éditions Mermod (p. 207-226).


XII


Alors vint cet avant-dernier dimanche (car le dernier n’a pas compté).

Bolomey, ce jour-là, avait pêché tout le matin, bien qu’il soit défendu de pêcher le dimanche, mais le garde-pêche était de ses amis. L’après-midi, il a remis ses grandes bottes de caoutchouc qui lui montent jusqu’à mi-cuisses ; il remet sa veste kaki à boutons de métal sur lesquels on voit des têtes de sanglier. Il remontait la Bourdonnette. Il a poussé jusque sous le viaduc du chemin de fer aux grandes arches de pierre, dont la succession fait toute la traversée de la combe, tandis que la rivière passe entre deux de leurs piliers. Bolomey s’est arrêté sous le viaduc. On s’appuie à la maçonnerie. Le regard mis debout monte droit contre elle et à plat comme si on y appliquait y un mètre, monte contre tous ces mœllons bleus posés l’un sur l’autre chacun dans son cadre de ciment ; monte contre la construction qui va un peu en arrière et est en retrait dans le haut, si bien que le regard s’écarte d’elle finalement pour être dans l’air ; et Bolomey voyait l’air vide, car il n’y avait pas le plus petit nuage au ciel, ni rien à voir plus bas, ni de vous à là-haut. Et justement un train passait, mais on ne le voyait pas, lui non plus ; il faisait seulement son bruit, un bruit non situé, un bruit qui est ailleurs, qui est partout et nulle part, qui a rempli toute la corbeille du terrain sans qu’on pût savoir d’où il venait, ni où il va : comme un commencement d’orage, comme quand une averse de grêle s’approche ; puis tout à coup le bruit se tait… C’était Décosterd qui se dévouerait. C’est lui qui se chargerait de Rouge. Nous autres, pendant ce temps, on se chargera d’elle… Bolomey quitte le pilier du regard, car il ne l’y avait appliqué que pour en mesurer la hauteur : disons trente mètres. Il n’avait d’ailleurs pas sa ligne ; on est plutôt ici pour voir ce qui se passe, parce qu’ils m’ont dit : « Veille-toi du côté de la gravière et le long de la Bourdonnette. » Bon. Il trempe ses bottes dans l’eau profonde. Il redescend le courant. On entendait que c’était un dimanche. Le train depuis longtemps avait tu son petit orage ; lui redescendait la rivière en dessous des bois de sapins. Et là-haut on entendait crier ; là-haut des voix s’appellent ou bien on chante ; un dimanche et ses promeneurs, tandis qu’il y a encore ceux qui vont chercher des champignons dans leurs cachettes, les bolets (comme on les appelle) ou les chanterelles.

Il arrivait en dessous de sa maison. Là, on le voit qui remonte la pente. Il rentrait chez lui. Il prend dans sa poche la clé de la porte d’entrée, il ouvre la porte.

