La Belgique martyre

LA BELGIQUE MARTYRE


I


Dans la matinée du 4 août, à l’heure même où le Roi Albert, dans le pathétique discours qu’il prononçait devant les Chambres, exprimait encore l’espoir que « les événemens redoutés ne se produiraient pas, » l’armée allemande pénétrait en territoire belge et rencontrait au pont de Visé une première résistance. Après une lutte de quelques heures, l’ennemi entrait dans la pittoresque petite ville, forçait les habitans à niveler les travaux de défense creusés par nos soldats, et fusillait, pour l’exemple, onze civils. Les cadavres de deux notables, MM. Broutsa, furent jetés sur un trottoir, face découverte ; un officier supérieur et quelques jeunes lieutenans prussiens se placèrent contre le mur, et d’autres ayant obligé la population à venir contempler ce sinistre spectacle, l’un d’eux cria en français : « Ce sort vous est réservé à tous, si vous êtes encore hostiles ! » …Le lendemain, devant Liège, les régimens prussiens montaient à l’assaut en imitant la sonnerie de nos clairons, et des détachemens précédés du drapeau blanc, se démasquant tout à coup, attaquaient nos hommes à bout portant.

Ainsi, dès les premières heures des hostilités, les Allemands donnaient une idée de leur cruauté et de leur déloyauté. Ainsi révélaient-ils d’emblée leur manière, — ou leur système. La fusillade de Visé, les odieuses manœuvres de Liège devaient être le double prélude d’une longue série d’actes sauvages et de violations du droit des gens. La Belgique, dont la neutralité venait d’être odieusement méconnue, la Belgique dont le sol allait être ensanglanté, moins par les batailles que par les massacres, en appela tout de suite au tribunal du monde. Et pour constituer au jour le jour le dossier de sa protestation solennelle, elle installa, sur l’initiative de M. Carton de Wiart, ministre de la Justice, un Comité composé de magistrats et de légistes, ayant pour mission d’enregistrer les griefs des populations et de l’armée. L’arrêté créant la Commission d’enquête sur la violation des règles du droit des gens, des lois et des coutumes de la guerre fut publié par le Moniteur Belge du 8 août.

Il en nommait membres MM. Van Iseghem, président de Chambre à la Cour de cassation, Paul Verhaegen et Nys, conseillers à la Cour d’appel de Bruxelles, Wodon et Cattier, professeurs à l’Université libre, et secrétaire M. Gillard, directeur au ministère de la Justice. Lorsque, le 18 août, le gouvernement se retira dans Anvers, la Commission fut reconstituée près de lui. M. Cooreman, ministre d’État et ancien président de la Chambre, la dirigea, ayant autour de lui le comte Goblet d’Alviella, ministre d’État et vice-président du Sénat, MM. Ryckmans, sénateur, Strauss, échevin d’Anvers, Van Cutsem, président honoraire du tribunal. Les nouveaux secrétaires furent le chevalier Ernst de Bunswyck, chef de cabinet du ministre de la justice, et M. Pierre Orts, conseiller de légation. Le départ pour Ostende et pour Sainte-Adresse n^arrêta pas l’activité de la commission ; de plus, avec le concours de juges enquêteurs anglais, un sous-comité s’installa à Londres sous l’impulsion de M. de Cartier de Marchienne, ministre plénipotentiaire du Roi, et de M. Henri Davignon.

Une impartialité scrupuleuse, une minutieuse loyauté, une défiance a priori des témoignages indirects furent les règles de conduite de la Commission d’enquête. Elle n’accepta rien sans précisions, sans contre-enquête, sans examen sévère. Elle procéda comme le juge d’instruction qui fait jaillir la vérité de la concordance ou de la discordance des dépositions. Elle employa le concours de nombreux magistrats de carrière chargés d’aller au chevet des blessés, près des soldats de la ligne de feu, pour avoir confirmation de faits qu’ils auraient pu voir, suivant parfois à la piste, de village en village, des paysans fugitifs dont les témoins avaient invoqué le contrôle, puisant dans les notes des parquets criminels et des juridictions militaires des renseignemens sur la moralité de ces mêmes témoins… Dans les rapports qu’elle a successivement publiés, et dont la série n’est pas terminée, la Commission n’a rien avancé qu’elle ne pût prouver. Les lieux et les dates des faits qu’elle cite sont soigneusement notés. Les noms des victimes et des témoins sont écrits en toutes lettres, chaque fois qu’il ne s’agit point de personnes habitant encore le pays occupé, et auxquelles l’autorité allemande pourrait faire payer par un crime nouveau leurs révélations courageuses. Mais ces rapports sont nécessairement brefs, schématiques, incomplets, un peu secs. Les ayant lus avec un frisson, j’ai obtenu l’autorisation de feuilleter la collection immense des témoignages et des procès-verbaux qu’ils résument. On a bien voulu me communiquer les matériaux des rapports qui doivent encore paraître. Nulle lecture ne peut comme celle-là soulever le cœur, indigner l’esprit. J’ai vu vivre mon pays, depuis le premier jour de l’invasion, d’une vie tragique et pantelante. J’ai entendu ses cris, ses appels, les soupirs d’agonie qui montent encore de partout. J’ai su dans toute leur horreur les détails de son martyre. Le jour où le formidable dossier que j’ai sous les yeux et qui grossit sans cesse sera intégralement publié, il constituera contre l’Allemagne le plus terrible, le plus définitif des réquisitoires. Lorsque, dans les pages qui suivent, j’aurai tâché de dégager, à l’aide de documens inédits et caractéristiques, la synthèse et le mobile de ces atrocités, je n’aurai dévoilé qu’une infime partie des maux dont notre peuple a souffert.


II


Il ne s’était pas attendu à la guerre. Quand elle avait éclaté, il ne s’était pas attendu au traitement qu’il allait subir. L’invasion serait dure, certes, mais elle serait sans excès. On la supporterait le cœur bien haut, mais sans inutile révolte, — double courage de ne point faiblir et pourtant de se taire ! Les autorités belges avaient annoncé à la population que l’armée allemande était l’une des plus disciplinées du monde, qu’il ne fallait point, par quelque geste irréfléchi, enfreindre contre l’ennemi les lois de la guerre : elle se fait entre soldats, les civils ne peuvent activement s’y mêler. Si leur devoir strict est de ne pas guider l’ennemi, de ne pas l’éclairer, de ne l’aider en rien, il est aussi d’accepter sa présence quand il le faut. Ce n’est pas seulement une question de dignité, c’est une question de sauvegarde. Au prix de leur abstention, les habitans paisibles n’auraient point à souffrir d’autre torture que la douleur morale ! Afin d’empêcher un malheur ou une imprudence, le gouvernement belge donna des ordres pour que les armes fussent déposées dans les maisons communales. Des instructions précises furent affichées dans toutes les villes, dans tous les villages, à ce sujet, et chaque jour les journaux les reproduisirent en première page et en grands caractères. Chacun y ayant obéi attendit avec résignation et tranquillité l’hôte forcé qu’on annonçait. Ce peuple habitué au langage du droit, attentif, de par sa neutralité même, aux lois internationales, sûr de l’efficacité des traités, instruit de la protection garantie, par les vieilles coutumes guerrières et les récentes conférences de La Haye, aux combattans et aux non combattans, ne craignit pour ses fils sous les armes que la loyale mort, et pour lui-même que la douleur de voir ses villes envahies. Il savait que les biens, les personnes, les foyers seraient saufs ; que l’Allemagne avait signé et ratifié les conventions de 1899 et de 1907 défendant le bombardement des localités ouvertes, le pillage des villes même prises d’assaut, la confiscation des propriétés privées. Il savait que l’honneur et les droits des familles, la vie des individus, l’exercice des cultes doivent être respectés ; que les réquisitions doivent être proportionnées aux besoins de l’armée et aux ressources des communes ; que toute saisie, destruction ou dégradation intentionnelle des églises, des hôpitaux, des écoles, des musées, des monumens historiques, des œuvres d’art et de science est formellement interdite, et qu’enfin « aucune peine collective, pécuniaire ou non, ne peut être édictée contre les populations à raison de faits individuels dont elles ne pourraient être considérées comme solidairement responsables. » Il connaissait toutes ces lois, il pratiqua tout son devoir. Il reçut les Allemands avec la tristesse grave et fière de ceux qui, pour être dominés, ne sont pas vaincus. Il s’abstint envers eux de tout acte hostile. Il lui parut dès lors certain qu’en retour l’ennemi respecterait ses propres obligations. Le crime allemand étonna ce peuple confiant avant de le meurtrir.


III


Il n’est pas, en effet, une de ces obligations qui n’ait été enfreinte par les Allemands en Belgique. Comment en être surpris d’ailleurs ? Le geste initial de leur campagne avait été de fouler aux pieds un engagement sacré, de déchirer une convention de neutralité imposée par eux et garantie par eux. Pourquoi auraient-ils hésité à violer leurs autres engagemens ? Une forfaiture en entraîne d’autres. Un crime appelle de nouveaux crimes. La méconnaissance systématique et ordonnée, — comme je le prouverai bientôt, — des lois de l’humanité et de l’honneur, marquera d’une tache ineffaçable l’histoire de la Grande Guerre. Les faits odieux dont elle fut le prétexte sont si nombreux et si horribles qu’il faut souvent à celui qui les relate du courage pour poursuivre sa tâche, et que, pour ménager ses lecteurs, il doit parfois gazer certaines atrocités, ou même les passer sous silence. Et il s’efforce d’oublier, pour garder son calme en feuilletant les documens tragiques, qu’il s’agit là de son pays, de sa terre et de son sang !

Le martyre des civils belges, par les quelques détails qu’on en connaît déjà, a suscité dans le monde une telle indignation qu’on est presque tenté d’oublier les atteintes honteuses portées par l’envahisseur aux droits des combattans. Des combattans isolés surtout. L’Allemand, quand il n’est point serré dans des lignes compactes, a facilement peur de son adversaire : il n’en a jamais le respect. Tremblant devant son ennemi armé, il se venge de lui lorsqu’il est impuissant. Le prisonnier entre ses mains n’est pas un soldat malheureux, c’est une victime qui va supporter sa haine. Aussi la première série de crimes qui apparaît lorsque, ayant lu les travaux de la commission, on cherche à en classer les horreurs, est celle des violences exercées sur les hommes qui se sont rendus. Nulle pitié pour eux le plus souvent ; nul geste qui soit digne d’un vainqueur : mais l’arrogance, la cruauté, le mauvais rire, le mépris facile que les âmes basses ont pour les êtres sans défense ! S’ils sont nombreux, on les dirige vers l’arrière sans trop les molester : malgré tout, leur nombre impose ! On se contente de les nourrir mal ou de ne pas les nourrir du tout, et d’empêcher dans les gares les ambulanciers de leur donner à manger. Mais, s’ils sont isolés ou en petits groupes, il n’est point d’outrages qu’ils ne subissent. On les malmène, on se joue d’eux, on les bafoue : « À Campenhout, dit un témoin, j’ai vu maltraiter deux prisonniers ; on se moquait d’eux, on leur faisait « faire des exercices, » on les contraignait à porter des charges, les frappant au point qu’ils ne pouvaient plus avancer. » Et les gros rires d’éclater dans le bataillon satisfait ! Le soldat V. H. a été fait prisonnier près d’Aerschot ; il a été livré à un officier et à trois soldats qui l’ont ligoté, lui demandant où était son régiment, où se cachait le gros des troupes ; il n’a pu ou n’a pas voulu répondre : alors on l’a jeté à terre, accablé de coups de pieds, et on l’a abandonné enfin, toujours serré dans ses cordes, après lui avoir arraché son manteau. Une infirmière, Mlle  R. B., a vu, le 25 août, dans Eppegem, un prisonnier dont on frappait la tête à coups de crosse ; plusieurs morts qu’elle a recueillis dans les rues de ce même village avaient eu la tête fracassée par de tels coups. Dans une reconnaissance, le soldat Piérard a été surpris avec ses camarades. Comme il était blessé, on l’a pansé. Puis, à coup de baïonnettes, on les a chassés, lui et les autres, devant deux compagnies allemandes qui tiraient sur eux. Affolés, certains d’entre eux se jettent dans le Demer, qui longe la route : on continue à tirer. Piérard se précipite sur la berge, et, comme un homme vient de le mettre en joue et de le manquer, un officier fait remarquer qu’un Belge ne vaut pas une balle, et il commande de l’enfoncer dans l’eau. Le malheureux parvient à se glisser sous les roseaux où il s’accroche, et demeure ainsi, la tête seule émergeant, jusqu’au matin. Aux soldats Goffin et Heyvaerts qu’ils ont pris le 6 août, les Allemands ont lié les mains : ils les poussent devant eux, plaçant leurs fusils sur leurs épaules. Ils leur ordonnent de crier : Belges, ne tirez pas ! Ce sont des Belges !… Pendant la retraite de Namur, le fantassin Parfonry est tombé entre leurs mains avec un groupe d’hommes. On leur a joint les poignets derrière le dos, on les a attachés quatre par quatre, on les a fait marcher tout le jour, à coups de plat de sabre et de crosse, pour les jeter enfin dans les caves du château de Saint-Gérard. Ils ont enlevé de son poste, pour on ne sait quel motif, le chef de station de Baelegem : ils l’ont traîné, la corde au cou, derrière leurs chevaux, — au pas, au trot, au galop ! Une estafette, à Aerschot, le 25 août, arrive annoncer une mauvaise nouvelle ; ce prisonnier la paiera : il est percé d’un coup de lance !

