E. Plon (p. 53-73).

IV

AU-DESSUS DE L’ABÎME

Pendant quelques jours, M. du Longpré hésita à profiter de l’autorisation que lui avait donnée mademoiselle Berthier ; mais un soir qu’après avoir chanté, la jeune fille était montée sur la dunette pour échapper aux compliments de son auditoire accoutumé, il la suivit et vint prendre place auprès d’elle sur un des caissons du couronnement.

Le clipper naviguait sous une belle brise de sud-ouest ; la chaleur était accablante et l’air chargé d’électricité. Le baromètre baissait. Ainsi que l’horizon embrumé et l’étrange scintillement des étoiles, il indiquait un prochain changement de temps.

— Je n’ai pu encore vous exprimer toute ma reconnaissance, dit Paul à Gabrielle, en baisant timidement la main qu’elle lui tendait.

— Vous ne me devez aucune reconnaissance, répondit la jeune fille avec une légère ironie. Vous m’aviez confié les motifs de votre voyage en France ; c’eût été de ma part une bien mauvaise action que d’y mettre obstacle. J’ai alors cédé à votre prière, qui, d’ailleurs, n’avait rien que de flatteur et d’honorable pour moi.

— Ainsi, poursuivit le créole péniblement ému, c’est par devoir, par pitié seulement que vous ne me repoussez pas ?

— Seulement ! murmura Gabrielle.

— Mon amour ne vous a pas touchée ? Vous ne m’aimez pas ; vous ne m’aimerez jamais ?

— Jamais !

Mademoiselle Berthier avait prononcé ce dernier mot si bas, qu’on eût dit qu’elle s’était répondue à elle-même plutôt qu’à son interlocuteur ; mais Paul, qui avait saisi cet arrêt au passage, répétait en étouffant ses soupirs :

— Jamais ! jamais !

Les passagers étaient rentrés dans leurs cabines ; madame Berthier, qui s’inquiétait peu des faits et gestes de sa fille, dormait déjà peut-être ; le silence n’était troublé à bord que par le bruit des pas réguliers de l’officier de quart, se promenant du grand mât à la porte de la chambre, et les gémissements des membrures du navire, qui filait toutes voiles dehors.

La brise restait régulière, mais le ciel s’était couvert. La mer devenait phosphorescente, et le sillage du léger bâtiment s’étendait au loin comme une ligne de feu.

Ce fut Gabrielle qui, la première, reprit la parole.

— Pardonnez-moi, mon ami, le mal que je vous fais, dit-elle à Paul d’une voix douce, mais je souffre autant que vous.

— Vous souffrez ? vous ! demanda M. du Longpré avec un sourire d’incrédulité et en relevant la tête.

— Pensez-vous que je sois insensible, reprit la jeune fille, et supposez-vous donc que ce n’est pas une cruelle douleur que de croire à un amour auquel on ne peut répondre ?

— Vous croyez donc que je vous aime ?

— J’en suis certaine !

— Eh bien ! pourquoi ne m’aimeriez-vous pas vous-même ?

— Parce que je ne puis vous aimer, parce que je ne le dois pas.

— Vous ne pouvez, vous ne devez pas m’aimer ! Je ne vous comprends pas ! N’êtes-vous pas libre ? Aimez-vous donc quelqu’un ?

— Non, je vous le jure !

— Alors ?

— Oh ! je vous en supplie, mon ami, ne m’en demandez pas davantage ; chacune de vos paroles est pour moi la plus atroce des tortures. Si vous m’aimez, ne me parlez plus de votre amour ; ne tâchez plus de surprendre le secret qui brûle mes lèvres, car s’il m’échappait, aussi vrai que nous sommes ici sous le regard de Dieu, je demanderais à l’abîme qui nous environne d’ensevelir mon désespoir.

En disant ces dernières paroles avec une exaltation croissante, Gabrielle était plus belle que jamais, non plus de cette beauté orgueilleuse et sévère qui avait frappé Me Duchemin et M. du Longpré lui-même, à Bourbon, mais d’une beauté plus chaste, plus touchante. On eût dit la statue de la douleur !

Paul s’était agenouillé devant elle.

