éditions Mermod (p. 184-206).


XI


Lui, se laissait descendre sur le toit du poulailler ; s’y suspendant des deux mains, il n’avait plus ensuite qu’à se laisser tomber à terre. Bien avant dix heures, tout dormait dans la grande maison rose où le maître et la maîtresse occupent le vieux lit de noyer à deux places, les domestiques leurs lits de sapin ou de fer, et où les ouvriers loués à la semaine couchent dans la paille. Il attachait ses souliers autour de son cou par leurs lacets. Sa chambre donnait sur le derrière de la maison. Les croisées avaient beau craquer, personne ne pouvait l’entendre. Il passait une jambe par-dessus le mur d’appui, l’autre jambe. Il tombait à côté du treillis qui était tendu entre des piliers de béton armé, parce que le syndic Busset aimait ce qui est durable. On a remplacé les mangeoires de bois par des mangeoires de fer. On a fait installer un moteur électrique dans la grange. On a acheté une botteleuse mécanique. On se tient au courant de tous les progrès…

C’était dans le même moment que Décosterd commençait à être inquiet au sujet de Rouge ; et le petit Maurice Busset se glissait hors de chez lui par la fenêtre : Rouge, lui, avait pris Décosterd à part pour lui dire qu’on venait rôder la nuit sur la grève. Et tout juste si Décosterd n’avait pas haussé les épaules ; mais voilà que, peu de temps après, il n’avait pas pu s’empêcher de penser que Rouge ne se trompait peut-être pas autant qu’il en avait l’air. Décosterd était avec le bossu (et c’était la troisième ou quatrième fois qu’il le reconduisait ainsi jusqu’à sa porte), quand il lui a semblé entendre, lui aussi, qu’on marchait.

Décosterd, avec le bossu, suivait le bord de l’eau et venait d’arriver devant le bois de pins ; c’est là qu’il lui semble entendre des pas et qu’on les suivait. Il n’a rien dit ; le bossu semblait n’avoir rien remarqué. Il faisait une nuit très sombre. Et Décosterd ne s’était même pas arrêté, ayant été comme toujours jusque devant chez le bossu. Il avait bien le sentiment qu’on avait continué de les suivre ; il ne distinguait pourtant toujours rien, les luminaires du ciel continuant à être tout disparus derrière leur gros papier d’emballage.

Ce ne fut qu’un peu plus tard, comme Décosterd était seul : il a entendu qu’on s’approchait. Cette fois, les pas étaient plus distincts et remontaient la ruelle que lui-même était en train de descendre. Le bruit des pas s’est tu ensuite ; il a compris qu’on l’attendait. Et d’abord il n’a rien pu voir, pendant qu’on s’avance vers lui, puis :

— Ah ! c’est vous M. Maurice.

C’est le fils de notre syndic, c’est un garçon très bien élevé. On ne pouvait pas le voir, on voyait seulement la couleur blanche de son chapeau de paille. Sur un fond d’eau, peut-être légèrement moins sombre que les espaces qui nous entourent entre les murs, on a fini par distinguer tout juste la couleur blanche de son chapeau, et celle aussi de sa figure.

Il était plutôt pâle de teint et mince, parce qu’il avait étudié. Son père, le syndic, lui avait fait faire son collège. Il enjambait chaque soir la fenêtre, il se laissait descendre sur le toit du poulailler…

Malgré que la ruelle fût déserte, une vieille prudence avait conseillé Décosterd ; il avait pris Maurice par le bras et l’avait entraîné derrière les remises. Ici, rien que du foin, de la paille, des machines agricoles, des outils, et rien, en fait d’êtres vivants, que des souris et les chats, quand ceux-ci veulent bien encore faire leur métier et ne pas se laisser trop attirer par les rencontres dont ils ont l’occasion dans les vergers au clair de lune. Point d’oreilles, ici, du moins de celles qui peuvent comprendre, et point d’yeux qui puissent connaître, ce qui est encore autre chose que de voir. C’est pourquoi il tire d’abord Maurice derrière ce mur ; puis, à une demande de Maurice :

— Oh ! M. Maurice vous n’y pensez pas… Il deviendrait fou… Il a un fusil, vous savez… Il l’a emprunté à Bolomey… Si vous veniez, il serait capable de vous tirer dessus… Ça s’est bien gâté depuis quelques jours… Oh ! le bossu, c’est vrai, mais Rouge dit que le bossu ne compte pas, je crois que c’est à cause de sa bosse. Et il y a moi, vous dites, mais, moi, je n’ai qu’un œil… Vous comprenez… Vous, vous avez vos deux yeux, et point de bosse. Oh ! pas moyen…

On a entendu la voix de Maurice :

— Alors qu’est-ce qu’il faut faire ?