Le nommé Burm (J. L.), du 24e de ligne, déclare que, fait prisonnier par les Allemands, ceux-ci, pour l’obliger à parler, lui ont trempé les mains dans l’eau bouillante. Il a vu près de lui deux autres soldats belges torturés : l’un d’eux qui s’était rebellé avait été saisi par des gardiens qui, lui tenant bras et jambes, lui avaient tordu le cou jusqu’à ce que la mort s’ensuivît ; le second a eu un doigt coupé. Le 20 octobre, l’aumônier militaire Van Crombruggen et quatre témoins, soldats du 12e de ligne, ont relevé au pont de Dixmude le cadavre du lieutenant Poncin, de leur régiment : il avait été fusillé après avoir été lié au moyen d’un fil de fer enroulé une dizaine de fois autour des jambes. Le 24 août, à Louvain, ramenant un prisonnier belge, la soldatesque le pend à un réverbère devant la gare. Le 6 septembre, le cavalier Baekelandt est désarmé : on le ligote, puis on lui ouvre le ventre à coups de baïonnette. Ce fait n’est pas isolé. Le soldat Lootens a vu près de Sempst, attachés à un arbre, les cadavres de deux carabiniers dont on avait ouvert le ventre et arraché les entrailles. Et ce n’est pas le comble de l’horreur : à Tamines, un officier supérieur français a été amené près d’un arbre, lié au tronc : on a attelé un cheval à chacune de ses jambes ; au signe donné, on a fouetté les chevaux ! C’est l’écartèlement dans toute sa cruauté ! « J’ai vu, dit le témoin, tremblant encore, j’ai vu le pantalon se déchirer, le corps s’ouvrir. »

C’était un blessé prisonnier. Les prisonniers blessés n’ont pas plus que les autres droit au respect : au contraire. Leur impuissance n’est-elle pas plus grande ? N’a-t-on pas plus facilement l’occasion de faire souffrir ? Écoutons le maréchal des logis Beauduin van de Kerchove, du 5e lanciers : « Blessé de deux balles allemandes à la bataille d’Orsmael, le 20 août 1914, malgré mes blessures, les Allemands me maltraitaient. L’un d’eux m’arracha ma carabine des mains, la fit tournoyer au-dessus de ma tête et m’infligea un formidable coup sur les reins. Voyant que je vivais encore, un autre me mit en joue à deux mètres. Heureusement, la balle ne fit que m’effleurer le ventre. » Dans un bois près du Baarbeek, on trouve morts vingt-deux carabiniers cyclistes : dix-huit avaient été achevés à coups de baïonnette dans la tête ; leurs blessures faites par les balles étaient légères ; seuls les quatre hommes atteints de blessures mortelles ne portaient pas de traces de coups de baïonnettes. Ce n’est qu’un exemple d’un fait quotidiennement répété. Il y a pis : le jour de leur entrée à Namur, les Allemands s’empressèrent de faire sortir leurs compatriotes qu’on soignait à l’hôpital Bribosia. Ils mirent le feu à l’édifice, postèrent des hommes devant la porte et, à mesure que les blessés français et belges, chassés par le feu, parurent au seuil, on les abattit à coups de fusil !

S’il est pourtant une convention à laquelle la plus implacable des guerres ne peut porter atteinte, c’est cette Convention de Genève signée par l’Allemagne, nation savante qui se vantait d’être pitoyable. Pas plus que les autres elle ne fut respectée en Belgique. On détruisit des ambulances que son pavillon protégeait, on abusa de ses insignes pour s’avancer avec moins de risques, on mêla aux médecins souvent dévoués, qui faisaient leur devoir sous son égide, des infirmiers pillards et des brancardiers assassins. On arma des sauvages porteurs du signe de la bonté. — « Ambulanciers de la Croix-Rouge, me disait un Liégeois il y a peu de jours, employés chez nous tour à tour pour guérir les blessés et pour les tuer ! »

Il faudrait un long chapitre pour détailler par le menu les violations de la Convention de Genève dont la Belgique a été le théâtre. Bombardemens systématiques d’hôpitaux dans les villes ouvertes et dans les villages dégarnis de troupes ; attaques de convois de la Croix-Rouge ; assassinats de prêtres et de médecins penchés pour ramasser les mourans : ce furent des épisodes répétés tous les jours pendant ces quatre mois de martyre. Le 16 août, sur la route de Hannut à Tirlemont, un groupe d’ambulanciers, parmi lesquels il n’y avait pas un militaire, fut assailli à coups de fusils. Le 26 août, le fait se renouvela sur la route de Haecht : les blessés que transportait un convoi furent tous atteints par des balles. Le 23 août, à Bioul, la route fut jonchée de cadavres de prêtres tués pendant qu’ils soignaient les blessés ; la colonne d’ambulance du Dr  Petit y fut décimée. Un Frère des Écoles chrétiennes était à Lovenjoul, le 19 août, avec trois infirmiers ; les Allemands les assaillirent. Ils leur arrachèrent leur brassard et les jetèrent sur un fumier ; ils les frappèrent et les injurièrent violemment. Les malheureux parvinrent à fuir emportant un blessé : « J’ai dû, dit le bon religieux, le déposer sept fois à terre parce que les mitrailleuses allemandes tiraient sur nous. » Une jeune fille de Louvain, Mlle  H., à cette même date, fut arrêtée par un officier au moment où elle sortait de l’hôpital portant ses insignes, et menacée de mort. Le 19 août encore, arrivèrent dans la ville quatre-vingts blessés amenés à pied de Lubbeek au milieu des brutalités, des coups et des insultes de leurs convoyeurs : le matin, les Prussiens étaient entrés en tirant dans l’ambulance villageoise où ils reposaient, et, tuant l’un d’entre eux, avaient jeté les autres sur le pavé : ils avaient bien voulu faire à ces derniers grâce de la vie. Moins magnanimes, à Wolverthem, d’autres Allemands jetèrent des blessés dans des maisons en flammes. À Gomery, dans ce charmant Pays Gaumet, qui prolonge au cœur de nos Ardennes la douceur des dernières collines lorraines, trois cents blessés, parmi lesquels le lieutenant interprète Deschars, étaient soignés par une ambulance française. Le 22 août, plusieurs détachemens allemands du 47e régiment d’infanterie occupèrent le petit village. Leur chef entra dans la grange qui servait d’hôpital et demanda un interprète. L’officier s’avança : il n’avait pas dit deux mots qu’il était abattu d’un coup de revolver. Alors le massacre commença, où les médecins succombèrent pêle-mêle avec leurs blessés dont, après une heure, un tiers seulement survivait ! Pour couronner la journée, on brûla le village et l’ambulance elle-même.

Férocité toujours. Comme toujours aussi la déloyauté y répond. Ne respectant point l’insigne de la Croix-Rouge porté par leurs adversaires, les envahisseurs profitent largement du respect dont les Belges comme les Français ne se départent jamais envers ses organisations sanitaires. Je n’en cite que deux exemples : le 25 août, jour d’un combat violent, les Allemands remplirent, à Vilvorde, la caserne des carabiniers cyclistes d’artillerie et de troupes. Puis ils arborèrent sur le toit de l’édifice un grand drapeau de Genève. Ils en pendirent un autre sur une corde tendue devant le bâtiment à travers la chaussée de Malines. Il y a mieux : à Houthem où ils cantonnaient une nuit, alors qu’ils désiraient dormir et que les Belges n’étaient pas loin, toutes les maisons où ils logeaient furent marquées d’une croix rouge. Il n’y avait parmi eux pas un seul blessé… Ce sont bien les mêmes hommes qui abusent du drapeau blanc, qui revêtent des bataillons entiers d’uniformes belges volés à Bruxelles. Ici encore les révélations de la Commission d’enquête seraient suggestives ; mais il faut passer vite et, après les crimes commis sur les militaires prisonniers ou blessés, exposer la situation d’une population civile opprimée, outragée, torturée.


IV


Les Allemands entrent dans un village. Le doigt sur la gâchette, le canon au creux du bras, ils regardent les maisons et saluent d’une fusillade les habitans qui se montrent à leur seuil ou à leur fenêtre. Leur chef descend à la maison communale, fait venir le bourgmestre, impose d’immédiates réquisitions. En même temps, les soldats se répandent dans les rues et les fermes, enfoncent les portes qui ne s’ouvrent pas assez vite, maltraitent les habitans, visitent les caves sans retard, se font servir à manger. D’autres conduisent à leur commandant les notables du lieu. Ceux-ci serviront d’otages. Si un coup de feu est tiré, si les vivres réquisitionnés ne sont pas livrés à temps, si l’impôt de guerre n’est pas versé, si l’armée belge reprend l’offensive de ce côté, ils périront. Parfois le curé, le notaire, le médecin, ne suffisent pas. On réunit alors, dans quelque enclos bien gardé, toute la population mâle. Soudain, au fond d’une ruelle écartée, on entend une détonation, ou tout simplement un Allemand qui crie que l’on a tiré. C’est le signal du pillage. Les officiers ont déjà, revolver au poing, dévalisé les caisses publiques, la succursale de la Banque Nationale s’il y en a : c’est maintenant aux soldats de travailler. Ils s’y emploient. Les magasins sont dévalisés, les plus pauvres chaumières visitées et démeublées. Le soir, feu de joie : on incendie, sinon tout le village, du moins quelques maisons !

Les pauvres gens se taisent, terrorisés. Auraient-ils envie de défendre leur bien ou leur femme au prix de leur vie, ils ne le peuvent pas, sachant que d’autres, gardés à vue à la maison communale, paieraient pour eux. Le calcul souvent porte à faux, car le sort des otages ne dépend pas d’un acte réel, mais de l’arbitraire. Une fois entre les mains des Allemands, ils peuvent tout bas se remettre entre les mains de Dieu.