Dimanche, un beau dimanche d’août, le deuxième dimanche d’août ; la vie du dimanche allait son petit train tranquille, avec de temps en temps un apport de monde et d’inattendu. Et alors, là-haut, ces voix durent, voix de femmes, voix d’enfants, voix d’hommes, dans une grande tranquillité ; néanmoins, Bolomey rentre chez lui et, quand il reparaît, on voit qu’il a son fusil sur l’épaule. Nous, on est bien avec le garde-pêche qui a aussi la compétence d’un garde-chasse, et on peut sortir avec son fusil quatre ou cinq semaines avant l’ouverture, sans avoir d’histoires ; d’ailleurs, on lui dira de quoi il s’agit. On lui dira : « Toi, tu as ton révolver… C’est toujours ce Savoyard. Va voir, si tu veux du côté de la gravière : moi, je vais du côté de chez Rouge… Au revoir. » Bolomey, le fusil sur l’épaule, monte dans la mousse et la terre noire. Il prend dans la direction de la falaise sous les sapins. Il grimpe à la pente, ayant évité les lieux fréquentés ; gagne sous les sapins, puis dans la broussaille, les lieux dominants d’où on voit de nouveau la maison de Rouge et les trois couleurs de son toit. Là, l’eau vient à votre rencontre par les battements qu’elle fait le long des troncs et ses feux blancs au-dessus de vous dans les branches, comme quand on lève le pic, on l’abat, on lève le pic et on l’abat. On aimerait à voir un peu ce qui se passe du côté de chez Rouge et pas de meilleure place qu’ici, comme le petit Maurice savait bien, quand il venait de même et se couchait dans les buissons. Bolomey y est venu à son tour ; il reçoit la lumière de l’eau en pleine figure. Elle vous arrive contre, se promenant sur vous comme quand on ouvre et on ferme une croisée dans le soleil. Bolomey met la main sur ses yeux ; il regarde entre ses doigts, en même temps qu’il se glisse dans les buissons à épines et ceux qui produisent des graines à petites cosses violettes vite sèches ; il peut alors ôter sa main, puis on voit venir la maison (c’est plutôt un hangar) avec son toit de trois couleurs posé à même les galets, et il n’y a encore personne devant la porte. Plus loin, sur la grève, deux grandes filles donnent la main à un enfant qui apprend à marcher : — mais on voit qu’il y a toute une préparation quand même pour cet avant-dernier dimanche (car le dernier ne comptera plus) qui se fait sur l’eau. Sur l’eau, dans l’air, par tout le ciel, et aussi là-bas en face de vous, du haut en bas de la montagne, où la bise qu’on sent à peine ici a déjà beaucoup travaillé. Maintenant, la montagne est belle luisante de haut en bas ; ça brille, c’est propre, c’est refait à neuf : tous ces rochers, ces pâturages, ces forêts, ces prés, ces champs, vus comme sous un verre. Et l’eau aussi, on l’a polie ; l’eau, on y a mis plus de soins encore, pour cet avant-dernier dimanche, de sorte que l’autre rivage y est vu à double, toute la grande montagne existe deux fois ; et on navigue autour de la pointe retournée de la dent d’Oche, on est suspendu dans son bateau à mi-hauteur des rochers renversés de Meillerie ; on est dans une barque et en même temps comme dans un téléferrage, une de ces bennes qui glissent le long d’un câble au-dessus des gorges. Bolomey comprend : tout s’est fait beau pour elle encore une fois, et c’est pour lui dire adieu. On voit deux fois tous les villages, c’est pour elle. On voit deux fois les taches rouges ou brunes qu’ils font et ces carrés couleur de pain des chaumes, là où on vient de faire la moisson. Bolomey a compris ; alors il regarde encore un peu autour de lui ce qui se passe, mais il ne se passe rien d’inquiétant, c’est pourquoi il cache son fusil sous un banc de molasse où son fusil sera au sec jusqu’à ce qu’il vienne le reprendre ; après quoi, il a descendu la falaise. Il s’est engagé dans le chemin entre les roseaux.

C’est cet avant-dernier dimanche : ni Rouge, ni Décosterd, ni elle n’avaient plus été pêcher les jours précédents. Le même filet, tout ce temps, était resté à sécher entre ses perches, et il était tout blanchi de soleil, tout « fusé », comme disait Décosterd. Il était devenu comme de la cendre blanche, tandis que, quand ces mêmes filets servent, ils sont d’un bleu comme celui du ciel, vert pâle comme de la jeune herbe, ils sont dorés comme du miel.

Mais les filets ne servaient plus et ne servaient plus depuis longtemps, comme Bolomey a eu vite fait de le remarquer, et c’était comme il arrivait devant la maison de Rouge. Rouge était assis sur le banc et Juliette lui parlait. Décosterd, lui, était en train de ranger la vaisselle dans la cuisine. Bolomey voit que Juliette parlait à Rouge, et Rouge n’avait pas l’air content ; il hochait la tête, il disait : « Est-ce que c’est prudent, Juliette ? »

À ce moment, il voit que Bolomey est là ; alors il s’est tourné vers lui, il recommence :

— Qu’en penses-tu, Bolomey ? Elle voudrait aller faire un petit tour avec le bateau…

— Pourquoi pas ? a dit Bolomey.

— Tu vois bien ce qui se passe.

— Il ne se passe rien du tout, a dit Bolomey, tu peux être tranquille, j’ai fait ma tournée en venant.

Mais Rouge continue à hocher la tête. Il ne portait pas son beau costume. Il avait des vieilles savates de cuir sans quartier et où ses pieds étaient dans des chaussettes de coton rose. Il secoue la tête. Il met ses coudes sur ses genoux.

