La Bande Cadet/Partie 1/Chapitre 04

E. Dentu (tome Ip. 133-145).
Première partie


IV

Vis-à-vis de la Force


Il était bien caché ce billet de loterie fantastique que le prince Georges de Souzay venait chercher de si loin, et le salon du bon Jaffret (ce n’était pas le fameux salon à quatre fenêtres) ne parlait absolument pas de millions. — Malgré la corbeille dont la fraîche enveloppe éteignait davantage, par le contraste, les couleurs fatiguées des fauteuils, il ne parlait même pas beaucoup de fiançailles.

À la vue de ce petit comité si tranquille, et dont l’entretien roulait sur des sujets si étrangers au mariage, personne n’aurait assurément deviné que Mlle Clotilde attendait son fiancé de minute en minute, après une absence qui n’avait pas duré moins de trois mois : et que le contrat allait être signé ce soir même.

Elle était trop paisiblement gaie, la chère enfant, pour qu’il fût permis de penser qu’on la mariait contre son gré ; mais l’absence complète de toute émotion prouvait, d’un autre côté, que son beau petit cœur n’était point bouleversé par les fièvres de l’attente.

Je vous défie bien de rêver une plus jolie créature, et plus belle, plus gracieusement accotée à l’angle d’un plus vilain canapé !

C’était une rieuse, on le voyait à cette fleur entr’ouverte qui était sa bouche, et qui laissait deviner un plein écrin de perles. Elle avait un trésor de cheveux noirs ondés, lourds à la main, doux à l’œil, auxquels la lumière arrachait des reflets d’or bruni. Je ne sais quelle mélancolie d’enfant jouait dans son sourire, comme pour rappeler qu’il y avait une âme sous l’insouciance de ce calme. L’âme brillait mieux encore et pensait aussi dans l’émeraude foncée de ses grands yeux presque noirs, ombragés de cils magnifiques.

Sa joue restait veloutée comme celle d’une fillette, et les lignes charmantes de son cou gardaient ces flexibilités de cygne que fait onduler si bien la pétulance du premier âge ; mais son buste harmonieux était déjà d’une jeune femme, de même que l’assurance de sa pose et les hardiesses tranquilles de son regard.

On a de la peine quelquefois à dompter ces vaillantes ; mais d’autres fois, avec quelle joie elles se font esclaves !

Mlle Clotilde n’avait pas encore résisté ; jamais non plus elle n’avait été domptée.

Dans les familles que nous connaissons vous et moi, n’est-ce pas, que de tendresses autour d’une pareille enfant ! payées par combien de caresses ! Ce n’était pas tout à fait ainsi chez les Jaffret, dont l’affection mutuelle était sans doute si bien entendue, une fois pour toutes, qu’ils ne l’exprimaient jamais. Le bon Jaffret avait d’ailleurs ses oiseaux et Adèle ses affaires, qui n’étaient pas sans avoir une certaine importance, quoique nous n’en ayons pas encore parlé.

Tous les matins et tous les soirs, Clotilde donnait son front à leur baiser ; le reste du temps, ils vivaient ensemble comme les meubles d’une même chambre, éternellement voisins et ne se querellant jamais.

Pourquoi aurait-on parlé de mariage ? C’était chose archi-convenue. Pourquoi retour ? L’heure où devait arriver le prince était fixée, personne n’avait ni inquiétude ni hâte. Tant que l’absence de Georges avait duré, il avait écrit deux fois par semaine, régulièrement, et on lui avait répondu de même : cela suffisait à tout le monde.

Sur son canapé, Clotilde lisait justement une des lettres du prince qui était datée de Londres et qui disait : « À jeudi soir, huit heures. » C’était aujourd’hui jeudi. Clotilde replia la lettre et bâilla ; puis elle prit une lorgnette-jumelle qui reposait auprès d’elle sur le canapé, et regarda par la fenêtre ouverte le poudreux paysage des démolitions, adossé aux bâtiments de la Force.

— D’où vous êtes, dit en ce moment M. Buin, le directeur de la prison, qui était en train de conter la nouvelle du jour, vous pouvez apercevoir sa croisée.

— La croisée de qui ? demanda Clotilde.

M. Buin la menaça du doigt en riant.

— Vous ne m’avez pas écouté, mademoiselle, s’écria-t-il, je vous y prends ! Vous avez autre chose à penser, un jour comme celui-ci ! Je parle de notre condamné dont la cellule fait le coin tout en haut du bâtiment neuf, dans le repli de la cour de la Dette. Voyez-vous sa fenêtre ? c’est la seule qui ait des rideaux.

La jeune fille braqua sa lorgnette sur la partie désignée de la prison qui lui faisait face en effet, et se mit à chercher dans l’entassement des corps de logis.

— Des rideaux verts ? dit-elle.

— En soie, s’il vous plaît ! Voyez-vous le prisonnier ?