— Ma foi, a dit Décosterd, je ne sais pas.

On entend la voix de Maurice :

— C’est que c’est à cause d’elle ; on ne va pas pouvoir la laisser là-bas plus longtemps. Ils ne comprennent pas, personne ne comprend. Ils ne savent pas qui elle est, ils ne voient pas la différence… Oui (il hésite, il baisse la voix), oui, vous, peut-être, c’est pourquoi je suis venu. Je me suis dit qu’on pourrait s’entendre. Je viens le soir écouter la musique, et elle, elle sort des fois, et je peux la voir, vous comprenez. La musique et elle, ça va tellement bien ensemble, et vous, vous comprenez, mais eux ne peuvent pas comprendre et mon père non plus ne comprend pas. En sa qualité de syndic, il va avoir à s’occuper de l’affaire ; et justement ce soir il en a parlé à table ; il a dit que, si Milliquet portait plainte, il faudrait bien faire une enquête. Et il a dit aussi, comme ça, qu’il y avait des asiles pour ces filles : alors ils l’enverront chercher par les gendarmes…

— Ça, a dit Décosterd, ça ferait du mauvais…

— C’est justement… Qu’est-ce qu’il faut faire ?… Eh bien, je vais vous dire, moi, j’ai eu une idée. Est-ce qu’on ne pourrait pas la faire partir, si vous voulez bien nous aider ?… On est quand même quelques-uns qui s’occuperaient de la chose. Il y a Alexis, qui veut bien. Alexis, Bolomey, vous peut-être… J’ai une vieille tante à Bougy qui vit seule ; je pourrais lui demander de la recevoir. Vous, vous nous aideriez… Il y a justement la fête de la Fleur-de-Lys dans trois semaines… Si elle pouvait y venir. Oh ! ce serait beau si elle venait. Et ce serait une bonne occasion…

— Et le bossu ? dit Décosterd.

— Il viendrait avec elle. Il faudrait qu’ils viennent ensemble. Il pourrait toujours ensuite aller la voir à Bougy, ça n’est pas tellement loin. Moi, je dirais à ma tante de s’offrir à la prendre chez elle ; c’est une sœur du père de mon père ; elle m’aime bien, elle fait tout ce que je veux… On pourrait sûrement arranger la chose, si vous vouliez seulement nous donner un coup de main, parce qu’on ne pourrait rien sans vous, bien sûr, et même c’est vous qui pouvez tout…

Il y a eu un petit silence, on ne voit rien. Et donc il y a eu juste le temps qu’il a fallu à Décosterd pour porter la main à sa nuque parmi ses cheveux coupés ras sous la casquette ; après quoi, on a entendu :

— Ma foi… Moi, c’est Rouge qui me fait peur… Et puis je trouve aussi que ce serait… oui, ce serait dommage…

Et un petit silence encore :

— On verra ça.

Un nouveau petit silence.

— Seulement, il faudrait me laisser faire, voulez-vous ? Cette fête, c’est quand ?… Ah ! le troisième dimanche d’août… Alors ça tomberait, attendez, sur le 15… Oui, c’est juste, dans trois semaines… Il faudrait seulement que les gendarmes ne viennent pas avant, mais ils ne viendront par avant. Ça prend toujours du temps, ces enquêtes. Le difficile sera plutôt de faire que Rouge se tienne tranquille jusque là, parce que ça le tient profond et ça le travaille terriblement. Mais enfin je suis à portée, Bolomey aussi… Et vous, de votre côté… Et puis il y a le bossu… On tâchera bien, M. Maurice.

