G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 46-58).
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V


« … C’est donc vrai ! tu es parti !… Tout s’est passé si vite que je ne me rendais compte de rien. C’est cette dernière nuit passée chez toi, près de toi, qui m’a rendu la conscience de mon malheur. Tu es parti, et mon cœur se gonfle à se briser…

» La pensée que c’est moi qui suis cause de ton départ, qui t’ai déterminé à ce coup de tête, me rend folle !

» Mon pauvre cher, nous aurions pu être si heureux !…

» Vois-tu, Marcel, tu n’es pas organisé pour lutter avec la vie ; tu es artiste dans toute l’acception du mot. Le rêve te donne envie de jouir de l’existence et les difficultés t’abattent. Tu es trop songe-creux. Et moi, imbécile, au lieu de te soutenir, je m’irritais de ton peu d’énergie ; puis, le doute de ta tendresse, les racontars de nos amis, les infidélités qu’on te prêtait, tout cela m’a désespérée, m’a rendue furieuse. Ensuite, comme tous les faibles, car je suis une faible, je montrais ma colère au lieu de te reprendre par la douceur. Toi, tu me promettais de changer, mais tu cherchais toutes sortes de subterfuges pour n’en rien faire. Alors… oh ! alors, je sentais que tu ne m’aimais plus, plus du tout. Alors, je me refusais à tes caresses, faisant taire ma chair, heureuse quand j’en arrivais à ne plus frémir à ton contact ! Je t’aimais tant, qu’un moment, j’eus l’horrible courage d’espérer être aimée en amie, en amie seulement, et, comme telle, d’être écoutée. Je voulais te sauver de toi-même, mais moi aussi je ne suis pas la femme des longs efforts ! Et je t’aimais trop ! Je retombais à mes regrets qui finissaient en scènes méchantes…

Va, pardonne-moi ! j’avais soif de toi, soif de tes caresses, j’avais dans tout mon sang le souvenir de tes baisers. Je les revoulais, ces baisers ! seulement comme je t’avais habitué à ma froideur, comme ma froideur avait fini par te gagner, tu ne surmontais pas ma résistance qui ne demandait qu’à être vaincue. Et une jalousie m’empoignait, une jalousie atroce, dissimulée, toute en dedans. Ah ! si tu as souffert ! je t’assure que je ne te dois rien !… J’en ai perdu le sourire et jusqu’à la faculté de réunir mes idées. Tout ce qui ne se rapportait pas à ma situation me devenait odieux, et je m’arrêtais au milieu d’une phrase, d’un mot, ne sachant plus. Au théâtre, on me disait folle… Ce n’était pas assez souffrir. Je me dis que j’étais ridicule et je cherchai à te rendre jaloux. J’encourageais, je promettais même, et puis, arrivée l’échéance, prise de rage et de dégoût, je me rétractais, et je te revenais, je revenais à mon amour, comme à ma niche !… Oh ! cher, cher, je sais pas si tout ce qu’il y a eu de bon dans notre liaison prendra sa vraie place et effacera le souvenir nos querelles, si tu me rendras ta tendresse, mais je puis te dire que tu as été, que tu resteras le seul amour, la seule affection de ma vie…

… Je viens de t’envoyer une dépêche à Marseille. J’ai calculé que ce dernier baiser t’arriverait avant que ton bateau lève l’ancre. Tu auras passé une bonne nuit, le soleil sera gai sur la mer que tu aimes, tu trouveras des compagnons agréables, des femmes rieuses, de ces créoles peut-être que tu as si bien chantées, lu auras la cabine que tu désirais ; tout sera pour le mieux ! Il ne restera que mon désespoir à moi, triste et misérable.

…Comme je t’ai aimé, mon Marcel ! Comme je t’aime !…

Je prends ta tête dans mes deux bras et je t’embrasse de tout mon cœur…»

Ces fragments de la lettre de Claire, ces passages plus incorrects ou plus mal orthographiés, dont l’émotion se trahissait autant par l’écriture que les mots eux-mêmes, Marcel s’entêtait à les retrouver dans sept ou huit feuillets, à les relire, — à les apprendre. Et, afin d’en souffrir à son tour, sa sensibilité s’exagérait à s’imaginer ce qu’avait souffert sa maîtresse.