— Non. Sa fenêtre est dans l’ombre du grand mur… attendez ! Est-ce qu’on laisse entrer des dames ?

— Des dames ! s’écria le directeur, qui sauta sur ses pieds.

— Non, fit Clotilde, c’est le rideau qui flottait.

— Ki ki ki rrrrriki huick, huick ! chanta le bon Jaffret pour ses bouvreuils.

— Monsieur le comte, dit Adèle à Comayrol, puisque ce fainéant de notaire est en retard, commençons à nous deux, voulez-vous ? Je n’aime pas rester à ne rien faire.

Le comte de Comayrol avait dû être très beau garçon, et ramenait encore sur ce front haut et fuyant, apanage des hommes à bonnes fortunes démissionnaires, des mèches de cheveux teints qui faisaient illusion par les temps calmes, mais le moindre vent leur était funeste. Il venait du Midi, dont il avait gardé l’accent intact, et mimait furieusement tout ce qu’il disait : à tel point qu’il faisait le geste de briser sa canne sur son genou quand il parlait de casser une croûte, et que pour exprimer l’idée d’un jeune homme qui embrasse une carrière, il baisait amoureusement le bout de ses doigts ; voilà pourquoi on ne peut jamais lutter contre les orateurs de Tarascon !

— À vos ordres, belle dame, répondit-il, est-ce le double-six, ce soir, ou la dame de carreau ?

Pour figurer le domino, il piqua douze fois le creux de sa main avec une grande énergie ; l’idée de la dame de carreau fut exprimée en battant violemment un jeu de cartes imaginaire. Nous ne donnons pas ce gentilhomme pour la plus fine fleur du faubourg Saint-Germain, mais il avait ses mérites.

Cependant M. Buin, en proie à une certaine agitation, s’était rapproché de Clotilde et avait pris la jumelle. Il perdit du temps à la mettre à son point. Quand il regarda enfin cette fameuse fenêtre où flottaient les deux rideaux verts, ce fut avec une extrême attention, mais il ne vit rien.

— Et le pauvre homme qui demeure là est condamné ? demanda Clotilde.

— À vingt ans de travaux forcés, répondit M. Buin : audience aujourd’hui, c’est tout chaud.

— C’est donc un bien grand scélérat ?

— La chose jugée, vous savez… Mais moi, je croyais qu’il aurait été acquitté.

— Il faut des exemples, dit Adèle, qui remuait bruyamment les dominos. On est trop mou aux assises.

— C’est égal, fit observer Jaffret, le jury ! quelle responsabilité ! Moi, si j’étais obligé d’envoyer un homme à la mort !…

Il eut un petit frisson, mais il ajouta pour les bouvreuils :

— Huick, huick, huicki ! Rrrriki huick !

— À moi la pose ! cria Mme Jaffret : du six !

Et tout bas, elle reprit rapidement :

— Nous ne sommes plus seuls à chercher la petite drôlesse, vous savez ?

— Moi, répliqua Comayrol également à voix basse, je démolirais la maison tout de suite !

— Et s’il n’y a rien dedans ! repartit Adèle avec aigreur. D’ailleurs, pensez-vous que les autres ne viendraient pas voir de quoi il retourne ! nous mourrons pauvres à la porte d’un trésor !… Domino !… Ce sera bien fait !

— Ah çà ! demanda M. Buin, en prenant place sur le canapé auprès de Clotilde, nous ne pensons donc pas un peu à cet absent qui va revenir, nous ?

— Si fait, répliqua la jeune fille. Est-il jeune, le condamné ?

— Mais oui, trente ans ! je pense.

— Est-il beau ?

— Non, il n’a qu’un bras, d’abord. Ensuite, il est défiguré par une cicatrice qui prend tout son œil droit avec une portion de son front et de sa joue… Mais vous n’avez donc rien entendu de ce que je disais tout à l’heure !

— Il paraît, fit Clotilde. Excusez-moi, je pensais peut-être à ce qui me regarde.

— Et vous avez de quoi penser, chère enfant ! Quel saut vous allez faire ! Du fond d’une cave au plein soleil ! C’est comme si on me donnait à moi, vieux geôlier, la surintendance des théâtres… Eh bien ! il s’agit tout simplement de la cause célèbre dont s’entretient tout Paris : de la bande Cadet et de son chef, le fameux Manchot…

— Clément le Manchot, murmura la jeune fille.

— Juste.

— C’est lui, le condamné ?

— Il le nie. Il a des papiers à un autre nom, mais deux témoins l’ont reconnu… Je racontais donc tout à l’heure que, pendant trois mois que l’instruction a duré, Clément Cadet ou Pierre Tardenois, comme il veut s’appeler, a été supérieurement traité chez nous. Il a de belles connaissances. Des recommandations venues de très haut m’autorisaient à faire pour lui tout ce qui se peut faire dans une prison. Et, comme il a des ressources, il menait, en vérité, sauf la liberté d’aller et de venir, une vie couleur de rose. Rien ne lui manquait… Mais voilà que tout est fini, il sera transféré demain…

— D’ici demain, interrompit le bon Jaffret, il aurait le temps de vous jouer quelque tour… huick, huick !

