La 628-E8/Chez les Belges

Bibliothèque Charpentier — Fasquelle (p. 83-126).



CHEZ LES BELGES
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Catholicisme.



Ce n’est pas en passant quelques jours dans un pays qu’on peut juger de ses mœurs, de ses tendances, de ses idées, de ses institutions. Les observations y sont forcément rapides et superficielles ; elles ne portent que sur un ordre de choses infiniment restreint, et d’ailleurs peu important. On n’atteint pas l’âme intime, l’âme secrète, l’âme profonde d’un pays, à moins d’y vivre de sa vie… Il faut donc se contenter des apparences, qui trompent souvent. En considération de quoi, je prie les lecteurs de me pardonner le ton parfois frivole et injuste de ces pages.

Pourtant, dès que vous entrez en Belgique, vous êtes frappé par cette sorte de malaria religieuse qui y règne. Elle attriste singulièrement ce petit pays… C’est peut-être cela qui rend si noires ces verdures de la campagne belge que détestait tant Baudelaire… De même que dans notre sauvage et dolente Bretagne, où l’ esprit religieux a en quelque sorte tout pétrifié, de même que, dans le Tyrol autrichien, où, à chaque tournant de route, à chaque carrefour, partout, se dressent des images de sainteté qui pourraient servir à l’administration vicinale de bornes kilométriques, de même, en Belgique, la superstition religieuse est souveraine maîtresse des âmes, des paysages et des lois. Je ne parle pas seulement des couvents qui y pullulent, comme, en Allemagne, les casernes ; je ne parle pas de ces béguinages, qui ne sont d’ailleurs plus que des souvenirs, gardés seulement par Gand et par Bruges, pour les badauds du pittoresque et les moutons de Panurge du tourisme. Je parle de tout ce pays, sur qui le catholicisme étend son ombre épaisse et malsaine. Dans les chemins, dans les sentes et dans les villes, on rencontre, par milliers, de ces figures de foi têtue, de ces figures de prières, agressives et sombres, telles qu’elles sont peintes dans les triptyques des primitifs flamands. Les siècles ont passé sur elles, les progrès et la science ont passé sur elles, sans en adoucir les angles durs et obtus.

Je me souviens qu’il y a plusieurs années, pris d’un malaise subit dans une auberge de village, je demandai qu’on allât me chercher un médecin, à la ville voisine, qui était Gand.

— Ah ! Seigneur Jésus, s’écria la bonne, en me voyant très pâle… Il va peut-être mourir… Dites une prière, bien vite, monsieur… Dites une prière… Et attendez-moi…

Elle sortit précipitamment, sans m’apporter d’autres secours.

Quelques minutes après, je vis entrer, introduit dans ma chambre par la petite bonne, un gros prêtre, essoufflé d’avoir trop couru… Il voulut, à toute force m’administrer l’extrême-onction. Et comme je refusais de me munir des sacrements de l’Église, il insista avec violence et ne se retira qu’après avoir appelé, sur ma tête de mécréant, toutes les malédictions du ciel et toutes les fureurs de l’enfer.

Partout des processions, des sons de cloche, des cérémonies cultuelles, extravagantes et moyenâgeuses, des églises pleines et chantantes, des décors d’autels dans les chambres privées, des dos courbés, des mains jointes… et des prêtres insolents, paillards et pillards, et de terribles évêques, avec des faces d’Inquisition. Partout, aussi, cette littérature dont l’érotisme mystique s’associe si bien aux ferveurs pieuses et les exalte… Qui n’a pas assisté aux fêtes du Saint-Sang, dans Furne, devenu, ces jours-là, un véritable asile d’aliénés, ne peut concevoir à quels dérèglements, à quelles démences, la religion, ainsi enseignée, peut conduire la pauvre âme des hommes… C’est ce carillonneur de Rodenbach – personnage d’ailleurs historique – qui gravait sur l’airain sonore et bénit de ses cloches les plus monstrueuses obscénités… (Il paraît que ces cloches illustrées, on peut les voir à Bruges, si l’on a quelques hautes références ecclésiastiques…) C’est Philippe II, couvrant son carnet d’imaginations démoniaques, alors qu’entouré de ses évêques, de ses moines, de ses bourreaux, une nonne sur les genoux, il faisait couler le sang et tenailler la chair des hérétiques, dans les chambres de torture…

Les centres ouvriers eux-mêmes, les cités industrielles, où souvent grondent la révolte et l’émeute, n’échappent pas toujours à la contagion. J’ai vu autrefois, à Gand, une grève. Ce n’étaient point des flots de peuple lâchés et battant, avec des clameurs de mer soulevée, les murs de la ville… C’était une procession religieuse qui défilait silencieusement, avec des attributs religieux, des bannières ecclésiales, des oriflammes, des femmes déguisées en Saintes-Vierges, des enfants, en petits anges frisés… Et je me souviendrai toujours de cet ouvrier, à la gueule farouche, qui marchait devant la foule, portant je ne sais quoi, qui ressemblait à un ostensoir…

La Belgique ne peut pas éliminer le sang espagnol qui coule dans ses veines…



Démocrates de Gand.


Un charmant ami de Mæterlinck, retrouvé à Bruxelles, nous conte cette anecdote :

Gand a chez nous la spécialité des émeutes bizarres. Vous souvenez-vous de celles qui eurent lieu, en Belgique, il y a quelque douze ans ? Le peuple réclamait le suffrage universel. Il voulait, lui aussi, être souverain. Cela lui était venu, tout d’un coup, on ne sait pourquoi. Il avait déjà un Roi constitutionnel et trouvait, sans doute, que cela ne suffisait pas à son bonheur. Il en voulait d’autres, beaucoup d’autres, des rois en habit civil, et il les voulait de son choix… Le peuple, donc, descendit en armes dans la rue et se livra aux vociférations d’usage. Les bourgeois, protégés par les troupes, s’amusèrent à ces spectacles qu’ils croyaient sans danger.

À Gand, les choses semblèrent, durant quelque temps, tourner au tragique. Cris, barricades, rixes sanglantes, coups de revolver, charges de cavalerie, décharges de mousqueterie, rien ne manqua à la fête, pas même les morts. Ordinaire apothéose… Ces escarmouches menaçant de se prolonger, on convoqua la garde civique. J’en faisais partie. Force me fut de me ranger sous le drapeau de l’ordre, parmi les défenseurs de la société. Dans ma compagnie, nous n’étions que deux bourgeois authentiques, un peintre de mes amis, et moi. Le reste ?… ouvriers, petits employés, commis de magasin, tous, ou presque tous, en parfaite communion d’idées avec les émeutiers. Dans le rang, ils discutaient, entre eux, à voix basse, et ce mot de « suffrage universel » revenait sans cesse, sur leurs lèvres.

Ils se promettaient bien, ils juraient, si on leur commandait de tirer sur le peuple, de tirer en l’air.

— Ils ont raison, disait l’un, ils combattent pour notre bonheur.

— Mieux que cela, appuyait un autre… pour notre souveraineté…

— Oui, oui !… Tous, nous voulons être souverains, comme en France.

— Imposer notre volonté, comme en France.

— Dicter nos lois, comme en France.

— Patience !… Encore quelques jours, et nous serons les maîtres de tout, comme en France.

Un autre disait :

— On peut commander tout ce qu’on voudra. Je ne tirerai pas… D’abord, parce que ce n’est point mon idée, ensuite parce que mon frère est avec ceux qui se battent, pour notre souveraineté. Je me serais bien battu, moi aussi… mais j’ai une femme, deux enfants…

— Moi aussi, je me serais bien battu… mais le patron, qui n’est pas pour le peuple, m’aurait mis à la porte, et je n’aurais plus d’ouvrage… Oui, mais, quand nous serons souverains, c’est nous qui mettrons les patrons à la porte…

Un petit homme, qui n’avait encore rien dit, se mit, tout à coup, à répéter, plusieurs fois, en me criblant de regards aigus, sautillants et menaçants :

— Moi, je sais bien pour qui je voterai…

Et, comme je restais muet, dans mon rang…

— Oui, oui… Vous voudriez que je vote pour vous… Mais je ne suis pas un imbécile… Je ne voterai pas pour vous… Je sais bien pour qui je voterai… Je voterai pour quelqu’un… Et quand j’aurai voté pour celui que je sais… ah ! ah ! ah !… Je sais ce que je dis… Et vous… vous ne dites pas ce que vous savez…

— Au moins, pensais-je… ils ne tireront pas.

