Bibliothèque Charpentier — Fasquelle (p. 127-180).



ANVERS
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Vers le port.



Un monsieur avait fait je ne sais quoi de contraire aux lois de la Principauté de Monaco ; car il n’y a pas seulement que des roulettes et des cocottes, dans la Principauté de Monaco, il y a aussi — la justice me pardonne ! — des lois. Peut-être, ce monsieur avait-il eu l’indiscrétion de gagner une trop grosse somme au Trente-et-quarante ; peut-être s’était-il permis de mettre en doute les vertus princières de l’océanographie ; peut-être avait-il attribué un caractère expiatoire aux appareils sismographiques, dont la générosité du Prince a doté chaque coin de rue, à Monte-Carlo. Toujours est-il, qu’un matin il vit entrer dans la chambre de son hôtel le commissaire de police, qui, solennellement, au nom de Son Altesse Sérénissime, lui signifia un arrêté d’expulsion. Après quoi, le commissaire, selon l’usage, ajouta :

— Vous avez vingt-quatre heures, pour gagner la frontière.

Le monsieur répliqua, en souriant :

— Oh !… cinq minutes me suffiront…

Il n’y a guère plus de distances en Belgique qu’en Monaco. Ce qui fait qu’ici on y est plus sensible, c’est l’état chaotique de la vicinalité.

Et j’invoque Léopold, avec quelle ferveur !

— Ô Léopold, supplié-je, souverain maître de la Commission, du Courtage et de la Banque, Prince du Négoce, Roi d’affaires et des affaires, incomparable Businessking, toi qui comprends si bien, pour ton propre compte, toutes les nécessités économiques de la vie moderne, Roi vert galant, qui, si bien aussi, sais semer l’or et les roses sur toutes les routes de Cythère, ne pourrais-tu distraire quelques-uns de tes scandaleux profits sur les sables d’Ostende et les nègres du Congo, en faveur de tes routes métropolitaines, qui vous rompent côtes et reins, aussi cruellement que les phrases artistiques de M. Edmond Picard vous meurtrissent le cerveau ?

Vaine prière.

Même il me semble qu’une voix ironique, une voix bien connue des cabinets particuliers de chez Paillard, me répond :

— Pourquoi veux-tu que je donne des routes à ces Belges dont je suis le Roi toujours absent ?… Fais comme moi… Les routes de France sont magnifiques…

Alors, nos quatre pneus, sur les injonctions énergiques de Brossette, ayant fini de rire, nous filons sur Anvers. Ai-je besoin de répéter que ce sont toujours les mêmes pavés, en vagues de pierre dure ?… Mais, au risque de casser nos ressorts et d’éventrer notre carter sur ces rudes obstacles, nous faisons, dans la joie de quitter Bruxelles, du cinquante-cinq de moyenne. Il nous faudra trois quarts d’heure pour atteindre Anvers… Et pourtant je m’irrite que le moteur ne tourne pas assez fort et que de la campagne flamande, qui, de sa fertilité plate, nourrit un peuple industrieux, les arbres, les maisons basses, les verdures noires, les petits villages coloriés et réguliers, ne passent pas assez rapidement, au gré de mon désir, impatient d’un port…

Près de Malines, ô joie ! des équipes d’ouvriers travaillent à enlever les pavés… Nous allons dorénavant, je suppose, rouler sur la soie élastique d’un macadam tout neuf… Et, voilà que, brusquement, une violente secousse nous a jetés les uns contre les autres. La voiture s’est enfoncée, jusqu’aux moyeux, dans un bourbier. Elle rage, gronde et fume, impuissante… Une conduite d’eau, crevée, a, en cet endroit, amolli, affaissé le sol, et transformé la route en un lac de boue gluante et profonde… Il nous faut l’aide, un peu humiliante, de deux chevaux, tirant à plein collier, pour arracher la voiture de cette fondrière…

Et les pavés reprennent leurs ondulations suppliciantes…

Ah ! ces routes !… ces routes !

Heureusement que la bonne C.-G.-V. est résistante à miracle, et si bien assemblée, que pas un boulon ne manque, après ce raid audacieux… pas un n’est desserré… Furieuse d’avoir dû demander du secours au cheval, on ne peut pas la maîtriser. Il y a des moments où elle ne tient plus au sol… Elle vole, vole dans l’air comme un ballon… Nous serons au port, dans quelques minutes… à moins que nous ne soyons, gisant sur la route, broyés et le ventre ouvert !…

Un port.


Spectacle merveilleux que celui d’un grand port et toujours nouveau ! Monde effarant où tout l’univers tient à l’aise entre les docks d’un bassin, où, dans un prodige de couleur, s’entre-choquent les réalités implacables de l’argent, du commerce, de la guerre, et les féeries les plus délicieuses ! Masses noires et roulantes qui portent dans leurs soutes l’imagination, le génie, la fécondité, l’ordure, les richesses, la mort de toute la terre !… Tumulte, sur les eaux clapotantes, des petits remorqueurs enragés et des lourds chalands, autour desquels les mouettes blanchissent et jaillissent, comme des flocons d’écume autour d’un récif ! Sur les quais, parmi les ballots, les tonnes de graisse et de saindoux, les laines et les peaux, aux odeurs de pourriture, grouillement des torses nus, ployant sous le faix, et des pauvres gueules contractées de fatigue et de révolte ! Travail des machines qui, sans cesse criant, soulèvent et promènent dans l’espace, au bout de leurs bras de fer, les charges pesantes, molles comme des nuées !… Silhouettes légères, aériennes, des voilures, des mâtures. — « Tes cheveux sont des mâtures… Ta robe glisse sur la pelouse du jardin, comme une petite voile rose, sur la mer… »

Et entre tout cela qui grince, qui halète, qui hurle et qui chante, l’entassement muet d’une ville, et la vaporisation, dans le ciel, de coupoles dorées, de flèches bleues, de tours, de cathédrales, d’on ne sait quoi… Au delà, encore, l’infini… avec tout ce qu’il réveille en nous de nostalgies endormies, tout ce qu’il déchaîne en nous de désirs nouveaux et passionnés !



Il n’y a pas de port dont je ne sois touché… Même, les tout petits m’enchantent qui sont perdus, comme des nids de courlis, au fond rocheux des criques, et d’où à peine une barque met à la voile… Mon cœur saute et bondit dans les grands… Les fleuves qui sont humains s’y unissent à la mer surnaturelle.

Les plus grandes villes me sont presque toujours de très petits mondes fermés… Un moment vient bien vite où je m’y sens en prison… et m’y cogne aux murs… J’étouffe dans la montagne ; son atmosphère m’est irrespirable, ses nuages, qui dérobent toujours la vue des cimes et le ciel, m’écrasent comme de lourdes, comme d’épaisses plaques de plomb. La forêt m’étreint le cœur, m’angoisse, me serre la gorge jusqu’au sanglot… Je ne puis supporter cette sorte de terreur religieuse qu’elle accumule sous ses voûtes et qui emplit ses ténèbres, où, parfois, des bêtes nocturnes hurlent à la mort…

Mais il n’est pas de quai, de jetée, de môle, d’embarcadère, il n’est pas, comme ils disent ici, de piers, au long desquels des bateaux se balancent, où je ne me sente vraiment au bord de l’univers, et joyeux, et libre, et léger… Les coups de sifflet qui font vibrer les vitrages des gares, même gigantesques, ne sont que des avertissements sans éclat ; ils ne parlent pas assez à mon imagination… L’appel des sirènes a une autre signification, une autre éloquence, une portée plus haute. Quand il s’amplifie dans les ports, il a la sonorité, la profondeur, l’émotion poignante des nouvelles qui arrivent du bout du monde, et, chaque fois que j’en ai entendu durer les accents, j’ai entendu leur répondre, du plus lointain de moi, mon avidité insatiable des mers inconnues, des paysages de feu et de glace, des flores, des faunes, des humanités que je voudrais connaître et que je ne connaîtrai, sans doute, jamais.

Le chant des sirènes enfièvre, jusqu’au délire, ma curiosité du monde entier…



Bateaux.


Mais l’aspect seul des bateaux me donne une satisfaction complète et plus douce.

Je les aime tous.

C’est la plus hardie des machines humaines, celle qui a naturellement le plus d’élégance. Je pense souvent, avec tendresse, à l’âme intrépide et charmante de celui — dont l’histoire n’a pas retenu le nom –— qui, un jour, assis au bord d’un étang et voyant voguer sur l’eau une adorable petite sarcelle à tête rouge, inventa la barque.

Ah ! il eut raison de l’inventer, la barque, ce gentil inconnu, car je crois bien que c’est moi qui l’eusse inventée, tant je l’aime… Et qu’on ne se récrie pas !… J’ai bien, étant enfant, sans connaître un mot de physique et de géologie, sans rien savoir du fameux principe des vases communicants, inventé les fontaines jaillissantes. Et comme, tout heureux, avec la foi candide de l’ignorance, je tâchais d’expliquer, sommairement, cette découverte à mon professeur :

— Mais c’est le puits artésien !… s’écria celui-ci, avec une expression de pitié méprisante que je n’oublierai jamais… Petit imbécile, va !… Et Moïse, qui faisait jaillir les eaux, dans le désert, du bout de sa baguette ? Qu’en fais-tu, de Moïse ?… Et la poudre, l’as-tu aussi inventée, la poudre ?… Tu me copieras mille fois cette phrase : « J’ai inventé les puits artésiens. »

C’est à ce pensum, sans doute, que je dois de ne pas avoir, plus tard, inventé la poudre… J’eus trop de honte.



Le goût que j’ai pour l’auto, sœur moins gentille et plus savante de la barque, pour le patin, pour la balançoire, pour les ballons, pour la fièvre aussi quelquefois, pour tout ce qui m’élève et m’emporte, très vite, ailleurs, plus loin, plus haut, toujours plus haut et toujours plus loin, au delà de moi-même, tous ces goûts-là sont étroitement parents… Ils ont leur commune origine dans cet instinct, refréné par notre civilisation, qui nous pousse à participer aux rythmes de toute la vie, de la vie libre, ardente, et vague, vague, hélas ! comme nos désirs et nos destinées…



La locomotive qui me fut chère, jadis, je ne l’aime plus. Elle est sans fantaisie, sans grâce, sans personnalité, trop asservie aux rails, trop esclave des stupides horaires et des règlements tyranniques. Elle est administrative, bureaucratique ; elle a l’âme pauvre, massive, sans joies, sans rêves, d’un fonctionnaire qui, toute la journée, fait les mêmes écritures sur le même papier et insère des fiches, toujours pareilles, dans les cases d’un casier qui ne change jamais. Sur ses voies clôturées, entre ses talus d’herbe triste, elle me fait aussi l’ effet d’un prisonnier, à qui il n’est permis de se promener que dans le chemin de ronde de la prison.

Trop gauche pour plier ses grossiers assemblages, ses articulations raidies, à la jolie courbe des virages, trop lourde, trop vite essoufflée pour escalader les pentes, elle s’enfonce, pour un rien, dans les tunnels, comme un rat peureux dans les ténèbres de son terrier.

