La Belgique martyre
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 25 (p. 121-126).
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III


Il n’est pas, en effet, une de ces obligations qui n’ait été enfreinte par les Allemands en Belgique. Comment en être surpris d’ailleurs ? Le geste initial de leur campagne avait été de fouler aux pieds un engagement sacré, de déchirer une convention de neutralité imposée par eux et garantie par eux. Pourquoi auraient-ils hésité à violer leurs autres engagemens ? Une forfaiture en entraîne d’autres. Un crime appelle de nouveaux crimes. La méconnaissance systématique et ordonnée, — comme je le prouverai bientôt, — des lois de l’humanité et de l’honneur, marquera d’une tache ineffaçable l’histoire de la Grande Guerre. Les faits odieux dont elle fut le prétexte sont si nombreux et si horribles qu’il faut souvent à celui qui les relate du courage pour poursuivre sa tâche, et que, pour ménager ses lecteurs, il doit parfois gazer certaines atrocités, ou même les passer sous silence. Et il s’efforce d’oublier, pour garder son calme en feuilletant les documens tragiques, qu’il s’agit là de son pays, de sa terre et de son sang !

Le martyre des civils belges, par les quelques détails qu’on en connaît déjà, a suscité dans le monde une telle indignation qu’on est presque tenté d’oublier les atteintes honteuses portées par l’envahisseur aux droits des combattans. Des combattans isolés surtout. L’Allemand, quand il n’est point serré dans des lignes compactes, a facilement peur de son adversaire : il n’en a jamais le respect. Tremblant devant son ennemi armé, il se venge de lui lorsqu’il est impuissant. Le prisonnier entre ses mains n’est pas un soldat malheureux, c’est une victime qui va supporter sa haine. Aussi la première série de crimes qui apparaît lorsque, ayant lu les travaux de la commission, on cherche à en classer les horreurs, est celle des violences exercées sur les hommes qui se sont rendus. Nulle pitié pour eux le plus souvent ; nul geste qui soit digne d’un vainqueur : mais l’arrogance, la cruauté, le mauvais rire, le mépris facile que les âmes basses ont pour les êtres sans défense ! S’ils sont nombreux, on les dirige vers l’arrière sans trop les molester : malgré tout, leur nombre impose ! On se contente de les nourrir mal ou de ne pas les nourrir du tout, et d’empêcher dans les gares les ambulanciers de leur donner à manger. Mais, s’ils sont isolés ou en petits groupes, il n’est point d’outrages qu’ils ne subissent. On les malmène, on se joue d’eux, on les bafoue : « À Campenhout, dit un témoin, j’ai vu maltraiter deux prisonniers ; on se moquait d’eux, on leur faisait « faire des exercices, » on les contraignait à porter des charges, les frappant au point qu’ils ne pouvaient plus avancer. » Et les gros rires d’éclater dans le bataillon satisfait ! Le soldat V. H. a été fait prisonnier près d’Aerschot ; il a été livré à un officier et à trois soldats qui l’ont ligoté, lui demandant où était son régiment, où se cachait le gros des troupes ; il n’a pu ou n’a pas voulu répondre : alors on l’a jeté à terre, accablé de coups de pieds, et on l’a abandonné enfin, toujours serré dans ses cordes, après lui avoir arraché son manteau. Une infirmière, Mlle R. B., a vu, le 25 août, dans Eppegem, un prisonnier dont on frappait la tête à coups de crosse ; plusieurs morts qu’elle a recueillis dans les rues de ce même village avaient eu la tête fracassée par de tels coups. Dans une reconnaissance, le soldat Piérard a été surpris avec ses camarades. Comme il était blessé, on l’a pansé. Puis, à coup de baïonnettes, on les a chassés, lui et les autres, devant deux compagnies allemandes qui tiraient sur eux. Affolés, certains d’entre eux se jettent dans le Demer, qui longe la route : on continue à tirer. Piérard se précipite sur la berge, et, comme un homme vient de le mettre en joue et de le manquer, un officier fait remarquer qu’un Belge ne vaut pas une balle, et il commande de l’enfoncer dans l’eau. Le malheureux parvient à se glisser sous les roseaux où il s’accroche, et demeure ainsi, la tête seule émergeant, jusqu’au matin. Aux soldats Goffin et Heyvaerts qu’ils ont pris le 6 août, les Allemands ont lié les mains : ils les poussent devant eux, plaçant leurs fusils sur leurs épaules. Ils leur ordonnent de crier : Belges, ne tirez pas ! Ce sont des Belges !… Pendant la retraite de Namur, le fantassin Parfonry est tombé entre leurs mains avec un groupe d’hommes. On leur a joint les poignets derrière le dos, on les a attachés quatre par quatre, on les a fait marcher tout le jour, à coups de plat de sabre et de crosse, pour les jeter enfin dans les caves du château de Saint-Gérard. Ils ont enlevé de son poste, pour on ne sait quel motif, le chef de station de Baelegem : ils l’ont traîné, la corde au cou, derrière leurs chevaux, — au pas, au trot, au galop ! Une estafette, à Aerschot, le 25 août, arrive annoncer une mauvaise nouvelle ; ce prisonnier la paiera : il est percé d’un coup de lance !

