La Bande Cadet/Partie 1/Chapitre 09

E. Dentu (tome Ip. 193-204).
Première partie


IX

Lirette


Le fameux fiacre roulait maintenant sur le boulevard Montmartre. Le cocher n’était plus seul sur son siège. Il y avait auprès de lui un bon garçon, à tournure de commissionnaire, qui portait un sac de voyage et une valise.

Le cheval, qui n’avait point beaucoup d’apparence, allongeait pourtant bravement.

Dans l’intérieur, vous n’eussiez plus trouvé ni le vieux monsieur, ni la femme en noir de la place Royale. Et, néanmoins, ce pauvre M. Noël ne s’était pas trompé, c’était bien le bon fiacre, le vrai : Clément le Manchot y travaillait de tout son cœur.

Il paraissait fort calme, pour un homme qui vient de passer à travers une si chaude aventure. Sa défroque de femme était encore auprès de lui sur le coussin avec un waterproof ayant la vraie odeur de Londres, une casquette plus anglaise que Wellington et un nécessaire de toilette tout ouvert.

M. Noël et aussi le brave directeur de la Force l’auraient encore reconnu à ce moment, grâce à la cicatrice qui le marquait si terriblement ; mais il leur aurait fallu se hâter, car l’ex-prisonnier changeait à vue d’œil.

Ce n’était pas seulement l’effet miraculeux produit par le grand air de la liberté qui le transformait ainsi : je vous l’ai dit, il travaillait.

Il était seul dans le fiacre et il n’avait qu’une main ; il fallait s’ingénier. Le miroir du nécessaire était posé sur la banquette de devant et incliné selon l’angle voulu pour bien mirer notre homme, agenouillé.

Auprès du miroir il y avait un paquet de ouate, du linge, une brosse, un peigne, une boîte de cristal ronde contenant une matière blanche, onctueuse, semblable à du cold-cream et un petit flacon de métal.

Le prétendu cold-cream exhalait une violente odeur de préparation chimique.

On y voit ou à peu près, la nuit, au-dedans des voitures, sur le boulevard. Clément avait rabattu les deux stores du fiacre, afin d’être éclairé par-devant seulement.

À l’aide d’un tampon de ouate, il avait enduit de crème toute la partie de son visage attaquée par la cicatrice, c’est-à-dire le front, l’œil gauche tout entier et une portion de la joue gauche.

Il en était là de son opération au moment où nous entrons dans le fiacre. L’émulsion qui, dans la boîte de cristal semblait être d’une blancheur lactée, prenait sur la peau des tons d’un bleu livide.

Clément se mit à rire tout à coup.

— Ça pique ! dit-il. Du diable, si je sais quand je m’éveillerai de ce rêve-là ! J’ai la moitié de Paris à mes ordres, à ce qu’il paraît, et des gaillards qui savent leur état ! Si on m’expliquait seulement un bout de la comédie ! J’ai eu deux mois et demi de congé, là-bas dans le paradis de M. Buin. Ça commençait à me sembler un peu long, mais j’ai idée que, pour la besogne, je vais rattraper le temps perdu !… Et honnête homme avec cela !

Son rire sonnait franchement.

Et pendant qu’il parlait ainsi avec lui-même, sa main ne restait pas oisive. Il avait pris le peigne d’abord, puis la brosse, et l’épaisse toison qui s’embrouillait sur sa tête allait se démêlant avec rapidité. Quand la brosse eut succédé au peigne, tout ce désordre qui devait être factice, avait disparu pour faire place à de belles boucles admirablement soyeuses.

— À la barbe ! reprit-il ; elle a juste soixante-dix-huit jours ; je l’avais faite la veille de mon arrestation. Quelle histoire ! Miséricorde ! On ne peut pas se raser ici, avec ces cahots ; je me couperais le cou et ce n’est pas le moment. Auparavant, il faut au moins que je sache au juste si je suis amoureux oui ou non !

Vous eussiez parié pour oui, car il eut un gros soupir bien naïf.

Et le peigne d’aller, et la brosse aussi, et la barbe de briller soyeuse et douce comme les cheveux.