Elle n’est pas si vieille pourtant, et ce n’est déjà plus rien. De même que tant de formes régressives, qui ne correspondent plus aux besoins de l’homme nouveau, elle doit fatalement disparaître… Mais dans combien de siècles ?

Soyons justes envers elle. Elle eut son heure de gloire, et, quand on va de Zurich à Innsbrück, traîné par elle, à travers les hardis défilés de l’Arlberg, sa gloire dure encore. Il est vrai que la plus grande part en revient aux ingénieurs audacieux qui surent tailler, pour elle, dans la roche, au flanc des gorges, des chemins là où jadis n’osaient pas s’aventurer les chamois et les pâtres…



L’homme ne s’est vraiment surpassé que quand il a construit des machines qu’il a pu douer de la vertu de se mouvoir librement, à l’heure de son besoin, à la minute même de son caprice.

Telle, l’auto.

Les ballons que je connais mal, presque aussi mal que M. Santos-Dumont, mais beaucoup mieux que M. Lebaudy, font encore trop songer aux bêtes disproportionnées, où la nature bégayait ses essais d’expression. Ces monstres d’avant l’histoire, dont nous avons encore une survivance, de plus en plus déchue, parmi ces curieux animaux qu’on appelle les nationalistes (voir Millevoye, Déroulède), devaient faire de grands bonds inutiles, et leur stupidité seule les empêchait de s’étonner de leur maladresse énorme.

L’auto, elle, commence à prendre toute la beauté souple des êtres construits raisonnablement, raisonnablement équilibrés, et dont les organes répondent aux nécessités des fonctions.



Ici, pourtant, indignons-nous un peu.

Il y a d’irritants imbéciles, assez dépourvus d’imagination et de goût, pour jucher sur un châssis de voiturette je ne sais quelle singerie de chaises à porteurs ; d’autres, non moins irritants et non moins imbéciles, que hantent orgueilleusement des réminiscences de carrosses vitrés, conservés dans les armerias royales, et que l’on vit encore, il y a quelques années, servir aux carnavaleries des hippodromes… Il y a des autos, grossièrement accroupies comme des Bouddhas, boursouflant de hideuses bedaines sur des membres grêles d’insectes… Il y a eu, il reste des radiateurs mal attachés que l’auto semble perdre, en route, comme un pauvre cheval de corrida, ses intestins… Il y a des capots parcimonieux, qui n’enferment pas tout le moteur et font croire à de l’inachèvement. Il y en a, il y en a même beaucoup, qui ressemblent à des garde-manger ambulants, d’autres à des cercueils déjà rongés des vers, d’autres encore à de menus monuments funéraires, prématurément édifiés pour y recevoir les membres mutilés de leurs infortunés conducteurs… et encore d’autres, dont l’ambition peu éclatante, se borne à simuler, en vue d’on ne sait quelle analogie, un modeste tuyau de poêle couché… Il y en a dont l’emphase, tout italienne, et nous l’avons vu, toute bruxelloise, est comique à développer l’envergure d’une cloche à gaz autour de chambres vides où ne détonne pas seulement la puissance de huit chevaux de fiacre. Il y a aussi des voitures qui, au repos, paraissent logiques, stables, depuis l’avant courbé à souhait, jusqu’à l’arrière arrondi en poupe de chaland, et qui, quand la machine les emporte, sursautent, tressautent, se désunissent et ferraillent lugubrement, de ce fait seul que leur maître, mal à propos ambitieux, n’a pas compris l’irréparable faute d’équilibre et de goût qu’est un porte-à-faux. C’est le même, entrepreneur enrichi, commissionnaire heureux, qui croit étaler un faste seigneurial, en installant au volant de son auto un mécanicien rasé, botté, sanglé, affublé dérisoirement d’un haut de forme, d’une livrée de cocher resplendissante et obscène…

Quant à la voiture électrique, elle n’est qu’un leurre, ne sachant pas encore où loger sa force…

Et je n’ai pas un lit où reposer ma tête…



Mais, enfin, il faut bien le dire, une forme s’établit, surtout en France, qui a ce qu’il convient pour nous satisfaire.

Si je suis sensible, par exemple, à la belle ligne, à la belle courbe, si pleine, si modelée, si parfaitement harmonieuse du capot de la Charron, c’est qu’il enferme toute la machine et lui applique son épiderme exact. Je ne le suis pas moins à l’agencement du moteur, à l’enroulement étudié des volutes de cuivre, au quadruple embranchement de l’admission si pratiquement mécanique et si joliment ornemental, à tout le dispositif assemblant les métaux les plus propres à leur objet, à la distribution anatomique des pièces qui, non seulement, fait vivre le moteur et captive sa fougue, mais encore lui donne une beauté véritable.

Oui, une beauté, cher monsieur Mauclair de la Lune…

S’il y a une beauté des êtres et des objets qui soit n’importe quoi d’autre que le fait de répondre pleinement, exclusivement, à leur destin ou à leur emploi… alors, monsieur Mauclair, je suis comme vous, je ne sais pas ce que c’est que la beauté.

L’esthétique des objets d’art est infiniment plus mystérieuse et, par conséquent, infiniment plus confuse… Mais c’est le propre de toute magie qu’il lui faille un grimoire.



Entre les machines que la sensibilité, que l’imagination de l’homme a créées pour s’affranchir de ses mille servitudes et se rapprocher de l’élément, c’est donc la barque et l’auto que je préfère.

Emporté par l’une ou par l’autre, je goûte la même volupté cosmique ; la même ivresse m’exalte… À leur bord, je suis au bord de l’espace. Chaque tour de roue, comme chaque coup de l’hélice, ou le simple effort de la voile, sous la poussée du vent, multiplie à l’infini les circonférences d’air ou d’eau, concentriques à mon regard, avec sa portée pour rayon, et leur addition vertigineuse fait ma notion de l’espace mouvant… Alors, peu à peu, j’ai conscience que je suis moi-même un peu de cet espace, un peu de ce vertige… Orgueilleusement, joyeusement, je sens que je suis une parcelle animée de cette eau, de cet air, une particule de cette force motrice qui fait battre tous les organes, tendre et détendre tous les ressorts, tourner tous les rouages de cette inconcevable usine : l’univers… Oui, je sens que je suis, pour tout dire d’un mot formidable : un atome… un atome en travail de vie…



Il m’enchante que les formes de l’auto et de la barque s’apparentent ; que le vent coupe, en marche, les mots toujours si inutiles, comme la mer impose le silence ; que marin et chauffeur n’aient pas en commun que le goût de se taire, qu’il leur faille encore, à l’un, au volant de sa machine, comme à l’autre, à la barre de son navire, le même esprit de décision rapide devant l’obstacle soudain qui se dresse, la même froide tranquillité devant la mort. Et il me plaît que, dans leurs yeux, l’observation continue des espaces approfondisse la même qualité de couleur, aiguise la même sûreté de vision…

Et la sirène dans la campagne, la sirène dans la montagne, presque aussi émouvante que sur la mer et dans les ports, la sirène dont l’avertissement prolongé apprend aux bêtes peureuses, aux villages en émoi, aux voitures somnolentes, aux humanités hostiles, que les routes sont faites pour que tout y passe, même la tempête, même le progrès, qui est une tempête, puisqu’il est une révolution !


La ville.


Après avoir longtemps longé les méandres de la Senne — la route et l’eau se fuyaient, se rattrapaient, comme des enfants se poursuivent en jouant — après avoir traversé quelques petites villes indifférentes, des villages presque morts, une campagne triste et noire, toute grondante de vent, après avoir brûlé Malines et ses fondrières de boue, franchi les forts qui défendent Anvers, ralenti dans les faubourgs, nous ne nous sommes arrêtés qu’au milieu de la ville, place de Meir, pour déjeuner.

Si l’on devait juger de la beauté d’une ville, par l’excellence de ses restaurants, Anvers serait bien en dessous de Bruxelles. À Anvers qui, pourtant, est extrêmement riche, où la vie bourgeoise est, dit-on, intense et fastueuse, où, tous les jours, arrivent quantité de voyageurs, pour de là se disperser aux quatre coins du globe, les restaurants sont quelconques, les hôtels aussi. Pas de confortable, pas de luxe ; le nécessaire à peine. Des repas vite préparés, vite avalés, et l’on s’en va. On dirait à voir leur agitation que les Anversois n’ont pas le temps de manger. Agitation moins badaude, moins musarde, moins bavarde, moins littéraire, plus expressive qu’à Bruxelles.

La place de Meir est noire de monde en mouvement. Foules pressées qui ne s’attardent pas aux boutiques, aux menus incidents de la rue, qui se croisent, se mêlent, disparaissent, et se reforment sans cesse… Elles vont au travail, aux affaires… Cela rappelle, avec moins de fébrilité trépidante, l’activité de Londres, dans les rues de la Cité, ou, mieux, celle plus calme, plus pesante de Berlin, dans la Friedrichstrasse. Peu de caractère dans les types, au premier abord. En vain, je cherche, parmi les femmes, les beautés grasses, les beautés blondes, la luxuriance, l’épanouissement lyrique des chairs de Rubens… Mais cela ne se voit pas tout de suite, cela se voit surtout au village, à la campagne, au seuil des portes, et j’ai remarqué, à quelques exceptions près, que les villes, surtout les villes de travail et de richesses, qui, comme Anvers, sont des déversoirs de toutes les humanités, ont vite fait d’unifier, en un seul type, le caractère des visages… Il semble maintenant que, dans les grandes agglomérations, tous les riches se ressemblent, et aussi tous les pauvres.