Le nommé Burm (J. L.), du 24e de ligne, déclare que, fait prisonnier par les Allemands, ceux-ci, pour l’obliger à parler, lui ont trempé les mains dans l’eau bouillante. Il a vu près de lui deux autres soldats belges torturés : l’un d’eux qui s’était rebellé avait été saisi par des gardiens qui, lui tenant bras et jambes, lui avaient tordu le cou jusqu’à ce que la mort s’ensuivît ; le second a eu un doigt coupé. Le 20 octobre, l’aumônier militaire Van Crombruggen et quatre témoins, soldats du 12e de ligne, ont relevé au pont de Dixmude le cadavre du lieutenant Poncin, de leur régiment : il avait été fusillé après avoir été lié au moyen d’un fil de fer enroulé une dizaine de fois autour des jambes. Le 24 août, à Louvain, ramenant un prisonnier belge, la soldatesque le pend à un réverbère devant la gare. Le 6 septembre, le cavalier Baekelandt est désarmé : on le ligote, puis on lui ouvre le ventre à coups de baïonnette. Ce fait n’est pas isolé. Le soldat Lootens a vu près de Sempst, attachés à un arbre, les cadavres de deux carabiniers dont on avait ouvert le ventre et arraché les entrailles. Et ce n’est pas le comble de l’horreur : à Tamines, un officier supérieur français a été amené près d’un arbre, lié au tronc : on a attelé un cheval à chacune de ses jambes ; au signe donné, on a fouetté les chevaux ! C’est l’écartèlement dans toute sa cruauté ! « J’ai vu, dit le témoin, tremblant encore, j’ai vu le pantalon se déchirer, le corps s’ouvrir. »

C’était un blessé prisonnier. Les prisonniers blessés n’ont pas plus que les autres droit au respect : au contraire. Leur impuissance n’est-elle pas plus grande ? N’a-t-on pas plus facilement l’occasion de faire souffrir ? Écoutons le maréchal des logis Beauduin van de Kerchove, du 5e lanciers : « Blessé de deux balles allemandes à la bataille d’Orsmael, le 20 août 1914, malgré mes blessures, les Allemands me maltraitaient. L’un d’eux m’arracha ma carabine des mains, la fit tournoyer au-dessus de ma tête et m’infligea un formidable coup sur les reins. Voyant que je vivais encore, un autre me mit en joue à deux mètres. Heureusement, la balle ne fit que m’effleurer le ventre. » Dans un bois près du Baarbeek, on trouve morts vingt-deux carabiniers cyclistes : dix-huit avaient été achevés à coups de baïonnette dans la tête ; leurs blessures faites par les balles étaient légères ; seuls les quatre hommes atteints de blessures mortelles ne portaient pas de traces de coups de baïonnettes. Ce n’est qu’un exemple d’un fait quotidiennement répété. Il y a pis : le jour de leur entrée à Namur, les Allemands s’empressèrent de faire sortir leurs compatriotes qu’on soignait à l’hôpital Bribosia. Ils mirent le feu à l’édifice, postèrent des hommes devant la porte et, à mesure que les blessés français et belges, chassés par le feu, parurent au seuil, on les abattit à coups de fusil !

