La Bande Cadet/Partie 1/Chapitre 10

E. Dentu (tome Ip. 205-217).
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Première partie


X

Le docteur Lenoir


L’avenue étroite et longue, bordée de tilleuls assez hauts, mais frêles et manquant de sève, collés qu’ils étaient aux deux propriétés voisines, ne laissait voir que la portion centrale de la maison qu’elle desservait.

C’était un hôtel de moyenne grandeur et que, de loin, on aurait pu croire solitaire.

Ce fut seulement quand nos deux compagnons débouchèrent dans le jardin qu’ils purent voir la totalité de la façade, dont l’aile droite avait trois fenêtres éclairées : deux au rez-de-chaussée, une au premier étage.

Dans le quartier, on s’occupait peu de cette maison mélancolique et paisible, habitée par une veuve, Mme de Souzay, son fils unique et leurs serviteurs. La dame était jeune encore, mais vivait fort retirée et portait le deuil. On ne la connaissait pas autrement.

Un peu plus d’un an auparavant, le célèbre professeur hahnemannien, docteur Abel Lenoir, était venu visiter les appartements pour une famille voyageant à l’étranger ; il avait loué au nom de cette famille, et, par une soirée d’automne, on avait vu arriver en même temps les voitures de déménagement et la chaise de poste qui amenait les nouveaux locataires.

Il y avait d’abord la veuve, qui devait toucher à la quarantaine, puisqu’elle avait un fils de 24 ans, mais dont la beauté parut éblouissante à ceux qui purent l’entrevoir sous son voile sévèrement baissé ; il y avait ensuite le fils, M. Georges de Souzay : un beau jeune homme un peu languissant et qui semblait relever de maladie, puis, le secrétaire de celui-ci, M. Albert, charmant garçon, dont la gaieté juvénile et communicative éclairait toute cette tristesse.

Il y avait enfin la femme de chambre de madame, qui avait nom Rose Lequiel, une manière d’intendant, appelé M. Larsonneur, et Jean Tardenois, ce valet à cheveux blancs que nous venons de présenter au lecteur.

C’était tout.

On avait gagé les autres domestiques après l’arrivée.

Le docteur Abel Lenoir était venu lui-même procéder à l’installation. Depuis lors, il faisait de fréquentes visites. Nous dirions presque qu’il était de la famille si son dévouement n’eût affecté toujours les formes les plus rigoureuses du respect.

Et pourtant (ceci était au dire des domestiques nouveaux, car certes ni Rose Lequiel, ni M. Larsonneur, ni Tardenois ne se seraient permis pareil bavardage) on l’avait entendu parler haut plus d’une fois.

En ces occasions, on aurait juré qu’il commandait.

Il est ainsi des maisons où un étranger règne tout au fond du secret de la famille.

On recevait très peu chez Mme de Souzay, qui, dans les premiers temps, ne porta aucun titre, non plus que M. Georges, son fils ; mais le ménage était déjà monté noblement. Les écuries et la remise avaient ce qu’il fallait. Là-haut, vers ces sommets du Paris artiste, on est moins provincial qu’au Marais ; est-on moins curieux ? Les deux grandes maisons qui flanquaient l’avenue, en étouffant les tilleuls, parlaient quelquefois du petit hôtel triste et se demandaient qui étaient ces gens-là.

Nul ne savait leurs ressources.

La maison de droite avait l’honneur de loger un agréé retiré, celle de gauche jouissait d’un cabinet d’affaires. Ici et là, on avait cherché à savoir, mais la cuisinière des Souzay avait avoué sa complète ignorance chez le boulanger, depuis longtemps.

Une chose assurément fort étrange, c’est qu’il n’était jamais question à l’hôtel ni de rentes ni de fermages.

Et point de dettes. Jamais ombre de gêne !

Le docteur Albert Lenoir ?… Vous supposez bien qu’on ne vous avait pas attendus pour lui attribuer ce miracle.

Eh bien ! c’était une erreur. Le docteur Lenoir envoyait sa note tous les six mois à l’hôtel de Souzay, et sa note était religieusement soldée comme les autres.

Quoi qu’il en soit, grâce aux soins du docteur Lenoir, le jeune M. de Souzay reprenait vie et force à vue d’œil. Dans les premiers mois, on lui avait vu le bras droit en écharpe ; mais, au bout d’une demi-année, l’écharpe disparut, quoiqu’il continuât de conduire son cabriolet de la main gauche.