La pauvre chère !… Pourquoi donc s’était-il trouvé sur sa route ? Pourquoi l’avait-elle aimé ? Pourquoi leurs deux destinées, que tout séparait, s’ôtaient-elles réunies, en dépit des obstacles, pour les laisser l’un et l’autre meurtris de cet accolement ? La douceur des premiers baisers, l'ivresse des premières extases, valaient-elles les tortures dont ils les avaient si vite expiées ? Certes, elle serait à présent exquise, et de plus en plus raffinée par le temps et l’idéalisation des choses disparues, la fleur de leurs souvenirs ; mais, fleur précieuse, fleur de serre, fleur morte, ne leur coûtait-elle pas trop cher, ne l'avaient-ils pas arrosée de trop de larmes, de ces larmes qu’on ne retrouve point et qui, pareilles aux virginités, ne reviennent jamais aux sources qui les pleurent ?

Oui, cette nuit du départ, il la revoyait, et il la revivait, plus étreint peut-être qu’en la vivant. Sa fuite, Claire l’avait acceptée sans grande crise, avec une résignation contrainte, une fataliste lassitude, et comme le prix enfin d’une réconciliation dernière qui lui rendrait pour une heure le fantôme des bonheurs anciens. Le fantôme s’était refusé aux appels de sa passion, et plus que l’exil de son amant, ce refus la brisait. Des récriminations, par bonheur brèves, des reproches avaient suivi ; Marcel énervé, à bout de sa courte énergie, tombait une minute à riposter, puis, des pleurs mal cachés leur trahissaient mutuellement la blessure dont ils saignaient, et confondus aux bras l’un de l’autre, ils se juraient de ne pas gâter la douceur d’un passé si cher. L’un et l’autre, depuis, s’empruntèrent ce sourire fictif et figé des êtres qui vont au supplice, des vaillants dont l’orgueil salue l’échafaud et s’exalte au martyre. Pour des raisons différentes, tous deux souffraient et souffraient également, car, pensait Marcel, nous n’avons qu’un cœur si nos souffrances sont multiples, et notre force de résistance au malheur dépend du temps seul qu’emploie notre sang à s’enfuir.

Navré du mal qu’il faisait sciemment à son amie, sans excuses qu’elle pût comprendre, du moins, avait-il voulu colorer de tendresse les adieux de leur amour. Il la sollicita de venir le rejoindre, comme autrefois, après son théâtre. Elle vint, vibrante et les lèvres sèches ; elle vint, et, comme autrefois, au bruit de sa clé tournant avec un petit bruit si connu, dans le silence de son appartement et de la maison endormis, il se relevait de sa table de travail, ouvrait sa porte, la regardait s’avancer dans l’antichambre où la veilleuse promenait des ombres tremblotantes. Que de fois il l’avait guettée ainsi ! Elle avait le même paletot… fourré, le même costume, les mêmes choses extérieures qu’avant leur dernière rupture. Elle avait le même air, elle était la même, et ce n’était plus elle. Il le sentit bien, lorsque, dès le seuil, il l’eut prise dans ses bras. Les joues, les paupières, la bouche étaient glacées par le froid du dehors. Jadis, il aimait à les réchauffer tout de suite, sans lui laisser le temps de quitter son chapeau, à genoux devant elle, au coin du feu, devant la causeuse où les coussins gardaient toujours l’empreinte de son buste. Ce soir-là, il avait compris que vainement il réchaufferait cette chair, et qu’entre eux un froid était tombé plus puissant que tous les brasiers. Cependant, il la dévêtissait avec les chères câlineries de leurs jours heureux. Elle le laissait faire, muette, ou bien elle lui prenait la tête à deux mains, et elle le regardait dans les yeux, dans l’âme, puis, lasse de leur abîme, elle baisait furieusement ces yeux dans lesquels elle ne se verrait plus. Chose étrange, — et en repassant ses souvenirs, à cette heure, le jeune homme se le rappelait avec une désespérance spéciale, — son regard n’avait pas un reproche. Ce qui l’attendrissait, c’était une inquiétude. Pouvant maudire, il plaignait.

Ensuite, quand dans sa chambre il l’étreignit, elle repoussa son étreinte, doucement. Encore qu’il le niât, par horreur de blesser ce cœur trop plein de lui, elle avait, avec son sens de femme, deviné depuis longtemps qu’il l’aimait moins, et moins l’aimer c’était ne plus l’aimer. Aussi, se refusait-elle, à présent, l’aimant trop, elle, pour consentir à le perdre tout de suite, voulant allonger les heures suprêmes, trop fière pourtant pour accepter qu’il parodiât les transports de jadis. Elle se refusait, d’un geste triste, et qui sait ? peut-être avec l’espoir inavoué qu’il passerait outre et que a petite flamme se réveillerait dans cette résurrection de vitalité qu’ont avant d’expirer les lumières moribondes. Mais il insistait à peine, quoique épris à nouveau comme elle le pressentait. Et c’était une pudeur qui le retenait ainsi, les lèvres dans les cheveux de sa maîtresse à écouter les palpitations de leurs deux cœurs. « Elle sait, pensait-il, que je ne l’aime plus, et mes caresses lui répugnent comme la brutalité d’un désir où parlent les sens seuls ». Il eut un frisson pareil à un sanglot qu’on étouffe ; alors elle lui prit la tête, l’appuya sur sa poitrine et elle éteignit la lampe, ne voulant pas qu’il vît ses larmes.