Notre capitaine se promenait devant le front de la compagnie, inquiet, nerveux, l’oreille ouverte aux clameurs encore lointaines de l’émeute. De temps en temps, des cavaliers traversaient la place, au galop. Les boutiques se fermaient ; de pâles bourgeois rentraient chez eux, en hâte, essoufflés. Peu à peu, le grondement populaire se fit plus proche ; les cris, les vociférations, les appels, plus distincts. Deux coups de feu claquèrent, comme deux coups de fouet, dans une bagarre de voitures… Le capitaine se tourna vers nous. C’était un marchand de cravates de la ville… Il avait une figure toute ronde et rose, un gros ventre pacifique, des yeux doux…

— Mes enfants, nous dit-il… ça se gâte… Ils vont être là dans quelques minutes… Qu’est-ce que vous voulez ?… Je vais être obligé de faire les sommations légales et de commander le feu… C’est très embêtant… car je les connais… ce sont des enragés… ils ne m’écouteront pas… Tirer sur des gens de la ville, des gens qu’on connaît… c’est très embêtant. D’un autre côté, il faut bien que force reste à la loi… Il le faut… C’est très embêtant… Si encore ils avaient exposé tranquillement leurs revendications !… Le Roi est un brave homme, les ministres sont de braves gens… Eux aussi, parbleu, sont de braves gens… On se serait arrangé, bien ou mal… Enfin, ça n’est pas tout ça… Le devoir avant tout… c’est très embêtant… Soldats… écoutez-moi bien… Il faut faire le moins de malheur qu’on pourra… Quand je commanderai le feu, le premier rang ne tirera pas… Il n’y aura que le second rang qui tirera… Et encore est-il nécessaire que le second rang tire, tout entier ?… Non… non… En somme, il ne s’agit que de les effrayer… Trois, quatre morts… trois, quatre blessés… C’est très embêtant… mais ce n’est pas une grosse affaire… Et ça suffira peut-être à les arrêter, ces bougres-là… Voyons, vous, là-bas, dans le second rang, attention !… Fixe !… Y a-t-il, parmi vous, dix hommes… bien décidés à lâcher leur coup sur le peuple, à mon commandement ?… Y en a-t-il cinq seulement ?… Voyons, voyons, sacristi !… Y en a-t-il quatre ?… quatre ?… Répondez !

Et à ma stupéfaction, de la droite à la gauche du rang, j’entendis sur chaque lèvre, voltiger sur chaque lèvre, rebondir de lèvre en lèvre, ce mot :

— Moi… moi… moi… moi… moi !…

Sur les cinquante hommes que nous étions dans le rang, deux seulement s’étaient tus… Deux seulement étaient froidement résolus, non seulement à ne pas tirer sur des hommes, mais à lever la crosse en l’air, aussitôt parti l’ordre de mort… Et ces deux hommes, ce n’étaient point des prolétaires, c’étaient les deux bourgeois de la compagnie, mon ami le peintre et moi…

Heureusement qu’ils tirèrent fort mal… Il n’y eut que dix pauvres diables de tués, et douze de blessés !…

Constantin Meunier.


Revu toute la journée — une journée triste et pluvieuse — des œuvres de Constantin Meunier.

Constantin Meunier est un artiste intéressant et méritoire. Par son talent, par sa belle vie sans défaillance, il a droit au respect de tous. De son œuvre, se dégage une forte signification humaine.

Comme tant d’autres, qui y trouvèrent fortune et profit, il eût pu faire des Dianes cireuses, d’onduleuses Vénus et de voluptueuses faunesses. Il eût pu élever, aussi bien que d’autres, des monuments en sucre ou en saindoux, à la mémoire des grands hommes de Bruxelles, et peupler le bois de la Cambre de toute une foule de peintres, de poètes, d’orateurs et de militaires… Mais il avait un idéal plus fier.

Né au milieu d’un pays de travail et de souffrance, vivant dans une atmosphère homicide, ayant toujours sous les yeux, le lugubre spectacle de l’enfer des mines, le drame rouge de l’usine, il fit des ouvriers.

Il les peignit d’abord ; ensuite, il les modela.

Ardemment, il se passionna à leurs labeurs, à leurs misères, à leurs révoltes. Il comprit la rude beauté tragique de leurs torses, la musculature contractée, violente de leurs gestes, la tristesse haletante, farouche, durcie de leurs faces souterraines. Il tenta de styliser, de ramener vers la simplicité linéaire du drapement antique, leurs tabliers de cuir, leurs bourgerons collants, leurs pauvres hardes de travail. Et surtout, il s’émut, — car il était infiniment bon, et il rêvait toujours de justice, — de ce que contient d’injustice sociale, d’âpre exploitation capitaliste et politique, la destinée de ces parias, à qui il est dévolu de ne trouver leur maigre existence quotidienne, que dans l’effroi, ou dans l’usure lente d’un métier, auprès de quoi le bagne semble presque une douceur.

De tout cela il sut tirer des accents assez nobles, des apparences sculpturales assez fortes, de la pitié. On lui doit trois œuvres presque entièrement belles : Une Figure de paysanne, au visage usé, aux yeux morts, aux seins taris ; le Cheval de mine, la Femme au grisou, cette dernière, surtout, d’une composition ample et simple, d’un métier plus serré. C’est déjà beaucoup.

Malheureusement, venu trop tard à la sculpture, qui est un art très difficile, ennemi du truquage et du trompe-l’œil, Constantin Meunier, en dépit de ses dons réels, de sa passion, de sa forte compréhension de la vie ouvrière, ne connut pas très bien son métier. Son modelé est pauvre, parfois désuni, sa forme souvent lourde, ses plans pas assez nombreux, pas assez colorés, ses contours secs… Il ne sait pas toujours combiner avec harmonie un monument, architecturer un ensemble, grouper des figures… On sent trop l’effort en tout ce qu’il fait. La souplesse qui donne la vie, le mouvement à la matière, est peut-être ce qui lui manque le plus. Seul, le morceau vaut ce qu’il vaut, et, le plus souvent il n’a qu’une valeur, – par conséquent, une illusion – de littérature.




On m’a raconté le drame suivant.

La Ligue des Droits de l’homme que préside, avec tant de fermeté et un si beau dévouement, M. Francis de Pressensé, institua une commission chargée d’élever, à la grande mémoire d’Émile Zola, un monument. Cette commission choisit, pour l’exécuter, Constantin Meunier. Mais celui-ci hésita longtemps, émit des scrupules. Il était souffrant, se trouvait bien vieux, avait encore une œuvre importante à terminer, cette œuvre dont nous avons admiré, à nos expositions, de nombreux fragments, et qu’il eût bien voulu voir se dresser sur une des places publiques de Bruxelles, avant de mourir. Sur des instances réitérées, flatteuses pour lui, à coup sûr, mais maladroites, car lui seul était en mesure de savoir ce qu’il pouvait ou ne pouvait pas entreprendre, – il finit par accepter cette lourde mission, mollement, à la condition qu’on lui adjoignît un collaborateur français, qui fut aussitôt désigné, ou plutôt qui se désigna lui-même : M. Alexandre Charpentier.

Au bout d’une très longue année, Constantin Meunier et M. Alexandre Charpentier présentèrent à la commission une maquette, pas très heureuse, dit-on. Elle fut jugée insuffisante. Les deux artistes avouaient d’ailleurs qu’ils n’en étaient pas contents. Ils comprirent qu’ils devaient chercher et trouver autre chose…

Le monument était tel. Un Émile Zola, debout, oratoire, dramatique, étriqué, en veston d’ouvrier, en pantalon tirebouchonné, un Zola sans noblesse et sans vie propre, où rien ne s’évoquait de cette physionomie mobile, ardente, volontaire, timide, si conquérante et si fine, rusée et tendre, joviale et triste, enthousiaste et déçue, et qui semblait respirer la vie, toute la vie, avec une si forte passion. Derrière ce Zola, banal et pauvre, une Vérité nue étendait les mains. À droite, un mineur ; à gauche, une glèbe. L’invention était quelconque. On voit qu’elle ne dépassait pas la mentalité des artistes officiels. Et tout cela se groupait assez mal.

— Sapristi ! dit M. Alexandre Charpentier, devant cette découverte un peu tardive… Voilà qui est ennuyeux… Car ils ont raison… Ça ne vaut rien du tout… J’ai idée que c’est la Vérité qui nous gêne… Elle est très jolie… mais pas à sa place, derrière Zola… Il faut absolument la mettre devant… Qu’en dites-vous ?

— Essayons de la mettre devant… consentit Constantin Meunier.

— Essayons.

Placée devant, la Vérité produisit un effet plus déplorable encore. Et puis elle annulait la glèbe, le mineur.

— Diable ! s’écrièrent, avec un ensemble plus parfait que leur œuvre, les deux artistes terrifiés…

Et ils réfléchirent longuement.

— Si on l’habillait ?… proposa Constantin Meunier.

— La Vérité ?

— Oui… Eh bien, quoi ?

— Une Vérité habillée ?… Ce ne serait plus la Vérité… Non… Essayons à droite.

— Essayons… acquiesça Constantin Meunier.

On transporta la Vérité à droite… Mais…

— Non, non… quelle horreur !… Enlevez…

Constantin Meunier se cache la face… Tout se déséquilibre du monument… Tout s’effondre… tout fiche le camp, comme on dit dans les ateliers.

Le problème devenait de plus en plus ardu.

— Alors, à gauche, invita, pour la deuxième fois, M. Alexandre Charpentier.

Le pauvre Constantin Meunier n’avait plus la foi. Il répondit, mollement :

— Essayons à gauche.

On transporta la Vérité à gauche.

— Impossible !

Tel fut le cri que poussèrent simultanément Constantin Meunier et M. Alexandre Charpentier.

Hélas ! ni devant, ni derrière, ni à droite, ni à gauche… Situation douloureuse et sans issue. Ce qu’elle dut en entendre, la Vérité, comme toujours !