Parfois on les emmène. On les joint à des milliers de prisonniers civils qui sont déportés sans raison. Ils n’ont pas le temps de dire adieu. Ils vont connaître le train à bestiaux, les longues heures et les longs jours de marche, la faim, la soif, le froid. Ils vont atteindre les camps lointains où, lâchement, on a parqué la foule des innocens sous la garde de nouveaux bourreaux. Ou bien, poussés au mur, on les fusillera. On leur fera peut-être, au préalable, comme aux condamnés de Wygmael, creuser leur tombe. S’ils sont trop nombreux pour qu’une salve suffise à les exterminer, on se servira de la mitrailleuse. On les trouvera le soir tombés en travers les uns des autres, dans leur sang coagulé, ou, comme à Elewyt, à genoux et les mains encore jointes, glacés par la mort dans l’attitude de la supplication. Peut-être aussi se contentera-t-on de les faire souffrir. On les conduira dans les champs, on leur annoncera qu’ils vont mourir, on leur demandera comment ils préfèrent mourir : assis, debout, couchés ? On leur fera tenir, des heures durant, les mains levées ; on jouera devant eux cinq ou six fois le simulacre de la fusillade. On les frappera s’ils ne marchent pas assez vite, comme l’évêque de Tournai, vénérable octogénaire, poussé sur la route d’Ath avec les notables de sa ville, et qu’un soldat, le voyant prêt à tomber, accable de coups de poing ! On les fera retourner d’où ils viennent, après des tours et des détours, pour voir leurs maisons détruites, et on les lâchera enfin, dans un éclat de rire ou un blasphème !

Là où l’occupation semble moins barbare et où les villageois croient pouvoir continuer à vivre de leur vie ordinaire, des épisodes sanglans marqueront le passage de l’envahisseur. Des paysans reviendront du travail des champs : sans motif, on les abattra à distance. Au bruit, comme à Averbode, des habitans s’enfuiront-ils dans les prairies : d’une salve on les fauchera. Les Allemands ont-ils reçu des balles dum dum : ils en essaieront l’effet, comme à Muysen, le 6 septembre, sur d’inoffensifs civils. Se montre-t-on empressé vis-à-vis d’eux : ils récompenseront l’amabilité de leur hôte en le tuant, comme le cabaretier Degend, de Tessenderloo, poussé par eux au mur après qu’il les eut gavés. Ont-ils reçu ordre de ne pas faire de mal : ils s’en remettront de ce soin à leurs successeurs, comme ce détachement qui passa à Lubbeek et fut reçu par l’aubergiste : « L’aubergiste nous raconta, dit le témoin v. d. K., que les Prussiens avaient été si contens de sa réception qu’ils l’avaient quitté en lui serrant la main et en disant : Braves gens ! Avant de partir, ils avaient écrit sur sa porte « une bonne recommandation. » L’un de nous alla voir, ajoute le témoin, et lut cette phrase en allemand : Les habitans de ce village ne méritent aucune pitié, ils ont tiré sur les troupes ! » Ont-ils trop bu : ils entreprendront quelque jeu cruel, comme à Schaffen, où ils brisent à un homme les bras et les jambes. Une de leurs victimes se plaint-elle : ils l’achèveront, comme M. Cognon, de Visé, qu’ils lardent de coups de baïonnette, qu’ils poussent dans l’eau, et qui, le ventre déchiré, pressant ses entrailles d’une main, est obligé de tirer de l’autre une barque, — jusqu’à ce qu’il meure !

Méditons ce résumé de leurs exploits dans le village de F., c’est le curé qui dépose : « Les Allemands sont arrivés à F., le mardi 18 août, vers 9 heures, comme un essaim. Ils ont mis le feu à cent quatre-vingt-dix maisons. Un millier d’habitans est sans maison. Vingt-deux personnes au moins ont été tuées sans motif aucun. Deux hommes, les nommés Macken et Loods, ont été enterrés vivans, la tête en bas, en présence de leurs femmes. Les Allemands m’ont pris dans mon jardin, ils m’ont lié les mains derrière le dos. Ils m’ont maltraité de toute façon. Ils ont préparé pour moi une potence, disant qu’ils allaient me pendre ; un autre m’a pris par la tête, le nez, les oreilles, faisant le geste de me couper les membres ; ils m’ont contraint pendant longtemps à regarder le soleil ; ils ont brisé les bras du forgeron qui était prisonnier avec moi, et puis l’ont tué ; à un moment donné, ils m’ont forcé d’entrer dans la maison du bourgmestre qui brûlait, puis m’en ont retiré. Cela a duré toute la journée. Vers le soir, ils m’ont laissé regarder l’église, disant que c’était la dernière fois que je la verrais. À six heures trois quarts, ils m’ont relâché en me frappant avec des cravaches de cavaliers. J’étais en sang et je gisais sans connaissance. À ce moment, un officier me fit relever et m’ordonna de partir. À quelques mètres, ils tirèrent après moi. Je tombai et restai pour mort : ce fut mon salut. Avant de me lâcher, ils avaient pris le drapeau belge et l’avaient déchiqueté en petits morceaux. »

C’est sec comme un procès-verbal, c’est tragique comme le crime lui-même. Et qu’il est beau, ce cri de l’homme qui vient de raconter son supplice et le supplice de son troupeau, et qui ajoute en un sursaut, plus ému que par tout le reste, son salut déchirant au drapeau insulté ! Le cas du curé de F. n’est pas unique. Comment les brûleurs d’églises respecteraient-ils les pasteurs ? Les prêtres des campagnes sont tout désignés pour servir d’exemples. En arrivant au Pin, un des premiers villages qu’ils rencontrent après avoir franchi la frontière du Luxembourg belge, le commandant prussien hurlait : « Nous fusillerons tous les curés ! nous en avons déjà fusillé cinq ! » Beaucoup de paroisses du val de Meuse ont vu tomber leurs prêtres. Rien que dans le diocèse de Namur vingt-six ont été exécutés. On ne compte pas ceux qu’on a emprisonnés et conduits en exil. Le récit du sac de Louvain nous y montrera bientôt les religieux tués par dizaines. Ceux qui, chassés, avaient pu fuir de la ville ne furent guère plus heureux. Le Frère R., des Écoles chrétiennes, est arrêté brutalement dans les champs avec un groupe de prêtres, parmi lesquels on nomme le chanoine Noël, professeur à l’Université, le curé de Saint-Joseph, le Père Recteur du couvent de Scheut. On les enferme dans une grange. De leur prison ils peuvent entendre les officiers déclarer dans la maison voisine qu’ils ont l’intention de tuer tous les curés de Louvain. À peine ont-ils perçu ce sinistre présage qu’on vient les chercher ; on les pousse dans une porcherie dont on fait, devant leurs yeux, sortir le porc. On les déshabille complètement. On vole tout ce que contiennent leurs poches, on jette leurs bréviaires sur le fumier. Le curé de Buecken, âgé de 83 ans, voyant emmener les habitans de son village, supplie de pouvoir les suivre. On le prend, on l’attache à un canon qui le secoue à le briser. Quand on le détache, c’est pour le traîner à terre, la tête rebondissant sur les durs pavés. À bout de forces, le vieillard ne peut retenir cette prière : « Tuez-moi ! plutôt ! Tuez-moi !… » Le Père commun des fidèles est bien loin de notre terre et de nos souffrances. Entendra-t-il enfin le cri de détresse que notre peuple chrétien et le sang des prêtres martyrs ont poussé vers lui, désespérément ? Condamnera-t-il celui au nom de qui ces crimes sont commis ?

Plus cruelles peut-être que les tortures physiques, il y a les tortures morales. Les Allemands en savent l’horreur. Et violant une fois de plus ces lois de la guerre dans lesquelles les derniers de nos paysans avaient lu leur sauvegarde, ils s’acharnent systématiquement à faire saigner leur patriotisme et à abuser d’eux contre leur pays. Partout dans les campagnes, ils les emploient aux tranchées. Sous la menace du revolver, la colère au cœur, il faut plier ! Ils arrachent aux habitans, par la violence, des renseignemens militaires. De Haecht, ils envoient les hommes du village à Malines pour voir si les Belges s’y trouvent. S’ils ne reviennent pas, et, revenus, s’ils ne disent pas la vérité, leurs femmes et leurs enfans, gardés comme otages, seront fusillés… Ils font le mal sans utilité, par pure haine : dans un hameau du pays de Liége, un instituteur nommé Warnier est sommé non seulement de livrer les cartes qu’il possède, mais encore de fouler aux pieds le drapeau national. La mort le punit de son patriotisme. Ses enfans sont massacrés avec lui !

Autre manière de faire servir les Belges contre leur pays. Les régimens ennemis poussent devant eux les villageois à la bataille. À Tirlemont, un aumônier militaire, l’abbé de Spot, est saisi dans ce dessein avec quantité de civils. Le juge G. constate, à Eppegem, que toute la population mâle du bourg en a été emmenée pour précéder les troupes. Il n’est pas un petit combat dans les Flandres où le procédé ne soit appliqué. Pour ce genre de lâcheté, ils emploient surtout les femmes. Le 25 août, au pont de Lives, ayant arrêté dans les environs toutes les femmes et les petits enfans, ils les font marcher devant leurs lignes. Le 29 août, à Hèrent, M. P. compte environ cinq cents femmes et enfans qui, précédés des curés de Wygmael et de Wesemael, s’avancent, les coudes liés, devant l’armée. À Sempst, le 24 août, ils pénètrent dans les caves, en chassent les femmes à coups de crosse et les poussent au front de leurs régimens en marche. « De tous côtés nous recevrons des coups, dit la femme Nys. Nous fûmes enfin placées contre les trois maisons qui se trouvent au pont de la Senne, au nombre d’une trentaine. Nous dûmes rester les mains en l’air (depuis cinq heures) jusque onze heures et demie du matin. Nous fûmes ensuite jetées dans un fossé profond, mais à sec, auprès du pont. Je restai là quelque temps sans connaissance. Quand je revins à moi, il fut dit que toutes nous devions être fusillées ; ils nous menaçaient de leurs revolvers. Vers midi, ils nous chassèrent toutes. » La citation dépasse la démonstration que je veux faire, mais n’éclaire-t-elle pas bien la manière cruelle des barbares ? Le sergent Bulcke, du 24e de ligne, qui commandait un poste devant Termonde, a compté trois dames et deux jeunes filles parmi les quinze civils que le détachement ennemi qu’il devait combattre menait devant lui. Les femmes de Micheroux ont marché, poussées par les baïonnettes, à l’assaut du fort de Fléron. Dans un village des environs de Gand où je me trouvais peu avant la prise d’Anvers, accourut un jour, éperdu, fou, un paysan d’Hofstade chassé de son village par trop d’horreur : il avait vu sa femme saisie par les soldats allemands et, dépouillée par eux de ses vêtemens, aller sous la pointe des baïonnettes vers les fusils belges qui n’osaient tirer, et tomber morte enfin aux pieds de ses bourreaux. L’échevin V. L., du village de L., a déclaré aux enquêteurs que, le 16 août, il fut forcé, par une avant-garde allemande, de marcher devant elle, les mains levées, accompagné de sa fille que les soldats avaient déshabillée. Et la jeune fille confirme le fait, en tremblant, au procureur du Roi de X. qui l’interroge, et ajoute : « Il s’est passé avec moi des choses que je n’ose pas raconter. »