— Non, Gabrielle, lui disait-il, en la forçant doucement à se découvrir le visage qu’elle voilait de ses mains, non, je ne vous demanderai rien, rien que d’accepter ma tendresse, mon dévouement, de me laisser vous aimer. Gardez votre secret, mais donnez-moi votre cœur en échange du mien qui est tout à vous. Si je pouvais vous dire combien je vous adore, quelle impression profonde a faite en moi votre beauté, puis, lorsque je vous ai mieux connue, lorsque j’ai pu juger votre âme, quel doux avenir j’ai rêvé ! Elle n’est pas riche, me disais-je, tant mieux, c’est à moi qu’elle devra tout, et pour la première fois j’ai béni ma fortune, puisque je pouvais la mettre tout entière à vos pieds. Je suis presque un sauvage, moi ; je ne sais pas si je vous dis bien là tout ce que je voudrais vous dire, tout ce que je ressens ; mais vivre pour vous, par vous, près de vous ; n’avoir qu’une pensée : vous plaire ; qu’un désir : vous voir heureuse ; qu’un souci : vous aimer ! voilà mon rêve !

Ces brûlantes paroles avaient sans doute dompté la fière jeune fille, car ses grands yeux étaient remplis de larmes. Elle avait abandonné à M. du Longpré ses deux mains qu’il couvrait de baisers ; son sein était soulevé par une émotion qu’elle ne tentait pas de dissimuler, et, ses lèvres sur le front du créole, elle murmurait :

— Vivre aimée, toujours aimée !

— Toujours ! répéta Paul en l’entourant de ses bras.

— Oh non ! jamais, jamais ! s’écria tout à coup Gabrielle en s’arrachant à cette étreinte passionnée.

Et avant que le jeune homme fût revenu de son étonnement, mademoiselle Berthier gagna l’escalier de dunette où elle disparut.

M. du Longpré, qui s’était élancé sur ses pas, mais n’avait osé la suivre jusque dans la chambre, l’entendit fermer brusquement sa porte.

Il put alors se convaincre que personne n’avait été témoin de cette scène : l’équipage exécutait à l’avant une manœuvre que l’officier de quart commandait lui-même, et tout le monde dormait à l’arrière.

Rassuré sur ce point et plus maître de lui, il retourna à cette même place qu’il occupait quelques instants auparavant avec Gabrielle, et là, les yeux fixés sur la faible lueur qui s’échappait de la cabine de la jeune fille, il réfléchit à ce qui venait de se passer.

Mademoiselle Berthier l’aimait, il n’en pouvait plus douter. Alors pourquoi ces réticences, ces combats, ces changements brusques et sans causes appréciables dans sa manière d’être avec lui ? Quel était donc ce secret qui lui défendait de céder à ses propres sentiments ? Ne lui avait-il donc pas fait assez nettement comprendre que son respect égalait son amour, et qu’il n’avait d’autre pensée que d’en faire sa femme, sa compagne adorée ?

Ces recherches et ces pensées l’amenèrent à supposer que Gabrielle déshéritée, sans fortune, n’était dominée que par un sentiment de noble orgueil, et sa passion s’en accrut encore davantage.

Il ne descendit chez lui qu’après s’être promis de demander, dès le jour suivant, la main de mademoiselle Berthier à sa mère ; et lorsque, pour rentrer dans sa cabine, il passa devant celle de la jeune fille, il ne put s’empêcher de s’arrêter un instant devant sa porte.

Il lui sembla l’entendre pleurer. Ce fut alors fou d’amour et de désirs qu’il se renferma chez lui, pour chercher un repos que les rêves les plus enivrants ne lui permirent pas de trouver.

Le lendemain, comme si elle eût deviné les projets de M. du Longpré, Gabrielle saisit la première occasion de se trouver seule avec lui.

C’était après le déjeuner ; les passagers étaient tous sur le pont, l’intérieur de la dunette était désert.

Mademoiselle Berthier s’était assise sur le divan qui garnissait le fond de la chambre ; elle fit signe à Paul de venir près d’elle.

M. du Longpré obéit et remarqua, en prenant la main que la jeune fille lui tendait, que cette main était brûlante et que ses yeux étaient rougis par les larmes.