Au cours de leurs travaux, les deux sculpteurs avaient eu des mésententes assez pénibles. Cette dernière aventure n’était point pour les dissiper. Ceux qui connaissent le cœur des hommes, surtout le cœur des artistes, qui sont deux fois des hommes, peuvent se faire une idée de ce qui se passa entre Constantin Meunier et M. Alexandre Charpentier. Ils en arrivèrent, dans leurs rapports, à une tension telle, que l’artiste belge, irrité de l’ingérence dominatrice de son collaborateur, et pensant que son influence avait pu être déprimante, finit par se priver de ses services. Peut-être eût-il dû commencer par là.

Resté seul, le pauvre grand sculpteur fut bien embarrassé. Faut-il croire, comme d’aucuns l’affirment, que l’atmosphère de Bruxelles, aujourd’hui, est funeste à toute création artistique ? Ou bien, Constantin Meunier était-il trop vieux ? Manquait-il de cette ardeur d’imagination qui tant de fois corrigea ce que son métier avait d’insuffisant ? Il essaya quantité de combinaisons qui ne réussirent point. Finalement, après des jours d’efforts, après des luttes douloureuses avec son œuvre et avec lui-même, il en vint à cette conclusion stupéfiante : que, esthétiquement, du moins, les deux figures de la Vérité et de Zola s’excluaient, qu’il fallait choisir entre la Vérité et Zola et ne plus tenter de les associer l’une à l’autre, en bronze. Et il choisit Zola, réservant la Vérité pour une destination inconnue.

On prétend que l’irritation, le chagrin, l’état de lutte constante où il avait dû se mettre vis-à-vis de M. Alexandre Charpentier, la déception, tout cela ne fut pas étranger à sa mort, qui arriva peu après. Et le monument d’Émile Zola, en dépit des oppositions de la famille de Constantin Meunier, revint à M. Alexandre Charpentier, qui y travaille, seul, désormais. Où en est-il ? Comment est-il ? Je n’en sais rien, n’étant pas dans le secret des dieux.

Cette histoire est triste, et, comme toutes les histoires tristes, elle a sa part de comique, un comique amer et grinçant, qui est bien ce qu’il y a de plus tragique dans le monde. Mais, quand on y regarde de près, elle est très caractéristique, et aussi, très harmonieuse avec la vie.

Avant de se pacifier dans l’immortalité, la destinée d’Émile Zola aura été étrangement tourmentée. Comme tous les hommes de génie, – surtout les hommes d’un génie rude, tenace et humain, – Zola a créé, toujours, autour de lui, de la tempête. Il n’est pas étonnant que la bourrasque souffle encore.

Son œuvre fut décriée, injuriée, maudite, parce qu’elle était belle et nue, parce qu’au mensonge poétique et religieux elle opposait l’éclatante, saine, forte vérité de la vie, et les réalités fécondes, constructrices, de la science et de la raison.

On le traqua, comme une bête fauve, jusque dans les temples de justice. On le hua, on le frappa dans la rue, on l’exila : tout cela parce qu’au crime social triomphant, à la férocité catholique, à la barbarie nationaliste, il avait voulu, un jour de grand devoir, substituer la justice et l’amour.

Sa mort fut un drame épouvantable et stupide. Lui qui, devant les rugissements des hommes, devant leurs foules ivres de meurtre, avait montré un cœur si intrépide, un si magnifique et tranquille courage, il n’a rien pu contre l’imbécillité lâche et sournoise des choses, car l’on dirait que les choses elles-mêmes ont de la haine, une haine atroce, une haine humaine, contre ce qui est juste et beau.

Et voilà un sculpteur, deux sculpteurs, dont les intentions ne peuvent être, une minute, suspectées, qui aimèrent Zola, qui l’admirèrent, et qui, parce qu’ils furent impuissants à interpréter le génie d’une œuvre et l’héroïque beauté d’un acte, s’écrient, dans leur langage d’artistes fourvoyés :

— Décidément, la Vérité et Zola ne sont pas d’ensemble.

Je sais bien que le fait, en lui-même, est assez mince, et qu’il ne faut voir dans ces paroles qu’un mauvais calembour, en argot de métier…

Pourtant, ce soir-là, à la suite de ce récit, je rentrai à l’hôtel affreusement triste et découragé. Je passai une nuit fort agitée et fiévreuse. Dans mes cauchemars, je ne voyais partout que des places publiques, des squares, des jardins, où des foules forcenées érigeaient au Mensonge, à la Haine, au Crime, à la Stupidité, des monuments formidables et dérisoires.

Heureusement, le lendemain, Bruxelles me reprenait. Je revis, en sortant, la jolie femme au laurier-rose, plus candide, plus enfant que jamais… Elle ne jouait plus au gros lion avec ses petites filles ; elle jouait au méchant tigre. Et les Bruxellois eurent vite fait de chasser les fantasmes de la nuit, et de m’entraîner, à nouveau, dans la ronde de leur comique.


Sur les ponts De Bruxelles…


Qu’est-ce que je chantais là, mon Dieu ?… À Bruxelles, il n’y a pas de ponts… Ils avaient bien, autrefois, une rivière, une rivière que, par esprit d’imitation et pour justifier leur parisianisme, ils avaient appelée, en en réformant l’orthographe : la Senne. Mais, depuis longtemps, ils l’ont enfouie sous terre et recouverte d’une voûte… Peut-être aussi, est-ce pour ne pas faire concurrence au Manneken-Piss, dont le pipi puéril leur suffit, suffit à leur amour de l’eau, à leur amour des reflets dans l’eau…



Un industriel.


J’ai vu un grand industriel. Il était d’ailleurs tout petit, ainsi qu’il arrive souvent des grands écrivains, des grands artistes, des grands avocats, des grands médecins… Il était tout petit, très rouge de visage, très blond de barbe et de cheveux, et bedonnant, avec une très grosse chaîne, ou plutôt un très gros câble d’or, en guirlande sur son ventre.

— Ça va très mal… ça va très mal… gémit-il… On ne peut plus travailler tranquillement… Toujours des grèves !… Quand l’une cesse, l’autre commence… Pourquoi, mon Dieu, pourquoi ?… Ah ! je ne sais pas ce que va devenir notre industrie, notre pauvre industrie… Elle est bien malade…

Et, brusquement :

— C’est de votre faute !… crie-t-il.

— De ma faute ?… À moi ?

— Oui, oui… Enfin, de la faute des socialistes… des anarchistes français… Mais oui… Vous ne connaissez pas nos ouvriers, à nous… De braves gens… de très braves gens… Au fond, ils ne veulent rien… ne demandent rien… sont très contents de ce qu’ils gagnent. Ils ne gagnent pas grand’chose, c’est vrai. Mais ça leur suffit… Du reste, qu’est-ce qu’ils feraient de plus d’argent ?… Rien… rien… rien… Vous allez rire. L’année dernière, j’ai donné vingt francs à un ouvrier qui avait sauvé la vie à ma fille… ma fille unique… tombée dans le canal… Savez-vous ce qu’il a fait de ses vingt francs ? Il a acheté un samovar, mon cher monsieur, un samovar !… Il est vrai que c’est un Russe… N’importe.

Et il répète, en levant les bras au ciel :

— Un samovar !… Un samovar ! Et ils sont tous comme ça !… Parbleu ! ils se mettent bien en grève, de temps en temps, comme les autres… Que voulez-vous ?… c’est la mode, aujourd’hui, dans le monde ouvrier… Du moins, chez nous, les grèves ne sont pas sérieuses… des grèves pour rire… Quelques jours de flâne… et puis à l’ouvrage !… Nos grèves ?… C’est la forme moderne de la kermesse… Oui, mais, dès que nos ouvriers sont en grève, arrivent, on ne sait d’où… des tas de socialistes… d’anarchistes… enfin des Français… Ils gueulent : « Debout ! Debout !… Sus aux patrons !… Mort au capital !… » Ils excitent à la violence, à l’émeute, au pillage. Et voilà nos bons petits agneaux belges, changés, aussitôt, en bêtes féroces françaises… Alors, tout va mal… le gâchis, quoi !… Nous sommes bien obligés, parfois, d’augmenter les salaires… Or, augmenter les salaires, savez-vous ce que c’est ? C’est ruiner notre industrie, tout simplement… Oui, monsieur, notre industrie… vous ruinez notre industrie, tout simplement… Ah ! sans vous !…

Je voulus expliquer à mon interlocuteur que nos grands industriels du Nord formulaient les mêmes éloges sur le désintéressement de leurs ouvriers, et les mêmes plaintes contre les excitateurs belges. C’est beaucoup plus facile que de rechercher les vraies causes d’ une évolution, disons, pour ne pas les vexer, d’une maladie économique, et d’y remédier. Je tâchai de lui faire comprendre que, tant que les conditions du travail ne seraient pas réorganisées sur des bases plus justes, il en serait toujours ainsi… Mais le petit grand industriel s’obstine à ne pas entendre raison.

Il proteste, s’agite, trépigne, crie :

— Non, non… Il n’y a pas d’évolution économique, pas de maladie économique… Il n’y a rien d’économique. Il y a le travail… Le travail est le travail… Qu’est-ce que le travail ?… Rien… Que doit-il être ?… Rien… Je ne connais que ce principe-là… Mais, laissez-moi donc tranquille… Non, non. Il y a vous, vous !… Vous, vous avez toujours été les propagandistes de l’esprit révolutionnaire parmi les peuples… C’est dégoûtant… Ah ! je sais bien ce que vous rêvez… je vois bien ce que vous attendez… La Belgique aux Français, hein ?

