La Bande Cadet/Partie 1/Chapitre 17

E. Dentu (tome Ip. 297-308).
Première partie


XVII

Rue de Bondy


Ce n’était pas un conscrit que ce Noël, et le nom de Piquepuce que lui donnait de temps en temps Adèle, avait sa célébrité à l’estaminet de l’Épi-Scié. Il avait fort bien remarqué l’émotion subite de la patronne au moment où, battant les buissons au hasard, il risquait l’hypothèse que le vieux monsieur, principal complice de l’évasion, et Adèle elle-même, pouvaient bien être une seule et même personne.

Il s’était dit dans la logique de son métier :

— Elle aura fait un mauvais coup en vieux monsieur, puisqu’elle ne veut pas qu’on la voie dans ce rôle-là.

Mais il avait servi assez longtemps sous les ordres de Toulonnais-l’Amitié, qui était Vidocq ou son ombre, pour ne pas connaître le danger de trop savoir, et d’ailleurs il prenait son « examen » fort au sérieux.

En ceci, du moins, Mme Jaffret avait réussi à le tromper.

Il raconta donc dramatiquement, et en homme qui a conscience d’avoir accompli un beau trait, sa course à la poursuite du fiacre le long du boulevard. Il ajouta même quelques incidents propres à relever l’intérêt de l’aventure.

— Dire que je ne courais pas un peu après ce méchant drôle de Larsonneur, confessa-t-il, ce serait mentir, mais enfin, l’idée de vous être agréable y était aussi, parole ! Du Pas-de-la-Mule à la Galiotte il y a une jolie trotte, pas vrai, quand on va d’un train à rattraper les citadines, eh bien ! en passant devant l’Épi-Scié, j’étais aussi frais qu’au départ.

Voilà que tout d’un coup, un peu avant le petit Lazary, j’aperçois un sapin qui file en tigre, et allonge presque aussi vite que moi. Bon ! pas besoin qu’on me donne du coude dans les côtes pour m’avertir ; je vois que j’ai mon affaire, mais en même temps, j’ouvre l’oreille et j’entends qu’on galope derrière moi, et que ce n’est pas des quadrupèdes ! Je force de vapeur. Juste devant la Gaîté où l’on jouait la Citerne de l’Estrapade, plusieurs marchands de contremarques m’accostent et me demandent si je veux pleurer pour cinq sous. Ah ! la chose était bien montée ! Si c’est vous, patron, mes compliments !

Le fiacre était si près que j’aurais pu m’accrocher à ses ressorts par derrière. J’envoie promener mes voyous qui, au lieu de me lâcher, m’entourent. Je discerne le cas, j’en passe trois à la jambe, et aussitôt qu’ils sont par terre, je pique un élan…

Mais je vous dis que c’était organisé à la papa.

— Bêta ! qu’on me crie dans l’oreille, tu ne vois donc pas qu’il fait jour !

Trois grands gaillards, peut-être quatre, étaient sortis de dessous les pavés, et v’lan ! je m’y couche, moi sur le pavé, avec un coup de merlin qui enfonce mon chapeau jusqu’aux épaules…

Pour bien donné, il était bien donné ! parole !…

Sauf un peu d’exagération et la mise en scène de huit ou dix assaillants au lieu de deux, nous n’aurons que des éloges pour l’exactitude du récit de M. Noël. Mme Jaffret l’écoutait avec une placidité qui n’était pas exempte de moquerie, mais, sous cette indifférence affectée, elle ne perdait pas une syllabe.

— Ça vous est égal à vous, reprit M. Noël, moi pas : c’est un chapeau de perdu. Je me suis relevé comme j’ai pu. J’en connais qui auraient été se coucher, mais je ne suis pas de cette étoffe-là. On jouait la poule à l’Épi-Scié, c’était tentant, nix ! moi, quand j’ai quelque chose dans la tête… J’ai laissé mon chapeau pour compte dans le ruisseau, j’ai rabattu et mêlé mes cheveux et j’ai plié ma redingote sous mon bras.

Rien que ça, voyez-vous, me déguise mieux qu’un costume de Turc, parce qu’on est habitué à me voir tiré à quatre épingles.

Je me disais : le fiacre est à tous les diables, mais en flânant devant les théâtres, je pourrais bien repincer mes marchands de contremarques.

— Eh bien ? fit maman Jaffret qui bâilla largement. Abrège un peu voir, tu m’ennuies.