— Vous avez pleuré ? lui demanda-t-il tout ému.

— Oui, répondit-elle simplement, mais écoutez-moi, sans m’interrompre. Je vous dois une explication, je vais vous la donner. Oh ! ne croyez pas que je veux me défendre et m’excuser du mouvement qui m’a entraînée vers vous hier. Je ne m’en repens pas ; c’est justement pour cela que je dois tout vous dire. Vous m’aimez, Paul, et moi peut-être aussi je vous aime ; mais comme je ne puis être votre femme, je viens vous supplier d’avoir pitié de ma faiblesse.

— Comment ! vous ne pouvez être ma femme ? s’écria douloureusement le créole.

— Je vous en conjure, poursuivit Gabrielle, pas un mot de plus à ce sujet. Tout ce que je puis vous dire, c’est que mon cœur n’a jamais battu qu’auprès du vôtre, mais une fatalité implacable nous sépare. Ni vos efforts, ni les miens ne pourraient rompre la barrière infranchissable qui s’élève entre nous. Cela est ainsi, et maintenant, Paul, que vous me connaissez tout entière, protégez-moi contre moi-même, soyez fort pour deux. C’est à votre loyauté, à votre amour que j’en appelle pour me défendre, parce que j’ai peur que ma force et mon courage ne me suffisent plus.

Il serait impossible de rendre avec quel charme, quelle expression de chaste abandon mademoiselle Berthier avait prononcé ces derniers mots.

Enivré, mais rempli de respect, Paul n’osait serrer la main que la jeune fille avait laissée dans la sienne. Il ne savait que dire ; il restait immobile et muet, contemplant avec admiration cette femme qui lui semblait l’expression la plus complète du beau et du bien.

— Ne voulez-vous pas céder à ma prière ? poursuivit-elle de sa voix la plus tendre. Ai-je donc eu tort de faire appel à votre générosité ? M’allez-vous forcer de vous fuir de nouveau ?

— Non, Gabrielle, non ! répondit vivement M. du Longpré en revenant à lui à cette menace ; vous m’aimez, c’est plus que je n’en demandais à Dieu. Vous avez confiance en moi ; je serai digne de vous. N’engageons pas cet avenir que je veux toujours entrevoir ; mais, en l’attendant, je ne serai pour vous qu’un frère, le frère le plus tendre, le plus dévoué, le plus respectueux.

Et comme pour affirmer la sincérité de ses sentiments nouveaux, Paul effleura le front de la jeune fille d’un chaste baiser sous lequel il la sentit tressaillir.

Un grand mouvement, qui se fit au même instant à bord, rappela à eux mademoiselle Berthier et M. du Longpré.

Les passagers rentraient précipitamment dans la chambre, en se bousculant un peu les uns les autres ; le capitaine donnait d’une voix plus brève et plus haute que d’habitude des ordres que ses officiers répétaient et que l’équipage exécutait aussitôt ; le clipper s’était démesurément incliné sur le flanc.

Paul serra la main de Gabrielle et courut sur le pont pour se rendre compte de ce qui se passait.

Un seul regard au large suffit pour le renseigner. L’Espérance allait avoir affaire à un coup de vent. Son commandant disposait tout en conséquence. Il se préparait à la lutte contre les éléments !

Les voiles hautes étaient déjà serrées et les mâts de flèche dépassés ; les gabiers prenaient successivement tous les ris dans les huniers.

Les autres matelots assuraient les embarcations sur les pistolets, ainsi que les drômes sur le pont ; ils doublaient les bras des vergues, allongeaient les chaînes des paratonnerres et garnissaient les pompes.

Les domestiques fermaient solidement les sabords et les claires-voies de la dunette.

Cependant la mer était encore assez belle, la vague mettant toujours un temps relativement long pour se former dans le grand Océan, surtout dans les parages où se trouvait le clipper ; mais le vent était déjà si violent qu’il enlevait à la crête des lames une véritable pluie, qui, passant par-dessus les bastingages, fouettait au visage.

L’horizon s’était rapproché ; sous les gros nuages noirs et jaunes qui obscurcissaient le ciel, couraient avec une rapidité vertigineuse et parfois s’entr’ouvraient zébrés par des éclairs sinistres, les flots moutonnés semblaient un immense lac de neige.