Il ne faut pas grand’chose pour que la badauderie reprenne le dessus, en cette foule qui paraît si affairée. Il suffit d’une automobile, arrêtée devant un restaurant. Dois-je croire qu’il y ait ou qu’il passe, à Anvers, si peu d’automobiles, que la nôtre y soit un spectacle à ce point nouveau, ou si rare ? Ce serait surprenant. Elle fait sensation, il n’y a pas à dire ; elle fait même scandale. On la regarde, avec une sorte de curiosité troublée, comme une bête inconnue, dont on ne sait si elle est douce ou méchante, si elle mord ou se laisse caresser. Des gamins, d’abord, comme partout, puis des femmes, s’approchent, s’interrogent d’un regard à la fois inquiet et réjoui. Cela forme déjà un groupe nombreux qui se tient encore à distance de la machine, respectueusement… Chacun se dit :

— Si, tout d’un coup, elle allait rugir, partir, se ruer sur nous !…

Puis, au bout de quelques minutes, c’est une véritable foule qui, d’instant en instant, grossit, grossit. On s’enhardit jusqu’à la toucher, jusqu’à vouloir faire jouer la manette des vitesses, celle du frein, la pédale d’embrayage, jusqu’à soulever les ouvertures du capot. Bientôt, on ne distingue plus les têtes confondues, on ne voit que des ondulations, des remous, une surface mouvante, houleuse, d’où s’élèvent des murmures…

Brossette a fort à faire. Je crains qu’il ne laisse échapper quelque parole trop vive, quelque geste inopportun. Et alors que va-t-il arriver ? On ne sait jamais avec les foules, plus impressionnables, plus nerveuses, plus folles que les femmes. Lui-même, autant que sa machine, est l’objet de la curiosité générale. Comme le vent était froid, ce matin, il a endossé sa peau de loup. Et cette peau de loup, sur le dos d’un homme, étonne prodigieusement. Les uns rient et se moquent, les autres se scandalisent, d’autres encore ont presque peur. On n’a jamais vu une créature humaine habillée comme une bête… Tous, ils veulent tâter la peau, pour voir si elle est vivante, passer leurs mains sur les poils, pour voir si vraiment ces poils sont bien les poils de cet homme étrange et fabuleux… Un loustic, au milieu des rires, demande à Brossette s’il mange des vaches et des moutons vivants, et pourquoi il ne marche pas à quatre pattes, comme un chien, au lieu de faire le beau, sur deux, comme un homme… Ah ! enfin ! l’esprit parisien, je le retrouve donc sur ces bords de l’Escaut, qui furent nôtres… Je le retrouve en toute sa pureté traditionnelle de misonéïsme et de blague… Et je le retrouverai bien mieux encore, ce soir, au théâtre, dans une revue satirique : Tout Anvers à l’envers, qui semble, obscénités en moins, avoir été composée, écrite, mise en scène par un monsieur de Gorsse du cru… Et c’est probablement tout ce qu’Anvers a gardé de nous, de notre influence si courte, de notre domination si éphémère, bien que Lazare Carnot, qui le gouverna, n’eût point la réputation d’un esprit très parisien, ni d’un vaudevilliste des boulevards extérieurs.

Je ne sais comment tout cela va finir, comment nous allons pouvoir remonter en voiture, au milieu de cette foule qui semble toujours grossir, grossir, et qui devient plus nerveuse. Je m’en inquiète auprès du patron du restaurant… Il est souriant, empressé, fier de nous recevoir dans son établissement. Il me dit :

— Rien… rien… ne craignez rien… Ils s’amusent… Ils n’en voient pas souvent… ou alors de toutes petites machines de rien du tout… vous comprenez ?… Braves gens… braves gens…

Et, se grattant la tête, il ajoute avec une grimace :

— Tout de même… votre mécanicien ferait bien de retirer ça… oui… enfin… sa peau, là !… Ah ! sa peau !… C’est cette peau, voyez-vous… c’est cette peau…

Il sort, agite sa serviette, dit quelques paroles à la foule, puis, à un moment donné, comme il se trouve tout près de Brossette, il ne peut s’empêcher, lui aussi, avec combien de précautions cérémonieuses et comiques, de toucher cette peau, de palper cette peau… Ah ! cette peau !

Cette curiosité, parfois gênante, ne va plus nous quitter désormais… Elle nous suivra, dans toute la Hollande, sauf à Amsterdam, à La Haye, et elle atteindra son paroxysme à Volendam où, pourtant, les hommes, des colosses à la face de brique, au regard doux, sont coiffés de hauts bonnets de fourrures, comme des Tcherkesses…



Je n’aime plus les vieilles villes, ni les vieux quartiers puants des vieilles villes, ni les vieilles ruelles obscures qui dégringolent les unes dans les autres, ni les vieux pignons gothiques où s’exerce l’érudition hebdomadaire des sociétés d’art départemental qui, le dimanche, s’en vont grattant et regrattant les portes jadis sculptées, les chambranles et les poutres aux historiages disparus… Je n’aime plus les vieux porches s’ouvrant sur des cours en ruine qui ne virent jamais le soleil et, des fleurs, ne connurent que la mousse et le lichen… Et je n’aime plus les vieux ponts sous lesquels dorment des eaux noires et putrides. Si le pittoresque m’en plaît tout d’abord ; si je suis tout d’abord séduit par le dessin souple et compliqué de ces arabesques, par cette patine, faite de crasses accumulées, que le temps polit et modela ; si ce faux « sentiment artiste » que je dois à une éducation régressive, me retient quelques minutes devant ce spectacle de la détresse, de la déchéance et de la mort, un autre sentiment – un sentiment de révolte et de dignité humaine – m’en éloigne bien vite avec horreur. Car j’y vois le triomphe de l’ordure, de la maladie, de la paresse, où croupit toute la poésie du passé, où s’étiolent misérablement les réalités du présent…

Est-ce curieux, est-ce décourageant, cette persistance de la poésie à n’aimer que ce qui est morbide, ce qui est vieux, ce qui est mort, et à condamner, au nom d’une beauté imbécile et stérile, le jeune et magnifique effort que font les hommes d’aujourd’hui, pour soumettre à une domination créatrice l’élément indompté et toutes les farouches forces que la nature n’employait qu’à la destruction ?

Quand vous franchissez les gorges de la Romanche, et que vous apercevez, tapie sur le bord du torrent, au fond d’un abîme de roches, cette toute petite usine qui a capté la chute d’eau, qui l’a transformée en énergie motrice, en lumière, en source infinie de travail qu’elle distribue par des réseaux de fils de cuivre, à travers tout un vaste pays, est-ce que vous n’éprouvez pas une émotion autrement poignante, est-ce que vous ne sentez pas une poésie autrement grandiose, que devant quelques pierres effritées ?

Mais non, la poésie nous tient et nous tiendra encore longtemps, car elle fait partie des éléments qui constituent notre race latine et catholique. Et voyez. Dès qu’il s’agit de jeter bas un pâté de vieilles maisons pourries, de mettre la pioche dans des ruelles emplies de l’ordure des siècles, pour y faire pénétrer l’air, la lumière, la santé, alors ce ne sont que protestations, cris, fureurs. Des sociétés de protection artistique, historique, se forment, des commissions bourdonnent et travaillent, les journaux se livrent aux propagandes les plus folles, s’excitent l’un l’autre, le radical, le socialiste, le royaliste, à préserver, contre ce qu’ils appellent un acte de vandalisme, ce qu’ils appellent aussi les trésors de notre patrimoine national. Finalement, l’administration recule devant le danger électoral qu’il y a toujours, en France, à tenter d’accomplir une œuvre d’assainissement. Pour honorer la poésie, l’art et l’histoire, elle conservera ces redoutables foyers d’infection. Elle fera mieux : elle nommera, pour les conserver, un conservateur.

Ah ! je me demande souvent, malgré toute mon admiration pour la splendeur de son verbe, si Victor Hugo ne fut point un grand Crime social ? N’est-il pas, à lui seul, toute la poésie ? N’a-t-il pas gravé tous nos préjugés, toutes nos routines, toutes nos superstitions, toutes nos erreurs, toutes nos sottises, dans le marbre indestructible de ses vers ?


Je ne vous mènerai donc point dans le vieil Anvers, pas même au Musée Plantin, où nous laisserons ces ribambelles d’Anglais parcourir interminablement les interminables galeries, en écoutant le gardien raconter la vie et les travaux de cet imprimeur fameux, comme ils écoutèrent le guide qui leur fit compter, sur les doigts, les échos non moins fameux des grottes de Han, et aux champs de bataille de Waterloo, l’historien médaillé qui leur enseigna l’histoire de Napoléon, enfin vaincu par les Belges. Brûlons aussi la cathédrale où je m’irrite que Rubens s’ennuie, sur ces murs sombres et froids, derrière ces rideaux tirés de lustrine verte, autant qu’au Jardin Zoologique, ces pauvres condors, qui, pour faire plaisir à Leconte de Lisle, et pour authentifier ses vers, dorment, non plus dans l’air glacé des Andes, mais dans leurs cages,

… les ailes toutes grandes.


Et nous irons, si vous voulez, au Musée, une autre fois, le jour prochain peut-être, où je me sentirai disposé à vous confier mes rêveries sur Rubens, sur ce Rubens abondant, éclatant, magnifique, dont M. Ingres – ô ma chère Hélène Fourment ! – écrivait qu’il n’était que le « boucher ivre », le charcutier tout barbouillé de graisse et de sang, de la peinture.

Traversons rapidement, sans trop nous y arrêter, la ville neuve, ses larges voies vivantes et remuantes, ses jardins que la Hollande, toute proche, embellit de ses plus belles tulipes, de ses plus beaux narcisses ; filons sur les boulevards, vite, vite, car rien ne m’y retient. Il me tarde d’être au port d’où m’arrivent déjà, à pleines bouffées, les bonnes, les fortes, les délicieuses, les enivrantes odeurs de salure et de coaltar.

Anvers est une grande ville. Ce serait même la seule véritable grande ville belge, si ce n’était, en réalité, une ville allemande. Allemands, tous les gros armateurs, les gros banquiers, les gros marchands, les ingénieurs ; allemandes, les maisons de courtage, les maisons d’arbitrage, les compagnies d’assurances maritimes, de navigation, d’émigration ; allemand, tout ce qui entreprend quelque chose et travaille à s’enrichir, tout ce qui dresse un plan, lave une épure, combine des chiffres, brasse les affaires et l’argent.

Du moins, l’affirment avec ostentation, avec éclat, les enseignes dorées qui resplendissent aux façades des maisons, et les maisons elles-mêmes, les gares, certains monuments publics qui affichent cet orgueilleux monumentalisme que l’Allemagne a pris à l’Amérique, et dont l’Amérique, peu à peu, dote toutes les capitales modernes, sauf Paris qui, artiste, élégant, arbitre du goût, s’obstine à multiplier, en nos rues, l’aspect alourdi, parodique, d’un dix-huitième siècle de pacotille et de caricature.

C’est à Anvers, dans un immeuble d’affaires, que j’ai vu, pour la première fois, en Belgique, ces ascenseurs allemands, sorte de trottoirs roulants, perpendiculaires, que l’on prend en marche, que l’on quitte en marche, et qui, sans s’arrêter jamais, mènent jusqu’au toit et redéposent à la rue, dans un vertige, ces gens agités qui accourent de la Bourse ou qui s’y ruent.

Le Roi a obtenu des millions pour fortifier Anvers. Ces fortifications ont de la prestance. Les Belges en sont très fiers. Ils prétendent que la ville est imprenable. Le malheur est qu’elle est déjà prise. Je veux croire que les uhlans auraient plus de peine à y pénétrer que dans Nancy. Mais pourquoi feraient-ils cette folie inutile d’y pénétrer par la force ? Leurs familles y pullulent, y dominent, solidement installées en des places où la garde civique ne les délogera pas facilement.