Car on pense bien que cette lâcheté vis-à-vis des femmes s’accompagne d’autres lâches excès. Avant le pillage d’Andenne, on fait sortir des maisons les pères et les mères, puis la soldatesque envahit les chambres, et viole les jeunes filles laissées seules. Le plus souvent on procède plus cruellement : on n’éloigne pas les parens ou les maris, on les met hors d’état d’intervenir et on les fait spectateurs forcés de l’outrage. À Aerschot, une jeune fille de la chaussée de Louvain est violée, sous les yeux de son père, ligoté par dix-huit Allemands. Le revolver braqué sur elle paralyse ses résistances. Son beau-frère, pareillement ligoté, après avoir assisté à l’assassinat de ses deux enfans, doit assister au viol de sa femme ; puis on l’embarque pour l’Allemagne. À Wacherzeel, dans les mêmes conditions, sept Allemands abusent d’une femme, puis la tuent. À Heyst-op-den-Berg, Marie Vermaelen est renversée par les soldats, tandis que ses petits frères et sœurs s’attachent à elle pour la sauver. À Blauwput, le 19 août, la femme A., enceinte de façon visible, est livrée pendant deux heures aux hommes : il faut la porter pour la reconduire chez elle. Le 20 août, à Corbeek-Loo, dix soldats arrêtent les époux L. et leur fille âgée de seize ans, ils les conduisent au château de M. Frantzen ; ils forcent l’enfant à boire, braquent leurs fusils sur les parens, et conduisent devant eux leur victime sur la pelouse. Elle résiste : on ne la dompte qu’en lui portant cinq coups de baïonnette. « Elle était dans un état des plus graves, ajoute son oncle, notable commerçant de Louvain, qui raconte les faits à la Commission, et le curé de la paroisse qui l’a administrée m’a dit qu’il ne croyait pas qu’elle avait survécu. » À Héverlé, la femme d’un gardien de prison a été odieusement maltraitée par un ambulancier de la Croix-Rouge, raconte le médecin principal X., qui a relevé la malheureuse. Le 26 août, le 48e régiment d’infanterie de réserve, commandé par M. von Bieberstein, occupe Elewyt : les filles de plusieurs notables, âgées de seize et dix-sept ans, sont violées pendant que les parens sont tenus en respect. La servante du vicaire d’A. se défend de ses insulteurs : on la jette à l’eau et on la noie. Aux environs de Montaigu, où des centaines de femmes (témoignage de M. J., séance du 26 septembre) subissent le même sort, un fermier du Keyberg, frappé à coups de crosse parce qu’il voulait protéger sa femme, est serré dans des cordes ainsi que ses enfans, pendant que les Allemands, de neuf heures du soir à six heures du matin, abusent de celle qui continue à l’appeler au secours. À Buecken, près de Herent, après une odyssée sanglante, les hommes de ce dernier village sont attachés à des canons, puis leurs femmes outragées au milieu de leurs enfans, la baïonnette leur piquant le sein. Un général, le lendemain, sans réprimander en rien ses hommes, envoie ces malheureuses vers les lignes belges : « Nous ne vous tuerons pas, ricane-t-il, vous serez tuées par vos propres amis. » Et sous les shrapnels qui éclatent, elles s’enfuient vers l’artillerie belge postée à Malines. À Beyghem, des hommes de trente à trente-cinq ans, qui viennent de brûler trois églises, et parmi lesquels se trouve, donnant ses ordres, l’ober-lieutenant Kümer, conduisent leur proie, une jeune fille, à la cure, abusent d’elle devant la sœur du curé et le curé lui-même qu’ils ont déshabillé, qu’ils empêchent de fermer les yeux ou de tourner la tête ; je néglige les détails immondes. Il faut passer rapidement d’ailleurs sur ce chapitre où les faits se multiplient à l’infini, dans un crescendo d’ignominies. Les magistrats et les membres de la Commission constatent pourtant l’effort que font les victimes de ces attentats pour les tenir secrets. Les plus criminels peut-être, ceux qui ont été commis par des officiers sur des jeunes filles du monde, dans les maisons dont ils étaient les hôtes, sont destinés, par la discrétion désespérée qu’on met à les cacher, à ne jamais être révélés.

Mais on comprend mieux, à connaître ces gestes odieux, le sadisme lâche apporté par les Allemands, dans leurs cruautés mêmes, leur goût barbare de s’attaquer à ce qui est faible et beau, et de raffiner les tortures. Les victimes qui furent fusillées purement et simplement, et qui se comptent par milliers, trois mille dans la seule province de Namur, une des moins peuplées du pays sont, pour la plupart, des hommes valides. Ceux que l’on fait souffrir par plaisir, mourir lentement, sont des vieillards, des femmes, des adolescens, des petits… Arrivant à Averbode, le 20 août, ils voient une femme qui, prise de peur, se cache dans un fossé : ils la tuent à coups de lance. À une heure de là, à Schaffen, ils éventrent une jeune fille de vingt ans. Des paysans des environs de Louvain accourent à Anvers, le 12 septembre, et racontent qu’à Wilsele les Allemands ont voulu brûler vifs la femme Van Kriegelingen et ses onze enfans. « La femme et huit enfans ont été carbonisés, deux ont pu fuir, le dernier a été fusillé dans la rue. Nous avons vu les cadavres de la mère et des enfans et nous avons assisté à l’exécution. » Le général Deruette, aide de camp du roi Albert, a vu, à Hofstade, le cadavre d’une vieille femme percée par jeu de dix coups de baïonnette ; elle tenait encore en main l’aiguille et le bout de fil avec lequel elle cousait. Dans le même village, une paysanne cherche une jeune fille disparue : elle la trouve pendue à un arbre. Le canonnier volontaire De R. décroche du sol les cadavres d’une femme et de son enfant, cloués à la terre par des baïonnettes. Interrogé sur ce qui s’est passé à Boortmeerbeek, le docteur V., de Malines, dépose : « L’épouse van Rollegem est arrivée à l’hôpital de Malines, le 22 août. Le jeudi 20, fuyant de Boortmeerbeek avec son mari, elle fut atteinte par deux coups de feu à la jambe. Elle se jeta dans un fossé pour se mettre à l’abri. Quelques instans plus tard, les Allemands qui avaient tiré sur elle la rejoignirent et lui firent des plaies horribles à la cuisse gauche et à l’avant-bras gauche. Elle demeura ainsi sans secours jusqu’au samedi soir. Les plaies étaient infectées, les vers y grouillaient. » Dans la nuit du 23 au 24 août, des soldats frappent violemment à la porte du château de Canne, chez M. Poswick. Mme  Poswick ouvre la porte : elle est aussitôt assommée à coups de crosse. M. Derrickx, député permanent du Limbourg, qui s’était réfugié au château, arrive à son tour, portant un enfant sur les bras : on le transperce de vingt lances. Le dimanche 30 août, une patrouille de hussards, en guise de distraction dominicale, s’amuse à tirer, chaussée de Bruxelles à Malines, sur une femme de soixante-quatorze ans, Catherine van Kerchove, partout où ils peuvent l’atteindre sans la tuer : un coup de fusil lui emporte la main droite, un autre lui déchire la joue. À Battice, avant de brûler les maisons, les Allemands y font entrer les femmes et les y enferment. À Francorchamp, premier village entre la frontière et Verviers, ils demandent du café ; pendant que Mme  Bovy, âgée de soixante ans, s’empresse de leur en verser, ils la précipitent sur le fumier, face en avant, et la tuent. Ils s’acharnent dans ce même village contre une jeune fille, Fernande Legrand, qui fuyait portant sur son bras un petit enfant qu’ils transpercent. Aux abords de Molenstede, un vieillard de quatre-vingt-dix-huit ans veut protéger sa fille outragée : on le lie à un tronc d’arbre, on amasse de la paille à ses pieds et on le brûle vif. À Hérent, un octogénaire est attaché sur sa chaise, puis on lui ouvre le crâne. À Mouland, un avocat de Liège a aidé à déterrer le cadavre d’un vieillard enterré vivant la veille.

Il faut continuer, en prenant çà et là les exemples frappans, l’énumération sanglante. Les nerfs le supportent à peine, mais, pour avoir une idée du martyre d’un peuple entier, il faut connaître ces détails dont parfois j’atténue la violence. Voyons maintenant les bourreaux s’acharner sur les enfans.

— Quel est le chemin de Gand ? demande le chef d’une patrouille à un gamin de Ternath. Le petit ignore l’allemand : — Je ne comprends pas, répond-il. Pour le punir, on lui coupe les deux mains ; le sang coule si fort qu’il succombe. À Werchter, le 27 août, M. Vincent Ernst de Bunswyck, consul de Belgique dans l’Uganda, voit sous un pont, flottant sur l’eau, le cadavre d’une jeune victime de douze années. Dans la nuit du 25 au 26, le comte H. de Hemptinne, engagé volontaire, ramasse près de Malines le corps d’un garçon de moins de quatorze ans, lardé de traces de lames. À Hofstade, il n’a pas quinze ans cet adolescent que l’on trouve les mains croisées derrière le dos, le corps percé de trous. « Je vis dans cette même commune, déclare le général Deruette, le cadavre d’un enfant qui avait été tué au moment où il demandait grâce. Telle était encore la position de son corps. » « Je vis à Hallembaye, écrit dans son rapport M. C., ingénieur de l’État, cinq malheureux civils horriblement tailladés, les poings liés, que des brutes de soldats tiraient méchamment pour les amener devant un corps d’officiers ; je vois toujours un pauvre petit vacher de treize à quatorze ans qui avait la joue percée d’un coup de baïonnette et les deux bras ruisselans de sang. » À Saint-Hadelin, comme on procède, devant sa femme, à l’exécution du maître d’école, on entraine près de lui et on tue avec lui ses trois enfans, deux filles et un fils. Au Pin, près d’Izel, deux jeunes garçons regardent arriver les uhlans ; ceux-ci les prennent au passage et les font courir, les bras liés, entre leurs chevaux galopans. Leurs cadavres furent trouvés une heure après dans un fossé ; ils avaient les genoux « littéralement usés, » selon l’expression d’un témoin, l’un avait la gorge coupée et la poitrine ouverte, chacun du plomb dans la tête. Sur la route de Louvain à Malines, un jeune homme emmené ne marche pas assez vite : on le frappe ; désespéré, il se jette dans le canal : quand sa tête reparaît à la surface, les Prussiens amusés s’en servent comme d’une cible flottante. À Schaffen, un adolescent est attaché sur un volet, arrosé de pétrole, brûlé vif. Les soldats qui marchent sur Anvers s’emparent à Sempst du couteau du boucher : ils saisissent un petit domestique, lui découpent les jambes, puis la tête, et le rôtissent dans une maison qui flambe. À Lebbeke-lez-Termonde, Franz Mertens et ses camarades van Dooren, Dekinder, Stobbelaer et Wryer sont attachés l’un à l’autre, bras à bras. On leur crève les yeux à la pointe du fer, puis on les abat. À Rethy, la petite Marie van Herck, à Testelt, une fillette de douze ans sont assassinées. À Wacherzeel, un jeune garçon est déshabillé jusqu’à la taille et on s’amuse à le piquer du bout des lames et à faire de son torse mince une cible : pauvre petit Saint Sébastien, innocent et martyr ! À Bertrix, un frère et une sœur adolescens sont tués. Le crime commis, on dépouille leurs cadavres, on les lie à terre l’un sur l’autre, dans une étreinte outrageante et éternelle. On les abandonne en riant. Ce sacrilège infâme ne fait pas rougir les bourreaux !

