L’isotopie et les éléments isotopes/03
CHAPITRE III
LA RADIOCHIMIE
5. Méthodes d’étude. Adsorption, entraînement, cristallisation, distillation, solubilité. — Examinons maintenant quelle est la source de nos renseignements sur la nature chimique des éléments radioactifs, et comment on a pu établir qu’à une position analogue dans la série des transformations radioactives correspond une analogie de propriétés chimiques.
Si l’on met à part l’uranium et le thorium dont l’étude chimique est antérieure à la découverte de la Radioactivité, on peut dire qu’en règle générale les éléments radioactifs ne peuvent être étudiés sans le secours des méthodes spéciales à cette science.
Une substance radioactive, présente en quantité trop faible pour être séparée et pesée, peut néanmoins posséder un rayonnement suffisamment intense pour être mesuré avec précision par une méthode électrométrique. Pour identifier une substance radioactive, on se base sur l’analyse de son rayonnement (rayons simples ou complexes de divers parcours, rayons et de diverses vitesses ou pouvoirs pénétrants), et sur la loi d’évolution de l’activité avec le temps. Ces deux modes de recherche convenablement appliqués conduisent à des résultats d’une sécurité et d’une régularité absolues ; ils permettent de décider si la substance est simple ou complexe. Pour une substance simple, le rayonnement est proportionnel à la quantité et peut servir à la mesurer ; il en est encore de même pour certaines substances complexes si les conditions de mesures ont été convenablement choisies. On a ainsi le moyen de suivre une trace infinitésimale de matière radioactive noyée au sein d’autre matière, — et cela est tellement vrai que certaines opérations sont plus faciles avec les corps radioactifs qu’avec les corps inactifs. Ainsi, il est beaucoup plus aisé de suivre les progrès de la diffusion d’un gaz radioactif le long d’un tube étroit que d’en faire autant pour un gaz ordinaire.
Les méthodes de mesures utilisées en radioactivité sont très sensibles, elles permettent de doser des quantités de radium de l’ordre, par exemple, de 10-10 g, ou des quantités d’émanation de l’ordre de 10-10 mm3. Pour les corps à vie moyenne très brève, la sensibilité est encore plus grande. On peut calculer qu’une quantité de radium C de l’ordre de 10-16 g, (soit environ 2 millions d’atomes de cette substance) produit dans un appareil de mesures un courant de l’ordre de 10-11 ampère, comparable à celui que l’on obtient avec un disque étalon à oxyde d’urane de dimensions ordinaires (quelques centimètres de diamètre).
Mais que doit-on penser des propriétés chimiques des corps radioactifs ? La recherche d’éléments radioactifs dans les minéraux, par les procédés de l’analyse chimique avec l’aide de la mesure du rayonnement, suppose implicitement que les propriétés chimiques de ces éléments sont définies et qu’elles ne peuvent faire défaut, ni en raison du caractère radioactif, ni en raison du faible degré de concentration.
L’histoire même de la découverte du radium est particulièrement instructive. Au cours du traitement de la pechblende ce corps se sépare avec le baryum de tous les autres éléments présents en grand nombre ; il ne se sépare ensuite du baryum que par des cristallisations ou précipitations fractionnées. On a pu en conclure [5] que le radium avait une parenté étroite avec le baryum, opinion absolument vérifiée par les travaux ultérieurs sur la séparation de sels de radium purs, sur la détermination du poids atomique du radium [7] [10] [11] et sur les propriétés de ce corps isolé à l’état métallique [12]. On a de plus trouvé que le spectre du radium est du même type que celui des métaux alcalinoterreux et que les sels de radium et de baryum sont isomorphes. Il est donc bien établi que l’on avait pu juger de la nature chimique d’un élément présent en proportion infinitésimale, d’après la manière dont cet élément se comportait en présence simultanée d’autres éléments variés.