— Et vous la France aux Belges, hein ?

Le petit grand industriel me considère alors d’un œil singulièrement brillant :

— Hé !… Hé ! fait-il en claquant de la langue… Ne riez pas… Dites donc ? Dites donc ?… Avec nos bons, nos excellents amis les Allemands ?… Hé ! hé ?… Mais dites donc ?… Ah ! ah !…

Puis, il se hausse sur la pointe des pieds, atteint de la main mon épaule, où il tape, le bon Belge, de petits coups protecteurs :

— Hé ! hé !… Sapristi… dites-moi donc ?… Ce serait une fameuse chance, pour vous !…



Waterloo.


Le même jour, je suis allé visiter le champ de bataille de Waterloo. Peut-être ai-je été poussé inconsciemment à cette absurde visite, par cette idée, non moins absurde, de m’habituer tout de suite à l’idée de la défaite, de la dénationalisation, de la belgification, qu’évoque en moi le nom seul de Waterloo.

Mais je n’ai rien vu, au champ de bataille de Waterloo… Au champ de bataille de Waterloo, près de l’auberge de Belle-Alliance, où quelques excursionnistes anglais échangeaient de petits cailloux jaunes contre de petits cailloux noirs, je n’ai vu, debout sur une table, les jambes bottées, sur la tête un panama en bataille, aux yeux une énorme lorgnette, je n’ai vu que M. Henry Houssaye, qui regardait… quoi ?

Des corbeaux volaient ici et là, dans la morne plaine… Et je me dis mélancoliquement :

— Il les prend encore pour des aigles.



Au musée.


Je ne dirai rien des visites que j’ai faites aux Musées. Je veux garder secrètes en moi, au plus profond de moi, les jouissances et les rêveries que je vous dois, ô Van Eyck, ô Jordaens, ô Rubens, ô Teniers, ô Van Dyck !… Je veux, en admirateur respectueux, soucieux de votre immortel repos, vous épargner toutes les sottises, épaisses, gluantes, que sécrètent hideusement les critiques d’art, lorsqu’ils se trouvent en présence des œuvres d’art, de n’importe quelles œuvres d’art, sottises indélébiles qui, bien mieux que les poussières accumulées et les vernis encrassés, encrassent à jamais vos chefs-d’œuvre, et finissent par vous dégoûter de vous-mêmes… Ah ! c’est bien la peine que vous ayez été de grands hommes et de braves gens !

Un soir, au Musée de La Haye, j’ai vraiment entendu l’Homère de Rembrandt me dire :

— Éloigne de moi, – ah ! je t’en supplie, toi qui sembles m’aimer silencieusement, – éloigne de moi tous ces sourds bourdonnements de moustiques, toutes ces douloureuses piqûres de mouches, qui rendent ma vie si intolérable, dans ce musée, et qui font que je regrette souvent – je t’en donne ma parole d’honneur – de n’avoir pas été peint par M. Dagnan-Bouveret… Car, si j’avais été peint par M. Dagnan-Bouveret, comprends-tu ?… tout ce qui se dit de moi aurait sa raison d’être… Et je n’en souffrirais pas… Tiens ! regarde cette grosse dame… oui, là-bas… à gauche…, cette grosse dame en rose… devant le Vermeer… Tout à l’heure, elle rassemblait autour de moi toute sa famille – quatre petits garçons, quatre petites filles, et autant de neveux et de nièces – et elle disait à tout ce monde, en me désignant de la pointe d’une aiguille à chapeau : « Examinez bien ce vieux-là, mes enfants. Comme il ressemble à votre grand-père ! » Et les enfants de s’écrier, en tapant dans leurs mains : « C’est vrai !… Grand-papa… grand-papa ! » Eh bien, j’aime mieux ça. Je ne sais pas pourquoi… ça m’a fait plaisir… oui, ça m’a ému, de savoir que je ressemble à quelqu’un, à quelqu’un de vivant, même à quelqu’un de Bruxelles ; … car, sûrement, elle est de Bruxelles, la grosse dame en rose… Mais si tu avais entendu, l’autre jour, M. Thiébaut-Sisson ? Alors je ne ressemblais plus à rien… Et M. Mauclair, donc ?… N’affirmait-il pas que je suis « de la peinture statique » ? Quelle pitié, mon Dieu… quelle pitié !

Est-ce curieux ?… Est-ce humiliant pour notre mentalité, qu’il existe encore au XXe siècle tant de gens assez oisifs, assez pauvres d’idées, assez dénués du sens de la vie, assez peu respectueux du sens de la beauté, pour se donner la mission ridicule d’expliquer des choses, que d’ailleurs on n’explique point, auxquelles ils ne comprennent et ne comprendront jamais rien, quand il est si facile de laisser, chacun, jouir de ce qu’il a devant les yeux, librement, à sa façon ?

Mais voilà… Tout homme a, dans le cœur, un Mauclair qui sommeille.

Si, du moins, il sommeillait toujours, ce sacré Mauclair-là !… N’est-ce pas, mon pauvre Homère ?



Il fait de la race.


Les Belges sont grands éleveurs de poules et aussi de lapins. Ils ont fabriqué une espèce de lapin qui se nomme d’un nom grandiose : le géant des Flandres, et qui, pour un lapin, animal généralement peu lyrique, est bien un géant, plus qu’un géant, un véritable monstre. Le géant des Flandres arrive à peser jusqu’à vingt-deux livres de viande.

Mais c’est surtout la poule qui constitue, pour la Belgique, un commerce intéressant et très prospère. Il faut le reconnaître, les Belges sont des maîtres incomparables, en aviculture.

Parmi les élevages, très nombreux autour de Bruxelles, j’en ai visité un qu’on m’avait spécialement recommandé. Il appartient à M. de S… Mi-paysan, mi-hobereau, d’accueil un peu rude, mais bon homme au fond, M. de S…, après quelques minutes, finit par se familiariser jusqu’à l’indiscrétion, jusqu’aux bourrades joyeuses, aux tapes sur le ventre. Et son rire est quelque chose de si assourdissant que, chaque fois qu’il rit, on est instinctivement porté à se boucher les oreilles, comme au passage d’une locomotive qui siffle.

Son installation est merveilleuse. Rien n’y est laissé au hasard… Tout y est combiné, prévu, réglementé, discipliné : nourriture, soins, hygiène, exercice physique, sélection, en vue de l’amélioration constante et du plus parfait bonheur de la race… Je n’ai jamais vu que, nulle part, on en ait fait autant pour les hommes.

— Je suis sévère…, confesse M. de S…, ça oui… mais je ne les embête pas… Il ne faut jamais embêter les bêtes… Il faut qu’elles s’amusent, au contraire… Quand elles ne s’amusent pas, elles dépérissent… Et alors, bonsoir les œufs !…

Ils ont deux espèces de poules, en Belgique ; la Coucou de Malines, et la Campine. Produit très bien fixé d’un croisement de la Brahma herminée avec la Campine, la Coucou de Malines est résistante, grosse, un peu lourde de formes, d’un joli gris caillouté, d’une chair abondante et délicate. Elle est essentiellement commerciale. On en expédie dans le monde entier. La Campine est la poule nationale. On raconte qu’il y a plus d’un siècle, la race en était à peu près perdue ; du moins elle s’était astucieusement dispersée parmi d’autres races. Peu à peu, on l’a reconstituée dans toute sa pureté originelle. Elle est petite, mais extrêmement élégante, vive et jolie. M. Paul Bourget dirait qu’elle a des allures aristocratiques. Svelte et un peu piaffeuse, telle du moins que je la connais, je crois qu’il serait plus juste de lui attribuer des airs de petite cocotte, de cocodette. Un mantelet blanc, délicieusement blanc, accompagne sa robe blanche et noire, très collante au corps, et qui dessine les formes avec une grâce un peu hardie… Une crête effilée, d’un rouge vif, la coiffe d’une façon exquisement insolente. Comme notre Bresse, elle a des pattes bleues, ce qui est un signe de bonne naissance. Le sang bleu, toujours.

— Une pondeuse admirable, s’extasiait notre hobereau… la meilleure, la plus régulière de toutes les pondeuses… avec ses petites mines évaporées…

Et, tout en me promenant à travers ses parquets, propres, luisants, luxueux, pareils aux villas de Saint-Germain et de l’Isle-Adam, il me confiait, en termes prolixes, ses idées sur l’élevage…

Comme j’admirais la vitalité, la robustesse, la belle humeur de ses bêtes :

— Ah ! voilà !… professait-il. Il faut être impitoyable et scientifique… Je suis impitoyable et scientifique… J’élimine les coqs qui ne chantent pas bien… dont la voix n’est pas assez sonore et retentissante… Tout est là, mon cher monsieur… J’ai observé que, plus un coq chante fort, plus il est ardent et, par conséquent, apte à la reproduction. Une belle voix, chez les coqs, de même que chez les hommes, annonce toujours… enfin, vous savez ce que je veux dire…

— Alors, les ténors ?… ne pus-je m’empêcher de remarquer… Dites donc, voilà un point de vue nouveau.

