La Baie/00
AVANT-PROPOS
« La langue populaire », a-t-on dit, « est la seule vivante ». Aussi, rien de plus émotionnant, en notre siècle de maniérisme, que d’entendre parler le bon vieux langage canadien-français des campagnes, si simple dans sa forme, par un homme du peuple resté fidèle aux antiques traditions françaises transplantées voilà des siècles en un coin d’Amérique où, parfois, on les sent encore vivre avec cette acuité qui fait que la Nouvelle-France d’autrefois, pour ceux du pays des aïeux qui nous visitent, doivent leur sembler une province de la vieille France…
Le vieux parlait comme il avait appris et comme il avait toujours parlé, tâchant toutefois de soigner plus qu’à l’ordinaire ses mots et ses tournures de phrases, comme, d’ailleurs, l’on s’efforce de faire, semble-t-il, dans la vie courante du cultivateur bas-canadien qui cherche par les faibles moyens dont il dispose, à atteindre une perfection relative autant dans l’exercice de son dur travail que dans sa façon de vivre mieux ou aussi bien que ses voisins, surtout s’il vient des vieilles paroisses où l’on se pique de « civilisation ». En somme, le vieillard parlait le véritable langage populaire bas-canadien tel qu’on l’observe dans les comtés québécois du versant nord du Saint-Laurent, où il se conserve sans les anglicismes qui naissent de l’approche des villes ou des centres industriels. Il y allait tout naturellement, sans effort de recherche dans le mot et dans la phrase, ne se servant que des termes dont il connaissait exactement le sens, donnant à ses phrases la construction qui exprimait sa pensée et ses sentiments.
C’était une claire après-midi d’un mois d’octobre exceptionnellement beau en Amérique du Nord. Les érables avaient pris leurs teintes de fauve, de roux, de rouge et de mauve et toute la campagne se reposait dans un silence et une grandeur solennels, ce silence recueilli des fins d’été canadien, cette grandeur tragique et calme de la nature laurentienne qui va s’endormir pour au moins six mois sous une chape de cinq pieds de neige. De bonne heure, ces après-midis-là, l’ombre et la brume noient les plis des collines et des coulées et comme un fauve qui regagne à pas alongés et feutrés son repair au fond des bois, la noirceur marche vite au long des pentes ; la brume a tôt fait d’enrouler sa filasse grisâtre autour des quenouilles dorées des peupliers et des érables, et l’on voit le crépuscule monter, rapide, vers les dentelles déchirées des monts laurentiens du nord.
Et, dans le silence recueilli du jardin où nous étions assis, c’était tout un enchantement pour moi et comme un rêve flottant que d’entendre la voix chevrotante de l’octogénaire, avec des mots qui lui montaient tout droit du cœur, dévider l’échevau des souvenirs de sa vieille vie de joies simples, d’obscurs sacrifices et de peines journalières.
Lorsque l’on fouille aux profondeurs encore trop inexplorées du langage populaire bas-canadien, que l’on voudrait bien, en certains milieux, assimiler à un patois, on éprouve le plaisir que doit ressentir le botaniste quand il découvre des plantes rares dans les anfractuosités d’un rocher… Il ne vient pas à l’idée du botaniste de faire de ses découvertes des plantes d’ornementation. De même, n’entendons-nous pas faire jouer à notre langue populaire un rôle qu’elle ne peut ni ne doit remplir, comme nous ne souhaitons pas de la voir fleurir en nos chaires et s’épanouir dans nos salons à la mode.
Mais pourquoi chercher, sans motif, sous le simple prétexte de prétendu bon langage, à épurer le parler populaire des populations rurales du Canada Français, en ridiculisant certains mots qui semblent trop rocailleux, rococos, mais qui ne sont pourtant ni des anglicismes, ni des fautes contre le français, du moins la vieille et bonne langue française du temps des fondateurs de la colonie canadienne. Que l’on fasse, tant que l’on voudra, la guerre aux anglicismes, dans les campagnes comme dans les villes, mais que l’on réfléchisse quand il s’agit de porter des coups à de prétendus « canadianismes » qui sont le plus souvent des mots de pur français, désuets si l’on veut, mais qui sont les derniers restes de la survivance française du XVIIe siècle ; ces mots-là, et ces expressions, et ces tournures, qui sont restés dans nos campagnes canadiennes, sont bien à leur place. Ce serait une faute que de les en chasser. On leur a déjà trop fait la guerre.
Mais il existe quand même encore des coins du « pays de Québec » où l’on parle en toute liberté la bonne langue du terroir, l’idiome vulgaire dont on dit souvent et avec raison qu’il est la vieille bonne langue de Louis XIV. Et tous les dialectologues avoueront qu’un récit dans ce langage, sans les affreux anglicismes, sans les termes trop modernes, si inhabilement employés souvent, est un charme. Et si peu patois est cette langue du terroir québécois qu’elle peut être comprise par le plus instruit des Français de la France moderne. Car tous ces vieux mots incultes, ces désuettes tournures de phrases, s’ils sont oubliés, s’analysent aisément et se comprennent sans effort.
Nos populations rurales, en laissant modifier leur langage primitif, abdiquent, croyons-nous, leur caractère distinctif ; car il ne faut pas être profond philologue pour savoir qu’un accord latent existe entre le mot et le caractère d’un peuple au point de vue historique et, très souvent, sous l’aspect ethnique. De même que l’histoire de la parole est l’histoire de l’homme dans ce qu’il a de plus intime, l’analyse de cette parole à l’état naturel n’est que l’analyse de sa pensée sous sa forme la plus simple et la plus palpable ; et ce n’est que par ce précis de la parole inculte que le peuple canadien peut être reconnu par son côté le plus individuel.
Aussi, est-ce l’essence même de l’âme canadienne-française que nous saisissons dans ce récit d’un vieux Canadien du « pays de Québec », né, élevé et qui a vécu dans un des trop rares coins du Canada Français où l’on a conservé instinctivement, de génération en génération, la langue que parlaient les aïeux venus de la vieille France, et où d’anciennes gens sont restés si français qu’il n’y a pas cinquante ans, des vieux vivants en des paroisses au nord de Québec demandaient à des étrangers qui leur rendaient visite des nouvelles du roi de France.