La Bande Cadet/Partie 1/Chapitre 03

E. Dentu (tome Ip. 119-131).
Première partie


III

Mademoiselle Clotilde


Il y avait dans cette légende une chose qui excitait très vivement la curiosité, parce qu’elle semblait recouvrir un mystère impénétrable.

Nous voulons parler, bien entendu, de cette prière latine, enseignée à force de coups par un père païen.

Tout le reste pouvait paraître vague et ressemblait au commun des aventures qui vont et viennent dans les bas-fonds de Paris.

Mais cette prière devait contenir assurément le mot d’une énigme. D’autant qu’il y avait des souvenirs plus lointains encore — et plus vagues.

On n’avait pas oublié le temps où la grande maison était vide, ni l’étrange histoire de cette matinée d’hiver, qui avait vu un convoi mortuaire (celui du prince de Souzay, duc de Clare) sortir inopinément de l’hôtel Fitz-Roy, où ni portes ni fenêtres ne s’étaient ouvertes depuis plus de dix ans.

Aussi les rares habitants du quartier, qui avaient approché par hasard Mlle Clotilde, s’étaient tenus à quatre pour ne point lui demander tout bas : « Et la prière, l’avez-vous oubliée ? »

Car Mlle Clotilde, nous l’avons dit déjà, était revenue dans la grande vieille maison, habitée autrefois par le père Morand et sa fillette.

Ce retour ne s’était pas effectué tout de suite après l’histoire du marbrier.

Deux ans pour le moins, peut-être trois, s’étaient écoulés entre la mort du père Morand et le jour où Mme Jaffret, solennellement restaurée dans ses droits d’épouse et régnant de nouveau despotiquement sur Michelle, la cuisinière, sur Laurent, le valet de chambre (qui ne l’avaient jamais vue) et surtout sur le doux Jaffret, avait ramené en voiture à l’hôtel Fitz-Roy une belle fille, grande et forte qui paraissait être dans sa dixième année.

On se rappelait Tilde dans le quartier, sous l’espèce d’une pauvre enfant bien gentille, mais frêle et farouche. Quand on la vit revenir si brave et promettant d’être si belle, quelques-uns la reconnurent au premier coup d’œil, les autres doutèrent.

Était-ce bien la Tilde qu’on entendait pleurer autrefois à travers les jalousies baissées ? La Tilde du cimetière et de la légende ?

On ne la battait plus, bien entendu. Elle chantait comme un loriot du matin au soir.

Mme Jaffret (Adèle, comme on l’appelait rue Culture un peu par raillerie, ce petit nom faisant contraste avec la redoutable mine qu’elle avait) lui faisait mille caresses, et le bon Jaffret l’aimait mieux que ses petits oiseaux.

Ce n’étaient pas des bigots, ces Jaffret, mais ils allaient à la messe, et M. le curé de Saint-Paul, un respectable prêtre, venait chez eux de temps en temps. Il témoignait surtout beaucoup d’affection à Mlle Clotilde, et, quand elle approcha de sa seizième année, elle crut s’apercevoir que M. le curé cherchait l’occasion de l’entretenir en particulier.

Un jour, c’était justement la fête de ses seize ans, M. le curé lui apporta un beau chapelet.

Pour le lui donner, il l’embrassa, et, en l’embrassant, il lui adressa tout bas cette question que tant de gens grillaient de faire :

— Parions, dit-il avec une gaieté un peu affectée, que vous avez oublié la prière ?

— Quelle prière ? demanda Mlle Clotilde.

— Est-ce que vous ne vous souvenez plus de papa Morand ? insista le prêtre, qui baissa la voix et l’examina d’un retard attentif.

— Ah ! mais, si fait ! répondit la jeune fille sans hésiter.

Un peu de rouge, cependant, vint à sa joue en répondant cela.

— Eh bien, chère fille, reprit le curé, je vous parle de la prière que M. Morand vous enseignait.

— La prière aux tapes ? dit Clotilde qui éclata de rire ; je m’en souviens parfaitement.

— Bien vrai ?

— Sur le bout du doigt.

Le visage du curé trahissait une singulière émotion.

— Ma fille, dit-il en prenant un ton grave, je vous prie de me la réciter, mais de manière à ce que moi seul puisse l’entendre.

Tilde s’exécuta de fort bonne grâce et enfila couramment le Pater noster.

Le curé trouva le Pater très bien récité, mais il ne lui reparla jamais du vieux Morand.