S’il est pourtant une convention à laquelle la plus implacable des guerres ne peut porter atteinte, c’est cette Convention de Genève signée par l’Allemagne, nation savante qui se vantait d’être pitoyable. Pas plus que les autres elle ne fut respectée en Belgique. On détruisit des ambulances que son pavillon protégeait, on abusa de ses insignes pour s’avancer avec moins de risques, on mêla aux médecins souvent dévoués, qui faisaient leur devoir sous son égide, des infirmiers pillards et des brancardiers assassins. On arma des sauvages porteurs du signe de la bonté. — « Ambulanciers de la Croix-Rouge, me disait un Liégeois il y a peu de jours, employés chez nous tour à tour pour guérir les blessés et pour les tuer ! »

Il faudrait un long chapitre pour détailler par le menu les violations de la Convention de Genève dont la Belgique a été le théâtre. Bombardemens systématiques d’hôpitaux dans les villes ouvertes et dans les villages dégarnis de troupes ; attaques de convois de la Croix-Rouge ; assassinats de prêtres et de médecins penchés pour ramasser les mourans : ce furent des épisodes répétés tous les jours pendant ces quatre mois de martyre. Le 16 août, sur la route de Hannut à Tirlemont, un groupe d’ambulanciers, parmi lesquels il n’y avait pas un militaire, fut assailli à coups de fusils. Le 26 août, le fait se renouvela sur la route de Haecht : les blessés que transportait un convoi furent tous atteints par des balles. Le 23 août, à Bioul, la route fut jonchée de cadavres de prêtres tués pendant qu’ils soignaient les blessés ; la colonne d’ambulance du Dr Petit y fut décimée. Un Frère des Écoles chrétiennes était à Lovenjoul, le 19 août, avec trois infirmiers ; les Allemands les assaillirent. Ils leur arrachèrent leur brassard et les jetèrent sur un fumier ; ils les frappèrent et les injurièrent violemment. Les malheureux parvinrent à fuir emportant un blessé : « J’ai dû, dit le bon religieux, le déposer sept fois à terre parce que les mitrailleuses allemandes tiraient sur nous. » Une jeune fille de Louvain, Mlle H., à cette même date, fut arrêtée par un officier au moment où elle sortait de l’hôpital portant ses insignes, et menacée de mort. Le 19 août encore, arrivèrent dans la ville quatre-vingts blessés amenés à pied de Lubbeek au milieu des brutalités, des coups et des insultes de leurs convoyeurs : le matin, les Prussiens étaient entrés en tirant dans l’ambulance villageoise où ils reposaient, et, tuant l’un d’entre eux, avaient jeté les autres sur le pavé : ils avaient bien voulu faire à ces derniers grâce de la vie. Moins magnanimes, à Wolverthem, d’autres Allemands jetèrent des blessés dans des maisons en flammes. À Gomery, dans ce charmant Pays Gaumet, qui prolonge au cœur de nos Ardennes la douceur des dernières collines lorraines, trois cents blessés, parmi lesquels le lieutenant interprète Deschars, étaient soignés par une ambulance française. Le 22 août, plusieurs détachemens allemands du 47e régiment d’infanterie occupèrent le petit village. Leur chef entra dans la grange qui servait d’hôpital et demanda un interprète. L’officier s’avança : il n’avait pas dit deux mots qu’il était abattu d’un coup de revolver. Alors le massacre commença, où les médecins succombèrent pêle-mêle avec leurs blessés dont, après une heure, un tiers seulement survivait ! Pour couronner la journée, on brûla le village et l’ambulance elle-même.

Férocité toujours. Comme toujours aussi la déloyauté y répond. Ne respectant point l’insigne de la Croix-Rouge porté par leurs adversaires, les envahisseurs profitent largement du respect dont les Belges comme les Français ne se départent jamais envers ses organisations sanitaires. Je n’en cite que deux exemples : le 25 août, jour d’un combat violent, les Allemands remplirent, à Vilvorde, la caserne des carabiniers cyclistes d’artillerie et de troupes. Puis ils arborèrent sur le toit de l’édifice un grand drapeau de Genève. Ils en pendirent un autre sur une corde tendue devant le bâtiment à travers la chaussée de Malines. Il y a mieux : à Houthem où ils cantonnaient une nuit, alors qu’ils désiraient dormir et que les Belges n’étaient pas loin, toutes les maisons où ils logeaient furent marquées d’une croix rouge. Il n’y avait parmi eux pas un seul blessé… Ce sont bien les mêmes hommes qui abusent du drapeau blanc, qui revêtent des bataillons entiers d’uniformes belges volés à Bruxelles. Ici encore les révélations de la Commission d’enquête seraient suggestives ; mais il faut passer vite et, après les crimes commis sur les militaires prisonniers ou blessés, exposer la situation d’une population civile opprimée, outragée, torturée.