Les albatros et les damiers en rasaient les sommets mouvants.

Ce n’était pas encore la tempête, mais, pour un marin, il n’y avait pas à s’y méprendre, c’étaient bien ses avant-coureurs, le prélude de son gigantesque concert.

Après avoir gravi à moitié l’échelle de la dunette, Paul s’était accoudé sur la lisse. Il était là depuis près d’une heure peut-être, plus occupé certainement de l’orage qui grondait en son cœur que de celui qui menaçait l’Espérance, lorsqu’il sentit qu’une main s’appuyait sur son bras.

C’était celle de Gabrielle.

— Vous ! dit-il, en l’aidant à se soutenir auprès de lui.

— Oui, répondit la jeune fille ; ma mère, fort effrayée, s’est jetée sur son lit ; selon sa coutume, elle va faire son possible pour dormir jusqu’à ce que le beau temps soit revenu. Moi, j’ai voulu voir. Je ne connais pas de plus sublime spectacle que celui de la tempête.

— Vous n’avez pas peur ?

— Je n’ai peur de rien, surtout près de vous !

Et comme elle avait levé ses grands yeux sur lui, Paul put s’assurer que le visage de Gabrielle n’avait jamais été ni plus calme ni plus souriant.

— D’ailleurs, continua-t-elle, pourquoi craindrais-je la mort ? Dieu ne pourra jamais me rappeler à lui dans un meilleur moment. Quelle plus belle tombe que cette immensité serait-il possible de rêver !

Mademoiselle Berthier, en se laissant aller au roulis, s’était inclinée sur l’abîme comme si elle y fût attirée par le vertige.

Paul jeta un cri d’épouvante, et, la saisissant dans ses bras, comme une mère l’eût fait d’un enfant, il redescendit avec elle sur le pont, puis l’entraîna dans la chambre.

Sir Georges Fitzgerald y racontait toutes les tempêtes qu’il avait essuyées pendant ses traversées, et affirmait que l’Espérance n’était assaillie que par un simple coup de vent ; mais le révérend Robertson, par esprit de contradiction ou plus expérimenté, était d’un tout autre avis.

— Combien pariez-vous ? lui demanda l’officier en riant.

— Vingt livres sterling, répondit le clergyman, que c’est à un cyclone que nous allons avoir affaire.

— Soit ! vingt livres, mais contre votre branche de cyprès de la vallée du Tombeau.

— Je le veux bien, répliqua Robertson, je suis certain de gagner ! Regardez le baromètre. S’il s’agissait d’un coup de vent, d’une tempête ou d’un ouragan, il aurait baissé doucement ; il a au contraire descendu brusquement, en moins de deux heures, de beau fixe à pluie ! Dans une demi-heure, il sera à grand vent. Or, un des phénomènes du cyclone est d’agir aussi rapidement sur le mercure.

Chacun s’empressa de quitter la table pour aller consulter l’oracle. Il était déjà fort bas.

Le capitaine, qui était sorti de la dunette, y rentra au même instant, et parut fort surpris de trouver tout son monde debout.

— N’est-ce pas, commandant, que j’ai gagné mes vingt livres sterling ? lui demanda le révérend.

Il lui expliqua ce dont il était question.

— Je le crains, monsieur, répondit sévèrement le marin, mais j’aurais préféré que vous fussiez plus discret avec vos compagnons. Je crois, en effet, que nous entrons dans un cyclone, mais toutes mes dispositions sont prises ; l’Espérance est un brave navire qui en a vu bien d’autres. Ce que vous avez de mieux à faire, messieurs, c’est de rester tranquillement dans la dunette ou de rentrer chez vous pour tâcher d’y dormir.

Et coiffant le large chapeau de toile cirée que lui présentait son domestique, le capitaine salua ses hôtes et retourna sur le pont.

Cinq minutes après, il n’y avait plus dans la chambre que sir Georges et Robertson, qui jouaient aux échecs sur un damier à roulis, c’est-à-dire divisé en cases dans lesquelles les pièces étaient retenues par des fiches, et M. du Longpré assis auprès de Gabrielle.