C’était de la main droite, et d’un geste tout gracieux, qu’il portait maintenant son cigare à ses lèvres.

La première fois qu’il était sorti avec ses deux bras libres, le docteur Lenoir l’accompagnait comme si c’eût été un essai ou une expérience.

Et, en rentrant, l’excellent professeur semblait tout fier.

Le docteur était alors dans tout l’éclat de sa réputation. Sa belle figure, que Paris a si bien connue, ne portait pas plus de quarante ans, quoique des fils d’argent assez nombreux vinssent à se montrer depuis du temps déjà dans les masses bouclées de sa chevelure.

On avait dit de lui, dans sa jeunesse, qu’il ressemblait à un héros de roman sentimental. C’est rare chez les médecins ; le hasard, dieu d’une gaieté folle, prend à tâche de réserver ces physionomies quasi angéliques pour les officiers ministériels.

À présent, le docteur Lenoir était bien mûr pour rester ange et notre siècle n’aime pas assez les saints pour que je risque ce mot en parlant de l’homme le plus aimable que j’aie rencontré ici-bas : j’aurais peur de lui faire du tort auprès des dames. Il était un peu trop beau, pour un docteur, voilà tout ce que je puis concéder ; mais comme il avait beaucoup souffert et combattu davantage, ce qui restait des candeurs exquises de sa jeunesse avait pris ce hâle viril qui bronze et glorifie tout soldat.

Le monde l’aimait, sauf les mortels ennemis qui lui faisaient dans l’ombre une guerre sauvage. On ne lui connaissait point d’amis, dans l’acception vulgaire du sujet.

Il vivait seul, faisant le bien sans faste, servant fidèlement la science, mais entouré toujours d’un certain mystère parce qu’une large portion de sa vie appartenait à une œuvre dont nul n’avait le secret.

Beaucoup, dans son innombrable clientèle, faite de grands seigneurs et d’indigents, auraient souri si quelqu’un eût parlé ainsi en leur présence du docteur Abel Lenoir.

On passe souvent sans les voir à côté des choses et des hommes héroïques, parce que ces choses ont la modestie de la grandeur, et parce que ces hommes gardent le silence tout naturellement.

Ce sont les petits actes qui font d’énormes tapages, et quand vous entendez une voix criarde aspergeant de ses hâbleries l’univers émerveillé, abaissez vos regards et cherchez bien, vous découvrirez un petit homme qui hurle par le soupirail de sa cave.

Quelques-uns se souvenaient de bruits étranges qui avaient couru autrefois sur le docteur Lenoir : un drame plein de terreur, une lutte violente menée avec des vaillances chevaleresques contre une association de malfaiteurs d’autant plus redoutable que les gens dont le métier est d’être sages niaient jusqu’à son existence. Un grand amour dans un doux cœur, un courage de lion dans une main sans armes, et la colossale église du crime ébranlée par le prodigieux effort d’une seule vertu !

On avait dit — vaguement — que le docteur Abel était l’ami, peut-être même le serviteur de ce jeune magistrat, M. Remy d’Arx, qui avait perdu la vie et presque l’honneur pour avoir essayé de mettre les Habits-Noirs sous la main de la justice.

Mais ils étaient rares déjà ceux qui auraient pu rappeler les détails de cette lugubre histoire[1] où un homme de large intelligence et de superbe volonté était mort à la peine, misérablement écrasé sous le poids de nos prétendues sagesses administratives, — mort accusé de folie par des aveugles et des sourds, tandis que le crime savant, sauvegardé par l’imbécillité brevetée, continuait en paix son terrible commerce.

En haut comme en bas de l’échelle judiciaire et policière, on avait répondu à Remy d’Arx : « Les Habits-Noirs n’existent pas ! »

Et si après la mort de ce martyr de la routine quelques-uns étaient tombés parmi les chefs de la ténébreuse association, c’est qu’un autre fou avait encore agi en dehors des bourreaux et des greffes, un fou qui risquait sa vie deux fois, comme Remy d’Arx lui-même, traqué en même temps par ceux qui attaquent la société et par ceux qui ont sans nul doute la bonne intention de la défendre.

Ce fou, c’était le docteur Lenoir.

Mais la bataille s’était livrée sans témoins. Ce qui en avait transpiré allait déjà vers l’oubli, et ceux qui auraient pu se souvenir ne voulaient déjà plus croire. Le docteur Abel faisait du reste de son mieux pour épaissir le voile qui couvrait le roman de son passé.