Le reste des paroles que les deux hommes ont dites se perd dans le pied de ce mur en briques de béton, sans fenêtres, au-dessus duquel il n’y a que le gros papier d’emballage brun noir du ciel, et tout froissé ; tandis que, là-bas, dans la salle à boire, on a entendu la voix de Milliquet, à quoi des rires ont répondu, et de nouveau on entend la voix de Milliquet, mais on a ri plus fort encore ; n’empêche qu’on entrait dans une vie difficile, une vie agitée ; de sorte que Décosterd n’a guère dormi, cette nuit-là, après qu’il fut rentré dans la petite chambre qu’il louait au village ; et, s’étant jeté sur son lit tout habillé, il réfléchissait…

 

Il a fait mauvais temps pendant quatre ou cinq jours, on ne pêchait plus ; puis voilà le beau temps qui revient, mais on n’a pas pêché davantage.

Quelquefois Rouge poussait jusqu’aux bateaux ; d’autres fois il remontait, par le sentier du garde-pêche, la Bourdonnette ; il ne restait jamais éloigné bien longtemps ; à peine l’avait-on vu partir, qu’il revenait.

Il faut dire d’ailleurs qu’il n’apercevait rien d’inquiétant nulle part, et que ces bords de l’eau étaient même devenus singulièrement déserts depuis deux ou trois semaines.

La raison en était que les gros travaux de la campagne battaient leur plein ; — et, nous autres, on se tient tournés vers l’eau, mais on est qu’un tout petit nombre. Le grand nombre, c’est ceux de la terre qui tournent le dos à l’eau et nous tournent le dos, à nous, ce qui fait une séparation et elle devient d’autant plus grande que la terre a plus besoin d’eux. Il y avait eu les foins, il y avait maintenant la moisson, il y avait les sulfatages ; et, bien que l’école eût congé, même les enfants ne se montraient plus, parce que dès huit et neuf ans ils commencent à se rendre utiles. En avril, en mai, même en juin, ou au commencement de juin, c’est différent ; puis la belle saison paraît, vous appelant vers l’esparcette, le trèfle qui est en fleurs et il est comme un coucher de soleil devant la faux qui va en rond ; vers le froment rouge du pays et le froment sélectionné ; vers la vigne qui a le mildiou, qui a l’oïdium, qui a des vers ; vers là-haut sur le mont et dans les champs de plus bas et dans les prés et même les vergers où on a une ruche ou deux, outre pas mal de cerisiers contre lesquels il faut qu’on dresse la longue échelle. C’est tout au plus si, le dimanche, ou le samedi soir, ou après une journée particulièrement pénible, et à des places à eux, les garçons viennent se baigner ; les filles à des places à elles. Quand Rouge faisait ses tournées, il ne rencontrait que des promeneurs, gens de passage, venus de loin, — des inconnus. Il avait fini par se rassurer.

