Éditions Édouard Garand (p. 23-29).

III

Vrai, si nos pères peinaient et nos mères aussi, nous, les jeunesses, qui étions encore trop faibles pour aider les parents aux travaux de la terre et des chantiers, en dehors de la classe, ne manquions pas d’amusements, l’hiver comme l’été. Pendant les neiges, nous allions dans le bois tendre des collets de fil de fer aux lièvres. Ce gibier-là, était en abondance à la Baie et, pendant tout l’hiver, nous nous en régalions à nos repas. Vous savez que c’est pendant l’hiver que le lièvre, quand il est tout blanc, est bon à manger. Le soir, après l’école, nous partions tendre nos collets et, le lendemain, dès le petit matin, nous allions à la levée. Ah ! les bonnes courses, sur nos petites raquettes montagnaises parmi les arbres chargés de neige ! Il avait neigé, souvent, dans la nuit, et nos traces de la veille étaient effacées ; n’importe, nous savions toujours retrouver nos collets tendus entre deux jeunes bouleaux, en travers d’une piste découverte, le jour d’auparavant. Rarement, nous avons manqué notre coup. À chaque collet tendu un lièvre était pris et, des fois, nous le trouvions encore vivant. Nous en rapportions, chaque matin, chacun cinq ou six. C’était à qui de nous en prendrait le plus. Nous en mangions pendant tout l’hiver et nos mères nous en servaient, aux repas, en « sea pie » ; au déjeuner, au dîner, au souper, à tel point qu’à la fin de l’hiver, nous étions passablement écœurés de ces « frigousses » aux oreillards, encore que ce menu général ait été souvent coupé par quelques bons rôtis de perdrix que nos pères tuaient en coupant du bois.

L’été, nous avions la pêche à la petite truite rouge dans la Rivière-à-Mars, les bains dans l’eau salée de la Baie et la cueillette des petits fruits sauvages : les fraises en juin, les framboises un peu plus tard, les bleuets à la fin d’août et surtout les noisettes au commencement de septembre.

On trouve encore, au jour d’aujourd’hui, dans les coulées ou aux trécarrés des terres des coudriers avec des noisettes. Mais on ne sait pas ce que c’est que des noisetiers chargés. C’est dans mon jeune temps qu’on en voyait. Ah ! Dieu du Ciel ! Les flancs de la coulée de la Rivière-à-Mars, par exemple, en étaient tapissés, de noisettes. Les coudriers étaient si grenus que dans pas plus que dix minutes on emplissait un grand sac de noisettes. Quand nous en avions ramassé plusieurs pochetées, nous allions les enfouir dans de grands trous creusés derrière les campes et nous les couvrions de mousse humide et de terre mêlée de paille. Nous laissions ainsi pourrir leur rude écorce couverte de barbillons après quoi nous les roulions entre deux planches afin de séparer, comme dans un crible, la paille du grain, la pulpe pourrie de l’enveloppe des noisettes jaunes et lisses comme des marbres. Nous comptions ensuite nos noisettes que nous placions par mille, dans des petits sacs de toile que nos mères avaient cousus et que nous vendions vingt-cinq sous le sac de mille aux gens des goélettes qui venaient, à présent, chaque été, toutes les semaines, charger nos billots pour la Compagnie Price de Chicoutimi.

Pour ma part, ce fut le premier argent gagné. Ce que j’éprouvai de plaisir et d’orgueil à serrer au fond d’un bas ces premières pièces de monnaie. Quand je sortis de l’école à douze ans, j’avais ainsi amassé cinq piastres qui servirent à l’achat d’une douzaine de poulets que nous fîmes venir de la Malbaie.