Les tout petits n’échappent point au carnage. Au contraire, on les recherche comme des victimes de choix : elles ne peuvent pas se défendre. On ramasse le 18 août, à Testelt, les restes d’un bébé de deux ans, l’enfant De Neef, tué d’une balle dans la tête. Le petit Deckers, son voisin, qui n’est guère plus âgé, subit le même sort. Non loin de là, à Betecom, le lieutenant d’artillerie Lemaire trouve, dans un puits mis à sec, les cadavres d’une femme, d’un homme et d’un petit que son père serre encore passionnément dans ses bras. Au début d’octobre, le sergent Delille est envoyé en patrouille à Zillebeke ; il visite avec ses hommes les maisons l’une après l’autre pour en chasser les Allemands qui cantonnent. Il réveille un soldat qui dort au milieu de ses vètemens jetés, de son sac, de ses armes. « En visitant le sac, dépose le sergent, nous y avons trouvé la main d’un petit enfant de deux à trois ans : elle avait été coupée un peu au-dessus du poignet. Dans notre fureur nous avons dit à l’Allemand : c’est vous qui avez fait cela ? Et, sur son aveu, nous l’avons fusillé. » C’était un soldat de la landwehr. Le 20 octobre, sur l’Yser, après un assaut contre Pervyse, on fouille six prisonniers que l’on vient de faire : sur l’un d’eux on découvre deux mains d’enfans coupées… Les pères de famille d’outre-Rhin rapportent chez eux sans honte ces glorieux trophées. N’en a-t-on pas vu un marcher dans les rangs, au vu de ses officiers, portant fièrement un petit enfant embroché à sa baïonnette ?

Et ce n’est point le fanatisme qui les pousse, le désir d’exterminer. C’est le plaisir de faire mal. Voyez ressusciter dans cet épisode affreux tous les instincts du barbare : c’est le général baron de Stein d’Altenstein qui écrit, le 18 septembre, à la Commission : « La nommée Barbara Verbandert, épouse de Jean-Franz Dewit, de Humbeek-lez-Wolverthem, me déclare que les Allemands ont publié ce matin l’avis que tous les habitans devaient avoir quitté le village pour dix heures. Elle partit donc avec ses six enfans, trois dans une première charrette, trois avec elle dans une autre. La première charrette avait pris une avance de plus de cent mètres, quand, avant d’arriver à la chapelle Saint-Roch, des coups de feu retentirent tout près, et deux enfans, Jean et Florentine, âgés de dix et de six ans, furent tués. La cervelle de l’aîné fut projetée sur le sol ainsi que sa casquette. Le conducteur s’enfuit dans la charrette qui contenait les cadavres, et quand le second véhicule arriva à la hauteur des Allemands, ceux-ci, devant la mère, donnaient des coups de talon à la casquette et aux débris de cervelle en criant : Belgische Bluth ! Belgische Bluth ! La mère leur dit que c’étaient les débris de la tête de son enfant. Ils répondirent : « C’est du cheval ! » et en jetèrent une partie dans la haie… Les cadavres m’ayant été amenés à Raemdonck, je les ai fait examiner par le Dr  van Wien, du 3e chasseurs à pied, lequel, croyant, sans pouvoir l’affirmer, que la blessure a été causée par une balle dum-dum, les a fait transporter à l’infirmerie de Willebroek pour être examinés… »

Belgische Bluth ! C’est du cheval ! La lourde plaisanterie germanique apparaît dans la cruauté de ces hommes. Elle s’y mêle, la complète, la parfait. Leur inconscience s’y étale, leur cynisme y éclate, leur âme épaisse en jouit… L’esprit du chef ne le cède en rien, d’ailleurs, à celui du simple soldat. À Louvain une jeune femme s’avance vers un officier : « Monsieur, j’ai des enfans, je voudrais les sauver de cette ville en flammes ! » Et l’officier de répondre avec un sourire, et dans son meilleur français : « Ah ! vous avez des enfans, Madame, eh bien ! moi je n’en ai pas, et cela m’est bien égal ! » Et voici la fleur de leur finesse : dans une ville qu’on saccage, la baronne de X. est retenue dans une maison pendant que, de l’autre côté de la place, flambe et s’écroule son hôtel, où elle a laissé ses enfans. Lâchée enfin elle court dans les rues de la ville, affolée, trouve ses quatre petits avec une servante, tremblans au milieu des flammes, sur le perron d’un monument public ; elle les étreint et, à travers les ruines et les flammes, fuit vers la campagne, portant ses plus petits dans ses bras, la bonne la suivant avec les deux autres. Elle parvient aux champs, dans un village où la veille s’élevait encore son château. À bout de forces, elle interroge un officier prussien qui passe. « — Monsieur, puis-je rentrer chez moi ? ma maison n’a-t-elle pas souffert ? — Nullement, répond galamment le lieutenant, je vais vous conduire jusqu’à votre seuil. » Parmi les frondaisons du parc, il la précède avec une affectation de courtoisie et, au tournant d’un buisson, l’arrête devant un monceau de ruines : — « Voici, Madame, votre beau château ! » Et comme la malheureuse, énervée, sanglote et que ses enfans pleurent avec elle, il a le beau courage d’ajouter, fier de tant d’esprit léger : — « Pourquoi n’y êtes-vous pas restée, Madame ? il ne pouvait rien vous arriver, à part quelque incident… fort agréable. Une femme qui a goûté d’un Allemand ne supporte plus d’autres hommes ! » Et il la chasse avec un salut.

Nous touchons du doigt ici, dans un seul exemple, ce que sont la chevalerie, la pitié, la décence et la grâce germaniques !


V


Il y eut en Belgique, pendant le premier mois de l’occupation, une série de crimes retentissans qui résument et synthétisent tous les autres : l’assassinat, froidement débattu et prémédité, de villes entières, avec leurs monumens les plus sacrés, leurs trésors d’art, leur population poussée comme un troupeau vers la boucherie ou l’exil ! Aerschot, Dinant, Ancienne, Louvain, Termonde sont des noms inoubliables pour un peuple qui, dans son culte pour les victimes, puisera à jamais sa haine contre les meurtriers. Chaque jour un détail encore inconnu surgit de l’ombre où, depuis leur supplice, ces villes sont plongées, un détail qui, ajoutant une torture nouvelle à celles que l’on connaissait, ajoute une nouvelle lueur à l’auréole de ces martyres. Saluons-les de loin, douloureusement, en attendant le pèlerinage qu’au jour glorieux de la délivrance nous irons faire à leurs ruines fécondes et vengeresses : martyr veut dire témoin !

Aerschot, dont le nom a déjà été prononcé souvent, parce que ses environs, libérés pendant quelques jours par l’armée d’Anvers, ont pu être explorés méthodiquement, était une petite ville de huit mille âmes qui reposait au bord du Démer, au milieu des prairies. Une haute tour dominait son silence, troublé seulement par le bruit d’eau du moulin penché sur la rivière. Pendant la retraite de l’armée belge sur Anvers, la vallée qui joint Aerschot à Diest fut le théâtre d’une série de combats violens ; mais il n’y avait plus un seul soldat belge dans la ville quand les Allemands y entrèrent, le matin du 19 août. Dès leur premier défilé, ils se révélèrent ; des coups de feu furent tirés sur les maisons, plusieurs furent incendiées sans prétexte, et, comme prologue d’un drame qui déjà se préparait, on fit sortir de chez eux quelques habitans de la rue du Marteau, qu’on fusilla. Les troupes se répandirent ensuite dans la ville, où elles s’installèrent ; le général et ses aides de camp descendirent chez le bourgmestre, M. Tielemans, et jusqu’au milieu de l’après-midi, aucun incident sanglant ne se produisit. À quatre heures, voyant son mari distribuer à la porte des cigares aux sentinelles qui gardaient la maison, Mme  Tielemans le rejoignit et, comme le général l’observait du haut du balcon, conseilla à son mari de rentrer. La grand’place devant elle était encombrée de deux mille Allemands. Tout à coup, deux colonnes de fumée s’élevèrent, et une fusillade imprévue et générale éclata. Les soldats se débandèrent, tirèrent dans les fenêtres, enfoncèrent les portes des maisons pour décharger leurs armes dans les corridors. Devant cette furie déchaînée, Mme  Tielemans entraine son mari, ses enfans, les domestiques dans la cave. Elle ne sait pas que là-haut, au même moment, une balle atteint le général et le tue. Sur les murs la mitraille grêle. Il faut l’entendre raconter la suite. « Après quelques instans d’angoisse sans nom, un des aides de camp du général descend, disant : Le général est mort ! où est le bourgmestre ? Mon mari me dit : Ceci est grave pour moi ! Comme il s’avançait, je dis à l’aide de camp : Vous pouvez constater. Monsieur, que mon mari n’a pas tiré. — C’est égal, me répondit-il, il est responsable ! Mon mari fut emmené. Mon fils, qui était à mes côtés, nous a conduits dans une autre cave. Le même aide de camp est venu me l’arracher, le faisant marcher devant lui à coup de pieds. Le pauvre enfant pouvait à peine marcher (le malin, une balle allemande, pénétrant dans sa chambre, avait ricoché, le blessant au mollet). Après le départ de mon mari et de mon fils, j’ai été conduite dans toute la maison par des Allemands qui braquaient leur revolver sur ma tête. J’ai dû voir leur général mort. Puis on nous a jetées, ma fille et moi, hors de la maison, sans paletot, sans rien. On nous a parquées sur la grand’place. Nous étions entourées d’un cordon de soldats, et devions voir de là l’embrasement de notre chère cité. C’est là qu’à la clarté sinistre de l’incendie, j’ai vu, pour la dernière fois, vers une heure du matin, le père et le fils liés l’un à l’autre : suivis de mon beau-frère, ils allaient au supplice… Ces mauvais m’ont pris tout ce que j’aimais… »

Le père et le fils ! Cet enfant a quinze ans et demi, il n’a rien fait ; il va pourtant, pour justifier le crime collectif qui se commet, être accusé d’avoir tué le général. Après coup, ayant essayé d’abord de plusieurs autres, on inventera cette fable. C’est pour le punir, lui, que son père et lui vont tomber, que son oncle aussi mourra, que la population tout entière et la ville même vont subir trois semaines de tortures !

Cela commence aussitôt. Tous les hommes de la ville sont arrêtés ; cinquante, pris au hasard, sont conduits hors des murs : groupés par séries de quatre, on les fait courir sur la route, et l’on tire sur eux. Dix peuvent fuir, quarante tombent, et sont achevés à l’arme blanche. Plus tard, les autres bourgeois sont alignés contre des talus ; après les avoir tous mis en joue, on en abat méthodiquement un sur trois. Le secrétaire de la Commission, vingt jours plus tard, verra encore sur les herbes et les chaumes, de deux en deux mètres, les caillots de sang marquer la place des victimes.

