La Bande Cadet/Partie 1/Chapitre 18

E. Dentu (tome Ip. 309-320).
Première partie


XVIII

Salon Jaffret


Et en vérité, la grave assemblée au milieu de laquelle s’introduisait Mme Jaffret, portant haut dans sa robe de moire et, maniant résolument son large éventail, ne jurait pas trop avec ces fiertés héraldiques. Le blason des bâtards du dernier roi catholique de l’Angleterre n’avait pas à se voiler devant la réunion moitié noble, moitié bourgeoise qu’il présidait.

Il n’y avait là-dedans que le maître du logis, le pauvre bon Jaffret des petits oiseaux, pour avoir l’air d’un intrus.

Les autres faisaient bien. Tout le monde connaît la belle tenue du notaire, pris en général ; il est meuble meublant au sein des chaumières comme dans les palais, même quand l’âge ou quelque joli trait de dévouement n’a pas encore fait fleurir à sa boutonnière la rose de l’honneur.

Or, maître Souëf (Isid.) était décoré abondamment. On eût taillé un nœud de cravate dans l’ampleur de son ruban rouge. De plus il possédait une physionomie qui mariait avec un rare bonheur l’innocence de l’enfant de chœur à la mystérieuse majesté qu’on prête aux pontifes de la religion druidique. Ses cheveux blancs auraient honoré Charlemagne dont la tombe se voit à Aix-la-Chapelle, son linge éblouissait jusqu’à la fascination ; bref, tout en lui (même le coton qu’il avait dans les oreilles) imposait à la fois l’amour et le respect.

Or, remarquez que de tels notaires ne sont pas rares. Parmi nos confrères il en est qui ont insulté parfois le notariat. Je les désavoue du haut du culte attendri que j’ai voué à ces fonctions lucratives dont le nom est synonyme de décence, de propreté, de discrétion, et qui ne mènent plus jamais au bagne, quoi qu’en dise la calomnie.

Le bagne a d’ailleurs été supprimé.

J’ai placé maître Souëf le premier parce qu’il était le plus beau, mais les autres hôtes du salon Jaffret avaient aussi leur valeur. Le docteur Samuel était là : sévère élégance, laideur puissante et transfigurée par le succès. Il atteignait alors à l’apogée de la vogue qui mit à ses pieds pendant dix ans le troupeau des malades nobles et millionnaires.

Nul n’avait, nul n’a jamais eu le secret des dissipations étranges qui engloutissaient les gains énormes de cet homme. Il vivait en stoïcien, il touchait par an les émoluments de quatre ministres, la Bourse ne connut jamais de joueur plus heureux que lui, et il courait après dix écus comme un clerc d’huissier.

Auprès de lui était une des reines de la grande vie parisienne, sa cliente et son amie, Mme la comtesse Marguerite du Bréhut de Clare, dont nous avons déjà plusieurs fois prononcé le nom.

Il faudrait un volume pour raconter, même en abrégé, le prodigieux roman qui fut l’histoire de celle-là[1]. Nous dirons seulement qu’à la suite d’aventures où sa vaillance et son génie l’avaient servie bien plus encore que le hasard, partie d’un niveau inférieur à la pauvreté même, elle s’était élevée lentement, laborieusement, frayant sa route d’un bras vigoureux, mais impitoyable, monnayant son esprit charmant et sa beauté sans rivale jusqu’au jour où elle était entrée par la bonne porte, dans cette maison quasi royale de Clare en épousant le breton Joulou du Bréhut.

Son ambition n’était pas encore assouvie.

Assise plus haut, elle voyait plus de choses, et tout ce qu’elle voyait, elle le voulait.

Elle tenait le haut bout dans ce salon où les nobles souvenirs abondaient, mais où l’élément bourgeois avait aussi sa place, comme elle l’eût tenu dans le plus fier hôtel de la rue de Varennes. Celle-là était grande dame par grâce supérieure, comme on est poète en dépit de tout, quand Dieu le veut. Incessu patuit dea, disait déjà Virgile, qui ne soupçonnait pourtant pas encore le faubourg Saint-Germain.

