La Béatrice de Dante

LA BÉATRICE DE DANTE

MONOGRAPHIE


On a dit, non sans vérité et profondeur, que pour l’artiste, pour le poète, l’inspiration : c’est la femme. On peut noter, en effet, comme un trait distinctif de l’âme poétique, cette faculté d’adoration, cette sorte de nostalgie de la pure beauté entrevue ou rêvée sous la forme de l’éternel féminin, qui est comme une intime et mystérieuse aspiration, un élan spontané vers les splendeurs de la perfection infinie. Adoration idéale, culte charmant, qui se confond dans ces âmes supérieures avec le culte sacré de la Muse !…

Le chantre de la Divine Comédie, Dante Alighieri, pas plus que le mélodieux poète de Vaucluse, pas plus que le chantre d’Armide et d’Herminie, ou que tant d’autres maîtres de la lyre, n’a fait exception à cette tendance naturelle à cette sorte de loi du génie poétique et artistique. Une belle et majestueuse figure de femme a brillé sur sa vie ; son âme énamourée a été remplie et dominée par cette pure et noble passion, qui a donné l’essor à ses hautes facultés et à sa sublime inspiration.

Béatrice a été non seulement pour Dante, la Dame adorée, l’amante idéale ; mais la tendresse mystique du poète l’a transfigurée et, pour ainsi dire, divinisée. Il en a fait sa muse inspiratrice, son guide, sa lumière. Elle a été pour lui l’étoile radieuse, l’astre propice illuminant son intelligence et son cœur, et épanchant sur son front le rayon divin qui fait jaillir la source des grandes pensées et des beaux vers.

Dans une sorte d’autobiographie, pleine d’une psychologie raffinée qu’il a intitulée La Vie nouvelle, il a fait l’histoire, ou plutôt il a donné l’analyse subtile de cette passion, de ce renouvellement intérieur que produisirent dans son âme la jeunesse et les grâces virginales de Béatrice. Il a raconté comment était né ce tendre et constant amour, qui, plus tard, en grandissant, en s’exaltant, en s’épurant, a fini par régner souverainement sur sa vie.

C’est là un phénomène moral dont il est intéressant de suivre le développement, mais auparavant il devient nécessaire de dire quelques mots de la personne de cette Béatrice, si pieusement adorée, qui fut l’âme de la Vie nouvelle, première composition de la jeunesse de Dante, comme elle vivifia plus tard les grands poèmes de son illustre amant.

Béatrice, appelée plus rarement Béatrix, nommée aussi par abréviation Bice, est née à Florence en 1266, et elle mourut dans la même ville, en 1290, à l’âge de vingt-quatre ans. Dante n’avait que neuf ou dix mois de plus qu’elle.

Béatrice était fille de Folco di Ricovero Portinari, citoyen riche et très distingué de Florence. Les familles Portinari et Alighieri étaient liées d’amitié. À l’ouverture du printemps de 1276, pendant les fêtes de Mai, célébrées dans toutes les familles de la ville, le jeune Alighieri, achevant sa neuvième année, fut conduit par son père chez leur voisin et ami Folco Portinari. Le jeune Dante trouva là, parmi d’autres enfants de son âge, la fille du maître du logis, Béatrix, âgée elle-même de huit ans et quelques mois. Au milieu de leurs jeux, ces deux êtres charmants, doués sans doute d’une réflexion et d’une gravité précoces, firent impression l’un sur l’autre. Le garçon surtout, frappé de la grâce attrayante et de la beauté délicieuse, mais déjà imposante de la jeune enfant, emporta et conserva d’elle un souvenir profond.

C’est ainsi que malgré son jeune âge, Dante, se livrant dès lors à la vivacité de son imagination, conçut pour Béatrice une passion mystique, si l’on peut s’exprimer de la sorte ; et, fidèle à ce premier sentiment, ne cessa pendant toute sa vie d’être préoccupé d’elle et de garder dans sa mémoire l’image adorée.

Cette passion, née ainsi sous les auspices de l’innocence et de l’amitié, ne fit que s’accroître et se fortifier avec le temps. Parmi les phases diverses de cet amour qu’on peut bien réellement nommer platonique, une circonstance grave vint donner plus de force et d’importance encore à l’attachement de Dante pour Béatrice.