— Eh bien ! ça n’a pas manqué, répondit M. Noël. Voilà qui va vous réveiller : sous le Théâtre-Historique, j’ai avisé un gaillard à épaules carrées qui ne portait pas bien sa blouse et qui causait avec un galopin de ma connaissance. Ils riaient, les sans-cœur ! L’un était M. Larsonneur en propre original, l’autre Clampin, dit Pistolet…

— L’ancien moucheron de l’inspecteur Badoit ! interrompit Adèle.

— Juste ! ça vous repince, patronne ? Il s’était glissé à l’Épi-Scié dans le temps mais il n’ose plus y venir.

— Et tu as entendu quelque chose de leur conversation !

— Pas seulement un traître mot. Quand ceux-là causent en plein air, ils ont des yeux tout autour de la tête, et je n’avais garde de m’approcher.

— Eh bien, alors… ? commença Adèle.

— Attendez donc ! J’ai tourné, je me suis mis derrière le monde… je vous dirais bien que j’ai cru entendre une fois votre nom…

— Mon nom ? Mme Jaffret ?

— Non, l’autre, la Maillotte… Mais je craindrais de me tromper.

— J’ai idée que tu aurais raison, mon Piquepuce, fit la vieille qui le regarda fixement.

Sous l’éclat de ces yeux ronds comme ceux d’un hibou, Noël ne se troubla point.

— Vous savez, dit-il, j’y vas de bon jeu. Si je voulais broder, j’aurais de la marge, car vous n’iriez pas demander ce qu’il en est à Pistolet ou à M. Larsonneur…

Es-tu sûr de cela ? prononça froidement Adèle.

— En tout cas, allez-y, ça m’est égal… Au bout de quelques minutes, ils se sont mis à circuler, je les ai suivis. Ils ont passé derrière le Château-d’Eau pour prendre la rue de Bondy et sont entrés dans le grand hôtel qui est en face de l’Ambigu. J’ai couru à la porte cochère et j’ai entendu ceci sous la voûte : « C’est lui qui paye… »

— Lui, qui ?

— Et qui paye quoi, pas vrai ? Je n’en sais rien, mais je n’ai pas tout à fait fini, vous devinerez sans doute mieux que moi. Ils disparurent sous la voûte à droite par une porte qui me sembla donner entrée dans l’appartement du rez-de-chaussée. J’allai tout de suite à la fenêtre, sur la rue. Elle était éclairée faiblement derrière des persiennes closes, et les châssis restaient ouverts, car j’entendis presque aussitôt après une voix qui disait distinctement : « Faites entrer… »

Adèle avait beau faire, c’était plus que de la curiosité qui flambait maintenant dans son regard.

— Ça commence à vous amuser ? demanda M. Noël. C’est malheureux que mon rouleau est presque au bout. Les autres entrèrent. Je reconnus très bien leurs voix quand ils dirent : « Comment que ça va, monsieur Mora ? »

M. Mora ! répéta Adèle, c’est la personne du rez-de-chaussée ?

— Je ne sais pas. La personne du rez-de-chaussée ne disait rien ou causait très bas, car je n’ai pu saisir une seule de ses paroles. M. Larsonneur a dit : « C’est fait ! » On a compté de l’argent, puis M. Larsonneur toujours a repris : « Il paraît que le petit est sur la piste du marbrier. »

Adèle s’agita dans son fauteuil. Elle était très pâle et gronda d’une voix changée :

— Que veux-tu qu’on fasse de toutes ces bêtises-là ?

— Moi ? ce qu’il vous plaira, répondit M. Noël. On peut couper le reste, si vous voulez. D’ailleurs, nous sommes tout au bout. J’entendis la personne de l’intérieur parler pour la première et la dernière fois. Elle dit d’une petite voix doucette : « Fermez voir la fenêtre, je crains les courants d’air… »

— Le docteur Abel a une forte voix ! murmura étourdiment Mme Jaffret.

— Ah ! ah ! fit Noël en riant, ce n’était pas le docteur. Je savais d’avance que le docteur Abel Lenoir demeure dans cette maison-là, puisque c’est moi qui vous l’ai appris, mais son appartement est au premier étage sur le jardin.

— Alors, la petite voix est à ce M. Mora ?

— Attendez ! J’oublierais ce détail : au moment où la fenêtre se refermait, je suis sûr d’avoir entendu le nom de la rue où nous sommes et le numéro de votre maison.

— Qui parlait ?

— L’ancien moucheron de la préfecture : celui que M. Larsonneur appelle « le petit » et qui est « sur la trace du marbrier… » ; je ne pourrais rien certifier parce que le bruit de la fenêtre est venu au travers, mais je crois avoir entendu encore un autre nom…

— Lequel ?