— Non, pas les ténors, naturellement. Les ténors sont des lavettes… Ah ! ah ! ah !… Les ténors, à la broche !… Dans la marmite, les ténors !… Bien entendu, je ne conserve que les barytons… les barytons sérieux, bien gorgés… Allez ! les poules ne s’y trompent pas… Elles savent parfaitement que plus un coq barytonne, mieux elles seront servies, plus leurs œufs seront gros, abondants… et plus vigoureux leurs petits… car tout s’enchaîne, dans la nature… Tenez, j’ai fondé à Bruxelles un Club, chargé de propager, à travers le monde, ces vérités biologiques… Un succès fou, mon cher monsieur… Nous avons maintenant des journaux, des conférences, des laboratoires… beaucoup d’argent… Nous organisons des expositions épatantes… avec des concours de chant… Un vrai conservatoire… mais pas de musique… ah ! ah !… non, sacré mâtin !… un conservatoire de… enfin vous savez ce que je veux dire… C’est passionnant.

Il m’apprit qu’il n’y avait qu’un seul moyen de reconstituer une race dégénérée : l’inceste.

— Ainsi vous prenez, je suppose, deux cochins fauves… Ils ont des tares inadmissibles, ignobles, dégoûtantes, criminelles, telles, par exemple, que des plumes grises, noires ou blanches… des culottes étriquées, pas assez bouffantes… des queues trop longues… Enfin, il reste en eux des mélanges anciens, des influences disparates… Eh bien, vous les isolez dans un parquet… Bon… Ils ont des couvées… Bon !… Vous sélectionnez, sans faiblesse, la poule et le coq, c’est-à-dire le frère et la sœur que vous mettez carrément à la reproduction… Et ainsi de suite, de couvées en couvées… Peu à peu, les influences étrangères s’atténuent, les mélanges disparaissent… Après cinq, six générations, vous avez retrouvé tous les caractères bien définis, toutes les vertus ataviques, toute la pureté première de la race. Ah ! c’est passionnant.

Il ajouta :

— Pour les hommes, ma foi !… je n’ai point essayé…

Et il me poussa du coude légèrement :

— Hé ! hé ! Dites donc ? Faudrait peut-être essayer ça… en France, où la race s’en va… s’en va…

Je vis, dans un parquet, des oiseaux extraordinaires que, tout d’abord, je pris pour des rapaces. Droits comme des hommes et juchés sur de hautes pattes sèches, nerveuses, armées de terribles éperons, le poitrail bombant, serré dans un justaucorps de plumes bleuâtres, la queue courte, pointue, relevée à la manière d’un sabre, l’œil féroce, le bec recourbé, coupant, comme celui des vautours, ils me firent l’effet de ces reîtres querelleurs, qui, pour un rien, tiraient l’épée, et vous étendaient, d’un coup d’estoc, sur la berge des routes.

— Des Combattants de Bruges… expliqua en haussant les épaules, le hobereau… Rien du tout… rien du tout… Oui, ils font les fendants… ça a l’air de quelque chose… et, au fond, des couillons, mon cher monsieur, les pires couillons du monde. Ne me parlez pas de ces épateurs, qu’un rouge-gorge mettrait en déroute… et qu’il faut élever dans du coton…

Nous marchions toujours de parquets en parquets, et, toujours, le grand aviculteur parlait, parlait, expliquait, commentait :

— L’hôpital ! me dit-il, tout à coup.

Il s’arrêta, me montra un grand espace, divisé en cinq ou six compartiments, enclos de grillages, où s’élevaient, bien exposées au soleil, de vraies maisonnettes. Une forte odeur d’acide phénique montait du sol soigneusement ratissé… Quelques poules se promenaient, l’aile basse, de l’allure triste, lente et cassée qu’ont les vieilles bonnes femmes, dans la campagne. J’en vis qui boitillaient, qui sautillaient sur leurs pattes, entourées de linges de pansement. D’autres, hottues, les plumes ternes et bouffantes, la crête décolorée, restaient immobiles, sans rien voir de ce qui se passait autour d’elles. D’autres encore, accroupies en rang, sur l’herbe sulfatée, dodelinaient de la tête et se racontaient de petites histoires, parlaient, sans doute, de leurs maladies, comme font les convalescents, assis, dans le jardin de l’hospice, sur des bancs, un jour de soleil.

Et M. de S… me conta ceci :

— Un matin, j’apprends par mon chef basse-courrier, que j’ai deux poules diphtériques… Comment avaient-elles pu attraper cette contagion, ici, où, chaque jour, les parquets, le sol, les mangeoires, l’eau, la nourriture même, tout enfin est désinfecté ?… Je me le demande encore… Mais il n’y avait pas à s’y tromper ; elles étaient diphtériques… Ah ! sacristi !… Immédiatement, j’ordonne de les isoler dans une de ces maisonnettes que vous voyez… Et on les soigne… Trois fois par jour, un employé venait avec un petit attirail d’infirmier… Il commençait par racler, avec un grattoir, le gosier des poules, enduisait, ensuite, à l’aide d’un pinceau, les plaies à vif, d’une bonne couche de pétrole, et comme il faut soutenir les malades, durant l’évolution de cette maladie, qui est très déprimante, il leur entonnait deux ou trois boulettes, d’une composition spéciale et tonique… Ce régime leur était extrêmement pénible et douloureux. Mais quoi ? Elles avaient beau protester, il fallait bien en passer par là… Or, voici ce qu’elles imaginèrent… C’est à ne pas croire ! Moi-même, j’eusse traité de blagueur celui qui m’eût rapporté la chose, si je n’en avais pas été, une dizaine de fois, le témoin stupéfait… Du plus loin qu’elles voyaient venir leur bourreau, avec sa trousse, elles essayaient aussitôt de se mettre sur leurs pattes, battaient de l’aile, affectaient la plus folle gaieté, puis, se précipitant aux mangeoires garnies d’un peu de millet, elles faisaient semblant de manger… Oui, mon cher monsieur, avec une ostentation comique, elles faisaient semblant de manger, goulûment. Et, regardant l’employé, en dessous, d’un air malin, elles semblaient lui dire : « Tu vois, nous avons grand appétit… nous sommes tout à fait guéries… Remporte donc ton grattoir, ton pinceau au pétrole, et tes boulettes »… Ah ! les roublardes !… C’est passionnant…

— Dire, m’écriai-je, que j’ai été puni, au collège, de huit jours de cachot pour avoir écrit, dans un discours français, ces mots sacrilèges : « l’intelligence des bêtes » !

— Tiens ! moi aussi, dans un thème latin, s’exclama l’aviculteur… chez les Jésuites…

Et son gros rire fit s’agiter toute la basse-cour…

Je n’étais pas au bout de mes surprises…

Au centre d’un parquet, un petit homme, enveloppé d’une longue blouse de toile écrue, un tablier blanc noué autour des reins, la tête coiffée d’une calotte ronde – tout à fait l’air classique d’un interne – disposait sur une table, méthodiquement, des pots, des fioles, des bandes, des rouleaux de ouate hydrophile, et faisait flamber de fins instruments d’acier, dans un récipient de métal.

— Pour quoi est-ce ?… demandai-je.

L’aviculteur parut un moment gêné :

— Pour rien… pour rien… répondit-il.

Puis, tout à coup :

— Bah !… vous avez l’air d’un brave homme… Seulement, pas un mot à personne, hein ?… Eh bien, voilà… Il arrange les poules pour une prochaine exposition… Il les met au point réglementaire…

Et, son caractère joyeux reprenant le dessus :

— Il fait de la race… ajouta-t-il, dans un rire sonore. Vous comprenez ?… J’ai des sujets qui ont des qualités… mais qui ont aussi des tares… On n’est pas parfait, que diable !… Alors, j’augmente les qualités, et je détruis les tares… Je rajeunis les éperons trop vieux… Je peins en rose ou en bleu, selon l’espèce, les pattes jaunes… Je teins les plumes défectueuses… Je supprime des doigts, ou j’en rajoute, suivant le cas… Je retaille les crêtes mal faites et les mets à l’ordonnance… Très délicat, très compliqué, vous savez ?… Enfin, voilà !… Que voulez-vous ?… Il faut bien faire comme tout le monde… Si je vous disais qu’il y a deux ans, à Liège, j’ai enlevé le Grand Prix d’honneur, avec un mauvais lot de cochins fauves, entièrement passés au carbonyle ?… Le diable m’emporte !… Ah ! c’est passionnant.

Sur cette étrange confidence, nous terminâmes notre visite.



Roi d’affaires.


Dînant chez des amis de la colonie étrangère, je demandai à un Belge notoire, qui passe pour presque tout savoir des choses de Bruxelles, surtout les choses scandaleuses, de me conter quelques anecdotes caractéristiques, sur le roi Léopold.

Le Belge notoire sourit, et il me dit :

— Oh ! ce n’est pas la peine… Vous le connaissez mieux que moi… Léopold, c’est Isidore Lechat…

Et, finement :

— Un Lechat mieux léché, par exemple… corrigea-t-il.