Le père de la jeune fille, Folco di Ricovero Portinari mourut, et la douleur qu’éprouva Béatrice de cette perte funeste, se communiqua tout entière à son amant.

Dante a retracé avec feu les sentiments qui l’agitèrent à ce moment. Par un enchaînement d’idées naturelles en pareille circonstance, en méditant sur l’incertitude de la vie humaine, et en réfléchissant que, tout jeune et bien portant qu’il fût, il lui faudrait cesser de vivre, il arriva en dernière analyse à cette terrible pensée, « que de toute nécessité, Béatrice devait mourir un jour !… » À cette conclusion désolante, la fièvre le prit ; sa tête troublée eut comme un égarement passager, et, dans un accès de délire somnolent ; il lui sembla apprendre la nouvelle de la mort de Béatrice, et il se figura la voir enlever au ciel par les anges. Au milieu de son sommeil pénible, il s’agite et fait effort pour prononcer le nom de Béatrice. Mais à peine l’a-t-il laissé échapper de ses lèvres, que réveillé en sursaut, il reconnaît que ce qu’il a vu et entendu, n’est qu’un songe. Mais le coup était porté ; le songe prit pour lui toute l’importance d’une prophétie. Béatrice déjà, pour ainsi dire appelée par Dieu et voué à la céleste béatitude, lui sembla prendre dorénavant sur la terre qu’elle habitait encore, toute la majesté d’une sainte. L’amant-poète, jaloux de lui consacrer par avance de divines louanges, ne parla plus d’elle que pour « vanter l’effet bienfaisant de sa présence sur ceux qui la voyant et recevant son salut, deviennent bons, justes et compatissants, et se sentent inondés d’une telle charité qu’ils oublient jusqu’aux plus mortelles injures !… »

Béatrice comme une victime choisie, couronnée pour le sacrifice, mourut en effet à la fleur de son âge, et rien ne peut peindre la violence du chagrin que Dante ressentit de cette perte. L’excès de la douleur que cette mort lui fit exprimer, et les éloges qu’il décerna, dans des pages mouillées de larmes, à la jeune et belle trépassée ne sauraient guère être égalés. Son âme ardente fut plus que jamais soumise à l’empire de Béatrice, laquelle resta pour toujours la Dame de ses pensées et la reine de son cœur.

À partir de ce moment, Dante, ainsi qu’il a pris soin de le proclamer lui-même, se proposa de ne plus rien dire, qui n’eût pour objet les louanges de Béatrice. C’est dans cette intention formelle qu’il écrivit presque solennellement, en terminant son autobiographie de la Vie Nouvelle : — « J’eus alors une vision extraordinaire, pendant laquelle je fus témoin de choses qui me firent prendre la ferme résolution de ne plus rien dire de cette Bienheureuse, jusqu’à ce que je pusse parler tout-à-fait dignement d’Elle ; et, pour en venir là, j’étudie autant que je peux, comme elle sait très bien. Aussi, dans le cas il plairait à celui par qui toutes choses existent, que ma vie se prolongeât, j’espère dire d’elle ce qui jamais encore n’a été dit d’aucune autre. »

Le poète, comme on voit, affirme son culte et son amour, et annonce pour ainsi dire, la composition de ses trois sublimes cantiques : l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis où il a évoqué le monde visible et le monde invisible, et dans lesquels en effet, Béatrice, presque divinisée, joue un rôle si noble et si éclatant.

On est à même maintenant, en se rendant compte des détails qui précèdent, de distinguer ce qu’il y a de réel et de mystiquement imaginaire dans les amours de Dante pour Béatrice. II est arrivé au jeune poète Florentin ce que beaucoup d’hommes, même très inférieurs à lui, éprouvent encore de nos jours. Tout enfant, il a été frappé de la beauté d’une personne de son âge dont les traits séduisants et les hautes qualités morales, se développant peu à peu, lui ont imprimé dans l’âme un sentiment tendre mais respectueux, sentiment dominateur qui l’a porté à faire de Béatrice sa Dame, son guide, son ange tutélaire, en un mot, un être abstrait, sur lequel il s’est plu à rassembler toutes les beautés, toutes les vertus, toutes les perfections.