Pourquoi nier le charme puissant des déesses ? Vous avez tous vu dans ces orgueilleux équipages dont les chevaux dansent la pavane le long de la rue du Bac, des duchesses qui auraient gagné cent pour cent à changer de tournure avec leur cuisinière, et vous vous êtes dit : « La race n’est qu’un mot. »

Ce n’est pas vrai. Le mot recouvre une chose splendide — mais rare.

Certes, je connais aussi bien que vous la femme d’un duc qui est vilaine depuis la plante de ses pieds plats jusqu’à la racine de ses rudes cheveux ; elle ne sait ni marcher ni parler ni sourire, sa voix est commune, son ton désolant et la façon blasphématoire dont elle porte la toilette des jolies fait songer à ces farces de Londres où la grosse gaîté anglaise affuble de soie et de velours la femelle du sanglier domestique.

Je ne dis pas non, mais voyez auprès d’elle : voici quelque chose de digne et de riant, une de ces fiertés françaises, si hautes et si gaies qu’on en a le cœur épanoui. J’ignore le titre qu’elle porte celle-là : moi je la nommerais la reine. Tout le monde l’adore, même ceux qui ne savent pas pourquoi. Elle impose, elle charme, elle attire ; elle a tous les parfums qui sont de la femme et un autre qui n’appartient qu’aux dieux : l’ambroisie.

C’est la Race.

Pas plus que vous je ne saurais définir cet effluve subtil, mais je vais vous en dire un des plus curieux caractères que j’ai découverts en cherchant bien :

Celles-là n’ont pas besoin d’oser.

Et quoi qu’elles osent pourtant, si folle que soit leur audace, nul ne s’étonne.

Et l’on se demande, ah ! c’est là que j’ai deviné le divin talisman ! Quoi qu’elles osent, on se demande comment elles n’osent pas encore davantage !…

Marguerite, comtesse de Clare, était de ces élues qui ne sauraient jamais trop oser. Sa généalogie ? Je ne tiens point cet article-là, et nous ne parlons pas chevaux. C’est au faubourg Saint-Germain que j’ai rencontré la Race dans toute sa fleur ; je dis cela, je ne dis pas autre chose, et je suis même forcé d’avouer que je n’ai pas eu vent de la présence d’aucun ancêtre de Marguerite à la croisade.

Elle avait tout ce qu’on prête si facilement aux vraies grandes dames ; l’abandon décent, le naturel que nul art ne remplace, la simplicité, mère de toute gloire, elle était belle à faire extravaguer les poètes, elle était jeune, — même auprès de l’opulente jeunesse de Mlle Clotilde, qui s’asseyait en grande toilette à son côté !

Et qui était belle aussi, mais autrement, et qui portait avec une grâce un peu farouche ses brillants atours de fiancée.

Elle avait, cette Clotilde, sous la profusion de ses cheveux brun doré, un front exquis et des yeux largement ombrés dont le regard éclatait de franchise. Ses paupières, en ce moment, étaient à demi baissées, montrant la longueur recourbée et soyeuse de ses cils. Autour de ses lèvres plus fraîches qu’une fleur, jouait un sourire étonné : étonné peut-être de se contraindre.

C’étaient deux beautés vaillantes. Marguerite avait fait ses preuves, Clotilde ne devait pas attendre longtemps désormais l’occasion de combattre.

Elles causaient ensemble à l’instant où Mme Jaffret, sortant du cabinet de son mari, rentra dans le salon, ou plutôt la comtesse Marguerite parlait tout bas et très vivement à Clotilde, qui écoutait avec toutes les marques d’une profonde attention.

Pendant cela, le reste de l’assemblée, composée de gens fort respectables d’apparence, et dont quelques-uns même, femmes et hommes, devaient occuper assurément dans le monde des positions distinguées, entourait M. le comte de Comayrol, expliquant l’absence forcée de M. Buin et racontant avec détails l’audacieuse évasion qui avait eu lieu ce soir même.

Maître Souëf, assis tout seul auprès de la table où le contrat attendait depuis si longtemps, consultait de deux en deux minutes une superbe montre qu’il portait les jours d’accordailles pour encourager les cadeaux, et manifestait avec gravité l’excès de son mécontentement.

Adèle vint droit à lui et lui dit avec un peu de sécheresse :

— Les causes du retard me sont connues, mon cher monsieur, ne vous impatientez pas.