En 1853, Mlle Clotilde avait dix-huit ans et il fut question de son mariage. Avez-vous deviné que ces mystérieuses réunions qui avaient lieu de temps en temps dans le grand salon aux quatre fenêtres, c’était le conseil de famille de Mlle Clotilde ? Quant aux membres des anciens conciliabules du temps de Morand, ceux où l’on voyait arriver dans leurs équipages, le vieillard centenaire, les beaux messieurs empressés autour de lui et les deux dames qui ressemblaient à des duchesses, vous en penserez ce que vous voudrez.

Les séances de ce conseil de famille s’étaient du reste éloignées peu à peu à mesure que Mlle Clotilde prenait l’âge d’une femme et autour des Jaffret, un cercle plus nombreux, mais composé de gens connus et même respectables s’était insensiblement formé. Il y avait le docteur Samuel, si répandu dans le faubourg Saint-Germain, Me Souëf (Isid.), le notaire des grandes fortunes, le comte de Comayrol qui, malgré son titre, protégeait l’industrie ; il y avait quelques dames, entre autres la belle comtesse Marguerite du Bréhut de Clare, un abbé et aussi M. Buin, le directeur de la prison de la Force, un des hommes les plus honnêtes et les plus estimés du Marais.

Certes, ce n’étaient ni Michelle la cuisinière ni Laurent le valet de chambre qui avaient annoncé le mariage de Mlle Clotilde aux environs, et pourtant tout le monde s’en occupait, depuis le jour même, on peut le dire, où il en avait été question pour la première fois. On n’est pas plus mauvais là-bas qu’ailleurs, mais entre l’Hôtel de Ville et la colonne de Juillet, deux ou trois cents jeunes personnes avaient le cœur gros au sujet de ce mariage, et leurs mamans n’étaient pas contentes.

Il y avait au moins six mois de cela : le bruit s’était répandu que M. le comte de Comayrol et Me Souëf (Isid.) avaient pêché un très gros poisson pour la pupille des Jaffret. Quand on a un notaire dans sa manche et un gentilhomme d’affaires, ces coups de filet ne sont pas rares. Toutes les demoiselles essayèrent bien d’espérer que c’était un comique du pays des Pourceaugnac, mais le prince vint faire sa première visite. Je vous défie de nier le soleil.

C’était un prince : un vrai !

Et par-dessus le marché, ce vrai prince était charmant : un peu grave, mais grand air tout à fait.

Il ne venait ni de Russie, ni de Valachie, ni d’aucun autre endroit où les princes se peuvent ramasser à pleins paniers : il appartenait à la maison de Clare, et s’appelait, en pur français, le prince Georges de Souzay. Vingt-cinq ans et je ne sais combien de cent mille livres de rentes.

Il y eut des maladies de faites parmi les demoiselles à marier.

Trois mois se passèrent. Un éblouissement glissa dans les pénombres du Marais ; c’était la corbeille virginale de Mlle Clotilde, dont on commençait à causer.

Vous avez tous entendu causer corbeilles. C’est vif comme une plaie, ce sujet d’entretien. Ce qu’on y met, ce qu’on en retire ! La nomenclature chère et horrible de toutes ces choses qui sont pour une autre ! les évaluations, les exagérations, les rabais ! Car il y a des jalousies qui maigrissent les corbeilles et d’autres qui les enflent.

Et un autre murmure se fit, qui semblait sortir de la corbeille même. Autour du joli front de Mlle Clotilde, une auréole s’éclaira. Ce qui rendait si invraisemblable son mariage avec le prince, c’était l’humble condition de la famille Jaffret. Eh bien ! pas du tout ! le pauvre nom de Jaffret n’était pour rien dans l’affaire, et il se trouvait que Mlle Clotilde allait sortir de son nuage, comme les héritières reconnues au dénouement des drames de la Porte-Saint-Martin. Il se trouva qu’elle était la fille… Mais n’allons pas trop vite.

Tout à coup, cependant, on ne vit plus le prince. Cela arrive, vous savez, ils s’en vont parfois comme ils viennent. Trois mois d’absence ! Un vent d’espoir courut, puis s’enfla ; on crut que le prince était parti pour toujours, mais un matin, il y eut consternation générale ; la corbeille était chez les Jaffret.

Et quelle corbeille ! On trouva un mot pour la caractériser, c’était insolent !

En ce monde, cependant, il est rare que les plus amères douleurs n’aient pas derrière elles quelque petite consolation. La consolation de la corbeille fut un cancan qui rôda, timide d’abord, puis tout à coup bien portant. On avait vu Mlle Clotilde sortir de l’hôtel toute seule, le soir, non pas une fois seulement, mais à quatre ou cinq reprises pour le moins. Non pas par la porte cochère, mais par la petite porte du jardin qui donnait sur les démolitions.