Et cependant là-bas, ça appelait toujours ; deux villages au lieu d’un appellent et c’est le même. Deux pointes de montagne et non plus une, deux parois de rocher qui brillent comme des feuilles de fer-blanc, parce qu’elle n’est pas encore là. Il y a aujourd’hui le double de voix pour appeler. La bise était tombée tout à fait ; la chaleur devenait de plus en plus forte sur le sable, sur les galets, sur le banc même, quoique en bois ; sur l’eau qui commençait à fumer blanc et elle tremblait au large sous la buée. On entendait chanter en haut de la falaise où des familles devaient être installées devant la belle vue, et maintenant la curiosité ramenait du monde sur l’autre moitié de la grève, pendant qu’au large, et venant à vous par des manœuvres, il y avait une grande barque à coque noire sous ses deux hautes voiles entrecroisées. Et elle, pour finir, elle n’a pas pu ne pas entendre, quand même Rouge sur son banc continuait de dire non ; on l’a vue qui s’était levée. Bolomey se tenait assis à côté de Rouge sur le banc. Rouge ne disait plus rien. Les bras en travers des genoux, il tirait sur sa pipe éteinte.

C’est cet avant-dernier dimanche ; jamais il n’avait fait si beau. Là-bas, on les voit courir sur la barque, amenant à eux le bas des voiles, tandis que celui qui est au gouvernail pousse de toutes ses forces avec le dos contre la barre. Ils viraient tout le temps de bord, allant tantôt de l’est à l’ouest, tantôt de l’ouest à l’est, parallèlement à la rive, qu’ils pouvaient passer en revue et examiner à fond chaque fois. C’était après qu’ils avaient joué aux cartes et avant de recommencer à jouer ; mais maintenant ils se tenaient assis le long du bordage. Le grand mât noir se tortillait au-dessous d’eux comme un serpent coupé en morceaux, un serpent plus gros que la cuisse, et les voiles étaient comme des flaques d’eau d’amidon qui allaient toutes du même côté. Faisant face à la rive, ils en apercevaient toute la belle disposition ; elle s’offrait à eux de son commencement à sa fin, avec chacun de ses étages. Ils ont eu vite fait de voir qu’elle s’animait toujours plus.

Le grand Alexis avait été chercher son cheval à l’écurie après avoir ôté son gilet et son col ; Maurice s’est de nouveau glissé sur la falaise. On voit le grand Alexis descendre le chemin qui longe la Bourdonnette, monté sur son grand cheval rouge, son cheval de dragon, plein de nerfs et de veines lui soulevant la peau, et dont la robe bien étrillée brille comme un toit lavé par la pluie. Toutes les belles choses de la terre sont là, et eux ils ont tous été là : Bolomey, Maurice qu’on ne voyait pas, Alexis sur son grand cheval, Chauvy avec sa petite canne, pendant qu’il y avait encore la salutation des montagnes. Et à présent Alexis, maintenant sa bête d’une main, ôte ses souliers dans les roseaux, c’est-à-dire qu’il avait passé son bras droit dans la bride et il tranquillisait la bête de la voix. L’harmonium de l’évangéliste a acheminé encore deux ou trois cantiques, ce matin, vers la haute voûte des arbres, devant les ouvrages de Dieu ; — ici, il se met pieds nus, pendant que la bête montre à son garrot la marque faite au fer par les autorités militaires. Toutes les grenouilles ont sauté à l’eau. Madeleine, Marie et Hortense ont été voir dans la forêt les places où elles trouveront la plus belle mousse pour quand le moment viendra de faire les guirlandes, et il ne va plus tarder beaucoup. Alexis, alors, cache dans les roseaux ses souliers, puis ôte sa chemise blanche, ayant sur le front les cheveux qui frisent et sur sa poitrine le poil est frisé. « Allons ! allons ! d’Artagnan, un petit moment de patience… Qu’est-ce que tu fais ? Tout doux… » Et la bête aux grands yeux troubles couleur d’eau de savon, recule brusquement, avance, tourne de travers sa croupe, où des frissons passent et dont la peau se plisse comme l’eau sous un coup de vent : « Allons ! allons ! tout doux d’Artagnan… »