Ceux qui restent doivent creuser les fosses de leurs frères ; joints à la foule des habitans chassés de leurs maisons, ils peuvent voir la ville s’allumer. Sous leurs yeux, la première ruée des pillards se précipite sur l’église. Cinq fois ils tentent de mettre le feu aux portes, cinq fois ils échouent. Ils finissent, à grands coups, par les enfoncer. Ils brisent les autels, les confessionnaux, les orgues, fracturent les troncs, arrachent et brûlent les statues gothiques en bois qui ornent la nef, volent et profanent les vases sacrés. Puis ils enferment dans l’édifice les témoins horrifiés de leur furie. Ils ont désormais le champ libre. Pendant trois semaines, ils vont brûler, piller, entasser dans les fourgons et les wagons leur butin, se livrer dans les ruines à la plus dégoûtante orgie. Quand une maison est vidée, on l’incendie. Seules, celles où logent les officiers sont respectées, — et encore, il faut s’entendre sur ce mot. M. Pierre Orts, secrétaire de la Commission, nous donne des détails édifians : « J’ai pénétré, écrit-il, dans plusieurs maisons au hasard, dont j’ai parcouru les divers étages. Partout, le mobilier est bouleversé, éventré, souillé d’une façon ignoble. Les papiers de tenture pendent en lambeaux le long des murs, les portes des caves sont enfoncées, les armoires, les tiroirs, tous les réduits ont été crochetés et vidés. Le linge, les objets les plus disparates jonchent le sol, en même temps qu’un nombre incroyable de bouteilles vides. » Dans la maison du Dr  Z., qu’une inscription protectrice recommande à la bienveillance des pillards, et où des officiers ont été logés, voyez ce spectacle : « Dès le seuil, une odeur fade de vin répandu attirait l’attention sur des centaines de bouteilles vides ou brisées qui encombraient le vestibule, l’escalier et jusqu’à la cour. Dans les appartemens régnait un désordre inexprimable ; je marchais sur un lit de vêtemens déchirés, de flocons de laine, de matelas éventrés. Partout des meubles béans, et dans toutes les chambres, à côté du lit, encore des bouteilles vides. La salle à manger était encombrée de douzaines de verres qui couvraient la table et les guéridons qu’entouraient des fauteuils lacérés, tandis que, dans un coin, un piano au clavier maculé semblait avoir été défoncé à coups de botte. Tout indiquait que ces lieux avaient été, pendant bien des jours, le théâtre de beuveries et de débauches ignobles… D’après ce que m’a affirmé un maréchal des logis de gendarmerie qui s’occupait avec ses hommes de remettre un peu d’ordre dans tout ce chaos, il en est de même dans la plupart des maisons où les officiers allemands avaient élu domicile… » Il ne restera plus en ville, quand les Belges y rentreront, — pour peu de jours, hélas ! — le 10 septembre, que quelques femmes parmi des décombres arrosés de vin : par centaines, par milliers, les habitans, évacués de l’église où ils étaient entassés, avaient été embarqués pour l’Allemagne !

À l’autre bout du pays, deux petites villes wallonnes étaient à la même époque la proie du feu. Plusieurs jours après la bataille qui les y avait mis aux prises avec les Français, les Allemands entraient sans coup férir, le 23 août, dans Dinant évacuée. Tout le monde était au travail. Passant aux portes de la ville près de la filature, les soldats s’y précipitaient sans raison, séparaient les ouvrières des ouvriers, fusillaient ceux-ci au nombre de soixante-dix, enfermaient celles-là dans un couvent, où elles devaient rester plusieurs jours sans manger. Poursuivant leur route ils dévalaient par les rues, sonnaient aux portes, tuant à bout portant celui qui venait ouvrir, réunissaient déjà les hommes près de l’église pour le massacre ordonné, concentraient les femmes et les enfans dans les maisons religieuses et la prison. À l’abbaye des Prémontrés de Leffe, où ils tinrent, plusieurs jours durant, les femmes de ce faubourg, ils se livraient aux excès les plus odieux. Le premier jour, ils refusèrent de nourrir leurs prisonnières ; le second jour, ils leur jetèrent du pain noir ; le troisième, ils permirent à quelques-unes d’entre elles d’aller arracher des carottes dans le jardin des moines. Affolées, plusieurs, tombant aux pieds de leurs tortionnaires, demandèrent ce qu’il fallait leur donner pour être libérées ! « — Trente mille francs, » leur répond-on. L’énormité de la somme ne les décourage pas ; elles avaient emporté ce qu’elles avaient pu de leurs pauvres économies : en se cotisant, elles parviennent à réunir quinze mille francs. — « Cela ne peut-il suffire ? » L’officier prend l’argent, mais ne les libère pas. Au contraire, on ne songe qu’à les faire souffrir. Tous les moyens furent bons pour torturer ces malheureuses. On leur annonça qu’on allait les fusiller, puis qu’elles allaient être brûlées vives : et, pour augmenter leur terreur, on alluma sous leurs fenêtres des feux de paille… Le quatrième jour enfin, on leur ouvre les portes : c’est pour qu’elles contemplent leur cité détruite, leurs foyers en cendres. L’une d’elles. Mme  P., frémit de joie, voyant sa maison épargnée ; elle y rentre avec ses six enfans et trouve dans le vestibule le cadavre de son mari tué depuis quatre jours. Elle-même, aidée de ses petits, doit l’enterrer dans son jardin.

Les autres traversent ce qui reste de leur ville. On compte quarante maisons encore debout. Près de l’église, dont les murs calcinés sont éclaboussés d’une boue sanglante, cent vingt hommes ont été tués à la mitrailleuse. M. Wasseige, directeur de la Banque Nationale, ayant refusé de livrer le secret de son coffre-fort qui lui était confié, a été assassiné dans ses bureaux, et on a poussé près de lui, sous les yeux de leur mère glacée d’effroi, ses deux fils, dont l’un, Jacques, âgé de quinze ans, n’ayant pas succombé sur-le-champ, a sangloté pendant une heure, suppliant qu’on l’achevât. L’écho de drames plus affreux encore retentit. — « Pourquoi avez-vous agi ainsi ? » demande une femme à un officier. Il ne sait pas… Elles cherchent leurs morts dans les tas, emportent leurs reliques. Le 10 septembre on avait dressé une liste de cinq cent quatre-vingt-dix fusillés ! Elle monterait aujourd’hui à plus de huit cents.

On fit grâce aux quelques autres. Il n’en fut pas de même à Andenne, où trois cent vingt bourgeois furent massacrés à coups de baïonnette, de hache, et où, après une dévastation qui est une réplique de celle de Dinant, on infligea aux survivans, pour couronner leurs épreuves, un banquet qui fut baptisé le Pardon d’Andenne ! Officiers et soldats l’organisèrent sur la grand’place, forcèrent les autorités locales à y prendre part, et au milieu des décombres où s’enfonçaient, pour ne point entendre, les veuves et les orphelins de leurs victimes, entrecoupèrent leur insultante orgie de hoch pour l’Empereur et d’hymnes à la réconciliation ! On ne peut rêver plus tragique raffinement. Il ne suffit plus de blesser la chair ; il faut aussi faire saigner les âmes !

Le sac de Louvain, comme celui de Dinant, fut inattendu. L’ennemi était entré en ville le 19 août et avait trouvé la population tranquille et résignée. Le pillage des banques privées, la dévastation de quelques maisons, la prise brutale d’un grand nombre d’otages, les réquisitions sans mesure, la libération des prisonniers de droit commun de nationalité allemande détenus à la maison centrale, les nombreux attentats commis sur les femmes, ne furent que des incidens préliminaires. La vie des habitans, l’existence de la ville semblaient devoir rester sauves. Le 25 au soir, rendus furieux par un échec que venaient de leur infliger les troupes belges, et excités, dit-on, par une méprise qui venait dans l’ombre de jeter les uns contre les autres des compagnies rentrant en désordre et des compagnies qui crurent à une attaque, les soldats allemands, répandus par la ville, se mirent à tirer en tous sens dans les rues désertes. Aussitôt des incendies éclatent. L’antique bâtiment des Halles, devenu le siège de l’Université et contenant la célèbre bibliothèque, est parmi les premiers atteints. Tout près, l’impressionnante église Saint-Pierre flambe à son tour, et quelques-uns des plus beaux hôtels de la ville éclairent cette première nuit du carnage. « Les soldats enfonçaient les portes des maisons et y mettaient le feu au moyen de fusées. Ils tiraient sur les habitans qui tentaient de sortir. De nombreuses personnes réfugiées dans leur cave furent brûlées vives ; d’autres, atteintes par des coups de feu au moment où elles voulaient sortir du brasier[1]. »

Beaucoup d’habitans, par leurs jardins et les ruelles, parviennent pourtant à fuir leurs demeures : ils sont conduits devant la gare, où déjà dix cadavres de civils sont jetés sur l’herbe du square. On sépare brutalement les maris de leurs femmes et de leurs enfans ; fouillés et dépouillés de leur argent et de leurs bijoux, ils sont poussés sur les routes sans avoir eu le temps d’un mot ou d’un baiser. Un groupe de soixante-quinze bourgeois, suivis d’ecclésiastiques parmi lesquels on remarque deux religieux espagnols et un prêtre américain, fut conduit devant le front des troupes allemandes jusqu’au village de Campenhout où, à la nuit tombante, on les enferma dans l’église. À quatre heures du matin, la porte s’ouvrit, un officier cria aux captifs qu’il était temps pour eux de se confesser, et qu’ils seraient fusillés une demi-heure plus tard. Une demi-heure plus tard on les relâcha. Se croyant sauvés, ils se dirigeaient vers Louvain quand un régiment les arrêta, leur fit rebrousser chemin et les poussa devant lui dans la direction de Malines. Aux portes de cette ville, on les laissa partir. Il faudrait lire dans les dossiers de la Commission les récits détaillés, faits par des vieillards, de cette brutale équipée… Un autre groupe, beaucoup plus nombreux, fut conduit dans la gare. Des centaines d’hommes furent entassés dans des wagons à bestiaux souillés d’ordure ; ils voyagèrent vingt-six heures debout, pressés les uns sur les autres, sans recevoir de nourriture. À Cologne, on les jeta dans un Luna Park abandonné, où ceux qui le purent dormirent, — ô ironie ! — sur les marches d’une Roue joyeuse ! On leur donna un peu de pain et d’eau. Reconduits le matin à la gare, on les remit en wagons, et un nouveau voyage les ramena à Bruxelles où ils arrivèrent le 30 août et où, malgré l’opposition de leurs gardiens, les agens de police parvinrent à les nourrir : ils n’avaient pas mangé depuis quatre jours. Ils furent ensuite dirigés devant les troupes jusqu’aux avant-postes belges. Plusieurs en route étaient devenus fous… Un troisième groupe, composé surtout de prêtres, parmi lesquels Mgr  Ladeuze, recteur de l’Université, Mgr  de Becker, recteur du Collège américain, et les jeunes Jésuites de l’importante maison d’études de Louvain, fut convoyé sur la route de Bruxelles. Plusieurs furent fusillés en chemin, entre autres le P. Dupierreux, scholastique de la Compagnie de Jésus : son crime était d’avoir sur lui un agenda où il avait noté quelques dates de la guerre.

Pendant ce temps, les femmes et les enfans furent d’abord gardés à vue devant la gare. De toute la journée du 26 août, point de nourriture. En revanche, on leur donna un spectacle. « Ils assistèrent à l’exécution d’une vingtaine de leurs concitoyens, parmi lesquels plusieurs religieux qui, liés quatre par quatre, furent fusillés à l’extrémité de la place… Un simulacre d’exécution de Mgr  Coenraets, vice-recteur de l’Université, et du Père Schmid, dominicain, eut lieu devant eux ; une salve retentit, et les témoins, convaincus de la réalité du drame, furent contraints à applaudir[2]. »

Relâchés dans la nuit, celles de ces pauvres femmes qui retrouvent leur maison intacte n’ont pas une paix bien longue. À huit heures du matin, on leur donne l’ordre de quitter la ville : celle-ci va être bombardée. C’est alors l’exode en masse, l’exode déchirant par tous les chemins, à travers les villages qui brûlent. Ce ne sont plus des centaines d’hommes, c’est une foule que l’on chasse à coups de crosse, qui, à chaque passage d’officiers ou de soldats, doit lever les bras et s’agenouiller, qui, le jour, vit de légumes arrachés aux champs, qui, la nuit, dort à même la route ! Il en tombe d’épuisés qui meurent sans parler ; des femmes se suicident ; des hommes qui ne vont pas assez vite ont été abattus ; des cas de folie subite éclatent dans les rangs. Sur la seule route de Tirlemont, ils sont dix mille et plus qui fuient, ce pendant que derrière eux le canon gronde, la ville flambe. À Tirlemont, ils veulent s’arrêter : non ! on va les chasser encore de village en village, jusqu’aux sables du Limbourg !