Mais voici des rues noires, des chaussées que l’on dirait faites avec de la poussière de charbon ; des maisons crasseuses, saurées, une foule de petits cabarets louches, de petites auberges borgnes, de petites boutiques, d’étranges petits comptoirs, tassés les uns contre les autres… tout un mouvement trépidant de tramways qui cornent, de locomotives qui sifflent, de lourds camions… Et des figures boucanées, des figures exilées, des figures d’autre part, de nulle part et de partout… des entassements de sacs, des piles de caisses, des barriques roulantes… et des douaniers, affairés, méfiants, martiaux, qui, contre de pauvres choses mortes, lancent leurs sondes, comme des baïonnettes, en vertu de ce principe que le commerce, c’est la guerre…

Et tout cela sent la suie, le poisson salé, l’alcool, la bière, l’huile grasse, le bois neuf, le vieux cuir et l’orange…

Et voici les docks, par-dessus lesquels des vergues et des mâts se balancent, le long desquels de grosses cheminées développent, sur le ciel, la noire chevauchée de leurs fumées… et, de place en place, par un échappement de lumière, entre de lourds madriers, entre de grosses silhouettes sombres, voici clapoter, moutonner, les eaux jaunissantes de l’Escaut.

C’est le port.


Sur les Quais.


Moins joyeux et divers, moins bigarré que Marseille, le port d’Anvers est presque aussi imposant — pas aussi féerique et sinistre — que le monstre Hambourg. Mais il n’est qu’un Hambourg.

Nul port n’a sa couleur extraordinaire, sa variété, son étendue, son machinisme, ni ses puissantes avenues d’eau que bordent, jusqu’à l’infini, comme d’immenses arbres d’hiver, les navires. Aucun n’a ses venelles tortueuses, par où il se divise, se répand, en canaux innombrables dans la ville, et longeant des parcs, des pelouses, des palais, des talus fleuris, va rejoindre la belle nappe tranquille de l’Alster. Aucun n’a ses recoins mouvants où l’Elbe, si difficile à discipliner, s’infiltre, s’étrangle et rugit de ne pouvoir conquérir toute la terre. Nulle part, ces colossales silhouettes imprévues, ces îles flottantes, ces jardins magiques suspendus dans la brume, ces énormes et interminables villes que sont les docks, et cette impressionnante falaise rouge que font tout à coup surgir, dans le brouillard, les hautes maisons de brique d’Altona. Nulle part, ces nuits fantastiques qu’éclaire toute une prodigieuse constellation d’astres signaux, de phares, de projecteurs, de feux électriques, multicolores, de hublots embrasés… J’y ai, sur un petit yacht très rapide de la Hamburg-America, voyagé tout un jour et tout un soir, et je n’en ai vu qu’une partie infime. Nul grand port anglais ne m’a donné, autant que Hambourg, la sensation écrasante, presque douloureuse, du formidable…

L’horloge monumentale de Saint-Pierre, à Beauvais, est si compliquée qu’elle renferme quatre-vingt-dix mille pièces mécaniques, et ces quatre-vingt-dix mille pièces sont mises en mouvement par un simple petit poids de cuivre, qui pèse cinquante grammes… Ici, c’est un tout petit homme, un tout petit et très vieux homme, presque aussi petit, presque aussi vieux et guère plus lourd que le poids de l’horloge de Beauvais, M. Ballin, dont le génie est l’âme motrice de ce gigantesque instrument de diffusion commerciale. À lui tout seul, M. Ballin a plus fait pour la grandeur, pour la richesse allemandes, que les canons de de Moltke, les mensonges de Bismarck, l’universelle agitation de Guillaume II.

Après Hambourg, Anvers a de quoi aussi nous satisfaire et nous divertir.

On y débarque à quai des denrées du monde entier. Le double réseau du chemin de fer et du fleuve canalisé y fait rythmiquement, comme aux battements d’un organe d’échanges, l’échange des ballots de laine, des métaux, de l’ivoire, contre les vêtements, les jouets et les machines ; des fruits, des plantes exotiques, des épices, des pétroles, des tonnes de caoutchouc, des bois précieux, contre les calicots coloriés, les parfumeries et les verroteries chères aux nègres… Des vaisseaux frais, pimpants, partent gaiement, comme en sifflant d’aise, et des coques boursouflées, exténuées, rongées par les fucus et les pousse-pied, rentrent en geignant, qui vont aller s’étendre, dans les bassins, pour se refaire… De même les marins… Ils sont partis, eux aussi, la tête pleine de l’espoir de l’inconnu et des aventures… Ils sont allés vers le prodige… Beaucoup sont restés… On en voit qui reviennent qu’on ne reconnaît plus, qui ne reconnaissent plus rien et personne… qui ne se reconnaissent pas eux-mêmes… Ils sont étrangers.



Les ports sont l’image la plus parfaite, la plus exacte du rêve de l’homme. Ils le contiennent, et ils l’emportent, tout entier, vers toutes les chimères… Rêve de bonheur, espoir de fortune, oubli des déchéances, illusion de l’aventure, rajeunissement des énergies malchanceuses… Le départ fait joyeuses les pires détresses… car, pour les malades, le remède n’est jamais là où ils souffrent… il est là-bas… C’est qu’on a l’espace devant soi et pour soi… et, qu’ayant l’espace, on a le temps aussi, et qu’au bout de l’espace et du temps cela ne peut être que le bonheur… Le voyage est un engourdissement, un sommeil que peuplent les songes heureux… Mais un rien vous réveille et fait s’envoler les songes… Il suffit de la première forme rencontrée en ce vague énorme qui vous berce ; il suffit de la première ville où l’on atterrit, du premier visage humain où se confrontent à nouveau nos égoïsmes implacables… Et quand on arrive, c’est la réalité qui vous reprend, partout… partout… partout !…



Les membres que, de tous côtés, en grinçant, les grues agitent, multiplient l’effort des bras humains. Les manœuvres, les dockers aux poitrines velues, aux dos écrasés, aux yeux hagards, à la face de bêtes fourbues, qui paraissent condamnés à quelque vain supplice de l’antiquité, déchargent les cales, qu’ils vont remplir, pour les décharger et les remplir, sans relâche. C’est à croire que les bateaux ne font le tour du monde que pour occuper interminablement leur effort de farouches Danaïdes.


Tapirs.


Il y a mieux qu’une odeur de mer sur ces quais… On y respire les Îles et tout un fiévreux parfum d’Afrique. On voit passer des nègres qui grelottent, des oiseaux qui secouent, parmi des cris rauques, une infinité de couleurs, des troupes de singes, curieux, bavards, où nous aimons toujours à mirer nos grimaces, des animaux de toute sorte.

J’ai assisté au débarquement de vingt tapirs. Admirables bêtes et bien modernes, quoique l’on sente qu’elles se sont arrêtées dans leur évolution, dont l’idéal terminus est peut-être le porc et peut-être l’éléphant. Ils ne paraissaient étonnés ni de la foule, ni de la ville… Ils ne paraissaient étonnés de rien. Ils considéraient tout avec une tranquillité pesante, une assurance impassible et dure. On eût dit de vingt directeurs de banque — tout un conseil d’administration — revenant d’un voyage d’études, d’une exploration économique, et qui rentraient dans leurs bureaux, plus lourds d’affaires nouvelles.


Minstrels.


Entourés de badauds, ouvriers, commis, petits marmitons de bord, deux nègres… deux pauvres nègres, en habit noir, chapeau de haute forme, comiquement cabossé, foulard rouge autour du cou. L’un dansait, l’autre chantait.

Il chantait :

Dans mon pays, il y a des forêts,
Dans les forêts, il y a des arbres,
Dans les arbres, il y a des branches,
Dans les branches, il y a des oiseaux,
Et dans les oiseaux il y a une musique,

Une espèce de petite flûte qui fait : « Pipi… pipi… pipi… ».



L’Évangéliste.


On m’a montré, assis sur une pile de bagages, devant un steamer en partance, un compatriote. C’est un missionnaire. Barbu, botté, sanglé de cuir, coiffé d’un trop hâtif casque colonial, la soutane graisseuse et retroussée comme une capote de soldat, il s’initie au mécanisme d’un revolver Browning, dont l’étui est fixé à sa ceinture, près d’un chapelet à gros grains. Sa figure bronzée est énergique, ses yeux rieurs sont très doux. Quand il rit, il ouvre une bouche de scorbutique, toute noire et sans dents. Un brave homme, sûrement, et qui a plutôt l’air d’un bandit que d’un apôtre… Cela me rassure. Je l’aborde. Nous causons… Il part pour les îles Fidji… il emporte avec lui toute une cargaison de gramophones.

— Vous n’imaginez pas, me dit-il, comme ces bougres de nègres-là sont bornés, têtus !… C’est curieux…, je ne peux pas arriver à les évangéliser… J’ai essayé de tout… Rien… rien n’y fait… Des murs… Le bon Dieu, la Vierge, saint Joseph, les joies du Paradis ?… Ah ! bien oui… Ce qu’ils s’en foutent…, vous n’avez pas idée… J’en ai vu des nègres, dans ma vie… j’en ai vu, mais de ce numéro-là… jamais… Croiriez-vous que l’alcool, ou rien… c’est kif-kif ?… Et pourtant, Dieu sait si c’est une excellente méthode de conversion !… Ah ! parbleu, ils se saoûlent comme des cochons… Et puis, un point, c’est tout… Mécréants après comme avant… Ça, vous savez, c’est inouï… c’est même unique… Alors, ce coup-ci… je vais essayer le gramophone… Ma foi, oui !… Qu’est-ce que je risque ? Il paraît, du reste, que le gramophone opère de vrais miracles… J’ai, en Afrique, un ami, à qui ça réussit merveilleusement… Et pas d’ennuis, pas de fatigues… pas de catéchisation… Il rassemble ses nègres autour de l’instrument, et au bout de la troisième plaque… pan… ils sont chrétiens… La grâce, ça leur vient en écoutant chanter le gramophone… Ah ! ah ! ah !… Ça ne m’étonne qu’à moitié… J’ai toujours remarqué que les nègres raffolent de musique et de chansons. Enfin, je vais bien voir si, avec les marches militaires de la garde républicaine, les valses de Strauss, les chansonnettes d’Yvette Guilbert, et le bel canto de M. Caruso, je serai plus heureux qu’avec le bon Dieu, la promesse du Paradis, et les petits verres de rhum. En tout cas…

Il se met à rire d’un rire franc, sonore :

— En tout cas, reprend-il, je ne serai pas reparti là-bas, pour rien… Et je vous donne ma parole d’honneur que, si je n’arrive pas à les convertir… et même, si j’y arrive… dites donc !… ah ! ah !… ils me les paieront ces gramophones, et un prix… ah ! ah !… un vrai prix… Qu’est-ce que je risque ? J’en emporte mille que je dois à la générosité d’une vieille douairière très pieuse… Ah ! la brave femme, la sainte femme !…

Il insère son revolver dans l’étui, et faisant tournoyer son chapelet où des croix, des cœurs de Jésus, des médailles bénites s’entrechoquent :

— C’est heureux, conclut-il, que, de temps en temps nous rencontrions des âmes généreuses, des âmes comme ça… parce que la religion, voyez-vous… dans ce temps-ci… ça devient un sale métier… ah ! sacristi… un bien sale métier ! Enfin, voilà…



Émigrants.