Ils ont pu tout voir de la barque, où ils sont assis sur le sable chaud. Et lorsqu’elle est parue, ils l’ont vue, elle aussi ; ils l’ont vue des premiers quand elle s’est montrée dans les roseaux. Tout l’attendait et enfin la voilà ; elle vient, elle vient une dernière fois ; et d’abord elle pousse son bateau vers le large, puis elle le fait tourner, venant entre la barque et nous. Tout l’attendait, elle s’approche : Rouge n’avait pas levé la tête, ayant seulement laissé son regard glisser jusqu’à elle de dessous ses gros sourcils, et c’est tout au plus si, en même temps, il a fait un mouvement avec ses mains où on voit, passée au petit doigt, une bague d’aluminium. Mais elle n’en approchait pas moins, allant en avant d’un grand geste bien cadencé de tout le corps sur l’eau rayée ; ensuite elle lâche les rames…

Rouge seul n’avait pas regardé, car à présent tout la regarde. Là-bas, le grand Alexis était remonté sur sa bête : les sabots tapent dans le sable, tapent dans la vase, tapent dans l’eau ; à grands coups de ses deux talons, il pousse sa bête en avant pour mieux voir (ou si c’est pour être mieux vu ?) On regarde du haut de la falaise, on regarde de la barque, on regarde de la rive, on regarde de dessus le banc. Et, elle, elle s’est mise lentement debout, elle s’est tournée vers nous, elle nous a fait signe. Bolomey lui a répondu. Rouge ne lui a pas répondu. Rouge n’a pas bougé et il a toujours la tête en avant. Elle s’est tournée vers nous, puis elle a de nouveau fait face à la montagne, pendant qu’on voit qu’elle lève les bras ; on voit ses bras aller de bas en haut contre la belle pente bleue, jusqu’à ce qu’ils aient touché aux rochers. Et un grand beau mouvement a couru encore le long d’elle, comme quand les vagues se lèvent et se poussent l’une l’autre ; à ses jambes, à ses flancs, dans son dos, sur ses épaules ; — après quoi tout a été désert, tout se dépeuple, tout s’est éteint…

Le grand milan, qui quitte en quête de nourriture ses hauts séjours du plateau, a eu tout le temps de descendre en faisant des cercles. Il a touché l’eau du bout de son aile, essayant d’attraper avec la patte un des poissons crevés qui flottent à la surface ; il remonte d’un vol oblique, on voit que sa patte est vide : c’est qu’il a manqué son poisson. Tout est vide ; c’est quand elle n’était pas là. C’est pendant qu’ils se dirigeaient de nouveau vers nous dans la barque à la grande coque noire avec un œil sur le devant, pendant qu’Alexis pressant son cheval de ses talons nus tâchait de le faire aller vers le large ; tout était vide, tout s’était éteint ; puis voilà que tout se rallume.

Elle était reparue ; elle sortait de l’eau. Tout se rallume et se ranime, tandis que la bête là-bas se cabre et que, dans un grand remous, l’eau autour d’elle se casse en morceaux.

Le soleil de nouveau fait briller là-bas cette poitrine frisée qui bombe, qui monte dans l’air, puis va en arrière, et il y a plus bas sous les côtes deux espaces d’ombre…

Elle est reparue, elle s’élève peu à peu, elle naissait à nouveau devant nous. Lentement, encore une fois, elle a élevé son corps, elle l’a développé dans l’espace : c’était comme s’il donnait un sens à tout. Il semble que les choses aient eu tout à coup leur couronnement, par quoi elles se sont expliquées et tout à coup elles s’expriment ; puis, s’étant exprimées, elles vont se taire de nouveau : elles vont se taire, hélas ! pour toujours. Elle, elle a ri encore vers nous, — puis, en effet, parce que c’est sur la terre, que rien ne dure sur la terre, que nulle part la beauté n’y a sa place bien longtemps…

C’étaient les hommes de la barque. Ils avaient leur youyou qui leur sert à gagner la rive, quand ils jettent l’ancre au large. L’un d’eux s’était mis à courir vers l’arrière de la barque. Il a tiré à lui le youyou par la corde au bout de laquelle il est attaché comme le poulain à la jument. Il saute dans le youyou ; les autres riaient d’avance.

Et tout se gâte plus encore ou autrement, parce qu’alors on a vu Rouge, qui n’avait toujours pas bougé, se mettre brusquement debout.

Il rentre dans la maison, il reparaît tout aussitôt ; quelque chose lui brillait dans les mains. Puis : pan !… pan…

Les deux coups de feu s’étaient suivis de si près que l’air n’avait pas eu le temps de retomber entre eux deux ; l’air une première fois soulevé et qui s’est soulevé de nouveau au milieu de son soulèvement même ; puis, par trois fois, chacune des deux détonations claque contre la falaise, dans la forêt, dans le ravin, s’entremêlant.