Nos parties de noisettes dans la coulée de la Rivière-à-Mars se terminaient toujours par deux ou trois heures de pêche à la petite truite dans la rivière. À peine nos sacs étaient-ils remplis que nous coupions des gaules longues de trois ou quatre pieds au bout desquelles nous attachions des bouts de fil que nous trouvions au fond de nos poches avec des petits heins noirs que les capitaines de goélettes nous apportaient de Chicoutimi. Nous longions la rivière, butant aux grosses racines d’arbres, glissant sur les pierres moussues. Au bord d’un remou sombre, soudain, nous poussions un cri de triomphe : une ombre vert sombre, comme une feuille de bardane frétillait sous le courant du fond. C’était une truite. Nous approchions alors le plus près possible de son museau notre hameçon piqué jusqu’à l’œil d’une minuscule bouchée de lard blanc ; et c’était, un instant, une lutte de ruses entre nos bras nerveux et la truite défiante qui, trop souvent, disparaissait dans un petit rapide d’à côté, donnant des coups de queue rapides qui laissaient sautiller dans l’eau son ventre clair marqué de points rouges. Mais le plus souvent, elle se prenait à notre hein et nous voyions avec bonheur, l’instant d’après, se balancer frétillante dans l’air, au bout du fil, sous un brusque moulinet, le petit poisson qui s’en allait brusquement plonger dans une touffe de fougère de la rive. Nous en prenions, comme cela, de bonnes douzaines et le soir, à la maison, avec quelle joie nous les mangions rôties dans de la graisse.

Vrai, les saisons se passaient bien plus agréablement pour nous, les enfants, que pour nos parents. Ceux-ci travaillaient dur et misérablement, manquant souvent des outils les plus indispensables et, à la maison de presque tout ce qui était nécessaire à la vie d’une famille.

Que les dimanches, par exemple, étaient ennuyeux ! Pas d’église, pas d’offices religieux. Le matin, nous récitions le chapelet en famille dans chaque campe. Les hommes dormaient dans l’après-midi tandis que les femmes, après avoir préparé les repas du midi et du soir, lisaient dans nos livres de classes ou dans leurs paroissiens. Le soir, après souper, tous les gens de la concerne se réunissaient à l’extrémité d’une petite pointe qui s’avançait dans la Baie et où nous avions planté une croix de cèdre avec, au pied, une petite statue de la Sainte Vierge incrustée dans le bois. Nous disions de nouveau le chapelet et, ensuite, Thadée Boulianne, qui avait une belle voix, chantait un cantique. Il en chantait un, d’ordinaire, que nous aimions plus que les autres, je ne sais pourquoi. Il fallait entendre, dans le silence du soir, cette belle voix de Thadée Boulianne :

L’ombre s’étend sur la terre,
Vois tes enfants de retour,
À tes pieds, auguste Mère
Pour t’offrir la fin du jour.

Nous savions tous ce cantique par cœur et nous entonnions le refrain ensemble :

Ô Vierge tutélaire !
Ô notre unique espoir !
Entends notre prière
La prière
Et le chant du soir.

Nous entendions tout au fond de la Baie et à la lisière du bois l’écho répéter jusqu’à quatre fois le dernier mot du refrain. Comme nous aimions ce moment-là de la journée du dimanche ! Au bord de la Baie, nous sentions moins les mouches que chassait la brise du large et nous restions là, autour de la croix, jusqu’à l’heure du coucher alors qu’il faisait tout noir et que nous avions peine à distinguer l’eau d’avec la terre.

Un vendredi soir de la fin d’août, Alexis Tremblay vînt chez nous et dit à mon père :

« Onésime, demain matin, on devrait aller aux bleuets au Cap-à-l’Est. Il y en a sans bon sens à ce qu’il paraît. C’est Ignace Couturier qui est allé là, l’autre jour, à la chasse, qui m’a dit ça. »

— « De fait, a répondu mon père, c’est une bonne idée et m’est avis que ce serait pas une extravagance de prendre un peu de congé ; ça fera plaisir aux femmes et aux enfants. »

Le Cap-à-l’Est est de l’autre côté de la Baie, à peu près vis-à-vis Saint-Alphonse. Alexis Tremblay ajouta :

« Nous irons dans ma goélette. Nous partirons demain matin et reviendrons lundi. Nous coucherons là deux nuits dans une cabane de branches de sapin que nous construirons ».