Dans la ville vidée, le pillage va être plus facile. Tout ce qui reste à prendre sera pris. La grande fête du feu et du vin va enivrer les soldats lancés à la curée. Quand le bataillon de landsturm de Halle entrera le 29 août dans les rues, le sac, qui doit durer cinq jours encore, sera à son point d’apogée. Un homme de ce bataillon, dont le journal de route se trouve annexé aux archives de la commission, verra en pénétrant à Louvain « une image de la dévastation telle qu’il est impossible de s’en faire une idée pire. Des maisons brûlant et s’effondrant bordaient les rues ; quelques rares maisons demeuraient debout… la course se poursuivait sur des débris de verre ; des morceaux de bois flambaient, les fils conducteurs du tramway et ceux du téléphone traînaient et obstruaient les voies… le bataillon allait en rangs serrés pour entrer par effraction dans les premières maisons, pour voler (pardon, réquisitionner !) du vin et autres choses. Ressemblant à une meute en débandade, tous y allèrent à leur fantaisie ; les officiers précédaient et donnaient l’exemple !… » Ainsi devait continuer et s’arrêter enfin dans la crapule consciente et le dégoût, la destruction de l’antique cité savante : quatorze cent quatre-vingt-quatorze maisons étaient brûlées ! Ainsi devait se terminer ces jours inoubliables du triomphe grossier de la culture allemande sur la Science et sur la Beauté !

Le crime de Louvain n’est pas seulement un crime contre la Vie : c’est un crime contre l’Esprit. Il dépasse dans sa double horreur tous les autres crimes. Un peuple qui l’a voulu est à jamais déshonoré, le chef qui l’a exécuté, — il s’appelle Manteuffel, — doit être cloué au pilori de l’Histoire. Il en est de même de von Schoenmann, exécuteur d’Andenne, — nous verrons qu’il n’en est pas l’unique héros, — de Bayer, froid bourreau de Dinant, et de Sommerfeld, qui, assis sur une chaise au milieu de la grand’place de Termonde, devait répondre au bourgmestre suppliant, qui lui demandait de préserver ce qui restait de sa ville blessée : Nein ! Razieren ! et faisait signe aux « pionniers » de commencer… Je voulais raconter Termonde. Ne suffit-il pas de citer ce mot, ce geste, — et d’ajouter qu’ils furent obéis !


VI


À ces récits, pas un honnête homme, pas un cœur droit ne peut rester insensible. Pourtant certains neutres, dans leur indignation même, penseront peut-être qu’il s’agit là, surtout quand ils se passent dans les villages, d’actes individuels, presque inévitables dans toute guerre, à l’heure où l’instinct brutal prend le dessus chez l’homme ivre de sa force. Si plusieurs des faits révélés par la Commission d’enquête doivent, être regardés comme des faits d’indiscipline, si même nous voyons parfois un officier intervenir pour faire cesser le scandale et aller jusqu’à le punir, il apparaît de toute évidence que les massacres, les pillages, les incendies, les crimes de toute sorte qui ont désolé et désolent encore la Belgique sont le résultat d’ordres donnés, les effets d’un système, les manifestations d’une organisation dure, savante, scientifique !

La science allemande en a d’ailleurs fait le célèbre aveu. « Nos soldats ne commettent aucun acte de cruauté indisciplinée[3] » (keine zuchtlose grausamheid), affirment les Quatre-vingt-treize dans leur manifeste. Les Quatre-vingt-treize exagèrent : nous reconnaissons qu’il dut y avoir quelques actes de cruauté commis sans ordre. Mais les illustres aveugles qui ont signé, sans rien vérifier, le papier de mensonge pédant et catégorique qui les flétrira devant l’avenir, ne croyaient pas exprimer, — en prétendant laver leur peuple de tant d’infamies, — une aussi effroyable vérité ! La cruauté de l’armée allemande est disciplinée. Le Nein, Razieren ! du Sommerfeld assis sur la grande place de Termonde est l’expression même de cette discipline !

« Que voulez-vous, c’est la guerre ! » disent quelquefois les Allemands honteux qui veulent faire taire leur conscience. — « Il le fallait, les civils avaient tiré ! » crient tout de suite les autres pour légitimer leurs massacres, quand ils en éprouvent le besoin. Civil hat geschossen ! c’est là, nous l’avons déjà constaté, le motif classique, obligatoire, général, le prétexte-omnibus qui à l’avance absout les pires excès, les ruines et les tueries ! Que l’on fusille un non-combattant (et encore faut-il s’entendre sur ce terme), qui se bat : les dures lois de la guerre le tolèrent. Mais le geste d’un homme ne peut excuser des représailles collectives, et d’ailleurs le civil hat geschossen qui déchaîne les brutes est invariablement la contre-vérité la plus odieuse. On a vu comment toutes les armes à feu avaient été enlevées aux habitans par les autorités belges ; on verra, en lisant les accablans rapports de la Commission, que chaque fois qu’il s’est trouvé un habitant assez courageux pour réclamer, et un oberlieutenant assez honnête pour ordonner, avant le massacre, l’autopsie du cheval tombé qui demandait vengeance, on a trouvé dans le corps du cheval une cartouche de Mauser allemand… Mais, la plupart du temps, il n’y a pas de cheval tombé. Le cri précurseur du drame ne répond à rien qu’à l’instinct collectif qui s’excite et demande sa proie, — plus souvent au geste du chef qui trouve que le temps presse, et qu’il faut en finir !

Quand la localité est grande, et que l’on sait que le carnage, peut-être plus retentissant, sera jugé, il faut sauver l’apparence. À Louvain, deux soldats allemands frappent chez M. X…, professeur à l’Université, disant : « Il y a des soldats cachés chez vous. — Vous vous trompez, visitez la maison si vous voulez ! » Aussitôt ils montent au second étage, ouvrent une fenêtre, déchargent leur revolver dans la rue. À l’appel, des kamarades arrivent de partout, entrent et pillent. « Toutes les fusillades, ajoute le professeur, commencèrent, au même moment, de tous les côtés de la ville. » Le plus souvent, l’organisation n’est pas si parfaite. Un Allemand se contente de tirer en l’air ou sur un passant inoffensif : l’alarme est ainsi donnée. Ailleurs, on cherche ingénieusement des mobiles plus variés. Un témoin de Liége en cite quelques-uns : « Il suffit qu’un pneu éclate pour que tous les fusils soient braqués prêts à tirer dans tous les sens. Ou bien on trouve une vieille cartouche, ou un coupe-papier trop aiguisé. » Ou bien encore, comme à Sittaard, on saisit comme pièces à conviction, avant de sévir, les arcs et les flèches, — les flèches empoisonnées, dira l’autorité prussienne, — qui garnissent le paisible cabaret du Roi d’une société de tir à la perche ! Ailleurs encore, ce sont les dépôts d’armes eux-mêmes faits dans les maisons communales par les particuliers, sur l’ordre des bourgmestres, qui servent de prétexte affiché. Quatre ou cinq vieux fusils de chasse, précieuses reliques de paysans conservateurs, et qu’on leur a enlevés par scrupule, se changent soudain en un redoutable arsenal !

C’est d’ordinaire le lendemain d’une défaite qu’ont lieu les massacres. Le succès des soldats belges, les pauvres paysans belges le paieront ! C’est aussi lorsqu’avant l’entrée des Allemands au village, une audacieuse patrouille de carabiniers cyclistes, — on ne dira jamais assez le téméraire héroïsme de ceux-ci, — les a attaqués et meurtris. Ces carabiniers haïssables, — ils les appellent les schwartze Teufel, les diables noirs, — vont se muer tout de suite, dans leurs accusations, en francs-tireurs coupables. Ils classeront également parmi les francs-tireurs, selon les besoins de leur colère, les gendarmes et les gardes civiques. Ils détruisent Herve, Soumagne (cent quatre-vingt-deux habitans assassinés !), Romsée, Dolhain, Hastière, Surice, Visé, d’autres villettes et villages (il faudrait nommer tous ceux qui entourent Matines et Louvain), sans autre raison qu’un prétendu coup de feu. Parfois, au cours de leurs destructions, quelque soldat troublé éprouve comme un besoin maladif de se justifier : Vous avez tiré ! vous avez tiré ! répète-t-il aux habitans qu’il tue. À Louvain, un paisible fonctionnaire se présente aux Allemands, demandant timidement de pouvoir sauver ses archives. — Non ! lui répond-on, profitant de sa présence pour l’enfermer, vous avez été armé par votre administration, et vous avez tiré !…

Souvent la décision de détruire est prise depuis le matin, — voire depuis plusieurs jours, et le franc-tireur, deus ex machina, n’apparaît qu’au moment voulu. Des destructions sont annoncées par des Allemands naïfs ou compatissans bien avant la naissance du prétexte ou le commencement de la tragédie. Le 17 août, un officier loge chez un magistrat du Luxembourg. Dans la conversation, parlant des jolies villes du pays, le magistrat nomme Dinant. — « Hélas ! répond l’officier, Dinant, ville condamnée ! » Les Allemands ne réoccupèrent Dinant et ne l’assassinèrent que plusieurs jours après. À un habitant indigné, un chef condescendant déclare dans cette même ville qu’on agit par ordre. C’est sans raison qu’Andenne fut saccagée. On allégua plus tard une prétendue agression des habitans contre les troupes d’occupation : on n’a jamais su en quoi avait consisté cette agression ! À un notable d’Aerschot qui s’empresse aussitôt de fuir, un soldat conseille à l’avance de s’en aller : « On va pulvériser la ville. » À Louvain, même chose : un soldat dit au témoin R. v. K. de partir, que la ville va être brûlée et rasée. Mieux, le mardi 25 août, le matin, — les fusillades n’éclateront qu’à la nuit, — des officiers allemands préviennent Mme  R. qu’elle agirait sagement en s’éloignant, Louvain devant être incendié… Il semble se confirmer d’ailleurs que Louvain fut détruit par ordre supérieur, pour terroriser Bruxelles récemment occupée et à laquelle on n’osait pas toucher.

À toutes les horreurs résumées plus haut les officiers prennent leur part. Plusieurs fois déjà nous les avons vus apparaître. Diriger ces opérations est une partie de leur rôle. C’est sur leur commandement que les civils sont poussés devant les troupes, que les fusillades s’organisent, que les actes cruels se multiplient. Entrant à Aerschot à la tête de ses hommes bien rangés, c’est un officier qui tire un coup de revolver sur une jeune femme qui se penche à un balcon, porteuse d’un petit enfant. Ce sont des officiers qui, à Tamines, les mitrailleurs ne pouvant plus, — tant l’horreur était grande, — continuer le massacre des habitans massés, prennent la place de leurs hommes et tournent froidement la sinistre manivelle. C’est un commandant qui, le 27 août, à W., rencontre la Sœur Aldegonde : il lui demande où est le curé. — « Sans doute à la cure, » répond la religieuse. Aussitôt il prend son revolver, l’appuie sur la poitrine de la pauvre fille et lui dit : « Accompagnez-moi, et, si je ne trouve pas le curé à la cure, je vous tue et j’ordonne d’incendier le village ! » Ainsi parlent aux femmes les chevaliers allemands ! C’est un lieutenant de réserve du 163e d’infanterie qui, ayant enfermé à T. les femmes et les enfans dans un couvent où il vient d’être hébergé plusieurs jours, menace de tuer le premier qui bouge, et de tuer par surcroit des prêtres prisonniers dans une autre salle.