La jeune fille, les coudes sur la table, le menton dans ses deux mains, n’avait pas sourcillé à la nouvelle du danger qui s’approchait.

Paul, brave entre tous et qui, d’ailleurs, avait souvent assisté à Bourbon à ces typhons terribles qui ravagent la colonie périodiquement, Paul la contemplait avec admiration.

— Qu’est-ce qu’un cyclone ? lui demanda-t-elle tout à coup de sa voix la plus douce.

M. du Longpré lui expliqua rapidement les phénomènes spéciaux que présente ce genre d’ouragan, tout en lui affirmant que, la marche des cyclones étant connue, un navire aussi solidement construit et aussi bien commandé que l’Espérance avait toutes les chances de son côté.

— Et si l’Espérance ne parvient pas à sortir de ces terribles cercles concentriques que vous venez de me décrire ? insista la jeune fille, toujours calme, presque souriante[1].

— Mais je ne veux pas m’arrêter à cette supposition, fit vivement le créole que le sourire même de mademoiselle Berthier effrayait.

— Enfin, poursuivit-elle.

— Vous êtes folle, Gabrielle, répliqua M. du Longpré : dans vingt-quatre heures l’ouragan sera loin et nous n’y penserons plus.

Cependant la mer grossissait et, quoiqu’il fût six heures à peine, le temps était tellement noir qu’on pouvait se croire au commencement de la nuit.

Les femmes s’étaient enfermées dans leurs cabines ; les deux joueurs d’échecs continuaient tranquillement leur partie ; trois ou quatre passagers seulement étaient sur le pont.

Paul et Gabrielle les rejoignirent.

Pour un homme du métier, le clipper présentait le plus intéressant spectacle.

Malgré la violence du vent qui soufflait en tempête, le gracieux bâtiment avait conservé une certaine voilure. Il marchait grand largue avec ses huniers et sa misaine aux bas ris, son petit foc et sa brigantine, et ne paraissait pas fatiguer beaucoup.

Il est vrai que la lame, le prenant presque par l’arrière, le soulevait sans résistance et l’entraînait dans sa course, du moins pendant un instant, car elle le dépassait rapidement pour le livrer à la lame suivante.

Le seul danger sérieux que courût momentanément l’Espérance était de voir son pont balayé par quelque vague se brisant sur son couronnement.

Jusqu’alors rien de semblable ne s’était produit, et même plusieurs passagers, plus aguerris que les autres, avaient pu rester sur la dunette, où ils se cramponnaient aux haubans d’artimon et aux garde-fous pour ne pas être lancés à la mer par le roulis.

Le capitaine Saulnier se tenait auprès de l’homme de barre, et sa physionomie était impassible, mais il était cependant facile de comprendre, en suivant ses mouvements, que la situation était grave, car ses regards ne quittaient le compas de route que pour surveiller la mâture de son navire et sonder l’horizon, où le soleil se couchait derrière des nuages du plus sinistre aspect.

C’est en examinant lui-même ces nuages que M. du Longpré s’aperçut que le clipper changeait à chaque instant de direction.

Après avoir quitté la route qu’il faisait au nord-ouest dans l’après-midi, il avait successivement marché à l’ouest, puis au sud-ouest, et maintenant il avait le cap au sud.

Le créole comprit que le commandant, au lieu de lutter contre le cyclone, se laissait entraîner par lui, s’efforçant seulement de s’éloigner du foyer de la tourmente en coupant diagonalement ses terribles cercles, au centre desquels était la mort, mort inévitable, fatale, horrible !

La situation resta la même à peu près pendant deux ou trois heures ; mais lorsque la nuit fut tout à fait venue, l’ouragan redoubla de violence, et le capitaine fut obligé de se débarrasser de son petit hunier et de sa brigantine. Néanmoins, sous les trois voiles qui lui restaient, voiles réduites à leur plus simple expression, l’Espérance filait encore près de douze nœuds.

Les lames, en passant par-dessus le couronnement et les bastingages, noyaient son pont de bout en bout. On avait dû ouvrir les sabords de l’avant pour permettre à l’effrayante quantité d’eau qui embarquait de s’échapper, lorsque le clipper montait sur le sommet des vagues.