Vous pensez si j’étais content quand j’ai entendu ça, et les autres jeunesses aussi à qui je m’étais empressé d’aller apprendre la nouvelle.

De fait, nous partions, le lendemain matin, à la fine pointe du jour, en goélette, avec toutes les provisions dont nous pouvions disposer. Nous étions vingt sur la goélette qui mouilla de l’autre côté de la Baie, une heure après notre départ. La belle journée ! Il faisait un temps tiède et beau soleil. On ramassait, aux flancs du cap, les bleuets à la jointée. Il y en avait que tout en était bleu. À l’ombre, sous les coudriers et les bouleaux, ils étaient gros comme des noisettes de la Rivière-à-Mars, chairus comme des prunes et juteux comme des framboises. Le samedi, nous en ramassâmes la valeur d’au moins une douzaine de chaudières.

Le soir, mon père, Alexis Tremblay, Ignace Couturier, Joseph Lapointe et Louis Villeneuve construisirent une grande cabane en branches de sapin et d’épinette recouverte d’écorce de bouleau. Tout le monde s’installa à l’intérieur et on en ferma l’entrée avec deux sacs de toile. Nous avions laissé nos bleuets, en dehors, près de la cabane, dans une grande boîte de bois à cette fin. Et nous nous couchâmes, les membres de chaque famille ensemble, tout autour de la cabane pendant qu’au centre un feu de fougères et de feuilles de bouleaux était allumé pour chasser les maringouins.

Voilà qu’au beau milieu de la nuit nous sommes réveillés par un sourd grognement que nous entendons au dehors tout près de la porte. Non, jamais, pour ma part, je n’ai autant eu peur, et ce n’est pas François Maltais qui me rassura quand ayant écarté un coin de la toile qui servait de rideau à la porte, il dit en se tournant vers mon père :

« Onésime Gaudreau, t’as ton fusil, j’suppose ; c’est un gros’t’ours qui est à la porte et qui mange nos bleuets dans la boîte ».

En effet, mon père avait apporté son fusil qui était dans un coin de la cabane, bien bourré de plombs à gros gibiers. L’animal était à quatre pattes dans la boîte et se régalait de nos bleuets en grognant de plaisir. Mon père pointa le canon de son arme par un coin de la porte et tira. Dans ce calme de la nuit, j’ai jamais entendu un coup de fusil pareil. L’ours touché en plein dans la tête, tomba à la renverse, les quatre fers en l’air dans la boîte aux bleuets. Mon père tira de nouveau pour être sûr d’avoir bien rachevé la bête qui était pourtant morte et demie. Alors, tout le monde sortit de la cabane. La lune, piquée au-dessus de la Baie, éclairait comme en plein jour. Quelle confiture, mes amis ! Les hommes sortirent l’animal de la boîte, on imagine dans quel état. On dût aller chercher des seaux d’eau sur la grève pour le laver avant de le débiter. Personne n’avait plus sommeil et le reste de la nuit se passa à peler l’ours et à couper sa viande par quartiers que nous fîmes tremper dans de l’eau fraîche pour la conserver. Nous ne pensions jamais manger d’aussi bons rôtis ; on eut dit des rôtis de porc frais.

Le fait est que le lundi midi, quand nous arrivâmes aux campes, apportant une vingtaine de seaux de bleuets et ce qui restait de la viande de l’ours, pour nous amuser, nous fîmes accroire à quelques femmes restées à la concerne, que nous avions trouvé, au pied du Cap-à-l’Est, un cochon perdu, et qui s’était, sans doute, échappé de Chicoutimi, et que nous l’avions tué, ce qui nous avait permis de nous régaler de porc frais. Les femmes, crédules, firent rôtir les pièces de viande apportées et restèrent convaincues qu’elles avaient mangé des « socs » de porc…

Le lendemain de ma première communion, alors que j’atteignais ma treizième année, mon père me retira de l’école pour l’aider aux travaux de sa terre.