Ce phénomène intellectuel, nous le répétons, n’est pas rare et peut même passer pour assez commun. Si nous prenons la plupart des hommes, nous pouvons presque dire qu’il n’en est pas un, si peu platonicien qu’il soit habituellement dans ses amours, qui n’ait eu sa Béatrice, et qui n’en garde en secret l’image dans son souvenir.

Cette fiction, cette imagination dont tout le monde a l’air de se moquer hautement, mais que chacun nourrit et caresse avec amour au plus profond de son cœur, est inhérente à la nature de l’homme.

Concluons donc et disons que cette tendance est en effet le résultat d’un besoin toujours renaissant, d’une propension naturelle de l’âme, et de l’amour instinctif que nous avons tous du beau, du bon et du juste. À défaut de leur réalité, nous nous en créons un simulacre, une image plus ou moins embellie, et c’est ce qui fait que l’amour platonique est aussi vrai et tout aussi durable que l’amour naturel.

Et maintenant que nous avons pu apprécier la nature élevée, le caractère noble de ce tendre sentiment auquel Dante livra son âme, terminons cette rapide esquisse en citant brièvement quelques-uns des passages où le grand poète, exalté par son enthousiasme mystique, évoque cette figure céleste de Béatrice, sous la couronne de gloire qu’il lui tresse dans ses vers.

C’est au milieu des visions paradisiaques qu’il semble surtout se plaire à la contempler et à lui offrir l’encens de ses louanges.

Perdu dans cette mer d’éternelle lumière,
Ce phare m’éblouit tellement de ses feux,
Que je ne vis plus rien dans ce miroir des cieux…
Aimer et ne plus voir ramenèrent mon âme
Au flambeau de ma vie, aux beaux yeux de ma Dame…

Dussé-je en son honneur réunir dans mes vers,
Tout ce que j’ai dit d’elle en mille chants divers,
Je resterais encore impuissant à la peindre…
Aux beautés que je vis nul ne saurait atteindre ;
Je dis plus, et je crois qu’un Joyau d’un tel prix,
Par son créateur seul peut être bien compris !
....................

Comme un soleil trop vif brûle mes faibles yeux,
Devant ce doux sourire et sa splendeur suprême,
Ma mémoire fléchit et se manque à soi-même.
Du jour où je la vis pour la première fois,
Jusqu’à ce nouveau Jour, ni mes vers, ni ma voix

N’ont fait défaut, je pense, à Celle que j’adore ;
Mais il faut renoncer à la chanter encore,
Comme, ayant épuisé son art dans un tableau,
Le peintre loin de soi rejette son pinceau.
Donc je laisse humblement Celle que j’ai nommée
Au clairon plus brillant d’une autre Renommée,
Et je cours au grand but qui me tient tant au cœur !
....................

Aux mots divins tombés de la bouche que j’aime,
Je me sentis grandir au-dessus de moi-même.
Mon regard se refit si perçant et si sûr
Qu’il eût pu soutenir un jour encore plus pur.
Je vis couler alors en forme de rivière,
Brillant de mille feux, un torrent de lumière…
....................

Ô toi ma Béatrix ! Béatrix, m’écriai-je !…
Sans ajouter un mot, je relevai les yeux,
Et je vis aux reflets de son front radieux,
Que l’éternel rayon lui servait de couronne.
....................

Sa gloire et sa splendeur m’arrivaient sans mélanges :
« Ô toi par qui j’espère, ô saint amour des anges !
Toi qui, pour m’arracher aux pièges des pervers,
Laissas de ton passage un vestige aux enfers,
Tu m’as montré le Ciel : C’est en suivant ta trace,
Que j’ai compris de Dieu la puissance et la grâce.
D’humble et d’esclave, un jour tu m’as fait libre et fort ;
Tu m’ouvris les sentiers qui conduisent au port…
Car que ne peux-tu pas, ô chère et sainte Dame !
Veille sur moi ; c’est peu d’avoir sauvé mon âme ;
Rends-la digne de toi, quand, du milieu des morts,
Cette âme aura quitté les vils liens du corps !… »

(paradis. — Chants 30 et 31e passim.)

C’est ainsi que, transfigurée par l’amour et le génie, Béatrice, ce lis mystique, cette fleur des régions idéales, cette sœur des anges, apparaît désormais aux regards éblouis comme une bienheureuse habitante du divin séjour, rayonnante des clartés immortelles de l’apothéose.

Gabriel Monavon.