sans lit, aux réveils sans baisers.

Aussi, comme il se cramponna aux jupes de la mère Louveau la veille du départ, quand François demanda d’une voix tremblante :

— Voyons, le reportons-nous, oui ou non ?

La mère Louveau ne répondit pas.

On aurait dit qu’elle cherchait une excuse pour garder Victor.

Quant à Clara, elle se roulait sur le parquet, suffoquée de larmes, décidée à avoir des convulsions si on la séparait de son ami.

La femme de tête parla gravement.

— Mon pauvre homme, tu as fait une bêtise, — comme toujours.

Maintenant il faut la payer.

Cet enfant-là s’est attaché à nous, Clara s’est toquée de lui, et ça peinerait tout le monde de le voir partir.

Je vais essayer de le garder, mais je veux que chacun y mette du sien.

La première fois que Clara aura ses nerfs ou que tu te griseras, je le reporterai chez le commissaire.

Le père Louveau rayonnait.

C’était dit. Il ne boirait plus.

Il riait jusqu’à ses boucles d’oreilles et chantait sur le pont, en roulant son câble, tandis que le remorqueur entraînait la Belle-Nivernaise avec toute une flottille de bateaux.


Image 13 - Chapitre II
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