—Mon pauvre Marcel !…

Elle n’ajoutait rien, émue de cette tendresse qui mentait pour lui éviter de souffrir et de cette noblesse qui reculait devant la comédie de l’amour, inachevant le mensonge et pleurant sur elle. Cependant, Marcel pleurait bien un peu sur lui-même, plus navré du chagrin de briser l’unique affection qu’il possédât au monde que du chagrin de la voir souffrir. Mais l’homme et la femme se trompent sur leurs larmes comme sur le reste, ruminait à présent le poète, et méprisant l’évidence, oubliant que l’amour n’est qu’égoïsme, leurs deux égoïsmes à l’envie s’illusionnent, dans un aveuglement naïf où leur bonheur se repose, — se repose à la façon de l’oiseau.

Avoir trop de choses à se dire, c’est n’en pas trouver. Ils étaient restés silencieux, dans l’ombre, puisant une telle douceur au chaste contact de leur chair et au partage de leur mal, que cette souffrance leur fut volupté et que cette nuit sans caresses leur demeura inoubliable. Les heures tombaient, toutes blanches, sans qu’ils bougeassent, ainsi que s’ils eussent craint de briser par un mot, par un geste, leur mélancolique communion. A l’aube seulement, Claire s’endormit ; mais, pareille aux enfants qui dans la joie du jouet neuf, le pressent sur leur cœur jusque dans leur sommeil, de son bras replié elle retenait sur son sein la tête de son amant Hélas ! il était vieux, son jouet, mais certains babies les préfèrent ceux-là. D’ailleurs, dans quelques jours, ne le lui enlèverait-on point ?… Deschamps, attendri jusqu’aux moelles, jouissait de la tiédeur de ce coussin ; seulement sa mobilité d’esprit, le premier chagrin passé, emportait sa pensée loin de là, sur un steamer empanaché de fumée, sur la grande mer, par les rizières tonkinoises. Et en s’assoupissant, il songeait aux préparatifs qu’il devrait faire. Un torticolis, bientôt, l’éveillant à moitié, il repoussa d’un bras inconscient, mais ferme encore, sa compagne au bord du lit. Elle ouvrit les paupières, rejetée à la réalité de son deuil, et elle se fit petite pour ne plus le gêner. Elle le regardait dormir ; des pensées nageaient dans ses yeux humides. Du moins, celle-ci ne lui vint pas que le sommeil chez l’homme est seul à ne pas mentir, et que cette poussée brutale du mâle qui ne veut plus résumait la philosophie fatale de l’amour.

Marcel continuait à relire, goûtant à voyager par ses souvenirs cette mélancolie amère où se complaisent les êtres habitués à beaucoup vivre en eux. Les passages les plus récents, la fin de ces adieux écrits à deux reprises, le retinrent.

« … Cette lettre que tu m’as envoyée de l’hôtel, à la veille de ton embarquement !… Non seulement tu n’as plus de flamme, mais lu ne te donnes même plus la peine de mentir ! L’absence, mon pauvre Marcel, est comme la mort : on aime davantage — ou l’on oublie.

Il me semble qu’il y a un siècle que tu es parti, que je ne te verrai plus, et, triste ! triste ! cela me laisse presque sans larmes. J’avais dépensé mon énergie dans les dernières luttes : après ton départ, je n’en pouvais plus… L’énervement des adieux passé, je me suis dit : Il vaut mieux que cela soit. La séparation se fera naturellement, sans cris, sans colère — et nous deviendrons des amis.