— Bon ! répliquai-je… Isidore Lechat… C’est entendu… Mais cela ne me dit rien de précis… J’entends toujours, quand on parle du Roi : « Le Roi est ceci… Le Roi est cela »… mais d’histoires, qui illustrent ces vagues affirmations, pas la moindre. Ou bien alors, ce sont des histoires qui courent les rues, les théâtres, les boudoirs, les restaurants de Paris, et que je ne puis vraiment prendre au sérieux… Non, je voudrais des faits positifs… des traits de caractère… du document, enfin… Un homme pareil !… Il doit y en avoir d’admirables, d’extraordinaires, par milliers…

Alors, ils se mirent à bavarder sur le Roi, avec abondance…

Mais on ne sait jamais rien… Les gens passent près de vous, les choses arrivent et défilent autour de vous ; personne n’a d’yeux, personne n’a d’oreilles…

Ils restèrent, comme de coutume, dans des généralités lyriques qui ne m’apprirent rien d’autre, sur ce personnage passionnant, que leur propre opinion, laquelle, faut-il le dire, m’était fort indifférente.

Je sus, ainsi, ce que je savais déjà depuis longtemps, que le Roi est fin, rusé, retors, voluptueux, sans le moindre scrupule ni la moindre pitié. Il est horriblement âpre et avare, mégalomane aussi, par surcroît, d’une mégalomanie singulière qui le pousse à bâtir, à bâtir des maisons, des palais, des boutiques, sans autre but que de faire de Bruxelles une ville monumentale, dans le genre de New-York et de Chicago. Projet absurde, car il n’a sans doute pas réfléchi que c’est à des Belges – à des Belges de Bruxelles – qu’il s’adresse, non à des Américains. Pour satisfaire en même temps à son avarice, à ses plaisirs, à sa mégalomanie, il ne pense qu’à conquérir de l’argent, encore de l’argent, toujours de l’argent. Tous les moyens lui sont bons, principalement les pires. Son imagination, en affaires, est inépuisable et merveilleuse. Il roule les gens, et même les peuples, avec une maëstria souveraine. Les bons tours ne lui font jamais défaut. Il a beau le vider, son sac en est toujours plein. Ses filles, qu’il a dépouillées en un tour de main, en savent quelque chose. L’Angleterre et l’Allemagne, qui ne sont point pourtant des gogos faciles à mettre dedans, ont connu, à leurs dépens, cette supériorité prestidigitatrice, lors des fameuses négociations du Congo… De son trône, il a fait une sorte de comptoir commercial, de bureau d’affaires, comme il n’en existe nulle part de mieux organisé, et où il brasse de tout, où il vend de tout, même du scandale. Dans un autre temps, cet homme-là eût été un véritable fléau d’humanité, car son cœur est absolument inaccessible à tout sentiment de justice et de bonté. Sous des dehors polis, aimables, spirituels, élégamment sceptiques, familiers même, il cache une âme d’une férocité totale, qu’aucune douleur ne peut attendrir… Ce qu’il a fait souffrir sa femme, ses filles, on ne le saura sans doute jamais… Ah ! les pauvres créatures !… Et on les enviait !… Ce fut une stupeur, dans toute la Belgique, quand on apprit que la Reine – la meilleure, la plus douce, la plus résignée des femmes – était morte, seule, toute seule, abandonnée comme une pauvresse, dans cette triste résidence de Spa. Le Roi, lui, était à Paris… Il vint sans hâte, en rechignant, enterra sa femme, sans cérémonie, vite, vite, et, la formalité accomplie, le soir même, il s’empressa de reprendre le train pour Paris et de retourner à ses plaisirs… On ne lui sut, en cette circonstance, aucun gré de son manque d’hypocrisie… Je pense qu’on eut le plus grand tort, car il est beau que les hommes – fussent-ils rois – se montrent tels qu’ils sont. Il estima peut-être assez son peuple, pour ne point lui donner la comédie d’une douleur bourgeoise qu’il ne ressentait pas ; explication trop idéaliste à laquelle le Belge notoire ne voulut pas souscrire… Non, ce jour-là, on ne vit sur la figure du Roi que l’ennui, l’agacement d’avoir été dérangé pour si peu de chose… Cette messe mortuaire, vite expédiée pourtant, ne valait pas la déception d’un rendez-vous d’affaires manqué, ou d’un déjeuner remis, au Pavillon d’Armenonville…

La femme du Belge notoire dit à son tour :

— Indulgent pour lui-même, le Roi est implacable aux autres. Sa Cour est gourmée, raide, d’un protocole compassé et vieillot, d’une hiérarchie surannée et comique… Il y veut de la vertu et de la religion… On s’y ennuie mortellement… Peu lui importe. Sa vie à lui n’est pas là… Il ne vient à sa Cour que pour se reposer de ses fatigues parisiennes et se mettre au vert… Nous lui servons de temps de carême… D’ailleurs, outre cette cure d’hygiène dont nous faisons tous les frais, je crois que son malfaisant égoïsme s’amuse énormément à voir les autres se dessécher d’ennui… Ah ! vous n’avez pas idée de ce qu’est une fête à la Cour du roi Léopold, ce vieux marcheur, cet ami de tous les plaisirs… On y a toujours l’air d’enterrer quelqu’un…

J’objectai :

— Mais il a la réputation d’être charmant, galant avec les femmes…

— Avec les femmes des autres pays, parbleu !… s’écria la dame courroucée… Mais nous ?… Ah ! nous !… Il n’a qu’une joie… une joie infernale : nous embarrasser, nous blesser, nous mortifier… Il ne nous montre que de l’ironie, et… le dirai-je ?… du mépris… oui, c’est cela, du mépris…

— Cependant… commençai-je à insinuer… la…

La dame du Belge notoire me coupa violemment la parole.

— Je sais ce que vous voulez dire… vous vous trompez… Elle n’est pas belge… elle n’est pas belge… Elle est… enfin, elle n’est pas belge…

Et elle poursuivit :

— Je ne l’ai jamais vu que méchant avec les femmes belges… d’une grossièreté d’âme qu’il sait, mieux que personne, orner d’un badinage léger, d’une drôlerie piquante, mais qui ajoute encore à la cruauté de la blessure… Que faire ?… Lui répondre ?… se fâcher ?… Il se venge aussitôt sur les maris, car il dispose des places, des honneurs… Alors, on se tait, on sourit, on accepte toutes les humiliations… Il faut bien vivre… Tenez… voici un trait, tout récent, de son caractère, ce qu’on se plaît à appeler son esprit… Au dernier bal de la Cour, je me trouvais, dans un petit salon, avec une de mes amies, la comtesse de M… C’est une charmante femme, veuve depuis quatre ans… assez jolie… enfin pas très jolie… très bonne, par exemple, très entrain… et dont l’existence est un peu libre, je le reconnais… un peu libre… Mais quoi !… Elle fait ce qu’elle veut, et ce qu’elle fait ne regarde qu’elle, après tout. La veille, au bal du Cercle de la Noblesse, la comtesse avait beaucoup dansé avec M. de K… qui passe, à tort ou à raison, pour être son ami… Mais enfin, elle avait dansé décemment, et personne n’avait trouvé à y redire… Voyons, monsieur, je vous le demande… si M. de K… est son amant, rien de plus naturel qu’elle danse avec lui…

— Évidemment…

— Et s’il ne l’est pas ?…

— Rien de plus naturel encore, approuvai-je… pour qu’il le devienne…

— Évidemment…

Elle s’aperçut que cet adverbe, ainsi placé, était peut-être un peu vif… Aussi s’empressa-t-elle de reprendre son récit.

— Nous étions donc toutes les deux à nous morfondre dans ce petit salon, quand le Roi, après le défilé du corps diplomatique, y entra. Rien ne l’assomme, ne le dispose mal, comme cette cérémonie, qu’il déteste… Il vint vers nous… Je suis obligée d’avouer, qu’ en dépit des années, le Roi a toujours une belle allure… de la sveltesse… de la grâce… Enfin, il est très bien… Mais à ses petits yeux bridés, effrayants quand on les regarde de près, à un certain pli de la bouche, je sais lorsqu’il est en veine de méchanceté… Il y était…

— Eh bien, madame, dit-il, en abordant la comtesse… vous amusez-vous, aujourd’hui ?…

— Oui, Sire, beaucoup… répondit-elle, en faisant une profonde révérence.

— Pas tant qu’hier… pas tant qu’hier, n’est-ce pas ?

Mon amie s’embarrassa, balbutia :

— Comment, Sire ?…

— On m’a dit, appuya le Roi… on m’a dit que vous aviez beaucoup dansé, hier… au Cercle de la Noblesse… beaucoup dansé… Avec qui avez-vous donc tellement dansé ?

Ma pauvre amie rougit :

— Mais, Sire, bégaya-t-elle… je… je… ne sais plus…

— Ah !… Bien… bien…

Et, se retournant vers moi, brusquement, il me dit :

— Et, vous, madame ?… Est-il indiscret aussi de vous demander avec qui vous avez dansé ?

Le Roi attendit ma réponse… Comme je me taisais, il salua, et, riant d’un petit rire méchant qui nous couvrit de confusion, s’éloigna lentement.