— Ah ! mais oui, fit Adèle ; cinq partout… comptons ! Quand ils sont une fois condamnés, ça devient des diables, ces enragés-là !

M. Buin sourit. Vous ai-je dit que c’était une belle et bonne physionomie de fonctionnaire : beaucoup plus gentilhomme assurément que M. le comte de Comayrol ?

— Malheureusement pour le pauvre garçon, répondit-il, j’ai eu le temps d’apprendre mon métier. Sans qu’il s’en doute, il est déjà muré ; j’ai établi la grande surveillance, et son homme de chambre doit être changé à cette heure… Tenez ! je l’ai mis entre les mains d’un gaillard que vous connaissez bien et qui ne plaisante pas : Larsonneur.

— Solide ! dit Comayrol : à la bonne heure.

Adèle et lui échangèrent un regard. Le bon Jaffret tournait ses pouces. Il répéta :

— Larsonneur ! solide !… kikirrriki… ah ! mais oui ! solide ! kuick !

— J’en étais là, poursuivit M. Buin en revenant à Clotilde, je disais justement que les journaux allaient faire grande vente ce soir, quand je vous ai montré la fenêtre du condamné, mais je n’avais pas encore expliqué pourquoi. Voici l’explication… Mais vous êtes bien jeune pour avoir entendu parler des Habits-Noirs, vous, ma fille ?

— Ah ! qu’ils m’ont fait trembler, ceux-là ! s’écria Clotilde, quand j’étais petite ! Il y avait une histoire : un mendiant qui abordait un grand seigneur, et qui lui touchait le dedans de la main en disant : « Fera-t-il jour demain ? … »

— Le fameux « fera-t-il jour demain ? » s’écria M. Buin.

— Et alors, continua Clotilde, le grand seigneur répondait : « Oui, si c’est la volonté du Père, à minuit comme à midi. » Et le grand seigneur descendait de son équipage pour suivre le mendiant… Je ne sais plus où par exemple… dans un endroit où il n’y avait qu’un fauteuil pour s’asseoir. Le mendiant y prenait place, le grand seigneur restait debout, disant : « Que voulez-vous de moi, maître ? » Ce que le mendiant voulait, c’était la mort d’une femme, et cette femme, le grand seigneur l’aimait justement d’amour… Et il fallait obéir !

— Des bêtises ! grommela Jaffret.

Adèle et Comayrol jouaient en silence.

— Vous, mon bon ami, dit le directeur, vous n’avez jamais cru aux Habits-Noirs, mais voilà ! il y a un million de Parisiens qui ne sont pas de votre avis, et le ministère public a laissé entendre que la bande Cadet n’était qu’une section de cette grande armée du mal qui a effrayé tour à tour les capitales de l’Europe !

— Des bêtises ! répéta Jaffret : ça inquiète le commerce ces choses-là !

— Moi, je crois aux Habits-Noirs, dit Comayrol, qui était pâle.

— Parbleu ! appuya Mme Jaffret, dont les vieilles mains, rudes comme celles d’un homme, tremblaient un peu en remuant les dominos.

En ce moment, une psalmodie criarde monta du dehors ; des marchands de « canards », qui débouchaient par la rue Saint-Antoine, s’engageaient entre la prison et les démolitions, criant à pleines voix enrouées :

« Achetez ce qui vient de paraître : Horrible assassinat du cinq janvier, rue de la Victoire ; cinq accusés, deux victimes ! La bande Cadet, renaissance des Habits Noirs ; condamnation de Clément, dit le Manchot ; tous les détails, avec portraits d’après nature, un sou ! »

— Théodore, commanda Mme Jaffret à son mari, allez m’acheter cela.

Jaffret n’eut même pas le temps de se lever. La porte s’ouvrit, et Me Souëf (Isid.), successeur de son père, passa le seuil tenant sous le bras sa serviette de notaire, une des plus respectables qui fût à Paris. Il était propre, agréable à voir, et tout confit en solennelle aménité. Dans sa main gauche, il agitait un chiffon de papier mal imprimé.

— Ne vous dérangez pas, dit-il, voilà le texte et les gravures : le portrait de Clément le Manchot et le portrait du papa Cadet, le vrai chef de la bande.

— Il est mort celui-là, dit Adèle en riant bruyamment.

— Non pas, répliqua Me Souëf. C’est imprimé là-dedans : il a pris du service dans les Habits-Noirs et se promène à travers Paris, déguisé en vieille comtesse. Est-ce comique ? Moi, je le trouve, et je m’y connais !