Ce sont les officiers qui ordonnent les incendies, qui en règlent l’ordonnance, qui en surveillent l’exécution ; qui, lorsque le corps des pionnieren, spécialement affecté à cette besogne, n’est pas présent, travaillent minutieusement à faire, sans fautes de style, une belle flambée. À Rethy, le rapport de la commission judiciaire envoyée sur les lieux, décrit les incendiaires entrant dans chaque maison, allumant avec soin, chambre par chambre, les rideaux, les vêtemens, les matelas : ce ne sont que des uhlans sans engins ad hoc. Quand la troupe est plus nombreuse, elle a ses outils et le genre de munitions qu’il faut. À Schafîen, chaque maison est enduite préalablement de pétrole et de naphte (ces liquides sont contenus dans des récipiens perfectionnés). À Tamines, ce sont des sortes de fusées que les soldats ont sur eux qui allument l’incendie. À Louvain, ce sont des bombes incendiaires qu’on jette dans les maisons pour mettre le feu ou l’activer. Ailleurs, ce sont les pastilles incendiaires (nitro-cellulose gélatinée) dont les dossiers de la Commission d’enquête contiennent une analyse chimique détaillée. Rien n’est laissé à l’improvisation ou à l’imagination. Quand l’ardeur du feu diminue, on voit les soldats, comme à Aerschot, « soulever de place en place quelques tuiles des toits pour favoriser le développement des flammes. » Quand l’ardeur des hommes se ralentit, on entend les officiers, comme à Sempst, se promener entre les maisons déjà embrasées en criant : Brent ! Brent ! Un de mes amis est témoin en Wallonnie de l’entrée de l’ennemi dans un village condamné : l’officier à cheval donne ses ordres devant chaque maison, d’après l’aspect de l’immeuble et sa grandeur : « Ici un homme ! Ici trois ! ici cinq ! » Par ce système rationnel, en une heure l’exécution est finie. On prend soin d’empêcher le sauvetage : à Louvain l’autorité allemande fait détruire, dès le début de l’incendie, les pompes et l’échelle Porta. On profite aussi du feu pour faire double besogne : à Liége, pendant que l’on brûle les maisons d’une rue, on tire sur les bourgeois qui sortent, à coups de fusils et de mitrailleuses : notable économie de temps. L’incendie est une partie de la guerre. À Averbode, le commandant allemand déclare à un témoin : « Nous ne venons pas ici pour faire la guerre, mais pour brûler le village ! » Il est des fois pourtant où l’armée combattante s’abstient de ce glorieux devoir : c’est quand les pionniers ne sont pas loin. Ils sont chargés des incendies impeccables, et leur outillage est plus complet encore. Devant eux, comme à Termonde, les autres soldats se retirent. À une femme de Termonde qui demandait qu’on sauvât son bien, un officier répondit, avant même que Sommerfeld eût parlé : « Je regrette. Madame, mais l’incendie n’est pas ma partie, c’est celle de ceux-là qui entrent. Devant eux, je dois partir. » Division du travail, dernier mot de l’industrie guerrière !

Le pillage est réglé comme l’incendie, avec froideur et méthode. On emporte pêle-mêle ce qui est précieux et ce qui ne l’est pas. Les objets inutilisables, — pour le vainqueur, — sont détruits, comme à T., où, dévalisant le couvent qui les nourrit, les hôtes reconnaissans enlèvent dans les salles d’école les ardoises, les cahiers, les buvards des enfans pauvres, en font des tas qu’ils brûlent ou couvrent d’ordures. De longs trains chargés de caisses soigneusement clouées partent pour l’Allemagne, cadeaux individuels ou butin officiel de l’Empire. Ces objets volés, — le goût pour les pianos, remarquons-le, a succédé au goût pour les pendules, — réjouiront les Gretchen aux yeux bleus, ou, négociés, enrichiront les caisses de l’État : les journaux de Cologne n’annonçaient-ils pas, il y a peu de jours, la vente publique, sur une des places de la ville, des étalons de prix ravis dans nos fermes à nos éleveurs ? Les pillards ne sont pas des soldats désobéissans ; ce sont de bons serviteurs. Ils agissent même parfois à contre-cœur. Le fantassin Klein, dont le carnet de route est sous mes yeux, termine le récit de sa participation au pillage organisé de Louvain par ces mots de dégoût : « Cette journée m’inspire un mépris que je ne saurais décrire. » Et un autre soldat, à W., apporte de l’argent à une religieuse en lui disant : « Voici, ma Sœur, pour vos bonnes œuvres… Ne me méprisez pas. Je suis obligé de piller, mais je ne suis pas un voleur ! » Pour chasser ces scrupules possibles, on leur fait commencer d’ordinaire l’ouvrage par la cave : l’excitation leur donnera plus d’entrain !

Les officiers supérieurs, que l’on pourrait croire plus discrets, ne répugnent pas au pillage. Ils le font exécuter sous leurs yeux, pour leur compte, avec cynisme et tranquillité. Ils ne sont pas moins que les officiers inférieurs, les barbares que les produits d’une civilisation plus fine émerveillent, et qui empilent pêle-mêle dans des caisses les argenteries, les chromos, les toilettes de bal et les draps de lit ! C’est le duc de Gronau qui préside, au mois d’août, après l’occupation paisible par son état-major du château de Villers-Notre-Dame, à l’enlèvement de cent-quarante-six couverts, de deux cent trente-six cuillers de vermeil, de trois montres en or, de neuf livrets de caisse d’épargne, de quinze cents bouteilles de vin, de soixante-deux poules, de trente-deux canards, de nombreuses robes de soirée, d’œuvres d’art et d’une grande quantité de linge d’enfant ! C’est Son Altesse Impériale et Royale, le prince Eitel Fritz, propre fils de l’Empereur, qui, ayant séjourné une huitaine de jours dans un château du pays de Liége, chez M. X., avec le duc de Brunswick et le baron von Mirbach, remercie ses hôtes en faisant emballer sous leurs yeux toutes les robes qu’il peut trouver dans les armoires de Mme  X. et de ses filles : tissus délicats qui vont fagoter, à l’instar de Paris, les beautés rebondissantes de Potsdam et du Hanovre !

C’est, du soldat à l’officier, de l’officier au prince, du prince au chef d’armée, le même système, la même cruauté, le même goût âpre du vol. « Aucun acte de cruauté indisciplinée ! » non, mais le vol comme le crime, le pillage comme l’assassinat érigés en méthode, et commis par ordre des généraux et de l’Empereur !

Si quelque Herr Professor veut y contredire, qu’on lui fasse tenir le septième rapport de la Commission belge d’enquête, où ont été réunies les preuves les plus accablantes de cette responsabilité d’en haut, — les preuves les moins contestables aussi, puisqu’il s’agit des proclamations mêmes, brutales et sans pudeur, des von Emmich, des von Bülow, des von der Goltz…


Qu’y peut-on lire ? L’aveu atroce que les horreurs qui désolent le pays sont voulues et commandées. Le 22 août, après le sac effroyable d’Andenne, Bülow fait afficher a Liége :

« C’est avec mon consentement que le général en chef a fait brûler toute la localité, et que cent personnes environ ont été fusillées. »

Le 25 août, le même Bülow fait placarder à Namur la proclamation suivante :

« Les soldats belges et français doivent être livrés comme prisonniers de guerre avant quatre heures, devant la prison. Les citoyens qui n’obéiront pas seront condamnés aux travaux forcés à perpétuité en Allemagne. L’inspection sévère des immeubles commencera à quatre heures. Tout soldat trouvé sera immédiatement fusillé.

« Armes, poudre, dynamite, doivent être remis à quatre heures. Peine : fusillade.

« Toutes les rues seront occupées par une garde allemande qui prendra dix otages dans chaque rue. Si un attentat se produit dans la rue, les dix otages seront fusillés. »

Le 27 août, le lieutenant général von Nieber écrit au bourgmestre de Wavre pour réclamer à cette petite ville le solde d’une exorbitante contribution de guerre de trois millions de francs imposée par le général commandant la deuxième armée (toujours Bülow). Il termine sa lettre par ces mots :

« La ville de Wavre sera incendiée et détruite si le paiement ne s’effectue pas à terme utile, sans égards pour personne : les innocens souffriront avec les coupables ! »

Le 17 août, le bourgmestre de Hasselt, sur les ordres de l’autorité militaire supérieure allemande, avait été obligé d’afficher cet avis :

« Dans le cas où des habitans tireraient sur des soldats de l’armée allemande, le tiers de la population mâle serait passé par les armes. »

Le 5 octobre enfin, le feld-maréchal von der Goltz lance dans toute l’étendue de son gouvernement la proclamation suivante, plus claire encore que les autres (on sait que, fréquemment pendant la campagne de Belgique, des détachemens d’éclaireurs cyclistes ont été faire sauter, jusqu’au fond des provinces occupées, des voies de chemin de fer nécessaires aux communications allemandes) :

« Dans la soirée du 25 septembre, la ligne de chemin de fer et le télégraphe ont été détruits sur la ligne Lovenjoul-Vertryck. À la suite de cela, les deux localités citées ont eu, le 30 septembre au matin, à en rendre compte et ont dû livrer des otages.

« À l’avenir, les localités les plus rapprochées de l’endroit où de pareils faits se sont passés, — peu importe qu’elles soient complices ou non, — seront punies sans miséricorde ! »

Ainsi le mépris de la vie des citoyens, les sévices contre les prisonniers de guerre, des tragédies abominables comme celle d’Andenne, les représailles contre tous pour le geste d’un seul, — mieux, pour un fait étranger à la population, qui se passe dans les environs, tout cela est autorisé et ordonné. Tout cela se fait ouvertement sous les yeux d’un kaiser ami passionné de la Paix et « délices du genre humain ! »


VII


La cause est entendue. Déjà le monde a jugé. Pour le faire, il n’a pas attendu de connaître dans son ensemble la série sanglante des atrocités allemandes. Dès les premières scènes de la tragédie belge, il en a deviné toute l’horreur. Les documens résumés dans ces pages montreront à tous ceux qui, dans leur cœur, ont déjà prononcé la sentence, qu’ils ne se sont point trompés. Cette étude est pourtant fort incomplète. Si l’on voulait délimiter géographiquement le théâtre des faits odieux dont j’ai parlé, on s’apercevrait que seule a pu être explorée jusqu’ici la partie du pays qui s’étend entre le cours de l’Escaut et le cours de la Meuse, au Nord d’une ligne oblique tracée de Gand à Namur. De la Flandre, piétinée aujourd’hui par les corps d’armée allemands qui combattent, des Ardennes et du Hainaut, trop loin de nous, nous ne savons presque rien. Chaque jour, un écho nous en arrive, un cri de détresse qui nous fait entrevoir des malheurs aussi affreux que ceux dont nous connaissons le détail. Le dossier redoutable ne cesse de s’enfler… Il ne fallait pourtant pas attendre qu’il fût définitivement constitué pour y puiser des pièces caractéristiques ; il fallait, alors que vibrent encore dans l’air la protestation allemande et les fières répliques, fortes de leur substance doctrinale et de leur vérité, des intellectuels français, démontrer qu’aux six Il n’est pas vrai des savans d’outre-Rhin répondent, non pas des affirmations vagues et des calomnies gratuites, mais des faits innombrables et précis, pour chacun desquels peuvent être données les indications nécessaires de dates, de noms, de lieux, de contrôle. Je n’ai fait qu’entr’ouvrir le recueil immense des procès-verbaux et des témoignages. La critique allemande, si elle cesse un jour d’être servilement aveugle, ne pourra, lors de la publication intégrale, que frémir de honte devant le dossier grand ouvert.

Pierre Nothomb.
  1. 5e rapport de la commission.
  2. 5e rapport de la commission.
  3. La traduction officielle du manifeste porte « ni actes d’indiscipline, ni de cruautés. » Il suffit de lire en regard le texte allemand pour voir qu’il s’agit là d’une de ces altérations, — il y en a quatre ou cinq, — que les Quatre-vingt-treize ont fait subir volontairement à leur texte, en le traduisant en français.