Il y avait là vraiment tous les accessoires d’un splendide visage de jeune premier, et sans la cicatrice…

— Il ne me va pas trop mal, ce collier, pensa Clément, c’est dommage de l’abattre. Voyons maintenant quel miracle va accomplir le baume de ce sorcier de docteur, qui me mord comme un demi-cent de fourmis. Je suis sûr que, sous l’onguent, ma peau est rouge comme une tomate !

Il prit un tampon de ouate sèche, et le passa légèrement sur toute l’étendue de la cicatrice, qui s’en allait à mesure, avec l’onguent, comme ces figures de mathématiques que l’éponge efface sur le tableau noir des examens.

— C’était bon teint, pourtant, murmurait-il dans sa surprise mêlée d’admiration, je me lavais dessus à grande eau tous les jours : Il n’y aura même pas besoin d’une seconde couche… Ah ! ce docteur !…

Sans être rouge comme une tomate, l’emplacement où était naguère la cicatrice gardait un « feu » très vif. Clément déboucha le flacon de métal, versa quelques gouttes de son contenu sur un linge et tamponna son feu.

Puis il ne s’en occupa plus. Sa foi était complète.

Nous devons avouer que le regard qu’il accorda à son miroir, après besogne achevée, était celui d’un très beau garçon absolument satisfait.

Désormais, vous ne lui auriez pas donné vingt-cinq ans.

Le miroir fut remis dans le nécessaire, ainsi que les flacons, brosses, etc. La robe noire, le chapeau de femme et le voile disparurent dans le coffre de la voiture.

Clément revêtit le waterproof, qu’il boutonna, passa le nécessaire à son cou et coiffa la casquette.

Il était temps, le fiacre s’arrêtait rue Pigalle devant un mur étroit, bâti entre deux grandes maisons de rapport et percé d’une porte cochère très modeste qui occupait les trois quarts de sa longueur. C’était tout à fait dans le haut de la rue, où les boutiques sont rares.

Le cocher demanda : « La porte, s’il vous plaît ! »

Une ombre parut s’éveiller sur une des bornes qui flanquaient l’entrée. C’était une fillette, déjà grande, habillée comme les ouvrières, mais qui avait en elle quelque chose de singulier, j’allais dire d’élégant sous la pauvreté de sa mise.

Cela se trouve parfois dans les métiers qui touchent à l’art, même par les côtés misérables ou ridicules.

Ainsi, parmi cent pauvres comédiennes de la foire, qui sont grotesques précisément parce qu’elles se croient artistes, vous rencontrez tout à coup un embryon d’étoile ayant déjà des rayons pour qui sait les deviner au travers de son nuage.

Cette petite fille sonna, disant au cocher d’une voix qui tremblait un peu :

— Ah ! la maison est bien trop loin pour qu’on vous entende crier !

Puis elle gagna d’un seul bond la voiture et mit à la portière son visage brun, pâle, encadré de cheveux mutins. Le regard qu’elle darda à l’intérieur flamboyait.

— Bonsoir, dit-elle.

— Lirette ! s’écria le prisonnier avec un mouvement de surprise qui n’était pas exempt de colère, que fais-tu là et que veux-tu ?

La fillette ne répondit pas.

Le prisonnier reprit d’un ton plus doux :

— Mais comme te voilà grandie, en trois mois, petite Lirette ! Je te défends de courir toute seule à ces heures désormais.

Le regard de l’enfant se voila, elle pleurait.

— Nous ne demeurons pas bien loin, répliqua-t-elle. La baraque est à la barrière, là-haut sur la place Clichy, et je vous défie bien de m’empêcher de courir, quand j’espère vous voir.

Elle saisit la main du jeune homme et la porta brusquement à ses lèvres.

— Tenez, dit-elle, voilà votre bouquet de violettes. Il est tout frais, et il sent bon. J’ai été jusqu’au Palais-Royal pour l’avoir : la marchande me les donne depuis que je n’ai plus d’argent. Trois mois ! je suis venue tous les soirs pendant près de trois mois, et j’étais grondée pour rien puisque je ne vous voyais pas. Je parie que vous n’avez pas pensé à moi, vous, pendant tout ce temps-là ; ne mentez pas !

Clément se mit à rire.