La dame semblait outrée, en racontant cette anecdote. Elle finit sur cette conclusion d’une énergie un peu rude :

— Tout ce que vous voudrez… C’est un mufle !…

Alors, un haut fonctionnaire belge protesta doucement :

— On le calomnie beaucoup… Nous avons une tendance fâcheuse à exiger des rois qu’ils soient au-dessus, ou en dehors de l’humanité… Mais non… Ils sont des hommes comme les autres… Léopold est un homme comme tout le monde… voilà tout… Il a nos défauts, nos désirs, nos passions, nos méchancetés, nos vices, peut-être aussi – qui sait ? – nos qualités. Pourquoi voulez-vous que son ménage, par exemple, fût meilleur que les vôtres ?… Et qu’il pratiquât des vertus assommantes et pompeuses que vous avez le bon esprit de répudier pour vous-mêmes ? Vous lui reprochez l’ennui de sa Cour ? Où pensez-vous qu’on s’amuse, qu’on puisse s’amuser quelque part à Bruxelles ?… L’ennui de sa Cour ?… Mais c’est l’ennui de Bruxelles, mais c’est Bruxelles… Tout Roi qu’il est, il n’y peut rien… Il fait ce que nous faisons tous, selon nos moyens et nos préférences… quand il s’embête chez lui, il va s’amuser ailleurs. Et il a raison… Pour les dames belges, on ne peut pourtant pas l’obliger, par la Constitution, à coucher avec elles toutes !

Ici, il y eut une explosion de fureurs que je néglige de vous décrire, parce que vous devez vous l’imaginer sans peine, et aussi parce qu’elle fut sans effet sur le haut fonctionnaire, qui n’en continua pas moins son panégyrique.

— Moi, je sais au Roi un gré infini de ne pas prendre au sérieux sa royauté. Il aura beaucoup servi – beaucoup plus que les anarchistes – à démontrer aux peuples que la Royauté, dans notre temps, est une chose tout à fait inutile, tout à fait démodée, presque aussi grotesque que ces vieilles armures de chevaliers qui meublent encore, çà et là, les antichambres et les couloirs, dans quelques châteaux de cordonniers enrichis… Elle ne devrait plus exister que dans les opérettes, encore que les librettistes estiment que le thème en est bien usé. Sérieusement, est-ce que les Cours d’Autriche, d’Allemagne, d’Espagne, avec la bouffonnerie de leur cérémonial, la splendeur carnavalesque de leurs déguisements, ne vous paraissent pas maintenant de stupides décors de théâtre, de lamentables mises en scène, pour représentations d’hippodrome ?… Quand je rencontre Léopold, il ne me donne jamais l’impression que c’est le Roi des Belges. Je me dis : « Ah ! voilà le président du Conseil d’administration de la Belgique ! »… Et cela suffit bien, je vous assure, aux exigences de ma fierté nationale… Et puis, je l’aime, moi, cet homme-là… Il a de l’esprit, un à-propos charmant, de la modération… En voulez-vous une preuve ?… Il fut un temps où tous les kiosques de journaux et de fleuristes, toutes les devantures des librairies, des papeteries, étaient pleins de cartes postales, représentant – Dieu sait en quelles postures ! – le Roi et Mlle  Cléo de Mérode. Je me souviens d’en avoir vu d’absolument obscènes… Cela l’agaçait beaucoup… et ce qui l’agaçait plus encore que l’intention de lèse-majesté qu’elles affichaient si audacieusement, c’était leur sottise lourde et grossière… Quoiqu’il ne se soit jamais plaint, l’étalage en fut interdit sévèrement, mais non la vente qui continua, sous le manteau, comme on disait du temps d’Andréa de Nerciat.

Le haut fonctionnaire s’interrompit pour me demander :

— Vous connaissez, à coup sûr, M. B…, votre compatriote ?

— Le sosie du Roi ?

— Oui.

— Je crois bien… même taille, même élégante allure, même barbe carrée, mêmes yeux… C’est extraordinaire !

— Vous le connaissez… Bon… Eh bien, un jour, l’année dernière, à Ostende, le Roi se promenait sur la digue… avec quelques amis… Il se mêle tellement à la foule, qu’on n’y fait pour ainsi dire pas attention… Quand il passa près de moi, j’étais arrêté devant un kiosque qui, exceptionnellement, était couvert, de la base au faîte, de ces cartes dont je vous ai parlé… Quel ne fut pas mon étonnement de voir, tout à coup, le Roi se retourner, quitter son groupe, se diriger vers le kiosque !

— Bonjour, bonjour, cher monsieur C…, me dit-il, de sa voix la plus aimable, en m’apercevant… Ah ! ah ! je suis content de vous voir… On m’a dit que vous aviez gagné, hier, au Cercle… une grosse somme… une très grosse somme…

— Mon Dieu, Sire… c’est vrai… J’ai été assez heureux… assez heureux…

— Tant mieux… tant mieux… Il faut gagner de l’argent, cher monsieur C…, beaucoup d’argent.

Il acheta un journal qu’il mit dans la poche de son pardessus… et, levant la tête, il considéra toutes ces cartes dont la moins inconvenante le représentait avec, sur ses genoux, Mlle  Cléo de Mérode, presque nue, et qui lui tirait la barbe. J’étais anxieux, quoique assez amusé, je dois le dire.

Son examen terminé, il me montra ces ordures, avec une parfaite aisance, et, du ton le plus naturel :

— Ce kiosque, hein ?… fit-il. Croyez-vous ?… Ah ! ce pauvre B… !… Au fond, ça doit bien l’ennuyer, toutes ces cochonneries. Je sais qu’il doit venir à Ostende, ces jours-ci… Faites donc enlever ça, discrètement…

Et m’ayant serré la main, il alla rejoindre ses amis.

L’anecdote eut du succès.

— C’est assez joli !… murmurait-on, en approuvant par de petits mouvements de tête… ça n’est pas mal…

Seule, la femme du Belge notoire ne désarma pas. Elle regarda, avec une expression de haine, le haut fonctionnaire qui maintenant se taisait et piquait, du bout des doigts, une praline de chocolat, dans une bonbonnière… puis, haussant les épaules si fort qu’une rose, détachée de son corsage, roula sur le tapis :

— Oh ! vous… d’abord… grinça-t-elle.

On ne parla plus du Roi… On parla de Paris et on parla d’art, et on parla d’art et de Paris, de Paris et d’art.

Naturellement !…

Naturellement aussi, je m’esquivai du mieux que je pus.



Le caoutchouc rouge.


Je m’arrête devant une petite boutique, dont l’étalage est étrange : des pyramides de petites meules, petits cubes, petits cylindres, petits parallélipipèdes, petits pains d’une matière mate, alternativement grise et noire. Rien d’autre. Pas d’indication. Aucune étiquette. Le front collé à la vitre, je distingue, dans le magasin, un homme épais, en redingote, qui, cigare aux dents, lit un journal. L’enseigne porte ce seul nom, écrit en rouge : « Blothair et Cie ».

J’entre ; j’interroge.

— Qu’est-ce que cela ?

L’homme en redingote s’est levé. Il pose le journal sur une chaise, son cigare sur le bord d’une table, s’incline, sourit et dit :

— Des échantillons de caoutchouc, monsieur.

La boutique est vide. Aux murs, des armoires fixes, en acajou ciré, fermées. À droite, une table, où se répètent les échantillons de la vitrine. À gauche, un comptoir, avec des registres. Au fond, une porte ouverte, par où j’entrevois une sorte d’arrière-boutique, encombrée de manteaux de pluie, de sections de câbles, de joints de machines, de socques, d’enveloppes et d’enveloppes de pneus, et toute une famille de chiens, dont quelques-uns, renversés, laissent voir, sous le ventre, une petite plaie ronde, aux lèvres de métal. Tout cela est vieux, usagé, comme on dit.

Désignant les pyramides de la vitrine et de la table, je demande :

— Congo, n’est-ce pas ?

— Oui, fait l’homme simplement, mais avec une expression d’orgueil.

Cette vitrine a l’air inoffensif ; la boutique est d’aspect placide. Pourtant, peu à peu, ces échantillons me fascinent. J’en arrive à ne pouvoir plus détacher mes yeux de ces morceaux de caoutchouc. Pourquoi n’y a-t-il pas d’images explicatives, de photos, dans cette vitrine ?… Mon imagination a vite fait d’y suppléer.

Je songe aux forêts, aux lacs, aux féeries de ce paradis de soleil et de fleurs… Je songe aux nègres puérils, aux nègres charmants, capables des mêmes gentillesses et des mêmes férocités que les enfants. Je me rappelle cette phrase d’un explorateur : « Ils sont jolis et doux comme ces lapins qu’on voit, le soir, au bord des bois, faisant leur toilette, ou jouant parmi les herbes parfumées. » Ce qui, d’ailleurs, ne l’empêchait pas de les tuer… J’en vois montrer en riant leurs dents éclatantes et se poursuivre, s’exalter aux sons de leurs fifres et des tambours profonds. Je vois les bronzes parfaits des corps féminins, et les petits courir, dont le ventre bombe. Je vois de grands diables, aussi beaux que des statues antiques, sourire à un pagne, à des verroteries ; tendre les bras vers des liqueurs ; se pousser, trépigner autour des montres, des phonographes, de toute la pauvre camelote que nous fabriquons pour eux ; se cambrer, se dandiner, comme s’ils se moquaient de nous, ou se moquaient d’eux-mêmes ; remuer la tête comme des enfants gênés. Je vois, à leurs femmes, sensibles aux caresses des blancs, le geste gauche d’une paysanne qu’un citadin fait rougir d’aise.