Un fiacre l’attendait au coin de la Force. Où allait-elle ? Et surtout comment rentrait-elle ? Car ceux qui la voyaient ainsi sortir ne l’avaient jamais vue rentrer…

À ces questions, jusqu’à présent, personne n’avait répondu.

Par un après-midi du mois d’avril, il y avait petite réunion intime dans le salon des Jaffret, où la corbeille était exposée, mais fermée et couverte d’un voile de mousseline. Jaffret faisait de la tapisserie auprès d’une belle cage-pagode, où une demi-douzaine de bouvreuils et lui échangeaient de douces agaceries. Il faudrait la plume d’un poète pour dire à quel point ses yeux bleus un peu fatigués, son front fuyant, dégarni selon une ligne étroite, depuis le front jusqu’à sa nuque, et ses joues grassouillettes, mais tombantes, exprimaient la mansuétude et la simplicité du cœur. Il parlait peu, mais il sifflait volontiers quelque petit compliment à ses bouvreuils, surtout à Manette et à Jules, qu’il affectionnait tendrement.

Il avait pauvre mine dans ses vêtements, quoiqu’il fût habillé de neuf. Il appelait sa femme Adèle, et la tutoyait, mais avec déférence.

Je ne sais pourquoi la vue de ce cher bonhomme inspirait quelque défiance aux gens ; les pinsons lui mangeaient pourtant dans la bouche.

Comme âge, on ne savait trop ce qu’en dire.

Adèle ne le tutoyait pas.

Cette Adèle était une physionomie beaucoup plus tranchée, et jamais lunettes d’or, rondes, larges, fortement cerclées n’allèrent mieux à un nez vigoureux et recourbé avec hardiesse. Elle était grande, maigre, noire de peau, grise de poil ; ai-je dit qu’elle assassinait les oiseaux ?

On aurait juré parfois qu’elle sentait la pipe, quoiqu’on ne la vît point fumer. Ne vous étonnez pas trop : elle avait bien de temps en temps une robuste odeur d’eau-de-vie, et jamais on ne la voyait boire. Fi donc !

Son âge apparent était de soixante-cinq à soixante-dix ans. Elle s’habillait un peu en tapageuse, et, sur ses cheveux poivre et sel, une fausse natte en soie noire s’attachait.

Quoi que vous puissiez penser, c’était un heureux ménage, et, dans une heure d’épanchement, le bon Jaffret avait dit à M. Isid. Souëf : « Depuis que nous sommes mariés, Adèle en est encore à lever la main sur moi ! »

M. Souëf (Isid.) en crut ce qu’il voulait.

Les fleurs viennent partout, j’en ai vu jusque dans les décombres, et qui éblouissaient, Mlle Clotilde était la beauté même, la beauté souriante et vaillante. Vous savez ce que les peintres, les duchesses et les palefreniers appellent « la race » ou encore « le sang. » Clotilde avait la race au degré suprême ; elle était pur-sang de la tête aux pieds, quoique personne au monde ne sût au juste d’où elle sortait.

Excepté, bien entendu, les Jaffret, qui avaient dû produire, à l’occasion du mariage projeté, toutes les pièces nécessaires parfaitement en règle.

Mais, chose singulière, le nom de famille de Mlle Clotilde n’avait point transpiré au-dehors, même après la production de ces pièces. On continuait de l’appeler la belle Tilde ou encore la nièce Jaffret, quoique, derrière cette façon de parler familière et presque malveillante il y eût déjà, nous l’avons dit, une frayeur et une douleur.

C’était en raillant, il est vrai, mais en frémissant aussi, que les gazetiers du Marais allaient radotant que Mlle Clotilde appartenait à une famille illustre, dispersée par une de ces tragédies qui enfièvrent une fois tous les dix ans la curiosité parisienne, — qu’elle avait droit, cette même Tilde, à une fortune des contes de fées, dont elle était séparée par le plus mystérieux de tous les romans d’aventures, — et que ce brillant jeune homme, M. le prince Georges de Souzay, ne serait pas venu chercher femme à pareille distance de l’Opéra, dans les profondeurs du quartier Saint-Paul, s’il n’avait su d’avance que la vieille maison des Jaffret cachait le billet gagnant d’une richissime loterie !

Nous allions oublier un dernier membre de la famille, grand et gros chien chargé d’années, qui répondait au nom de Bibi C’était une bête désagréable et qui n’aimait personne ; mais depuis que les démolitions avaient ouvert les derrières de l’hôtel, on le lâchait la nuit dans les jardins, et il était de bonne garde.