Moi, ton amie ! Moi !… Je n’aurais jamais cru cette chose possible… si vile surtout !…

O mon Marcel, tu ne retrouveras plus une tendresse comme la mienne !… Que tu es faible sous tes apparences viriles ! Bah ! c’est peut-être pour cela que je t’ai aimé ! Et pourtant, non ! Non ! car, sans Le connaître moralement, je t’ai aimé tout de suite, comme une bête. Plus tard, c’était le reflet de ma propre illusion que j’essayais de rattraper… »

« On aime davantage ou l’on oublie ! » Le chancelier aurait écrit cela, l’avait écrit peut-être. Il n’en souffrit pas moins en retrouvant ce naïf aphorisme sous la plume de Claire. Dans ces débats d’amants qui se quittent, l’homme ne se borne pas à se contredire, il veut être contredit. Par destinée bourreau de soi-même, il essaie d’oublier les blessures de son cœur en imaginant d’autres blessures à son orgueil, ou en exagérant celles-ci. Deschamps avait rompu, mais, justement à cause de ce fait, voulait être plaint davantage, et, des deux, sembler le plus malheureux. Il avait, de Marseille, prêché la résignation à l’abandonnée et sans se l’avouer, il regrettait que l’abandonnée ne lui fît pas de reproches ; même, tout bas, il lui gardait rancune de paraître accepter ses conseils. Tantôt, aux premières lignes, il s’était apitoyé sur ce chagrin dont il était cause, — rien n’est plus accessible à la pitié qu’un amour-propre satisfait ; — maintenant il trouvait son amie bien prompte à prendre son parti de leur séparation. A tout dire, son orgueil souffrait surtout de se découvrir, en cette occurrence, pareil aux autres hommes, avec les communes lâchetés et les égoïstes puérilités des épluchages sentimentaux. On prétend, en effet, par le monde, — par le monde des femmes, — que tous les hommes sont pareils. Peut-être est-il donc possible que Marcel, en ses intimes réflexions, imitât la généralité des amants ; cependant, les mêmes femmes inclineront sans doute à croire qu’il leur était supérieur, puisqu’il chassa ces petitesses, dès qu’avec sa machinale analyse, il se les fut découverts. Une honte, à ce moment, renforça sa tristesse, et cette tristesse le ramena à la première partie de cette longue lettre, aux pages émues écrites après son départ. Et, entre les lignes, il recommença à revivre les jours morts.

Claire était revenue les nuits suivantes, mais comme il avait du travail, besognes à finir, affaires à régler, elle avait voulu demeurer près de son bureau, pelotonnée sur la causeuse. En vain, l’ancienne affection luttant mal contre son agacement, insistait-il pour qu’elle allât dormir : elle restait à ses côtés. Comme trop de femmes, la pauvre fille oubliait que l’amour, loin de se réchauffer, s’impatiente et s’enfuit devant ces attitudes de tendresse passive, muette et persistante, spéciales aux cœurs aussi faibles qu’épris, — spéciales aux chiens battus. Elle ne comprenait pas que son silence résigné, que son sourire trempé de larmes ne ramèneraient point l’oiseau envolé, et se croyant muette, elle parlait éloquemment. Ce silence, cette résignation, ces larmes qui se cachent, ce sourire qui dit : « Vois, j’ai du courage », tout cela c’était un reproche, un reproche criant, et Deschamps d’autant moins devait tolérer ce reproche qu’il le sentait plus mérité. Le dissentiment qui, depuis les débuts de l’humanité, sépare victimes et bourreaux, ne provient-il pas de ce que ceux-ci n’ont jamais compris et jamais ne comprendront l’ingratitude de celles-là ?

Marcel n’était point un bourreau. ou l’était inconsciemment. Son malheur venait même de ce qu’il se trouvait à la fois bourreau et victime. Seulement, sa maîtresse ne pouvait le savoir, et tous les amis du jeune homme ne l’auraient pas saisi eux-mêmes. Et puis, Deschamps avait encore cette intériorité qu’il ne pouvait expliquer son mal, la tandis que sa maîtresse, avec sa logique de femme passionnée, c’est-à-dire à sentiments clairs et définis, aurait su préciser : «Je souffre parce que j’aime toujours Marcel qui ne m’aime plus et qui me quitte. Je souffre parce que je regrette ses caresses et parce qu’en aurai soif encore lorsqu’il m’aura depuis longtemps oubliée. » Le propre de la passion est d’être aussi intelligible en son objet qu’obscure en ses causes. Deschamps, n’étant pas passionné, restait si compliqué que leur confesseur à tous deux, s’il s’en était trouvé parmi leurs amis, l’eût condamné, au bénéfice de la femme — d’autant encore qu’elle était jolie, celle-ci, et qu’elle pleurait sans s’enlaidir.