Et voici que, tout à coup, je vois sur eux, et qui les menace, le fouet du trafiquant, du colon et du fonctionnaire. Je n’en vois plus que conduits au travail, revolver au poing, aussi durement traités que les soldats dans nos pénitenciers d’Afrique, et revenant du travail harassés, la peau tailladée, moins nombreux qu’ils n’étaient partis. Je vois des exécutions, des massacres, des tortures, où hurlent, pêle-mêle, sanglants, des athlètes ligotés et qu’on crucifie, des femmes dont les supplices font un abominable spectacle voluptueux, des enfants qui fuient, les bras à leur tête, leurs petites jambes disjointes sous le ventre qui proémine. Nettement, dans une plaque grise, dans une boule noire, j’ai distingué le tronc trop joli d’une négresse violée et décapitée, et j’ai vu aussi des vieux, mutilés, agonisants, dont craquent les membres secs. Et il me faut fermer les yeux pour échapper à la vision de toutes ces horreurs, dont ces échantillons de caoutchouc qui sont là, si immobiles, si neutres, se sont brusquement animés.

Voilà les images que devraient évoquer presque chaque pneu qui passe et presque chaque câble, gainé de son maillot isolant. Mais on ne sait pas toujours d’où vient le caoutchouc. Ici, on le sait : il vient du Congo. C’est bien le red rubber, le caoutchouc rouge. Il n’en aborde pas, à Anvers, un seul gramme qui ne soit ensanglanté.

Dans l’Amérique tropicale, en Malaisie, aux Indes, l’exploitation des plantes à caoutchouc n’est qu’une industrie agricole. Au Congo, c’est la pire des exploitations humaines. On a commencé par inciser les arbres, comme en Amérique et en Asie, et puis, à mesure que les marchands d’Europe et l’industrie aggravaient leurs exigences, et qu’il fallait plus de revenus aux compagnies qui font la fortune du roi Léopold, on a fini par arracher les arbres et les lianes. Jamais les villages ne fournissent assez de la précieuse matière. On fouaille les nègres qu’on s’impatiente de regarder travailler si mollement. Les dos se zèbrent de tatouages sanglants. Ce sont des fainéants, ou bien, ils cachent leurs trésors. Des expéditions s’organisent qui vont partout, razziant, levant des tributs. On prend des otages, des femmes, parmi les plus jeunes, des enfants, dont il est bien permis de s’amuser, pour s’occuper un peu, ou des vieux dont les hurlements de douleur font rire. On pèse le caoutchouc devant les nègres assemblés. Un officier consulte un calepin. Il suffit d’un désaccord entre deux chiffres, pour que le sang jaillisse et qu’une douzaine de têtes aillent rouler entre les cases.

Et il faut toujours plus de pneus, plus d’imperméables, plus de réseaux pour nos téléphones, plus d’isolants pour les câbles des machines. Aussi, de même qu’on incise les végétaux, on incise les déplorables races indigènes, et la même férocité, qui fait arracher les lianes, dépeuple le pays de ses plantes humaines.

Au diable les Anglais, qui sont des jaloux, et qui ne pardonnent pas au roi Léopold de les avoir dupés et volés ! Au diable les barbouilleurs de papier, faiseurs d’ embarras ! Si du sang nègre poisse à tous nos pneus, à tous nos câbles, la belle affaire ! Pouvons-nous mieux associer les races inférieures à notre civilisation, les mêler de plus près aux besoins de notre commerce et de notre vie ?… Et puis, les palais de Léopold, ses fantaisies, ses voyages, ses voluptés, sont coûteux. Ne faut-il pas aussi augmenter les dividendes des actionnaires, payer les journaux, pour qu’ils se taisent, intéresser le Parlement belge, pour qu’il vote, désintéresser les autres gouvernements, pour qu’ils ferment les yeux sur ces atrocités ?

C’est égal. Quand je rencontrerai encore le roi Léopold, traînant la jambe dans Monte-Carlo, dans Trouville, ou rue de la Paix, quand je verrai son œil briller, sous le verre, à contempler les écrins d’un bijoutier, à détailler le corsage ou les lèvres d’une femme qui passe, quand je reverrai la compagne trop mûre d’une demoiselle très jolie parler, à l’oreille du souverain, dans un restaurant des Champs-Élysées, je penserai à cette vitrine-ci, et je n’aurai plus envie de rire…

— Nous avons aussi du bien bel ivoire… me dit l’homme en redingote, en me reconduisant jusqu’à la porte.



Remords.


Je m’aperçois que moi, qui reproche si amèrement aux Français leur ironie agressive et leur injustice envers les autres peuples, je viens de me montrer bien français envers les Belges.

Parce qu’ils ont Bruxelles ?

N’avons-nous pas Toulouse ? N’avons-nous pas l’esprit de Toulouse qui caricature l’esprit de la France, au moins autant que l’esprit de Bruxelles, celui de la Belgique ?

Les Belges, sans doute, ont des ridicules, comme nous en avons, comme en ont tous les peuples. Ils ont aussi des qualités, des vertus, que beaucoup n’ont pas, et que je souhaiterais aux Français, si orgueilleux de leurs frivolités et de leurs vaines richesses. Ils travaillent. Ils savent réveiller les vieilles cités de leur torpeur ancienne. Même Bruges sort, enfin, de son long silence mystique. Le bruit des marteaux, le sifflement des usines dominent aujourd’hui le chant de ses carillons et le chuchotement mortuaire de ses béguinages. En dépit de toutes ses tares religieuses, un frémissement de vie nouvelle secoue et anime ce petit pays. Enfin M. Edmond Picard et M. Camille Lemonnier ne sont pas plus la Belgique, que M. Drumont et M. Bourget ne sont la France.

Et puis, je n’oublie pas que j’aime Maurice Mæterlinck, que j’aime Émile Verhaeren, que j’ai aimé Franz Servais, le doux et tendre Rodenbach. Et de ce dernier voyage dans Bruxelles, et de tout ce que j’y ai rencontré, de tout ce que j’y ai coudoyé, je les aime plus encore et les admire avec une foi plus haute. Ils ne doivent rien à la France, qui, au contraire, fut heureuse de les accueillir, de les honorer et de s’en honorer. Et Bruxelles, dont ils ne sont pas, dont ils ne pouvaient pas être, qu’ils ont traversé en passant, ne leur a rien enlevé, non plus, de leur génie. Ils sont de chez eux, car ils ont su incarner dans leurs œuvres si différentes, avec une force et une grâce très rares, l’âme même des pays où ils sont nés.

Mæterlinck, je l’ai retrouvé à Gand, au bord du canal, et j’ai retrouvé aussi, dans les eaux mortes du canal, tous les mirages, tous les reflets, toutes les féeriques mélancolies de sa jeunesse. Et, dans le jardin de la maison familiale, j’ai revu la ruche, d’où partirent les divines abeilles, qui allèrent butiner les belles fleurs de sagesse et de vie.

Verhaeren, j’ai entendu sa voix éloquente, son verbe emporté, dans le vent qui souffle sur les dures plaines de l’Escaut… et j’ai cueilli, aux vieilles portes des demeures flamandes, aux vieux bahuts flamands de ses villages, ses beaux vers sculptés d’une gouge si sûre, d’un ciseau si puissant et si passionné.

J’ai cherché, comme s’il était encore vivant, Franz Servais, dans la campagne abondante des environs de Hall et les tristes rues d’Ixelles. Je l’ai entendu rire joyeusement, et s’attarder à parler de la musique de Liszt, et de la part d’inspiration flamande qu’il y a dans celle de Beethoven, et, une fois encore, de cet admirable poème de Jeanne d’Arc, qu’il allait noter et qu’il a remporté.

Et j’ai surpris Rodenbach dans une vieille maison dentelée de Bruges, aux intimités silencieuses, assis, derrière ce transparent qui vaporise les figures, écoutant chanter les carillons, et pleurer l’âme des hommes, regardant glisser les cygnes sur les eaux bronzées du Lac d’Amour…

Ils sont de chez eux, parce qu’il faut toujours à la pensée un point d’appui, un tremplin sûr, pour, de là, s’élancer et se disperser à travers l’humanité. Ils sont de chez eux, et ils sont de chez nous, et ils sont de partout, comme ces êtres privilégiés qui ont su donner une vérité, une émotion, une forme éternelle de beauté, au monde qui s’en réjouit…


Et peut-être que ma mauvaise humeur – qu’ils me pardonneront pour l’amour de Mæterlinck, de Verhaeren, de Franz Servais et de Rodenbach – tient uniquement à ce fait puéril, que nous avons été forcés de gravir et dégringoler trop souvent, malgré nous, la rue Montagne-de-la-Cour, et de tourner, beaucoup plus longtemps que nous n’aurions voulu, dans les bois de la Cambre… Il n’en faut pas plus…

À peine, en effet, au bout de huit jours, avions-nous achevé de circuler dans Bruxelles, qu’au moment de partir, en plein boulevard Anspach, nos quatre pneus éclatèrent à la fois.

J’ai tout de même pensé, en dépit de mes remords, que ça avait dû être de rire.