Maître Souëf rougit comme un homme qui se nourrit de décorum et qu’on prend en flagrant délit d’inconvenance.

— Ce n’est pas pour moi, balbutia-t-il, mais je me mettais à la place de la famille…

Adèle avait déjà fait un crochet pour aborder le groupe dont M. de Comayrol était le centre.

— Ce pauvre cher Buin ! dit-elle, un si brave homme ! Et toujours à son poste ! Figurez-vous qu’il était chez nous lors de l’événement ! Et justement, il nous racontait que le condamné avait des protections bien étonnantes.

— Dans l’administration ?

— Ou même plus haut, peut-être ?…

— Mon Dieu ! un peu partout.

— Je viens de causer avec un employé de la prison, et c’est ce qui vous fera excuser mon absence. Buin est tout à fait un ami de la maison ; sans les circonstances qui nous rassemblent ici, M. Jaffret serait certainement chez lui à l’heure qu’il est pour le consoler et lui offrir ses services.

— Ça ne fait pas de doute, appuya le bon Jaffret, d’un air timide et cherchant à lire la pensée de sa femme dans ses yeux.

Adèle poursuivit :

— L’employé me racontait… On ne sait pas jusqu’où va l’adresse des coquins ! Il y avait plus de cent personnes autour de la porte, dix employés, quatre gendarmes et le reste ; eh bien, on a déguisé le drôle au milieu de tout cela, et il a passé à travers la foule en criant sa propre condamnation.

— Ça, c’est joli, dit Comayrol.

Maître Souëf, qui voulait se réhabiliter à tout prix, fit un pas vers le groupe et répliqua :

— Voilà comme nous sommes, nous autres Français ! Il s’agit d’un meurtrier qui échappe à la justice, et nous disons : « C’est joli ! »

Adèle lui envoya un geste d’énergique approbation et quitta le groupe pour aller vers la comtesse Marguerite. En chemin, le docteur Samuel, qui se tenait à l’écart et feuilletait un album, l’arrêta par la manche.

— Tout va bien, lui dit Adèle, je suis contente.

Le docteur Samuel reprit son occupation et Adèle joignit la comtesse, à l’oreille de qui elle répéta :

— Tout va bien, ma toute belle, je suis contente.

Mme la comtesse de Clare l’interrogea d’un regard perçant, qu’Adèle soutint bravement en disant :

— Je tiens tous les fils de nos marionnettes. Rien ne m’échappe. Vous verrez bientôt !

Puis, s’asseyant sur un coin de chaise, elle ajouta :

— Avez-vous déjà parlé à la chère enfant ?

— Oui, certes, répondit Marguerite qui passa un de ses bras autour du cou de Clotilde et l’attira vers son baiser : ce n’est pas d’aujourd’hui que nous nous aimons, nous deux, n’est-ce pas, ma belle chérie ?

Clotilde souriait doucement.

— Qui ne vous aimerait ? murmura-t-elle.

— Cependant, reprit la comtesse Marguerite, je ne lui ai pas encore tout dit. Je veux être bien sûre avant de prononcer le grand mot.

— Sûre de quoi ? demanda Clotilde, dont les beaux yeux interrogèrent avec une curiosité sereine.

Marguerite sourit et répondit par cette autre question :

— Savez-vous que j’aurais l’âge d’être votre mère, mon enfant ?

— Oh ! fit Adèle, il n’y a que vous pour vous permettre de pareilles coquetteries. Vous avez l’âge d’être belle, chère comtesse.

— La plus belle ! ajouta Clotilde avec une franche admiration.

Adèle lui caressa la joue d’un geste d’aïeule et murmura :

— Est-ce que nous n’avons pas un petit peu d’inquiétude, nous ?

— Non, repartit Clotilde qui jouait avec une paire de magnifiques pendants d’oreilles en diamants montés à l’antique dont l’écrin ouvert était sur ses genoux : c’était le cadeau de noces de la comtesse.

— Pourtant, reprit Mme Jaffret, ce retard… Ce serait bien un peu le cas d’être inquiète, à moins que vous ne sachiez…

— C’est cela ! interrompit Clotilde en souriant : je sais qu’il viendra !



  1. Cœur d’Acier, 2e série des Habits-Noirs.