Des ouvriers de Hongrie, de Roumanie, des paysans serbes, des prolétaires bulgares, dont le goût s’apparente à celui des nègres, des troupes de chanteurs russes s’embarquent pour l’Amérique… Leur lassitude, déjà, fait de la peine… Des femmes éclatantes et vermineuses, en loques rouges, avec de pauvres bijoux de cuivre, traînent, comme des baluchons, des enfants qui pleurent de fatigue, de faim, d’étonnement. On se demande ce que tout cela va devenir, et s’ils arriveront jamais au bout de l’exil… On les fait descendre brutalement, on les empile, comme des marchandises qu’ils sont, au fond des cales, et, durant des jours et des nuits, ils seront entassés là, pêle-mêle, dans la puanteur de leur misère et de leur crasse, sans air, presque sans lumière, à peine nourris, soumis à la discipline la plus dure… Ils n’auront même pas cette sorte de répit qu’est le voyage ; ils ne connaîtront pas cette sorte d’engourdissement, cet anesthésique, qu’apporte aux plus désespérés ce vague énorme, berceur, de l’infini de la mer et du ciel.

Mais les pires émigrants sont ces juifs de tous pays, cherchant, une fois de plus, un coin de terre, qu’ils n’ ambitionnent pas hospitalier, mais où ils puissent s’affranchir, un peu, du mépris qui les suit, et rompre les chaînes de cet affreux boulet d’infamie, qu’ils traînent partout… J’en ai suivi une troupe en sombres guenilles, qu’aucun spectacle ne laissait indifférents, et qui gesticulaient avec vivacité… Malgré leur détresse, on devinait en eux un amour de la vie, une intelligence de la vie, quelque chose d’ardent, de fort, de tenace qu’on ne voit presque jamais au visage des autres hommes… On sentait vraiment, rien qu’à les considérer, tout ce qu’on détruit bêtement d’énergie utile, de travail ingénieux, de progrès, en les massacrant, dans les pays barbares, comme la Russie, en les boycottant, dans les pays civilisés, comme la France.

Et je me disais :

— C’est douloureux et absurde, sans doute ; cela étreint le cœur et confond la raison… Mais qu’y faire ? Le juif pauvre paie pour le juif riche… le juif ostentatoire, insolent, voluptueux, conquérant, qui, de plus en plus, perd toutes les vertus anciennes de la race… Ce n’est même plus sous son nom, dont il a honte et qu’il renie, c’est maintenant, sous des noms d’emprunt, des noms ronflants et qui n’ont pas d’odeur, qu’il travaille à la dépossession, à la ruine des autres… Il met la main sur tout, il marche sur tout, piétine sur tout. Dès qu’il s’installe quelque part, ce n’est pas seulement pour s’y faire une place, ce qui serait légitime, c’est pour en chasser tout le monde… Il a inventé des philosophies, des morales, où les vertus les plus indispensables à l’homme, la conscience, la foi à la parole donnée, sont bafouées et traitées de préjugés et de sottises… « Je me fous de tout », telle est sa devise… On le déteste, mais on le redoute aussi, car, dans une société uniquement fondée sur la puissance de l’argent, son argent le protège.

Les haines qu’il déchaîne ne lui sont pas encore préjudiciables, à lui ; elles s’émoussent et se brisent sur sa cuirasse d’or. Elles n’atteignent en plein cœur, en pleine vie, que les petits, que les pauvres, comme toujours. On se venge sur eux, innocents, des excès de ce brigand, qui semble — à l’exemple des aristocraties déchues, dont, par de honteuses alliances, il s’efforce de redorer les blasons ternis, de remplir les coffres vides — n’avoir rien appris et tout oublié. Lui qui, jadis, tout au long de sa belle et terrible histoire, fut un des plus nobles éléments du progrès humain, lui qui se devait à soi-même et devait à sa race, toujours proscrite, d’être l’éternel révolté, le voilà devenu le complice et, le plus souvent, le trésorier de toutes les réactions, même de la réaction antisémite, la plus hideuse, la plus barbare de toutes… Et c’est pourquoi, ces malheureux, chargés de ses crimes à lui, partent à la recherche d’un pays libre, — en existe-t-il ? — où d’être juif cela ne soit pas une irrémédiable honte.

Et de ces pauvres diables que j’écoutais parler, avec une pitié amère, combien, de continents en continents, poursuivront leur course errante, sans un seul des cinq sous, leur espoir, dont continue de les leurrer la Providence qu’ils se sont inventée ?… Sur mille, un reviendra à bord d’un paquebot magnifique, dans une cabine dorée, il reviendra ostentatoire, insolent, conquérant, et il trahira ses anciens compagnons de misère, et contribuera à faire pire leur infortune éternelle.


Pogromes.


Sur un sac de hardes, un peu à l’écart, un homme était assis qui retint, un peu plus longtemps, mon attention. C’était un vieillard. Sa barbe descendait très bas. Comme la plupart de ses compagnons, il était vêtu d’une longue redingote, sorte de lévite, qui avait été noire, et, comme eux, il portait une casquette à visière, mais la sienne était en drap. Il ne parlait à personne et regardait devant soi… à la façon de ceux qui regardent en eux-mêmes. Son visage fermé exprimait plus de détresse qu’aucun visage même de vieux en larmes, et toute la fatigue du malheur humain. Cependant, ses yeux avaient conservé une jeunesse et une douceur émouvantes. Je me reprochais mon indiscrétion, mais sans parvenir à me détacher de cette figure en ruines où brillait ce regard jeune.

Il mit quelque temps à me voir, et puis se prit à me considérer. Je redoutai une apostrophe, au moins une grimace, et ce que je redoutai surtout, quand il se souleva, ce fut de le perdre. Mais il sourit et, ravi, j’entendis sa voix chanter :

— Bonjour, mossié !…

Je lui tendis la main. Il frissonna. Sa main molle resta quelques secondes dans la mienne, avec gaucherie, et je fus si ému, que je n’entendis pas ce qu’il me dit tout d’abord. J’écoutais, comme on écoute le bruit du vent, le bruit de la mer, ce parler où les r roulaient et où chantaient les finales… Il se comparait à Job et répétait :

— Yobb ! Yobb !…

Je m’assis près de lui, sur une malle de bois noir que rayaient deux bandes de peau de cochon.

Où avait-il appris le français ?

Jeune avocat, ayant, contre le gré de ses parents, épousé une fille pauvre, il avait dû, à la suite d’une altercation avec un magistrat antisémite, quitter la petite ville russe où il gagnait péniblement sa vie. Il était venu en France, avec sa femme et trois enfants qu’il avait déjà… Ses yeux brillaient en parlant de Paris. En dépit des promesses, il n’avait pu trouver une situation sortable… Le ménage s’était installé dans les environs de l’Hôtel-de-Ville, et vivait mal de petits commerces variés, entre autres, du commerce des confetti.

— Qui n’a pas ses confetti ? scandait sa voix, à contretemps…

Ce cri et sa gaieté apprise étaient ridicules, sur ce quai, parmi cette foule en guenilles, et ces bateaux en partance…

— Qui n’a pas ses confetti ?

J’en étais mal à l’aise.

Un associé « pas juif, non, mossié », rencontré « boulévard Ornano », l’avait volé, et un mardi-gras pluvieux achevait sa ruine. Fatigué de lui faire crédit, le logeur, un jour d’hiver, arrachait sa porte, et, aidé de deux camelots, tirait du lit la femme enceinte, culbutait les enfants, jetait tout le monde à la rue.

Il avait bien porté plainte, mais, devant le tribunal, le logeur, qui avait amené des témoins, eut, tout de suite, raison de lui qui n’en avait pas. Les pauvres gens n’ont jamais de témoins… Il fallut se désister pour éviter une condamnation.

— J’ai pleuré dé la rage, j’ai pleuré, mossié…

Cet homme qui, depuis, avait dû connaître tant de misères, de deuils, de ruines, de violences, ce pitoyable monument d’infortune s’arrêtait complaisamment aux moindres détails de cette injustice.

— En France, mossié !… En France !… Ach !…

Un peu de bave salissait le coin de ses lèvres. Son haleine me repoussait. Et cette insistance me troubla jusqu’à l’angoisse.

Il avait quitté Paris pour retourner en Russie, grâce à l’aide d’une bonne œuvre israélite, et il était parvenu à s’établir marchand d’habits, dans une petite ville du Sud. Son commerce lui donnait à peine de quoi vivre, mais il vivait heureux, entre sa femme et six enfants… Cela dura seize années.

Je me souviens qu’à cet endroit de son récit, il s’était tu subitement… Et il regardait… Un vaisseau passait en sifflant ; des mouchoirs s’agitaient à bord… que regardait-il donc, au loin ?

Il avait pu faire venir auprès de lui le frère de sa femme, qui était rabbin, et, depuis, tout ce qu’il arrivait à mettre de côté on le forçait à le dépenser pour l’éducation de ses cinq fils… Deux devaient être : « advocats », un docteur « dé la médicine », les deux plus jeunes « inginieurs ». La fille travaillait « à la brodérie ». Il me parut qu’il souriait presque, mais une grimace tordit son visage où son nez si long se fronça tout entier.

— Pourquoi faire, Mossié ?… Ach ! Pourquoi faire ?… Bêtise !

Un soir, – c’était tout au début de la Révolution, la ville était depuis des mois en état de siège ; toute la famille mourait de faim, – un soir de sabbat, le gouverneur autorisa les boutiques juives à rester ouvertes jusqu’à dix heures. Tout le quartier s’était réjoui. Comme on était à la veille d’une fête orthodoxe, peut-être pourraient-ils enfin gagner quelque argent ?… On avait davantage soigné les étalages, et fait des frais de lumière pour attirer les clients… Tout à coup, à neuf heures un quart, « un quart après neuf, mossié, juste un quart », une bande de soldats fit irruption dans la petite rue où était sa boutique, et une volée de balles brisa toutes les vitres.

— Pourquoi ? Ach !… Pourquoi ?

Son fils le plus jeune – et sa main sale, aux ongles noirs, tremblait, en figurant la taille du petit – un garçon, « tellémant spirituel », – était tombé dans ses bras, en vomissant du sang, et, chargé de ce cadavre, le père avait vu un dragon ivre enfoncer deux doigts dans les yeux du fils aîné, du fils « qui devait être advocat, mossié… advocat ! » Et il s’était évanoui.

Quand il revint à lui, il avait la barbe arrachée, une oreille décollée d’un coup de sabre, mais c’était surtout son menton qui était douloureux… Il faisait noir dans la boutique ; il trébuchait sur des corps, et il ne s’arrêtait de pousser des cris que pour écouter les salves qui s’éloignaient, et les gémissements qui semblaient sortir de la rue, qui semblaient sortir du plancher, de dedans les murs, de dessous la terre. À la lueur d’une chandelle, il avait pu constater qu’il ne restait pas un vêtement aux étalages. Les pillards avaient tout saccagé, tout pris… Sur les degrés du comptoir, au fond de la boutique, parmi des tiroirs vides, des tiroirs brisés, des choses piétinées et sanglantes, sa femme gisait, qui lui parut tout d’abord évanouie.