On peut cependant affirmer que la quantité de radium qui se trouve dans les solutions de minerai d’urane est trop faible pour que ce corps considéré isolément puisse précipiter à l’état de sel insoluble. Les réactions du radium, se trouvent, dans le cas considéré, déterminées par la présence, en quantité suffisante, de l’élément baryum, de sorte qu’il y a entraînement de radium par le baryum. Il convient dès lors de se demander si une autre substance ne pourrait jouer le même rôle et induire l’expérimentateur en erreur. On connaît des exemples tels que l’entraînement de fer avec le sulfate de baryum ou l’entraînement de diverses matières par le charbon. Ces phénomènes sont désignés sous le nom d’adsorption, et l’on doit les distinguer de l’entraînement par réelle analogie chimique, chez des substances susceptibles de cristalliser ensemble, en toute proportion, cette faculté pouvant aller jusqu’à l’isomorphisme complet.
L’adsorption est un effet de surface plus ou moins sélectif, déterminé par les forces de cohésion moléculaires et ayant une relation encore très imparfaitement connue avec les propriétés chimiques. On peut l’empêcher en adjoignant, à la substance présente à l’état de trace, une quantité suffisante de substance ayant avec elle une parenté chimique étroite, sur laquelle portera désormais l’entraînement. C’est ainsi que l’adsorption de l’uranium X1 par le charbon est empêchée par l’addition de thorium, dont l’uranium X1 partage les propriétés chimiques. Mais l’addition de thorium peut jouer le même rôle en ce qui concerne le cuivre qui subit aussi l’adsorption du charbon [13]. Celle-ci s’exerce même sur l’émanation du radium qui est un gaz inerte privé d’affinités chimiques.
C’est donc seulement par un ensemble d’expériences et essais variés qu’on peut se rendre compte des caractères chimiques des substances radioactives, par le seul usage des réactions chimiques. La tâche est d’autant plus aisée que les propriétés de l’élément considéré sont plus franches ; elles n’ont pas prêté à équivoque dans le cas du radium. Dans d’autres cas les difficultés ont été plus grandes, par exemple pour le polonium et pour l’actinium.
Pour mettre en évidence la nature chimique d’un radioélément, on emploie principalement les méthodes suivantes :
1° Le radioélément étant dissous en présence d’un élément chimique connu, on sépare celui-ci à l’état de précipité insoluble ; la précipitation simultanée de l’élément radioactif est une présomption d’entraînement par parenté chimique.
2° On effectue une cristallisation de la solution. La possibilité de former des cristaux mixtes est une indication de parenté chimique.
Ces méthodes ont été appliquées séparément à l’étude des radioéléments nouveaux, dans l’ordre de leur découverte. Elles ont aussi été systématisées par quelques savants, en vue d’énoncés généraux. Les résultats des opérations de précipitation ont été résumés des deux manières suivantes : (Fajans et Beer [14], Paneth et Horovitz [15]).
Un radioélément est précipité avec un élément ordinaire, si la précipitation a lieu dans les conditions où le radioélément serait précipité s’il était présent en quantité pondérable.
Un radioélément est précipité avec un sel, par entraînement ou adsorption, s’il forme avec l’anion une combinaison peu soluble dans le solvant considéré.
Ainsi le sulfate de radium précipite avec celui de baryum. Le Ra E précipite avec le plomb à l’état de carbonate, mais non à l’état de sulfate en présence d’acide sulfurique libre, — ce qui est conforme à la règle ci-dessus, puisque Ra E possède les propriétés du bismuth.
Les deux énoncés s’appuient évidemment sur l’ensemble des connaissances qui ont permis de fixer le caractère chimique des radioéléments et leur position dans le système périodique ; le deuxième énoncé fait appel à l’attraction qu’on suppose exister entre l’anion et le cathion dans un sel solide peu soluble, grâce au lien de valence.