D’ailleurs elle était là, et c’est la grande chose. Elle, elle est là et elle est avec nous ; le reste compte peu. Il regarde encore si elle est vraiment bien là, puis peut-être qu’il n’y a plus qu’à se tenir tranquille, parce qu’il ne faut pas trop demander. Il s’est tenu parfaitement tranquille quelques jours ; il pleuvait. De nouveau, on voit pendre au-dessus du lac les averses comme des draps de lit tendus à leurs cordeaux tout en travers du ciel. Le ciel s’était éteint. Elle s’était éteinte aussi. Elle ne brillait plus. Elle était devenue toute grise, elle était devenue sans couleurs. Un jour elle brille, puis elle ne brille plus. De nouveau, elle a disparu et se cache. Elle s’est réfugiée dans sa petite robe noire, où elle reste sans mouvement, mettant son menton dans sa main, puis son coude sur son genou, devant la pluie. Elle vient s’asseoir sur le banc et est là tout éteinte et noire. Le ciel s’est tellement caché avec toute sa belle couleur qu’on se demande s’il se retrouvera jamais plus, parce qu’il va falloir d’abord qu’il se réinvente lui-même. Et, elle, peut-être bien aussi que c’est fini, parce qu’elle s’était inventée aussi (ou bien peut-être qu’on l’inventait). Maintenant il faut tâcher d’être calme ; il vient s’asseoir à côté d’elle ; il faut tuer en soi les choses pas possibles, il se met à côté d’elle sur le banc. À cause de l’avant-toit, on y était à l’abri de la pluie. Les grosses vagues qui ont à leur sommet une chevelure d’herbes et de poissons crevés laissaient aller vers vous à une pente lisse et verte leurs débris, avant de crouler elles-mêmes par-dessus avec leur écume. On cherche à deviner jusqu’où elles iront sur la grève, où elles se dépassent l’une et l’autre, mais on ne sait jamais laquelle poussera le plus loin. Celle-ci va venir jusque dans le bout de ma semelle, pense-t-on, et puis pas du tout. Ce sont les plus petites qui ont souvent le plus de chance. La troisième, à partir du bord, par exemple : « Juliette, est-ce qu’on parie ? » C’est comme à une course de chevaux. Elle a dit : « Non, moi je choisis la quatrième. » Le jeu avait l’air de l’amuser. Et peut-être rien de plus, jamais, que d’être comme ça, les deux et regarder comment les grosses eaux vous cassent sous le nez leurs bouteilles de verre épais, leurs bordelaises, dont les éclats viennent faire leur bruit sur les galets autour de vous. Et là-bas on tire le canon. Poum ! Ils ont deux ou trois pièces à eux sous la falaise ; ils ont numéroté leurs pièces ; alors : « Pièce no 1, feu !… no 2, feu ! » Ça résonne aussi vers Denens et Redenges de l’autre côté du village, mais en plus sourd, en moins marqué, comme quand Chauvy rentre trop tard chez la vieille femme où on l’a mis en pension et il donne des coups de pied dans le bas de la porte. On l’entendait très bien de chez Milliquet. À neuf heures déjà, tout était fermé chez la vieille ; et lui, alors, à coups de poing d’abord, puis à coups de pied dans la porte ; mais, elle, derrière les contrevents : « Tape, tape seulement, tu as le temps, ça t’apprendra… » Ainsi les vagues parmi un bruit de verre cassé, pendant qu’on tire le canon, ainsi les vagues vers Redenges ; et peut-être que ce sera tout, pour toujours, peut-être qu’il n’y aura plus jamais autre chose ; mais elle est là du moins, et il la retrouve à côté de lui. Alors il lui a montré dans le ciel une place où il y avait un trou comme quand on a percé une fenêtre dans un mur et, sur les bords, les mœllons dépassent :

— Ah ! a-t-il dit. Juliette… Juliette, a-t-il dit, voilà le beau temps… La bise reprend par en haut.

Et on voyait qu’elle levait la tête, regardant dans le bout de la main qu’il tendait les nuages comme des quartiers de roc, noirs ou couleur d’ardoise, bruns et veinés de gris, s’avancer l’un par-dessus l’autre, puis rouler ensemble contre la montagne comme quand il y a un éboulement. Elle voit qu’il y a dans le ciel une grande bataille et le ciel se transforme continuellement. Ici, le vent vous vient contre la figure et le corps par grosses bouffées molles, par espèces de boules d’air qu’il pousse devant lui des deux mains ; mais là-haut : et en effet Rouge :

— Demain, on a le beau, dit-il… Et ça vous fera plaisir ou quoi ? La pluie, ça ne vous allait pas tant. Juliette, a-t-il dit, la pluie, ça vous rend triste…

Il se met debout, il fait encore quelques pas autour de la maison, en inspectant les alentours par habitude, mais il n’y a toujours personne. Il n’y a là que Décosterd qui a pensé qu’il fallait profiter de l’occasion.

— Écoutez, patron, c’est le beau… Si on allait demain à la pêche ?… Je me demande si le poisson s’ennuie autant de moi que moi je m’ennuie de lui… En tout cas, les filets ont soif et ça ne vaut rien pour les filets…

Il pensait : « Il faut tâcher de la distraire un peu. »

Et Rouge : « Oui, pourquoi pas, en somme ? Demain ou après-demain. Après-demain plutôt, si tu veux… »

Seulement c’est le lendemain déjà que ce petit vieux est arrivé (et ainsi on n’a été pêcher ni le lendemain, ni le surlendemain, ni aucun des jours qui sont venus ensuite).

Ce petit vieux avait une blouse grise (il était à la fois greffier communal et garde-champêtre) ; il avait une chemise en grosse toile et à col non empesé, mais très propre ; un pantalon de coutil bleu, un chapeau de paille jaune, genre panama, rabattu sur le devant.

C’était un petit vieux très soigné, il a été très poli :

— Je vous apporte une convocation, M. Rouge.