Plus tard, dans la soirée, on avait vu passer deux gendarmes en grande tenue.

Il n’y avait plus personne sur la grève. La maison de Rouge était fermée. On n’entendait rien, nulle part.

Le village ne faisait son bruit qu’un peu plus loin : ici régnait le silence. Les vagues même se taisent ici, toute l’eau se tait et tout l’air. C’était après que Juliette avait abordé à la hâte, tandis que la carabine de Rouge fumait encore de ses deux canons ; le garçon dans son youyou avait cessé de ramer. Elle, elle avait sauté sur la grève ; Décosterd avait eu juste le temps, avant qu’il fût entraîné au large, de tirer le bateau à lui.

Il l’avait ramené sans rien dire à sa bouée ; quand il avait été de retour, Bolomey n’était plus là.

Et lui du moins aurait voulu rester, mais Rouge :

— Oh ! on s’arrangera bien tout seul, avait-il dit ; je sais ce que j’ai à faire maintenant. Tu vois, ça n’est pas difficile. Si on vient encore m’embêter…

Il lui montre la carabine.

Puis il a regardé Décosterd d’en dessous, comme jamais encore il n’avait fait :

— On n’a pas besoin de toi, va seulement… Tu as compris…

Il a répété : « Tu as compris ? » regardant Décosterd d’en dessous, avec colère et impatience ; alors Décosterd avait pensé qu’il valait mieux ne pas le contrarier ce soir-là, parce qu’il lui serait toujours possible d’avoir l’œil ouvert à distance.

Et maintenant un grand silence. Les vagues même se taisent ici et toute l’eau se tait et l’air, pendant que le ciel est tout jaune, puis il est devenu tout rose. Lui, il avait d’abord toussé un peu dans la cuisine, les gendarmes étaient passés depuis longtemps. L’eau a été jaune, puis l’eau a été verte et rose, puis toute rose ; alors il tousse une première fois, il mettait la main devant sa bouche. Il regarde ses vieilles pantoufles de cuir éculées, ses chaussettes de coton à côtes. Il va heurter à la porte de Juliette. Rien. « Ah ! bon, a-t-il dit, c’est comme ça. » Il alluma la lampe à pétrole qu’il a posée sur la table de sapin recouverte d’une toile cirée représentant la prise du Bourget (et c’est partout la guerre, mais on ne se laissera pas faire).

C’est une ingrate.

Le fusil avait été rependu par lui à un clou dans sa chambre ; il va le prendre, l’empoigne par les deux canons, et vient avec son fusil qu’il pose devant lui sous la lampe. La bataille du Bourget, bataille partout. Avec le petit pot de graisse, la baguette, des chiffons pour mettre autour ce la baguette, et c’est vrai, ça ! est-ce qu’on n’a pas fait pour elle tout ce qu’on a pu ?