On peut cependant reprocher à ces énoncés un manque de généralité, tout au moins en ce qui concerne l’application aux éléments inactifs. En effet, la précipitation du fer avec le sulfate de baryum prouve qu’un élément peut être entraîné avec un sel peu soluble, alors que le sel qu’il forme avec l’anion est soluble. On peut citer, de même, l’entraînement de zinc et de gallium avec le sulfure d’arsenic précipité en solution acide.
Le comportement des radioéléments ne semble pas non plus nécessairement conforme aux règles ci-dessus. Ainsi le polonium est partiellement entraîné dans la précipitation du chlorure d’argent avec excès d’acide chlorhydrique, alors qu’il paraît certain, d’après la technique courante de sa préparation, que son chlorure est soluble en solution acide.
Les essais de cristallisation systématique de sels divers en présence de radioéléments (Strömholm et Svedberg), [16] ont montré que, dans bien des cas, le sel cristallise à l’état complètement inactif. Si les cristaux formés sont actifs, on trouve là une indication d’isomorphisme entre le radioélément qui s’y est fixé et un élément constitutif des cristaux. Ainsi l’actinium X et le thorium X cristallisent avec les sels de baryum et de plomb, mais non avec ceux de magnésium, de lanthane. Les indications de ce genre, sont particulièrement concluantes quand on opère avec des sels assez solubles dont une partie seulement est déposée à l’état de cristaux tandis qu’une partie reste en solution [16].
À côté des méthodes de séparation purement chimiques, on peut citer celles qui reposent sur la solubilité ou la volatilité des radioéléments. Le polonium, par exemple, peut être séparé et purifié par distillation [17). Cette méthode est aussi employée pour la séparation, plus ou moins complète des constituants des dépôts actifs [18]. Pour ces derniers, on a aussi utilisé les différences de solubilité et de vitesse de dissolution [19] lesquelles dépendent d’ailleurs, pour les couches d’épaisseurs moléculaires, de la nature du support.
On a pu déterminer aussi avec une assez grande précision les coefficients de diffusion des trois émanations, leurs coefficients de solubilité dans l’eau et divers liquides, leurs températures de condensation sur des parois froides. Pour le radon pur on a déterminé la courbe de pression de vapeur saturante.
6. Groupes chimiques de radioéléments. — L’application des méthodes d’analyse chimique à l’étude des radioéléments nouveaux, depuis la découverte des premiers d’entre eux jusque vers 1913, a conduit à reconnaître que quelques-uns de ces éléments représentent des types chimiques nouveaux, tandis que beaucoup d’autres se rattachent à des types chimiques antérieurement connus, dont ils possèdent toutes les propriétés. Les éléments à individualité chimique nouvelle qui sont venus occuper les places vides de la classification périodique sont au nombre de 5 : le radium, son émanation ou le radon, le polonium, l’actinium et le brévium ou U X2 (ou bien le protactinium).
Le poids atomique du radium a été déterminé avec précision par les méthodes de chimie classiques, et son spectre est parfaitement connu. Pour le radon, obtenu à l’état pur, le poids atomique prévu par la théorie des transformations radioactives, a été confirmé par la mesure de la vitesse d’effusion et par des pesées directes [20] (voir p. 41) ; le spectre du radon a été l’objet de déterminations précises. Pour l’actinium on n’a obtenu ni le spectre ni le poids atomique ; la place qu’on assigne à cet élément est fixée par une étude laborieuse de ses réactions chimiques (A. Debierne) [6]. Le polonium a été obtenu en quantités qui sont à la limite des possibilités de pesée (M. Curie et A. Debierne) [20] ; on connaît, croyons-nous, quelques raies de son spectre ; la place qu’on lui attribue est déterminée par ses propriétés chimiques. Le brévium a été découvert à la suite de recherches, motivées par l’application de la loi de déplacement de valence lors des transformations radioactives (voir p. 44), et par là est fixée sa place. Il ne saurait être question de l’isoler, sa période étant de 1,2 m. seulement, mais on peut le séparer, en l’entraînant avec du tantale, dont il est l’homologue supérieur (Russell, Fajans et Gohring) [21].