— J’ai baissé les jupes, ajouta-t-il, tout bas… Et ses yeux se fermèrent.

Puis, encore plus bas :

— Elles étaient rélévées, mossié !… Uné femme dé plus qué cinquante ans !…

Il reconnut alors qu’elle était morte, étranglée, les yeux ouverts.

Il me regarda un instant, sans rien dire… Une vague de sang courut sous sa peau jaunâtre, qui en fut à peine rougie… Je revis la grimace qui faisait remonter la barbe et fronçait le nez… et il recommença de parler de sa femme, de sa femme bien aimée.

— Uné femme tellément brave… tellément économe !…

Il s’animait. Son haleine devenait insupportable. Je remarquai qu’il parlait presque sans colère et comme sans douleur… Peut-être n’avait-il plus la force d’en exprimer !… Et ce furent mes yeux que je sentis se remplir de larmes…

— C’était pas assez… Ils ont pris les corps… ils ont pas voulu rendre les corps, enterrés, la nuit, morts et blessés, pêlé-mêle, on né sait où… Ils ont massacré des juifs, et ils ont pillé, pendant sept jours… Nous pouvions pas résister… Comment aurions-nous pu, mossié ? Et ils nous giflaient… et ils donnaient des coups dans lé ventre… et ils crachaient encore sur nous… Pourquoi ?… Ach !… Pourquoi ?…

Des incendies s’allumèrent qu’on n’éteignait pas… La plus grande partie du pauvre quartier fut détruite… Un de ses enfants mourut, encore, à l’hôpital, d’un coup de talon de botte qui lui avait fendu le crâne… Et de neuf qu’ils étaient auparavant, à peu près heureux dans leur misère, ils quittèrent à cinq cette ville maudite, dépouillés de tout, en deuil pour jamais…

— Vous né savez pas comme ces soldats sont méchants, mossié… comme ils sont méchants… méchants.

Il secoua la tête, et il répéta :

— Personne… non… personne ne sait comme ils sont méchants…

J’écoutai le récit des misères, des iniquités, des privations et des longues pérégrinations, de ville en ville, de villes interdites aux juifs, en villages d’où on les chassait à coups de pierres, à coups de faux… Il ne savait plus de quoi ni comment ils avaient vécu, durant ce temps affreux… Enfin, le vieux vagabond put trouver un emploi dans une petite banque… chez un coreligionnaire… Des enfants qui lui restaient, ses deux fils, dont l’un s’était marié et avait une petite fille, travaillèrent, à la gare, comme porteurs…

— Si faibles, mossié, si faibles… et malades !…

La fille se mit à vendre des oranges et de l’ail…

— Des oranges !… des oranges !… La pauvre Sarah !

Mais ils le désolaient. Tous étaient affiliés au Bound, en révolte ouverte contre le gouvernement et la société.

— Rouges, rouges, mossié… tous rouges !… Ach !

Quand il s’entêtait, dans d’interminables discussions, à répéter que les juifs sont noirs par vocation, qu’ils doivent être noirs, c’était le rabbin qui venait au secours des enfants.

— Oui, disait-il, les juifs sont noirs de nature, mais quand on les fait bouillir, ils deviennent rouges… rouges comme des écrevisses…

Et le rabbin riait un peu, heureux de sa comparaison.

— Ça dévait mal finir… Ça a mal fini… Lé gouvernément a tant dés fusils, et même les canons… Et eux, ils montraient les révolves, les pauvres révolves… Bêtise ! Pour un sergent dé ville blessé, un mossié général qui saute dé la voiture, cent juifs tués… trois cents juifs avec du sang !…

Un soir qu’il aidait son patron à faire des comptes avec un gentilhomme venu pour traiter une affaire… ils avaient entendu des salves de coups de fusil, au loin d’abord, puis proches… puis tout près, dans la rue… et une volée de balles, au travers des vitres en éclat, avait sifflé dans la pièce, qui était un premier étage…

— Une autre ville, mossié… mais les mêmes balles… les mêmes balles !

Ils se jetèrent à plat-ventre, essayèrent de gagner, en rampant, la chambre voisine qui donnait sur la cour. Une nouvelle volée de projectiles abattit la suspension. Dans les ténèbres, ils entendaient le pas des soldats résonner sur les marches de l’escalier. Des clameurs… des coups sourds…

— Ouvrez !… Ouvrez !

Et la porte, que le patron avait barricadée, céda sous l’effort des crosses de fusil… Un sous-officier brandissait une lanterne… Des soldats se précipitèrent qui hurlaient comme des sauvages… Le gentilhomme criait qu’on ne pouvait pas tuer, comme ça, des créatures humaines. Il s’était fait reconnaître, réussissait à glisser un billet de cent roubles dans la main du sous-officier qui l’emmena. Et, à ce moment, pendant que des soldats tentaient d’enfoncer le coffre-fort, le vieux avait senti, dans son cou, la pointe d’une baïonnette.

Il écarta son foulard, pour me montrer la cicatrice.

— Pourquoi, jé suis pas mort ?… Ach ! pourquoi ? Ces dragonns, mossié, et ces gendarmes… (il prononçait djandarmms)… Ach ! c’est pire que des animaux féroces… On les saoûle, Dieu sait avec quoi… Et alors ils se jettent sur les femmes… ils se jettent sur les enfants… Ils ne peuvent même plus distinguer un juif d’une autre personne, ni une femme d’un jeune garçon… C’est affreux, mossié… Et toujours tuant, trouant, ils rient tellément !…

À l’hôpital, il avait appris que ses deux fils avaient été fusillés, dans la gare même, par les troupes mandées pour aider au massacre… Son beau-frère le rabbin avait été arraché de chez lui… On l’avait conduit en prison… Depuis, il n’avait jamais eu de ses nouvelles.

— Là-bas… mossié… là-bas… dans la neige… dans la mine !…

Il apprit aussi, quelque temps après, que sa fille, la pauvre Sarah, on l’avait retrouvée, sur sa voiturette, morte parmi des légumes, des fruits écrasés, et qu’ils avaient eu le courage d’enfoncer ses jambes coupées dans son ventre ouvert… Pourquoi cette voisine lui avait-elle raconté cette horreur ? Il l’eût ignorée… Et maintenant, il aurait ce cauchemar devant les yeux, toujours, toujours, jusqu’à son dernier soupir !… Il ajouta encore que sa belle-fille avait succombé, des suites d’un coup de crosse de fusil dans la poitrine…

— Pourquoi jé suis pas mort, moi lé plus vieux ?… Pourquoi, j’ai survi à tout cela ?… Ach !… Bêtise… !

De tous les siens, il ne lui était resté que sa petite-fille, la petite Sonia…

— Jolie, mossié, jolie !… Et ses petites mains, et sa pétite bouche dans ma barbe… Ach !… Et ses yeux !…

C’était la fille de son fils préféré.

— Pourquoi je préférais ?

Ce n’était plus à moi qu’il parlait, mais à lui-même… Et il ne se répondit que par un essai de sourire… De nouveau, il regardait au loin… Et je l’entendis dire timidement, sans me regarder, que ce fils s’appelait Jacob. Il répéta lentement le mot : « Yacobb », en balançant la tête, et comme s’il eût voulu le caresser de ses lèvres qui tremblaient :

— Yacobb !… Yacobb !…

Ma gorge se séchait… Mais tel était mon ahurissement devant cette succession, devant cette invraisemblable accumulation de crimes, qu’en vérité il me sembla que je ne les sentais plus.

Il avait emporté sa petite-fille, et c’était un miracle qu’il fût, enfin, parvenu, entre tant de miséreux inoccupés, à trouver du travail, au fond d’un autre gouvernement, dans un hôtel, où il faisait les commissions et aidait, parfois, la caissière, dans ses comptes.

Là, aussi, tout allait mal… Des grèves… des incendies dans la campagne… des perquisitions… des rafles… des meurtres… les rues pleines de soldats, pleines de bandes de pillards. Des cosaques fouaillant les foules avec leur nagaïka, plus terrible que le fer des sabres et la baïonnette des fusils… On annonçait partout le « pogrome ». Deux mois, il avait attendu, dans les transes. Il ne vivait plus… Non qu’il eût peur pour lui. C’est à cause de la petite Sonia qu’il tremblait… Arrivait-il des soldats ? Il tremblait. À chaque attentat, il tremblait… Un bruit inaccoutumé dans la rue, une porte poussée trop violemment… des pas, dans la nuit… il tremblait… Dès qu’on l’envoyait en ville, il courait à la maison, – un sale taudis, où il laissait Sonia, à la garde d’une voisine, la veuve d’un sergent de ville tué par les rouges… Enfin, les nouvelles sinistres se précisèrent… Un soir, il apprenait à l’hôtel, que la ville était fermée.

— Alors, voilà… Encore une fois…

Ce soir-là, dans la grande salle du restaurant, des voyageurs assemblés se désolaient de ne pouvoir partir. Ils se rassuraient pourtant, en voyant, à une table, boire et causer tranquillement quatre officiers de dragons, des « mossié » de Pétersbourg, des officiers de la garde, dont l’un, le plus jeune, était, disait-on, un grand-duc, un cousin de l’Empereur.

Soudain, une détonation, un coup de revolver, fit taire toutes les conversations… Et ce fut dans un grand silence angoissant que, la minute d’après, éclata le crépitement d’une fusillade, qui paraissait lui répondre. Les officiers continuaient de boire, de causer, comme si rien ne se fût produit… À leur table, à l’écart, ils mêlaient leurs têtes… Aux autres tables, des gens anxieux les désignaient. Quelqu’un osa leur adresser la parole… Ils répondirent poliment, par des gestes évasifs, en gens qui ne savent rien. Aucune provocation, aucune ironie… de l’indifférence… Des femmes criaient… Un enfant s’étant mis à pleurer, le vieux avait voulu courir à sa petite-fille… Mais, de nouveau, un coup de revolver fit taire tout le monde. Dans la rue, les volets des boutiques se fermaient, claquaient sinistrement… Des gens passaient en fuyant, des gens clamaient Dieu sait quoi !… Personne n’avait encore osé, dans la salle, reprendre la parole, que cent nouveaux coups de fusil partaient à la fois… Puis, au dehors, des galops de chevaux, des cliquetis d’armes… des ordres, des vociférations…

Un homme qu’on eût dit de cire, tête nue, les vêtements en lambeaux, pénétra, en chancelant, dans le restaurant. On l’entoura… S’appuyant à une table, avec effort, il dit que le massacre était organisé, qu’on menait les soldats à l’assaut des boutiques juives, des maisons juives… On prenait l’argent, les valeurs, les objets de prix… on prenait les femmes… on tuait… on jetait les cadavres mutilés, par les fenêtres, dans la rue…

Et, tout à coup, l’homme qui parlait, se tut… tourna sur lui-même, et s’abattit sur le parquet, en entraînant, de ses doigts crispés, la nappe chargée de vaisselle.