Les Bavarois avaient des casques à chenilles, les fusiliers marins des bérets à pompons. On voyait que c’étaient les fusiliers marins qui attaquaient, étant commandés par un officier en uniforme d’amiral, avec des favoris. Rouge a empoigné de nouveau son fusil, l’a mis en travers de ses genoux, et la crosse en montant laisse voir que l’officier lève son sabre, pendant que les Bavarois sortent par la poterne, sur laquelle se trouvaient les chiens, car ce fusil était un vieux fusil à chiens. Plus haut, dans le glacis, l’éclatement d’un obus faisait un rond blanc qui était entouré d’une couronne de fumée. Lui venait de mettre l’arme en travers de ses genoux, et c’est pourtant vrai, parce qu’elle a tout ou elle pourrait tout avoir ; l’arme en travers de ses genoux sur le drap de son pantalon : une chambre à elle, des meubles à elle, du linge à elle, un bateau à elle, un morceau de maison à elle, la maison tout entière si elle voulait. On ne lui a rien refusé, on ne lui refuserait rien. Est-ce vrai, ou non ? Et il regarde devant lui, mais, plus à droite, les événements sont interrompus sous la lumière de la lampe qui pend à sa chaîne de laiton, l’impression étant effacée et l’enduit même tombé à cette place… Alors ? alors, c’est comme si on n’avait rien fait… Il y avait longtemps qu’on ne se servait plus de cette toile cirée que Décosterd avait trouvée pliée en quatre dans le fond de l’armoire, et il avait dit : « Elle est encore bonne… » ce qui avait fait que l’officier de nouveau avait levé son sabre et le casque à chenille du Bavarois qui recevait un coup de baïonnette dans le ventre avait recommencé à tomber. Il ne cessait plus de tomber depuis ce temps-là, c’est-à-dire depuis la guerre de Septante, cette guerre d’avant la toute grande, mais juste au-dessous du casque l’air manquait, il y avait un trou… Quand tout s’arrangeait si bien… Elle n’aurait eu pourtant qu’à vouloir, quand tout semblait avoir été arrangé exprès pour elle et nulle part elle n’aurait été à sa place comme ici (justement on manquait de femmes, on avait toujours manqué de femmes…) ces réparations, cette construction, cette mise à neuf, ces peintures… Il avait introduit la baguette dans le canon, ayant mis l’arme debout entre ses genoux, avait enroulé autour de la baguette les chiffons, les avait enduits de graisse. C’est pour eux s’ils veulent venir, mais ils ont vu comment on les recevra… Pour eux, au cas où ils seraient tentés de revenir, ceux qui vont au pas et sont deux, et, moi, je suis un et je suis seul, mais on comptera pour au moins deux… Cette prise du Bourget l’impatientait. Le casque du Bavarois ne voulait pas finir de tomber. Il faisait aller de haut en bas la baguette, assis à califourchon sur le banc et ayant passé la jambe droite par-dessus le banc ; dans un canon, puis dans l’autre, puis il dit : « On a pourtant soixante-deux ans, » faisant ainsi une sorte de résumé. « On pourrait être son grand-père. Et pourtant, ici, c’est la liberté. Et elle aurait pourtant été faite pour cette vie, vu qu’elle sait déjà le métier ou presque… Ah ! si elle voulait seulement… » Il écoute, tourné de côté, et de toute la force de son oreille vers cette porte qui ne s’est toujours pas ouverte, qui ne s’est même pas entr’ouverte, derrière laquelle il ne se passe toujours rien ; alors la colère lui est descendue de la tête dans l’épaule, lui allant tout le long des bras qu’il fait monter et descendre, parce qu’après tout ce n’est pas sa faute ; et le Bourget n’est pas pris encore, mais c’est la faute de… Eh bien ! ils verront ! Les canons, puis les chiens, et que tout soit d’abord soigneusement nettoyé et mis au propre, puis deux cartouches à chevrotines, puis on perce un trou dans les contrevents ou bien on se tiendra derrière les planches du hangar : on va avoir encore une dizaine de jours à soi et le temps de voir venir ; et puis… Les mains lui tombent. Il laisse aller à terre le bout de la baguette. On n’entend rien où qu’on écoute ; c’est comme si on était hors du monde. Il pose le fusil sur la table. Il va voir si la porte de la maison est bien fermée, la clé tournée dans la serrure. Il est revenu, il s’est rassis. Il met en place difficilement toutes ces choses sous son crâne. Aujourd’hui dimanche, Milliquet, le juge, le greffier, l’huissier, les gendarmes, une enquête, puis un jugement ; et ils sont le monde, ils sont là-bas ; nous, ici, on est hors du monde. Ça va faire une semaine, une semaine et trois ou quatre jours. Alors il a réfléchi encore, il réfléchit laborieusement entre ses sourcils qui sont tirés l’un vers l’autre par l’effort qu’il fait et rejoints : ensuite voilà qu’elle entend qu’on l’appelle à haute voix, le soir de cet avant-dernier dimanche (le dernier n’a pas compté) ; elle s’était jetée tout habillée sur son lit, elle n’avait pas allumé sa lampe ; et lui, reprenant l’arme, va la pendre à son clou, puis il revient. Il avait appelé. Elle entend qu’on lui dit :

— Juliette, vous dormez ?

— Non.

— Ah bon ! dit-il, tant mieux. Parce que j’aurais à vous parler.

Il dit :

— C’est une proposition… Peut-être que vous seriez d’accord.

Il a été jusqu’à la porte et tend la main vers la poignée, mais la ramène vivement et lui-même revient en arrière.