Il avait sous le bras une canne d’épine, en témoignage de ses attributions ; et Rouge :

— Une convocation ?

— Oui, une convocation de M. le juge… C’est au sujet de cette enquête.

— Quelle enquête ?

— L’enquête qui a été ouverte à la suite de la plainte de M. Milliquet… Pour détournement de mineure…

Rouge a dit :

— Ah !

Sa figure s’est gonflée comme si on lui serrait le cou :

— Ah !… Bon, bon… C’est pour quand ?

— Pour mercredi prochain.

Le petit vieux a été prendre le papier dans une poche que sa femme lui avait cousue tout exprès à l’intérieur de sa blouse :

À vous, Jules Rouge, pêcheur… Le mercredi 11 août à dix heures de relevée…

— Ah ! a dit Rouge de nouveau !

Puis la grosse veine qu’il a sur le côté du cou a été en avant :

— Alors quoi ? vous aussi !… Vous…

Mais déjà Décosterd l’avait retenu par le bras ; et le petit vieux sans se troubler (c’est qu’il devait avoir l’habitude) :

— Qu’est-ce que vous voulez, M. Rouge ? c’est notre métier, à nous autres. Et puis dites-vous bien aussi que ça n’est jamais qu’un papier… Un de plus.

Il n’a eu, alors, le bossu, qu’à faire signe à Juliette. Il a dit à Juliette : « Voulez-vous qu’on aille faire un petit tour ? »

Il était arrivé, ce jour-là, dans l’après-midi ; il n’a eu qu’à profiter de ce que Rouge était parti pour le village ; et, comme Juliette, de la tête, montrait Décosterd :

— Oh ! rien à craindre… Je vous expliquerai ça, mais pas ici, parce qu’ici ce n’est pas chez nous.

— Où est-ce, chez nous ?

— Vous verrez.

Le bossu parle une drôle de langue, à peine si elle comprend ce qu’il dit.

Il s’est levé difficilement de dedans les pierres plates et les morceaux de tuile rose ; il passe la courroie de son instrument à son épaule ; la première chose qu’il a faite a été de prendre son instrument.

Elle était rentrée dans sa chambre ; elle reparaît, elle a changé de robe, elle a un petit châle noir sur les épaules.

Décosterd n’avait toujours l’air de rien, Décosterd semblait ne rien voir, Décosterd leur tournait le dos.