— Cadet-l’Amour.

Mme Jaffret ne broncha pas, cette fois, et haussa franchement les épaules :

— Cadet-l’Amour est loin, dit-elle, s’il court toujours !

M. Noël fut un peu désappointé. Il avait compté sur un effet.

— La plus belle fille du monde, commença-t-il, ne peut pourtant donner que ce qu’elle a !…

— Et tu n’as pas grand’chose, monsieur Piquepuce, dit la vieille sèchement. À qui la petite voix ?

— Peut-on dire ce qu’on pense ?

— Pourquoi pas ?

— Eh bien ! il y avait autrefois une petite voix qui ressemblait à celle-là, prononça tout bas M. Noël, et qui s’entendait pourtant de bien loin. Elle faisait peur, c’est certain, mais comme tous ceux qui l’écoutaient s’étaient donnés depuis longtemps au diable…

— Assez ! interrompit Adèle, qui riait maintenant sans affectation. Tu te ferais refuser à ton examen, rien qu’avec cette bourde-là. Bonhomme, les morts ne reviennent pas : c’est la seule chose certaine en ce monde. J’étais à l’enterrement du colonel, et je l’ai vu mettre en terre… Va te coucher. On n’est pas mécontent de toi. Tiens, voilà dix louis pour avoir manqué l’évasion du Manchot, bonne nuit.

M. Noël sortit la tête basse. En descendant l’escalier, il pensait :

— Je ne sais pas si la vieille diablesse mène tout, ni quel jeu elle joue. J’ai l’idée parfois qu’elle a le colonel dans son armoire et la police dans sa poche !

Aussitôt après son départ, Mme Jaffret se mit à arpenter le cabinet à grands pas. Sur sa figure de vieil oiseau de proie, il y avait de la moquerie, mais aussi de l’embarras. Elle ouvrit un placard, situé à gauche de la cheminée, derrière le bureau et qui était plein de papiers respectables. Elle y prit une bouteille et un verre à madère, qu’elle emplit consciencieusement jusqu’au bord.

Elle l’avala d’un de ces traits courts et puissants que les amateurs expriment par ce verbe « siffler. » C’était de l’eau-de-vie.

Les gens les plus communs peuvent siffler leur petit verre, mais il faut être quelqu’un pour siffler un verre à madère aussi proprement.

— Ça s’arrangera, ça s’arrangera, dit-elle en refermant son armoire, pourvu qu’ils ne voient pas que je n’y connais goutte ! J’ai mon trou comme les anguilles, et si les choses se gâtent, je m’y fourre, bonsoir ! Allons voir les gens de la noce.

Elle reprit son éventail, fit bouffer les plis de sa robe et ouvrit pour la seconde fois la porte du salon où se tenait « la famille. »

Ce n’était pas celui où nous avons pénétré déjà quelques heures auparavant et par les fenêtres duquel on voyait la prison de la Force au-delà des démolitions.

La pièce où nous entrons était plus vaste et la vétusté du mobilier y prenait un aspect de grandeur.

Ce quartier du Marais dont les hôtels découronnés appartiennent maintenant à l’industrie, renferme encore des trésors en fait de « bibelots. »

Les meubles du salon où nous entrons et qui avait quatre fenêtres, n’étaient pas des bibelots. Le propre du bibelot est d’avoir été vendu et acheté. Ici, les fauteuils vénérables recouverts de très belles tapisseries fanées, les tentures, les tableaux et les cuivres étaient chez eux. Ils avaient vécu et vieilli là.

Cette pièce, dans la maison Jaffret, ressemblait à une chapelle où on aurait mis des reliques.

La pendule surtout, représentant un écu surélevé et supporté par deux sauvages armés de massues qui flanquaient le cadran émaillé rouge et or, était une œuvre de haut goût et de grande valeur. L’écusson portait « écartelé au premier et quatrième d’Angleterre, au second d’Écosse, au troisième d’Irlande, chaque quartier barré par la brisure de bâtardise, — qui est Fitz-Roy, — et sur le tout, en cœur, — d’azur au soleil rayonnant d’or qui est Clare. »

Les deux devises de la couronne d’Angleterre couraient, l’une au-dessus, l’une au-dessous du grand écu : « Dieu et mon droit » « Honni soit qui mal y pense. » Autour de l’écusson central s’enroulait la devise particulière des Fitz-Roy de Clare : « Clarus ante claros ».

Ces armoiries, répétées partout étaient sculptées au-dessus des portes et brodées au dossier des fauteuils.