Les éclairs se succédaient sans interruption.

Le grondement du tonnerre, incessant, lugubre, s’unissait au fracas de la mer, dont les profondeurs s’ouvraient phosphorescentes comme des cratères de volcan.

On n’entendait à bord, au milieu de ces bruits multiples de la tourmente, que le commandement des officiers, les plaintes de la mâture qui menaçait de se rompre à chaque coup de tangage, les grincements des chaînes du gouvernail, auprès duquel les deux hommes de barre étaient solidement attachés, çà et là le juron ou la plaisanterie d’un matelot, puis le sifflement du vent dans les poulies, sifflement sinistre qui mêlait sa note ironique au fracas des éléments déchaînés.

La pluie tombait à torrents ; tous les passagers avaient disparu depuis longtemps. Seuls, mademoiselle Berthier et du Longpré étaient restés dehors, abrités sous le manteau de la dunette.

Ils n’échangeaient pas une parole ; de temps en temps seulement, lorsque la foudre déchirait la nue, Gabrielle, tressaillant d’admiration et non de peur, serrait plus fortement le bras de Paul qui la soutenait.

Mais vers minuit la place ne fut plus tenable. La lame arrachait mille objets divers que le tangage lançait comme des projectiles dans toutes les directions. M. du Longpré fit comprendre à sa compagne qu’il était plus sage de rentrer dans la dunette.

Elle y consentit. Profitant alors d’un mouvement favorable du clipper, Paul ouvrit la porte et entraîna mademoiselle Berthier dans le couloir.

La nuit y était profonde, car la lampe de la chambre s’était éteinte dans un coup de roulis. Les gémissements des cloisons rendaient l’obscurité plus lugubre encore.

La jeune fille et le créole marchèrent à tâtons jusqu’à la cabine de l’arrière, où Gabrielle tomba sur le large divan qui en garnissait un des côtés.

Paul s’était agenouillé devant elle, et seuls ainsi, tous deux, ils oubliaient la tempête, ses colères, le danger qui les menaçait.

Rappelée subitement à elle par les lueurs d’un éclair d’une telle intensité que les moindres détails de la chambre avaient apparu comme en plein jour, mademoiselle Berthier se releva vivement en murmurant :

— Où suis-je ? chez vous ! Oh ! c’est mal, Paul ; laissez-moi !

Jamais Gabrielle n’avait été plus belle !

Ses admirables cheveux, dénoués, tombaient sur ses épaules demi-nues ; son corsage, déchiré par un des brusques mouvements qu’elle avait dû faire pour garder l’équilibre, découvrait mille trésors ; sa robe de mousseline, collée sur elle par la pluie, dessinait la richesse de ses formes ; ses yeux brillaient d’un éclat étrange ; sa bouche s’entr’ouvrait sensuelle et semblait appeler le baiser.

Paul, fou d’amour, toujours à genoux, la retenait par la taille pour l’empêcher de fuir.

Tout à coup un horrible craquement se fit entendre ; un cri d’épouvante lui répondit ; le pont de la dunette retentit comme s’il était frappé par quelque gigantesque bélier ; la mer, défonçant les cloisons de la chambre, s’y précipita en flots tumultueux, et le clipper trembla jusque dans ses œuvres vives.

On eût dit que l’abîme venait de se creuser sous lui pour l’engloutir.

— C’est la mort ! n’est-ce pas, ami ? s’écria Gabrielle. Ah ! qu’elle soit la bienvenue, puisqu’elle nous unit.

Et se laissant tomber dans les bras du créole, elle lui offrit ses lèvres humides en répétant :

— Je t’aime ! je t’aime !

La foudre venait de briser le mât d’artimon du navire, et la mer, en arrachant son gouvernail, l’avait livré sans défense aux vagues furieuses, qui, le prenant par le travers, le couchaient sur un de ses flancs.

À moins d’un miracle, l’Espérance était perdue !

  1. Nos lecteurs comprendront pourquoi nous ne nous livrons pas ici à une définition plus étendue du cyclone. Il nous semble qu’elle ne serait pas à sa place, et nous préférons, au lieu d’en appeler à nos souvenirs, les renvoyer aux intéressants ouvrages écrits sur ce sujet.