C’est alors seulement qu’on vit que sa chemise était ensanglantée, et que du sang, encore, en longs filaments noirâtres, poissait à ses cheveux, à sa barbe…

Des cris d’horreur… des protestations indignées, s’élevèrent… Les quatre officiers avaient disparu.

Au cours de la soirée tragique, les pillards, malgré le planton de service, envahirent le restaurant ; mais la nuit même, le colonel ordonna de rapporter à l’hôtel une part du butin, des caisses de vin de Champagne, toutes sortes de victuailles, que les hommes avaient volées…

Le pauvre vieux, profitant d’une accalmie, avait pu courir jusque chez lui… Le pavé était couvert de culots de cartouches… Des ivrognes ronflaient au travers des cadavres… Des blessés se tordaient et gémissaient ; d’autres rampaient pour gagner un abri… Un jeune homme, à barbe rousse, le visage broyé, essayait de boire, comme un chien, la boue rouge du ruisseau… Mais il ne s’arrêtait pas, et courait, courait…

Enfin, il avait trouvé sa petite Sonia, endormie, et, penché sur son matelas, « sans faire du bruit », il avait pleuré, pleuré, jusqu’à ce qu’il fît grand jour.

— C’est la dernière fois qué j’ai pleuré dans ma vie, mossié !…

La fusillade reprit le lendemain… Le gouverneur avait défendu de tirer sur les pharmacies et l’hôpital, mais les chefs n’étaient plus maîtres de la troupe. Il y eut des scènes d’une horreur sauvage…

— On né peut pas croire, mossié !…

Vers midi, l’artillerie d’une ville voisine amena ses canons. Les notables juifs, mandés au château du gouverneur, entendirent que la ville serait rasée, s’ils refusaient de livrer les terroristes du Bound… Ils se lamentèrent, sans pouvoir rien faire…

— Quoi faire ?… Dites, mossié…

Deux notables furent gardés en otages et pendus, le soir même, dans la cour de la prison…

— Nous avions compté sur les « artilléristes », qui sont plus éclairés, moins méchants… Ach !… Bêtise…

Le canon gronda durant deux jours…

Le vieux s’était arrêté… Lui aussi semblait fatigué de raconter toutes ces horreurs… Il ne parlait plus que d’une voix molle, un peu basse, comme lointaine… Et il regardait le sol à ses pieds, ou plutôt, il ne regardait rien…

Je pris sa main… Il ne bougea pas… Je serrai sa main… Alors il leva vers moi ses yeux, et me sourit, d’un sourire hébété…, mais sa main restait molle et froide dans la mienne, comme la main d’un mort… Il ne la retira que pour tracer, par terre, avec la pointe de son parapluie en loques, le plan de la maison où il s’était réfugié.

La façade s’élevait sur la rue ; au milieu s’ouvrait la porte cochère, épaisse, massive, avec de lourdes pattes et de gros clous de fer… De chaque côté, un bâtiment perpendiculaire à la façade limitait la cour dont le quatrième côté était fermé par un jardin. De par où que l’on sortît, c’était s’exposer à une mort certaine.

Dans la maison, habitaient une quarantaine de pauvres gens, qui mirent leurs provisions en commun… Mais, la première fois qu’une femme alla chercher de l’eau au puits, qui était au fond de la cour, elle tomba sous les balles… Dans les maisons voisines aussi, les puits étaient interdits et gardés par des sentinelles… Les malheureux connurent les tortures de la soif… Par exemple, ils souffraient moins de la faim… On les autorisait à manger… Vers le cinquième jour, on put espérer que le calme allait renaître… Les soldats avaient dû quitter le jardin… on n’en voyait plus autour des puits. En ville, la fusillade s’apaisait.

— Boire, mossié !… Boire, boire !

Ils étaient ivres de soif ; ils étaient fous de soif…

— Boire !… Boire !

Deux hommes eurent le courage de s’avancer, avec des seaux, jusqu’à la margelle du puits. Toutes les faces étaient tendues vers eux, dans un ravissement d’espoir… Ils accrochèrent les seaux. Le bruit de la chaîne qui descendait était une musique…

— Nous l’écoutions descendre… descendre… Ach !

Mais, comme les porteurs s’en revenaient avec leur charge, les dragons, qui s’étaient dissimulés jusque-là, se montrèrent tout à coup… Ils tuèrent d’un coup de carabine l’un des hommes, et l’autre, épouvanté, s’enfuit, en laissant tomber le seau, dont l’eau se répandit dans la cour…

— Nous connaissions lé mort. Tous aimaient un garçon si brave… Mais… c’est terrible, il faut bien lé dire… c’est l’eau qu’on régrettait.

Le soir, les puits étaient remplis de boue, de fumier, d’immondices de toute sorte. On y jeta aussi le cadavre du pauvre garçon…

Alors, une folie gagna les assiégés… Ils s’assemblèrent dans la cour, y passèrent la nuit à gémir, à prier, à hurler, à dormir, à s’enlacer…

— Je n’ai jamais rien vu dé si triste, mossié… jamais rien dé pareil…

Au matin – leur présence fut-elle signalée ?… ou bien n’était-ce qu’une patrouille qui faisait sa ronde ? – toujours est-il qu’on entendit des pas de chevaux dans la rue, et, bientôt, des coups furieux ébranler la porte cochère, qui ne fut pas longtemps à céder… Un cheval, d’un bond, traversa les décombres, portant un officier qui s’arrêta, à quelques mètres des prisonniers terrifiés, et, revolver au poing, hurla l’ordre habituel :

— Haut les mains !…

Le vieux crut devoir m’expliquer :

— Les officiers et les sergents dé ville, ils crient toujours : « Bras en l’air !… En haut les mains ! » parce qu’ils ont peur des révolves, et des bombes… Alors, ils crient : « Bras en l’air !… En haut les mains ! »…

Toutes les mains se dressèrent… Seule, la petite Sonia qui n’avait pas compris… qui ne pouvait pas comprendre, qui ne savait rien que sourire, regardait l’ officier, en souriant, ses petites mains baissées… Son grand-père voulut l’avertir d’un geste :

— Comme ça… Comme ça !

Et le vieillard imitait de ses mains tremblantes le geste sauveur.

Il n’eut pas le temps. Déjà l’officier visait l’enfant et, malgré le cri d’horreur qui emplit la cour, l’abattait…

J’entends encore, j’entendrai longtemps, j’entendrai toujours, la voix étranglée du vieillard :

— D’un coup dé son révolve, mossié !…

Elle ne poussa pas un cri. Elle eut quelques contractions, gratta le pavé du bout de ses petits doigts… Un petit peu de sang sur elle… un petit peu de sang autour d’elle… Et ce fut fini… Comme un petit oiseau…

— J’étais seul, tout seul dans la vie… J’étais seul sur la terre…

Je compris qu’il eût bien voulu pleurer… Il ne le pouvait pas… Il se mordit les lèvres… sa barbe remonta, par de légers soubresauts, son nez se fronça… Mais il ne pleurait pas… La source de ses larmes était, en lui, à jamais tarie…

Il répéta, en réunissant ses mains :

— Uné pétite chose… commé ça… pétite… pétite… rien, mossié… rien… comme un pétit oiseau… Ach !…

Balançant la tête, il dit, après un silence :

— Pourquoi jé pars ?… Jé né sais pas… Pourquoi jé vais là-bas ?… Ach !… Jé né sais pas !

Il dit encore :

— Bêtise !… Bêtise !

Je considérais le malheureux et me sentais incapable de l’effort qu’il eût fallu pour en détacher mes yeux… Je me sentais encore plus incapable de la moindre parole… J’étais saturé d’horreur… L’horreur me paralysait… Et puis à quoi bon parler ? Que pouvais-je dire qui n’eût pas été ridicule et glacé devant un si affreux exemple du malheur humain ? Le vieux juif ne me demandait ni une consolation, ni une pitié… Il ne me demandait rien ; il ne me demandait rien que de me taire…

À la fin, je le vis rougir, baisser la tête, la détourner… Il avait honte de ne pouvoir pleurer, peut-être, de ne pouvoir plus jamais pleurer… Des sanglots m’étreignaient la gorge, des larmes me montaient aux yeux.

Et pour qu’il ne vît pas mes larmes, moi aussi je me détournai…



Prostitution.


En longeant les boulevards — boulevards encombrés, trépidants — que sont ces quais, je me suis rappelé le port d’Anvers, il y a une trentaine d’années, les ruelles tortueuses, où la prostitution, en chemise rose, en jupons étoilés, vivait comme au Havre, à Marseille, à Toulon, sur le pas des portes. De grosses femmes hébétées et fardées, une fleur de papier dans les cheveux, attendaient le client, assises sur des chaises, ou bien dormassaient, le menton appuyé sur leurs bras nus… Je me suis rappelé la difficulté d’accéder jusqu’aux bassins, le défaut d’air, de lumière de ces bouges, leur désordre puant, la misère et la saleté.

À cette époque, ce n’était déjà plus les splendeurs orientales du Rideck, que je n’ai pas connues, dont Anvers fut si fier, dont quelques vieux Anversois m’ont parlé, avec de lyriques enthousiasmes…

— Tout s’en va, monsieur… Hélas ! tout s’en va…

Il paraît que la municipalité en faisait les honneurs aux étrangers de distinction, comme nous faisons aux délégations anglaises, italiennes, norvégiennes, aux étudiants, aux blanchisseuses des pays amis, aux rois des pays alliés, les honneurs de notre Louvre, de notre Sorbonne, de notre Opéra, de nos Académies… Dès qu’un personnage célèbre, un prince plus ou moins couronné, débarquait à Anvers, vite au Rideck !… C’était le complément obligé des banquets et de toutes fêtes. Même le dimanche, après dîner, des familles entières, pères, mères, filles et garçons, nièces et cousins, et leurs camarades, et leurs bonnes, venaient s’y promener, sans gêne, en leurs plus riches atours… On disait aux enfants : « Si vous êtes bien sages toute la semaine, si vous travaillez avec assiduité, on vous mènera, dimanche, au Rideck ! » La messe, les vêpres, des gâteaux et le Rideck, voilà ce qu’on pouvait appeler un beau dimanche… Nul ne songeait à s’en offenser… Bien au contraire…

Le Rideck, c’était des petites boutiques, pittoresquement aménagées, où l’on vendait des produits exotiques, des petits cafés où l’on dansait des danses nègres, au son des banjos… et des petites cases où l’on vendait de la chair jaune, rouge, cuivrée, noire et même blanche. Et quels parfums !… Les jours de visites, on s’arrangeait pour que tout cela fût décent et ressemblât à quelque exposition coloniale.