— Je te dois quatre-vingt-dix bouquets de violettes, alors, dit-il, en lui tendant un louis. Prends ceci en acompte.

Elle repoussa la pièce d’or d’un geste mignon et caressant, mais elle baisa pour la seconde fois la main qui se retirait.

— C’est bon ! murmura-t-elle, vous n’avez pas pensé à moi. Est-ce vrai que vous allez vous marier ?

— Pourquoi ne veux-tu plus de mon argent, petit démon ? demanda Clément au lieu de répondre.

— Parce que vous me devez plus, bien plus que cela, dit Lirette, qui devint sérieuse. Nous avons Cora, une grande Noire, à la baraque. Elle tire la bonne aventure, la vraie. Voilà qu’on ouvre votre porte, je ne veux pas qu’ils me voient, vous auriez honte. Ne riez pas, j’ai bien des choses à vous dire, et j’ai mes dix-sept ans ! Je reviendrai. Je ne veux plus de votre argent, parce que… c’est la grande Noire… Ça m’est bien égal si vous vous moquez de moi, j’aurai mon tour, Cora l’a dit… parce que vous m’aimerez, donc ! vous verrez !

Sa joue s’était empourprée et ses prunelles éclataient comme une paire de diamants.

Elle s’enfuit, soufflant vers Clément, avec une coquetterie enfantine, une poignée de baisers déposés dans le creux de sa main.

L’homme à tournure de commissionnaire était descendu sur le trottoir avec la valise et le sac. Un valet sortit en même temps par la porte, parcimonieusement entrebâillée. C’était un vieillard à cheveux blancs ; il avait une livrée noire. Ce fut lui qui ouvrit la portière.

— Monsieur a-t-il fait un bon voyage ? demanda-t-il d’un ton froid et respectueux.

— Très bon ; payez le cocher et le commissionnaire, Tardenois.

Le vieux valet obéit, et ils entrèrent.

Aussitôt que la porte fut refermée, le vieillard déposa les bagages sur le sable et ouvrit ses bras.

Clément s’y précipita.

L’étreinte fut longue, mais silencieuse.

Quand elle prit fin, le vieillard laissa Clément reprendre les bagages, et ils se dirigèrent ensemble vers la maison, située tout au bout d’une profonde allée. La façade de l’hôtel ne montrait aucune lueur.

Au moment où ils approchaient, le sac et la valise changèrent encore une fois de main.

— Je suis venu seul à votre rencontre, dit le vieillard en chargeant le fardeau sur ses épaules, parce que je ne pouvais pas me douter qu’on avait poussé si loin la mise en scène de cette comédie. Il est bon qu’on croie à ce voyage d’Angleterre.

— Et vous ne savez rien encore ! répliqua le jeune homme. Cette comédie et sa mise en scène ont mis sur pied une troupe entière d’acteurs et de comparses ; quand je vous aurai tout dit ; vous resterez confondu !

Il hésita avant d’ajouter :

— Vous ne me parlez pas de… de ma mère ?

— Madame la duchesse n’est pas malade, répondit le vieux serviteur.

— Et Albert ?

— Ah ! fit le vieil homme en secouant la tête, celui-là, je le vois trop souvent pour bien juger. Ceux qui ne le voient pas tous les jours disent qu’il change comme pour mourir, et Mme la duchesse est plus pâle que lui.

— Parlaient-ils de moi quelquefois ? demanda encore Clément, qui courbait la tête.

Le bonhomme ne répondit pas.

Clément essaya de sourire en murmurant :

— Est-ce qu’il n’y a plus ici que toi pour m’aimer pauvre bon Tardenois ? Tu sais que là-bas j’étais ton Pierre, à la prison ?

De nouveau, le vieux valet le pressa contre son cœur, et dit, employant pour la première fois un nom qui n’était ni Clément ni Pierre :

— Georges, mon cher enfant, vous avez donné votre liberté, et vous allez jouer votre vie, mais votre dévouement ne sauvera pas celui qui doit mourir.

— Savoir ? dit le jeune homme en relevant la tête. Pour la maladie, nous avons le docteur, à qui les miracles ne coûtent rien, et, pour le reste, je n’ai qu’un bras c’est vrai, mais il est bon, et nous verrons bien !