A la fin, ce soir-là, puis les soirs suivants, Claire voyant son amant s’entêter à causer avec elle, sa plume inactive aux doigts, avait compris qu’elle le gênait. Il avait ce terrible pli du sourcil qu’elle connaissait trop, mais que ce pli revînt durant les dernières heures à passer avec lui, quel crève-cœur pour son orgueil, pour son amour ! Trop brisée pour une révolte et tombée à ce point douloureux, à ce point mort, où toute souffrance nouvelle trouve insensible l’être saturé de souffrance, elle s’étendit sur la chaise longue non loin encore du bureau. Cependant, très ému, il insistait de nouveau pour qu’elle se couchât, mais elle refusa si énergiquement qu’il dut céder et se borner à jeter sur elle ses couvertures de voyage. La nature reprit par bonheur le dessus : elle s’endormit, tandis que la plume de Marcel grinçait sur le papier. Lorsqu’il entendit son souffle régularisé et s’appesantir, il se leva et l’emmaillota, sa tendresse débordant de pitié. Elle l’eût béni si elle l’avait pu voir penché sur elle et pleurant, lui qui ne pleurait jamais. Toutes les deux pages, il allumait une cigarette, la fumait en regardant sa maîtresse, et, vingt fois, il la baisa sur le front, sur les lèvres, sans qu’elle le sentît, notre sort étant d’être toujours éveillé pour ce qui nous blesse, et nos ronflements de bêtes harassées accueillant seuls nos courts bonheurs.

Les lendemains, Marcel, entre deux courses au Trésor et aux divers Ministères, dormait dans son fiacre. Elle, ne changeait rien à sa vie, supportait la fatigue comme la supportent les femmes, et, n’espérant plus le séduire, lui sacrifiait jusqu’à sa coquetterie. La dernière nuit fut la pire. Elle l’aidait à faire ses malles, lui passait un à un les livres qu’il emportait, rangeant les autres, car il gardait son appartement à Paris, par une dernière faiblesse où se trahissait, en dépit de ses discours, son espoir d’un retour prochain. Même, l’immolation de Claire était allée, cette après-midi-là, jusqu’à courir les magasins pour lui, avec la liste des objets lui manquant et de toutes ces menues ; choses que « les hommes, disait-elle, ne savent pas acheter » Habituée à vivre follement, au tourbillon d’un au jour le jour luxueux et fantaisiste, elle avait acquis des bibelots inutiles et procédé comme ces jeunes mariées désordonnées que grise une visite aux Grands Bazars, mais il ne s’en apercevait pas, la voyant en lui-même s’égarer, sous les coups d’œil, aux rayons masculins, et s’empêtrer dans des emplettes où sa bonne volonté n’entendait goutte.

— C’est très joli, très bon, très utile et pas cher. Tu as eu bon goût !

Et il empilait dans ses coffres sans regarder, l’embrassant à tous propos avec une gratitude repentante. Les malles achevées, Dieu sait comment, il voulut, comme il l’avait voulu le premier soir, sceller leurs adieux de caresses, mais elle se refusa de nouveau, et la nuit s’acheva sans qu’il quittât sa table de travail, sans qu’elle abandonnât sa chaise. Seulement, elle ne s’y endormit qu’à l’aube.

Vint le soir, l’heure du départ. Elle arriva en avance, repassa avec lui par les pièces pour voir si rien n’était oublié, et dans chacune retrouvant des miettes du bonheur passé, ils laissaient un peu de leur cœur, sans se le dire.

— Je garde ta clé, si tu veux bien, pour revenir ici en pèlerinage. Je la remettrai au concierge et je disparaîtrai quand j’apprendrai ton retour…

Il répondit : « Oui », tout bas, et les bagages chargés, ils descendirent, leurs talons s’accrochant aux marches. Dans le fiacre, leur deuil se contint d’abord, mais ils s’étreignirent à mi-route et leur désespérance alors s’épancha en grosses larmes, muettement.

Voici la gare, les amis qui guettent le poète pour lui dire adieu. Les « deux tourtereaux », comme les indifférents les appellent, ne se trouvent plus seuls et se surveillent dans la foule, où des gens les reconnaissent. Ils sont en retard et les minutes s’envolent vite.

— En voiture !

— Déjà !…

Tout bas, il l’appelait impatiemment, ce signal, car il n’en pouvait plus, brisé de fatigue et d’émotion. Des mains pressent les siennes, le poussent dans son coupé, l’y enferment, et comme il remercie, encadré dans la portière, et souriant à Claire, la femme n’y tient plus, oublie qu’on la regarde et sautant sur le marchepied, lui tend furieusement les lèvres.

— Mon Marcel !…

Mais le train s’ébranle. Elle chancelle et serait écrasée si les amis du jeune homme ne la sauvaient pas.

— Quelle imprudence, aussi !…

Elle n’entend rien, elle suit dans sa fuite le convoi, le wagon d’où Deschamps salue encore. En un clin d’œil, il est hors du cercle bleu des lampes électriques, et il retombe dans le noir, — comme elle.