Il voit la table, alors : il voit la belle tranquillité qu’a la lumière de la lampe sous l’abat-jour de porcelaine blanche entourée d’un cercle de laiton ; il marche encore un peu, il tire le banc à lui ; et elle l’entend qui disait :

— Parce qu’il faudrait qu’on se décide…

Elle avait ramené la couverture sur son corps. Les étoiles entraient à travers les rideaux permettant de voir dans la chambre ou d’y voir du moins ce qui était blanc, un pan de mur, le lit, les meubles. Elle, on n’aurait pu la voir qu’ensuite et on ne l’aurait vue que peu à peu en la cherchant des yeux. Elle, elle n’existait qu’en second lieu, parce qu’elle ne bougeait toujours pas ; c’est seulement sa voix qui a marqué qu’elle était là, pendant que cette autre voix venait à travers la porte. Elle, elle a dit : « Non, » et là-bas on a dit : « Tant mieux… » Puis on dit : « Parce qu’il faudrait qu’on se décide… Voulez-vous retourner chez Milliquet ?… » « Ah ! vous ne voulez pas ? disait-on. Seulement, si vous ne retournez pas chez lui, c’est l’État qui va se charger de vous… il vous placera. Il vous fera chercher par ses gendarmes… Vous n’avez pas vu ceux qui sont venus il y a un moment. » Elle ne les avait pas vus. « Ah ! vous ne les avez pas vus, eh bien, moi, je les ai vus… »

Il reprend :

— Ça vous dit quelque chose ?

Après quoi :

— Juliette, venez s’il vous plaît.

Il se tient des deux mains à la table, ayant ce grand besoin de se lever qui lui est venu, — pour s’empêcher de se lever :

— Je voudrais vous parler sérieusement, c’est le tout dernier moment, vous savez… C’est une proposition. Juliette, Juliette, Juliette, si tu voulais seulement… on a de l’argent… Juliette !…

Il écoute et rien ne vient, rien ne bouge.

— Juliette, vous êtes là ?

— Oui…

Il se lève de nouveau, il va vers la porte. Tout à coup, il s’arrête, les mains lui pendent, il a levé la main, sa main retombe ; il la met dans sa poche, il met l’autre main dans son autre poche.

Et il s’est tenu là un instant encore, puis commence à tourner en rond.

Il dit :

— De l’argent et un bateau, ça suffit.

Elle répond oui, puis non, puis oui, puis non ; c’est tout. On lui a dit de venir, elle n’est pas venue ; et on n’est pas allé vers elle, parce que ça vaut mieux peut-être ; mais on a de l’argent, Juliette, on a le bateau… Il porte votre nom…

— Écoutez, disait-il, dimanche prochain il y aura fête à la Fleur-de-Lys. Et on nous laissera tranquilles jusque là… Le jugement ne sera rendu au plus tôt que trois jours après. Et, dimanche prochain, tout le monde sera à la fête. On n’aura qu’à attendre qu’il fasse nuit ; personne ne nous verra partir, Décosterd lui-même sera là-bas… et le bossu aussi, sûrement.

Il tournait en rond, il tournait autour de la table ; il s’arrêtait, puis repartait :

— Alors vous faites votre paquet et on prendra votre bateau, Juliette. On s’en va, personne ne s’aperçoit de rien, personne ne sait plus où on est… on passe l’eau… J’ai des amis là-bas. On passe l’eau et, là-bas, c’est un autre pays et ils ne nous pourront plus rien, là-bas… on y restera jusqu’à ce que… jusqu’à ce que vous ayez l’âge, oui, dit-il, justement ça ne fera que quelques mois. Alors vous déciderez. Parce que je vous adopte. Si vous voulez… Tu serais ma fille, on n’avait justement point d’enfant, on n’avait ni femme, ni enfant… Et, là-bas, chez les Savoyards, on pourrait toujours reprendre le métier en attendant ; j’écrirais un mot à Décosterd pour qu’il s’occupe de la maison. Ça ne fait que trois heures de traversée. Alors c’est entendu ou quoi ?

Parce qu’elle ne disait plus rien, mais il a dû penser qu’elle n’avait pas besoin de rien dire ; il a continué :

— Rien de plus facile. Alors, comme ça, vous faites votre paquet. On passe l’eau, ça vaudra mieux… Ici, j’aurais fait un malheur…

Il était debout, les mains dans les poches :

— Oui, disait-il… J’aurais fait un malheur et puis on n’est pas les plus forts… Mais ne parlez de rien à personne… Maintenant il vous faut dormir.

Il a dit encore :

— Bonne nuit.