Ils ont eu à leur droite les dessins que faisaient sur l’eau les coups de bise, comme quand une dame ouvre son éventail. Une belle dame au théâtre, et, d’un seul petit mouvement de ses longs doigts couverts de bagues, elle déplie le grand éventail de moire bleue orné de paillettes d’argent. La nature ne se dérange pas pour eux, ils ne dérangent rien dans la nature. Ils sont allés entre les roseaux comme entre deux murs de vignes gris en bas, peints en vert dans le haut ; les roseaux ne s’étonnent pas, les roseaux n’ont pas été dérangés. Elle marchait devant, lui va derrière. Il a eu deux bosses. Le peu de largeur du passage a fait qu’il a dû amener son accordéon dans son dos ; et c’est une bosse sous l’autre bosse. On voyait sa tête à elle, on ne voyait pas sa tête à lui ; d’ailleurs, bientôt, on n’a même plus vu sa tête à elle. Ils ont pu aller dans la nature où ils ne dérangent personne, sauf qu’on entend peut-être par moment une grenouille sauter dans sa mare et ils sont arrivés près des bateaux où elle s’arrête, mais Urbain a secoué la tête : on n’est pas encore chez nous. Il montre la falaise. L’instrument est dans son étui qui boutonne sur le côté. Alors elle le regarde, puis elle lui montre l’eau devant elle ; elle rit. C’est une petite eau jolie, parce que l’eau comme du café au lait des jours de pluie s’est déjà écoulée tout entière, et c’est vite fait avec ces torrents. C’est une petite eau pleine de gros sous d’or ou bien il semble qu’il y ait dans le fond des feuilles jaune clair comme celles des peupliers quand elles tombent à l’automne. Oh ! on est bien parmi les choses, mais, vous, comment allez-vous faire pour passer ? À cause que cette eau est profonde de plus d’un pied, mais, moi, ça ne m’empêche pas, ni ne me gêne, troussant sa jupe, l’ayant troussée ; et, lui, est resté seul sur le bord, comme Rouge l’autre fois, pendant qu’à elle l’eau lui est venue plus haut que le genou. Tournant de temps en temps la tête, elle s’avance dans l’éparpillement des cercles qui s’entrecroisent autour d’elle, qui s’embrouillent l’un dans l’autre ; et les petites vagues s’entre-heurtent et ça claque, tandis qu’elle rit de nouveau, tournant la tête vers le bossu. Elle brise dans le beau miroir toutes les images qui y sont : un buisson, une touffe d’herbe, la pente de sable, le ciel ; et un sapin s’y est balancé encore, puis il s’en va par bandes et lambeaux noirs qui s’effilochent. Les choses terrestres, les belles choses de la terre, et elle est parmi et elles s’en vont ; puis les voilà qui reviennent l’une après l’autre, et reprennent chacune sa place. Elle lui a fait signe alors par dessus les choses revenues, par dessus un morceau de ciel bleu. Il n’a qu’à remonter la rive où il se trouve ; elle, elle remontera la sienne jusqu’à un gué. Des martins-pêcheurs s’envolent, faisant un trait bleu en travers de l’air, là où il est occupé par la lumière, et ensuite c’est un trait noir. Il va sous ses deux bosses, la tête en avant ; il glisse dans la terre noire. On peut entendre de nouveau l’eau de la rivière venir avec des choses qu’elle dit, parce qu’ici l’eau ne parle pas, mais un peu plus en amont elle parle. Il est dans des touffes d’herbe de marais et les grosses angéliques aux tuyaux pleins de jus qui éclatent sous son pied, lui faisant faire des faux-pas. Mais elle va à sa rencontre. De nouveau, elle va vers lui avec ses belles jambes, s’avance vers lui de pierre en pierre ; elle lui a tendu la main. Elle lui dit : « C’est vous qui vouliez me mener : vous voyez que c’est moi qui vous mène, » parce qu’il a de la peine avec sa trop grosse tête, ses jambes trop courtes, trop maigres ; de la peine à passer le gué et de la peine ensuite, et encore plus de peine. C’est sur la pente de la falaise, c’est entre ces petits murs de béton, et comme ils se dirigeaient de nouveau vers le lac. De place en place, elle le prenait par le bras, sur la pente raide, entre les buissons épineux pleins de grosses sauterelles vertes et d’autres deviennent bleues quand elles s’envolent dans le soleil. Ainsi ils se sont retrouvés devant l’eau, mais à une assez grande hauteur au-dessus d’elle et là où la falaise faisait avancement, — allant dans cette cendre chaude. Parce que ce n’est pas encore chez nous ici, pas encore tout à fait chez nous, comme avait dit le bossu ; mais voilà que venait cette nouvelle petite baie, qui s’est présentée devant eux tout à coup, se creusant en demi-cercle dans la pente toujours aussi raide, sous le couronnement des hauts sapins. Et en arrière de vous toutes les choses d’avant ont été ôtées, l’une après l’autre, glissant rapidement de côté pour disparaître : cette montagne du couchant, les pins bordant la grève, la grève, le bois de pins ; — tout ça qui glisse et qui s’en va, et Décosterd à ses filets, et la maison et puis la rive même ; parce qu’eux tournent, ils ont tourné, et, là, le bossu a dit : « On y est. »

Il a dit : « Il n’y a pas besoin d’aller plus loin. »

Ils se sont assis. Le terrain en gradins faisait partout comme des bancs couverts d’un peu d’herbe sèche où fleurissaient des espèces de petits pissenlits à fleurs très jaunes ; ils se sont assis sur un de ces bancs. On ne voyait personne, ici on ne dérange personne et on n’est pas dérangé. Ils n’avaient devant eux que la largeur de l’eau qui était vide, qui était lisse comme un plancher de chambre, tandis que l’avancement de la pente faisait qu’ils étaient complètement séparés du monde sur l’un et l’autre de leurs côtés. Rien que trois ou quatre lieues d’eau devant vous et rien dessus qu’une petite voile blanche ; et ici il n’y a personne, pendant qu’ils s’asseyent dans la grande chaleur parmi les sauterelles et les fourmis. Au-dessous d’eux et entre leurs pieds, se montrait une sorte de mare moussue produite par une source qui sortait du sol dans le bas de la falaise ; elle communiquait avec le lac par un espace marécageux planté de saules. Là, comme ils arrivaient, ils avaient entendu de nouveau les grenouilles sauter à l’eau, c’était tout. Il s’assied, il avait amené son accordéon sur ses genoux ; il le déboutonne comme un enfant à qui on ôte sa culotte, mettant le beau soufflet rouge à l’air, puis il essaie le do, le do dièze… Il pose sa joue contre l’un des plats de l’instrument ; il essaie une gamme, une autre.