Quand on faisait allusion, par hasard, aux Habits-Noirs, il était le premier à sourire, disant de sa voix grave et vibrante :

— Est-ce que vous en êtes encore à croire à tout cela ? La cour a jugé : Il n’y a jamais eu d’Habits-Noirs.

Mon Dieu, non ; à l’exception des cinq ou six malheureux qu’on avait vus une fois porter ce nom en cour d’assises, toute cette absurde épopée du colonel Bozzo-Corona, le « père à tous » et de ses bandits, n’était qu’un tissu de fables.

Pour revenir à l’hôtel de Souzay, tranquille et muet au fond de sa solitude un peu triste, une intimité véritable régnait entre Georges, le jeune maître de la maison, et M. Albert, son secrétaire, qui mangeait à la table de Mme de Souzay.

Albert, nous l’avons dit, semblait être, au commencement, la gaieté même de la maison, tandis que Georges avait alors un aspect maladif et triste.

Dès ce temps-là, chose inexplicable, la belle veuve laissait volontiers la société de son fils mélancolique pour celle du secrétaire heureux et bien portant.

Mais les choses n’avaient pas tardé à changer en ce qui concernait la santé et le caractère respectifs des deux jeunes gens.

Georges s’était rétabli entre les mains du docteur Lenoir, et, en même temps que ses forces, il avait recouvré toute la joyeuse humeur de son âge. Au contraire, Albert, attaqué tout à coup par un mal inconnu et sans cesse grandissant, était devenu morose, taciturne, malheureux.

Et il paraît que ce n’était pas sa gaieté seule qui attirait naguère la sympathie de Mme de Souzay, car elle s’attachait à lui de plus en plus depuis qu’il était devenu triste.

Dans les rares promenades qu’elle faisait en voiture, Albert était constamment son compagnon, et elle passait de longues heures chaque jour à lui donner ces soins assidus qui sont le cher devoir des mères.

Georges n’en témoignait aucune jalousie, et redoublait d’affection pour celui qui portait auprès de lui le titre de secrétaire sans en remplir assurément les fonctions.

Georges sortait beaucoup : sa mère ne lui demandait aucun compte de sa conduite ; mais dès qu’Albert, de qui son jeune maître ne réclamait nul service, venait à s’absenter, Mme de Souzay devenait inquiète, et c’étaient, au retour, de minutieuses enquêtes mêlées parfois de reproches.

Le cordon bleu de l’hôtel s’appelait Mme Mayer et tourmentait l’anse du panier comme beaucoup de Prussiennes. En parlant de ces petites scènes d’intérieur chez le boucher, Français, mais pareillement voleur, elle prononça une fois, en l’appliquant à Mme de Souzay, le mot jalousie, pris dans son sens le plus brutal.

— Et ça ne serait déjà pas si étonnant, ajouta-t-elle. Dans les maisons, les secrétaires, faut que ça gagne sa vie, pas vrai, et madame est fièrement conservée ! Alors, un grand bébé comme monsieur Georges, vous comprenez, ça la vieillit et elle ne l’aime pas, tandis que l’autre, ça la reverdit, et elle ne peut pas lui en vouloir pour ça, hein ? J’ai entendu une fois le docteur qui disait à monsieur Georges comme ça : « Courage, vous en verrez la fin ! » Vous comprenez, il n’est pas heureux, ce jeune homme-là, et il compte que le secrétaire avalera sa langue. Dame !

Avec l’accent de Breslau, d’où Mme Mayer était native, ces choses ont encore plus de saveur.

Un soir, trois mois avant l’époque où commence notre histoire, c’était le 5 janvier 1853, Albert, le secrétaire, rentra fort tard.

Il était pâle comme un mort.

Mme de Souzay et le docteur Lenoir passèrent toute la nuit à son chevet avec le vieux valet Tardenois.

Quant au jeune monsieur Georges, il ne rentra pas du tout, et l’on apprit qu’il était parti pour un grand voyage.

Ce fut le lendemain de ce jour que Clément le Manchot entra à la prison de la Force comme accusé de complicité dans le meurtre des deux vieilles demoiselles Fitz-Roy de Clare, assassinées nuitamment au numéro 67 de la rue de la Victoire.



  1. L’arme invisible, 4e série des Habits-Noirs.