La Belgique martyre
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 25 (p. 118-120).
II  ►

LA BELGIQUE MARTYRE


I


Dans la matinée du 4 août, à l’heure même où le Roi Albert, dans le pathétique discours qu’il prononçait devant les Chambres, exprimait encore l’espoir que « les événemens redoutés ne se produiraient pas, » l’armée allemande pénétrait en territoire belge et rencontrait au pont de Visé une première résistance. Après une lutte de quelques heures, l’ennemi entrait dans la pittoresque petite ville, forçait les habitans à niveler les travaux de défense creusés par nos soldats, et fusillait, pour l’exemple, onze civils. Les cadavres de deux notables, MM. Broutsa, furent jetés sur un trottoir, face découverte ; un officier supérieur et quelques jeunes lieutenans prussiens se placèrent contre le mur, et d’autres ayant obligé la population à venir contempler ce sinistre spectacle, l’un d’eux cria en français : « Ce sort vous est réservé à tous, si vous êtes encore hostiles ! » …Le lendemain, devant Liège, les régimens prussiens montaient à l’assaut en imitant la sonnerie de nos clairons, et des détachemens précédés du drapeau blanc, se démasquant tout à coup, attaquaient nos hommes à bout portant.

Ainsi, dès les premières heures des hostilités, les Allemands donnaient une idée de leur cruauté et de leur déloyauté. Ainsi révélaient-ils d’emblée leur manière, — ou leur système. La fusillade de Visé, les odieuses manœuvres de Liège devaient être le double prélude d’une longue série d’actes sauvages et de violations du droit des gens. La Belgique, dont la neutralité venait d’être odieusement méconnue, la Belgique dont le sol allait être ensanglanté, moins par les batailles que par les massacres, en appela tout de suite au tribunal du monde. Et pour constituer au jour le jour le dossier de sa protestation solennelle, elle installa, sur l’initiative de M. Carton de Wiart, ministre de la Justice, un Comité composé de magistrats et de légistes, ayant pour mission d’enregistrer les griefs des populations et de l’armée. L’arrêté créant la Commission d’enquête sur la violation des règles du droit des gens, des lois et des coutumes de la guerre fut publié par le Moniteur Belge du 8 août.

Il en nommait membres MM. Van Iseghem, président de Chambre à la Cour de cassation, Paul Verhaegen et Nys, conseillers à la Cour d’appel de Bruxelles, Wodon et Cattier, professeurs à l’Université libre, et secrétaire M. Gillard, directeur au ministère de la Justice. Lorsque, le 18 août, le gouvernement se retira dans Anvers, la Commission fut reconstituée près de lui. M. Cooreman, ministre d’État et ancien président de la Chambre, la dirigea, ayant autour de lui le comte Goblet d’Alviella, ministre d’État et vice-président du Sénat, MM. Ryckmans, sénateur, Strauss, échevin d’Anvers, Van Cutsem, président honoraire du tribunal. Les nouveaux secrétaires furent le chevalier Ernst de Bunswyck, chef de cabinet du ministre de la justice, et M. Pierre Orts, conseiller de légation. Le départ pour Ostende et pour Sainte-Adresse n^arrêta pas l’activité de la commission ; de plus, avec le concours de juges enquêteurs anglais, un sous-comité s’installa à Londres sous l’impulsion de M. de Cartier de Marchienne, ministre plénipotentiaire du Roi, et de M. Henri Davignon.

Une impartialité scrupuleuse, une minutieuse loyauté, une défiance a priori des témoignages indirects furent les règles de conduite de la Commission d’enquête. Elle n’accepta rien sans précisions, sans contre-enquête, sans examen sévère. Elle procéda comme le juge d’instruction qui fait jaillir la vérité de la concordance ou de la discordance des dépositions. Elle employa le concours de nombreux magistrats de carrière chargés d’aller au chevet des blessés, près des soldats de la ligne de feu, pour avoir confirmation de faits qu’ils auraient pu voir, suivant parfois à la piste, de village en village, des paysans fugitifs dont les témoins avaient invoqué le contrôle, puisant dans les notes des parquets criminels et des juridictions militaires des renseignemens sur la moralité de ces mêmes témoins… Dans les rapports qu’elle a successivement publiés, et dont la série n’est pas terminée, la Commission n’a rien avancé qu’elle ne pût prouver. Les lieux et les dates des faits qu’elle cite sont soigneusement notés. Les noms des victimes et des témoins sont écrits en toutes lettres, chaque fois qu’il ne s’agit point de personnes habitant encore le pays occupé, et auxquelles l’autorité allemande pourrait faire payer par un crime nouveau leurs révélations courageuses. Mais ces rapports sont nécessairement brefs, schématiques, incomplets, un peu secs. Les ayant lus avec un frisson, j’ai obtenu l’autorisation de feuilleter la collection immense des témoignages et des procès-verbaux qu’ils résument. On a bien voulu me communiquer les matériaux des rapports qui doivent encore paraître. Nulle lecture ne peut comme celle-là soulever le cœur, indigner l’esprit. J’ai vu vivre mon pays, depuis le premier jour de l’invasion, d’une vie tragique et pantelante. J’ai entendu ses cris, ses appels, les soupirs d’agonie qui montent encore de partout. J’ai su dans toute leur horreur les détails de son martyre. Le jour où le formidable dossier que j’ai sous les yeux et qui grossit sans cesse sera intégralement publié, il constituera contre l’Allemagne le plus terrible, le plus définitif des réquisitoires. Lorsque, dans les pages qui suivent, j’aurai tâché de dégager, à l’aide de documens inédits et caractéristiques, la synthèse et le mobile de ces atrocités, je n’aurai dévoilé qu’une infime partie des maux dont notre peuple a souffert.