Il parlait une drôle de langue. On aurait dit qu’il ne pouvait parler qu’à la condition de faire marcher d’abord son accordéon et il le faisait marcher. Ici, il n’y a que les choses bonnes à voir, bonnes à entendre ; on ne les dérange pas, on n’est pas dérangés par elles. Et c’est ce qu’il a dit, c’est ainsi qu’il commence dans sa drôle de langue, mais on pouvait facilement l’entendre à cause de la musique qui est venue avant et vient pendant et vient après, parce qu’elle rit, cette musique, ou bien elle gronde, ou bien elle s’impatiente ou bien soupire, ou dit : « Tant pis ; » et est contente ou pas contente, ou encore se moque ou s’étonne ; il dit :

— Là-bas, on dérangeait…

La musique s’est amusée par une petite gamme qui part, montant vers la forêt où elle trompe un oiseau qu’elle réveille de se taire, — parce qu’on voit là-haut en renversant la tête les grands sapins vous pendre dessus.

— Et il n’y avait point de place pour vous, là-bas…

C’est ce qu’il dit : il a fait venir un grand accord pour mieux affirmer et marquer la chose :

— Point de place pour moi non plus…

Et le même accord est venu.

On voit qu’il a toujours la même petite tête pâle, les mêmes joues maigres et sans barbe, avec un peu de bleu aux tempes, un cou trop mince, plein de cordes ; et à ses mains aussi, il y a plein de cordes qu’on voit se tendre sous la peau :

— Point de place, non, point de place… Point de place pour vous, point de place pour moi.

Parce qu’il va, il va quand même ; mais alors, notre place à nous, est-ce que ce sera ici ?

— La musique dit que non.

Ce sera seulement plus loin, beaucoup plus loin, comme dit la musique, qui va aussi plus loin et va toujours plus loin en une ligne non finie :

— Et alors, a-t-il dit, il faut s’en aller… Encore ce dimanche qui vient, ce sera pour le suivant…

Il joue un air de marche, avec une fanfare comme pour les soldats sur les routes :

— Vous et moi… puisqu’on ne peut pas… on ne peut pas rester ici… Et maintenant écoutez bien… C’est Décosterd…

Il ne sait pas prononcer le nom, il s’y reprend à deux ou trois fois :

— Oui, Décosterd… Il m’a tout expliqué quand il me raccompagne le soir, parce qu’ils ont peur pour moi… C’est qu’ils ont peur pour vous également, ils ont peur de Rouge pour vous…

Ses doigts sont allés sur les touches.

— Alors ils ne veulent pas que vous restiez chez Rouge, parce que les gendarmes viendraient vous y chercher. Et alors ils veulent vous faire partir, seulement ils veulent vous garder.

Pendant que ses doigts vont toujours :

— Ils ne veulent pas vous faire partir pour vous, ils veulent vous faire partir pour eux…

La musique rit de nouveau et là-haut maintenant il y a deux oiseaux, puis trois et quatre oiseaux trompés, bien que ce ne soit plus la saison :

— C’est des amis que vous avez, ils voudraient vous garder près d’eux. Ils m’ont demandé de les aider, ils croient que je vais les aider. Il y aura une fête, oui, de dimanche en huit, le 15… Ils m’ont dit de vous y amener. Ils disent qu’ils s’arrangeront pour que Rouge ne vous voie pas partir, et une fois là-bas… J’ai dit que oui… Vous comprenez pourquoi… J’ai dit que oui et ils comptent sur moi… Et je vous amène et ils croient qu’ils vous emmèneront ; mais, moi, je ferai mon paquet, et, vous, vous ferez votre paquet, et on s’en ira dans le monde…

C’est ce qu’il dit encore sous les fougères de nacre, sous les belles fleurs de pêcher, dans le grand soufflet de cuir rouge : un instrument de douze basses et les touches sont en argent ; — elle regarde autour d’elle dans le monde, et la musique ira devant.