— Colonisons… Il en restera toujours quelque chose…

Je n’ai pas vu ces spectacles familiaux. Je n’en parle que sur la foi des souvenirs évoqués par des notables d’Anvers… Mais j’ai vu – je m’en souviens avec une grande tristesse – j’ai vu, la nuit, dans les rues chaudes, la pantomime de la luxure internationale et son avidité effrénée qui bousculait, en criant, les filles de toutes races… J’ai vu des matelots de tous pays, bras noués, entre les murs des ruelles, braillant et courant, comme de grands enfants fous… Je ne les ai pas vus qu’à Anvers, je les ai vus à Hambourg, au Havre, à Marseille, et, le samedi soir, je les ai vus surtout à Toulon. Tous les mêmes, d’où qu’ils viennent, tous pareils avec leurs mufles de poisson sur leurs cous nus… Et, dans les taudis pleins de fumées sonores, j’ai vu les brutes affalées, ceux qui n’avaient plus la force de boire… ceux qui n’avaient plus la force d’embrasser et de se battre… et des colosses endormis, débraillés, la tête roulant sur les genoux compatissants d’une négresse, qu’ornait, dans les cheveux, un peigne doré, et qu’habillait, aux reins, une mince écharpe de gaze rouge.

Je me rappelle, en ce temps-là, une négresse. C’était une Dahoméenne, de Kotonou. Son corps long, fin et souple, d’un noir profond, avait des transparences d’or. Elle reposait sur un matelas de soie jaune, nue, toute frottée de parfums violents qui vous prenaient à la gorge. Un gros dahlia pourpre fleurissait sa chevelure laineuse. Des anneaux de cuivre cerclaient ses bras. Et son rire était d’une blancheur aveuglante. Des coutelas à manche de bois peint, des masques de féticheurs, deux petites idoles de terre bleue, une cruche à long bec, couverte de dessins enfantins, ornaient l’étroite chambre… Elle savait un peu de français, n’ayant pas connu de l’Europe que les bouges d’Anvers… Toute jeune, elle avait servi, à Bordeaux, dans la famille d’un armateur, puis à Paris, dans une maison publique… Un commissionnaire en viande humaine l’avait emmenée à Anvers… Il y faisait trop froid. Il y faisait trop gris. Elle ne s’y plaisait pas.

Près d’elle, un soir de mélancolie sinistre, j’essayais d’évoquer son pays, les sanglants mystères de la brousse, les rudes chemins semés d’épines où les amazones courent, pieds nus, pour s’entraîner à la douleur, les plaines toutes rouges, les maisons de boue rose, les palais et les temples avec leurs toits plats, pavés de crânes humains. Mais c’était très difficile. Curieuse, indiscrète et bavarde, elle ne me laissait pas un instant de répit… Elle me racontait toutes sortes d’histoires ridicules que, d’ailleurs, j’avais peine à suivre et à comprendre. Des souvenirs de Paris, surtout, tantôt puérils, tantôt obscènes, des attrapades, des batteries avec ses camarades de prostitution… Enfin, elle parla de son pays pour m’en décrire, comme elle pouvait, les splendeurs regrettées… C’était une nuit d’été, étouffante… La fenêtre était ouverte… j’entendais, tandis qu’elle parlait, des musiques bizarrement ululantes, qui venaient d’un taudis voisin…

De tout son verbiage inutile, sans couleur, sans accent, sans imprévu, je n’ai retenu que ceci, que je traduis, ou plutôt que je commente fidèlement :

— Vous ne pouvez vous faire une idée de ce qu’est le palais de notre grand roi, à Kotonou… Ce palais est d’une beauté inouïe, et tous vos monuments, à côté de lui, ne sont que de misérables cahutes… Il a de grands murs épais, tout roses. Presque pas de fenêtres. On y pénètre, par une porte basse, en demi-cercle, que gardent des guerrières, effrayamment tatouées… Ce qu’il a surtout de remarquable, c’est le toit… un toit plat entièrement couvert, ou mieux, entièrement pavé de têtes coupées… C’est un travail minutieux, très difficile… Il y faut d’habiles artistes qui sachent arranger ces têtes comme de la marqueterie, comme de la mosaïque… Le Roi, qui est lui-même un artiste et qui possède un goût merveilleux, exige que ce soit très beau, et très bien fait, de façon que la pluie ne tombe jamais dans son palais… Il veut, sous peine de mort, que ces têtes soient aussi imperméables que la tuile d’Europe, ou le chaume de la paillote indoue. L’aspect en est vraiment féerique, le soir, au soleil couchant, et l’odeur délicieuse… Par les vents du nord, elle se répand sur la ville, comme une pluie de parfums. Mais ce genre de toiture, quoi qu’on fasse, n’est pas très solide. Du moins, elle ne dure pas longtemps. Soit que les têtes se désagrègent sous l’action de la putréfaction, soit que les vautours parviennent à en chaparder quelques-unes, des fissures ne tardent pas à se produire, par où la pluie s’infiltre et s’égoutte dans l’intérieur du palais… Alors, notre grand Roi envoie par tout le royaume ses féticheurs les plus fidèles. Le visage couvert de leurs masques horrifiants, à corne rouge, un lourd coutelas en main, ils crient, ils hurlent : « Le toit du Roi se dépave !… Le toit du Roi se dépave !… » Aussitôt les massacres s’organisent… Les poitrines des sujets viennent, d’elles-mêmes, s’offrir au couteau… Partout, la terre, pourtant si rouge de notre pays, rougit encore sous les flots de sang… « Le toit du Roi se dépave !… » Et le palais reprend bien vite un aspect tout neuf, éclatant, vraiment royal…

Elle était toute triste, maintenant. Sans doute, sa pensée était envolée, là-bas ; son idéal – tout le monde a son idéal – l’avait reprise et reconquise… Elle marchait le long des fossés qui entourent sa belle ville de Kotonou… Les chacals glapissaient autour d’elle… Et elle respirait délicieusement l’odeur natale qui monte des charniers…

J’allumai une cigarette… Elle se taisait et ne regardait plus rien… Je restai là à considérer ce corps de bronze précieux, étendu sur le matelas de soie jaune. Le gros dahlia pourpre qui fleurissait sa chevelure laineuse se fanait, devenait tout noir… Et j’écoutais les musiques qui s’aigrissaient dans les bouges… les dévalées de matelots ivres, les chants, les cris, les colères, les batailles sauvages de la rue… Car il faut toujours à la débauche, comme à la royauté, des gestes de meurtre, et beaucoup de sang…

Il ne reste presque plus rien de tout cela, aujourd’hui… Ces quartiers immondes ont été en partie démolis. À la place où étaient ces ruelles, s’élèvent des maisons d’affaires, à enseignes dorées… Et l’on a bâti des docks, dans lesquels s’empilent d’autres marchandises.



Anvers prospère.


Il a prospéré continûment, grâce à son puissant outillage économique, à son sens pratique du commerce servi par toutes sortes d’adjuvants, tels que les sociétés d’études coloniales et les banques qui pullulent et travaillent ; grâce à la pénétration chaque jour plus profonde, à l’organisation chaque jour plus méthodique, du continent africain, qui ouvre, au trafic, des marchés nouveaux, à l’aventure guerrière, un champ plus vaste, où toutes les violences individuelles, administratives, sont d’autant mieux tolérées qu’elles ont pour complices l’ignorance des uns et le silence de tout le monde… Il a prospéré aussi, grâce à sa situation avancée dans les terres, comme tous les grands ports, abrités sur les fleuves, prospèrent au détriment des rades et des havres inutiles.

Marseille n’a pas diminué, Le Havre n’a pas été battu par Rouen pour d’autres raisons. Pour la même raison, Paris un jour battra Rouen, et Lyon sera peut-être, un jour plus lointain, le plus grand port français… J’entrevois très bien le jour merveilleux, le jour de féerie scientifique, où Bâle, qui est déjà le plus grand marché de poisson de mer, deviendra le plus grand port de l’Europe, quand, aidés des Allemands, les Suisses auront fait franchir, en tunnels, en ascenseurs, leurs montagnes aux fleuves et aux canaux et amené, enfin, en dépit des anciennes plaisanteries d’opérette, une colossale flotte marine dans leur République.



Là-bas, à l’embouchure de l’Escaut, c’est en vain que Flessingue s’épuise à vouloir devenir, même à demeurer un port. Les Hollandais n’ont pas épargné l’argent. Les bassins ont été agrandis ; d’autres ont été creusés. Tout y est pourvu des dernières inventions de la science… Vous pressez un bouton électrique, et, à un kilomètre de là, des écluses s’entr’ouvrent aussitôt, mais pour ne laisser passer que de l’eau et, quelquefois, que du vent… On a jeté dans la mer un môle magnifique, de hautes terrasses de granit blanc, auxquelles on accède par de splendides escaliers de temple babylonien… On s’attend toujours à y voir apparaître, cuirassée d’or et voilée d’argent, Sémiramis. Mais un port n’est pas un décor d’opéra ; les bassins et les môles, si formidables qu’ils soient, ne suffisent pas à créer un port. Il y faut aussi des bateaux. Et pour qu’il y ait des bateaux, il faut tout un mécanisme financier et commercial qui manque douloureusement à Flessingue… Aussi, l’herbe pousse autour des bassins, l’herbe pousse sur le môle. Les grues, aux longs bras inemployés, se rouillent… Et les docks sont vides… En vain les phares fouillent la mer, et les pilotes y font la chasse… En vain, sitôt que paraît au large un mât, une volute de fumée, une forme grise, on s’apprête… Et l’espoir, mille fois déçu, renaît… Toute la ville accourt sur le môle… On escalade joyeusement les marches de pierre… On braque des lorgnettes, on agite des mouchoirs. On crie :

— Cette fois, c’est pour Flessingue !

— Anvers est perdu ! C’est bien pour Flessingue…

— Vive Flessingue !

— À bas Anvers !…

Le navire approche, s’engage dans la passe :

— Le voilà !… le voilà !

— Je vous dis que c’est pour Flessingue.

Mais non… Le navire a passé… C’est toujours pour Anvers…

Les navires ont l’air de se moquer de ces foules entassées sur le môle de ce port maudit, où il n’entre guère que le petit bateau de Breschens, qui amène, deux fois par semaine, les touristes étrangers qui viennent visiter la Zélande, les parcs de Goès, le marché de Middelbourg et ses belles filles rieuses, à la coiffe dorée, aux bras trop rouges…

En haut du môle, dominant la mer et gardant l’Escaut, le superbe amiral Ruyter, en bronze, ne commande plus qu’à des souvenirs… Il a l’air de se dire, mélancoliquement :

— Ah ! si j’avais encore ma flotte, qui défit si bien les Français !…

Oui… mais voilà, il n’a plus de flotte, le pauvre amiral Ruyter… Il n’a plus rien que sa gloire… et les deux pauvres bachots de Breschens et de Terneusen… Et encore, ils sont belges !…

Il est vrai que Flessingue est un port de pêche ravissant, avec sa flottille serrée de barques aux voiles rouges et son pittoresque marché de crevettes…

Toute la richesse d’Anvers n’a pas sa grâce.