Elle a levé la tête, sans avoir bougé ses mains ; et sans l’avoir regardé, lui, elle regarde : on ira dans le monde, on ne dérangera personne, on ne sera pas dérangé.

Un sourire lui vient. On ne dérange pas l’oiseau, ici, bien au contraire ; l’oiseau se croit dans la société de l’oiseau. On entend le pinson, qui se laisse tromper, et, sitôt l’air fini, il le reprend là-haut et il répond ; ou la fauvette ou la mésange. On ira dans le monde ; on fera chanter les oiseaux.

Elle s’était mise à sourire ; lentement le sourire gagne dans son visage qu’elle a enfin tourné vers lui :

— C’est que c’est mon oncle qui a mes papiers…

Mais il rit, l’accordéon rit, et là-haut la fauvette aussi, ou le pinson, ou la mésange.

— Et c’est que je n’ai point d’argent.

Mais il fait seulement aller ses doigts encore plus vite sur les touches.

Et la musique peu à peu change de rythme sous ses doigts ; l’oiseau, là-haut, les deux ou trois oiseaux se taisent, parce qu’ils entendent que la musique change : les fauvettes là-haut, les pinsons, les mésanges.

Il y a eu hésitation exprès et il y a eu faux-pas exprès dans les notes ; puis c’est comme quand on perd le souffle, puis ça se balance ; ça va d’un pied sur l’autre, sans changer de place, avec des ruptures et comme une attente ; est-ce qu’elle comprend ?

Il quitte d’une main les touches (tandis que l’autre va toujours) ; il ôte son chapeau, qu’il pose à côté de lui.

Elle comprend un peu mieux, elle ne comprend peut-être pas encore tout à fait bien : alors, sa main, à lui, est revenue aux touches, sa main les quitte de nouveau. Il ramasse une pierre, il la jette dans le chapeau.

Et alors la cadence éclate ; — deux pierres, puis trois pierres et quatre ; ainsi, on ira par le monde… Et vous…

Il n’a pas besoin de rien ajouter ; elle s’est mise debout. Il n’y a qu’un tout petit espace, ici, pas plus grand qu’un dessus de table, mais il n’y a pas besoin d’une plus grande place, comme on va voir, parce que souvent (là-bas, chez nous), c’est un dessus de table qui sert et il suffit.

Il regarde, il voit que c’est bien. Un chapeau par terre, la musique.

Et il va avec sa cadence, ensuite on entend venir une petite vague comme quand on bat des mains, le vent qui se lève vient dans les branches.

Il y a accord avec tout.

La ligne de la falaise n’est pas plus souple et déliée que celle que font les petites notes ; elle, elle trompe en dansant la branche, comme lui a trompé l’oiseau. Elle trompe la branche là-haut que le vent a prise et balance. On ne sait pas si la branche l’imite ou si elle imite la branche, tellement tout est accordé.

Et ensuite il s’est arrêté ; alors elle le regarde. On voit de nouveau comme il est pâle, de la sueur coule à son front. Il y a une mèche de cheveux toute mouillée dessus et sur la grosse veine. Il tend en avant son cou maigre, il respire avec difficulté. Elle le regarde, puis elle vient (parce que, quand on a déjà donné quelque chose, peut-être qu’il faut tout donner) ; vient, s’est assise près de lui, a fait tomber son châle à côté d’elle dans le sable ; tend le bras, se laisse pencher.

Se laisse pencher du côté gauche, qui est le côté du plus grand poids, puis tend le bras, son beau bras nu, si doux et rond, et fort (si on avait besoin de lui) ; le tend et va au pauvre dos, remonte, va chercher le cou.

Mais, lui, fait un brusque mouvement avec la tête ; il s’écarte d’elle, il l’écarte.

Une grenouille saute dans sa mare.

On ira ensemble, c’est tout. Il faut que les choses soient à leur place, et nous à notre place, à nous.

Elle voit qu’il a raison. Plus rien. C’est seulement là-bas cette petite voile.

Une grenouille saute dans sa mare.