En dehors des radioéléments ci-dessus considérés, tous les autres ont manifesté des propriétés chimiques extrêmement voisines de celles d’autres éléments, soit antérieurement connus, soit nouveaux, contenus dans les deux dernières rangées du système périodique, depuis le thallium jusqu’à l’uranium, (thallium, plomb, bismuth, polonium, radon, radium, actinium, thorium, brévium, uranium). L’analogie des propriétés s’est montrée si étroite qu’elle laissait conclure à une véritable identité, suggérant la notion d’un groupe d’éléments correspondant à un type chimique unique et occupant une seule place dans le système périodique. Ainsi s’est trouvé résolu le problème ardu et inquiétant du classement des radioéléments, tout en donnant naissance à la notion fondamentale d’isotopie.
Les opérations chimiques effectuées pour préciser la nature chimique d’un radioélément aboutissaient nécessairement à un effort pour le séparer de l’élément à qui il se trouvait, en dernier lieu, associé. C’est cette séparation qui n’a pas toujours été possible. Le radium a pu être séparé du baryum et le polonium du bismuth, mais le radium D n’a pu être séparé du plomb avec lequel il est extrait des minéraux. De même, le mésothorium, qui est extrait avec le radium de la monazite, ne peut en être séparé par des réactions chimiques, tandis que l’ionium et le radiothorium ne peuvent être séparés du thorium.
Les essais de séparation de ces groupes d’éléments ont été poursuivis sans succès dans plusieurs laboratoires de 1907 à 1910 par Boltwood, Keetman et Auer v. Welsbach pour l’ionium et le thorium, par Marckwald et Soddy pour le radium et le mésothorium, par Herszfinkiel et Szilard pour le radium D et le plomb, par Mac Coy et Ross pour le thorium et le radiothorium [22]. Les méthodes employées ont été : la cristallisation fractionnée, la précipitation, l’adsorption, la distillation, la diffusion, la dialyse, l’électrolyse, la sublimation, etc. Pour séparer le mésothorium du radium, Soddy effectua, en particulier, un grand nombre de cristallisations fractionnées de chlorure de baryum contenant les deux radioéléments dont chacun peut être aisément mesuré par ses propriétés radioactives.
Expliquons dans quelques cas, par quelles méthodes on a pu établir que la proportion de deux éléments isotopes restait invariable durant les essais de séparation :
Radium et mésothorium I. — Le radium peut être dosé indépendamment par la mesure de l’émanation dégagée en un temps connu. D’autre part, le rayonnement pénétrant d’un chlorure fraîchement précipité par HCl et rapidement séché est proportionnel au mésothorium I seul, car il est émis par le mésothorium II, à l’exclusion des dérivés du radium si l’opération a été bien conduite. Enfin le rayonnement de ce même sel, maintenu en vase clos pendant un mois, est dû par parties aux dérivés du radium et au mésothorium II accompagnant le mésothorium I. Pour contrôler la constance du rapport il suffit d’associer deux des mesures ci-dessus indiquées.
Radium D et Plomb. — Le radium D ne donne pas de rayonnement appréciable, on le mesure généralement par son dérivé le radium E qui émet un rayonnement pénétrant. Cette mesure doit être faite quand l’équilibre radioactif est atteint, c’est-à-dire, un mois après toute opération chimique susceptible de troubler l’équilibre. Quand celui-ci est atteint, 2 parties d’un fractionnement correspondant à un même poids de matière, répartie sur une même surface, ont le même rayonnement pénétrant.
Ionium et thorium. — Quand l’activité de l’ionium est très grande par rapport à celle du thorium dans lequel il est contenu, il suffit de mesurer le rayonnement de l’ionium (rayons ) sous des conditions constantes de masse et de surface du mélange ; on constate qu’il n’est pas possible d’obtenir un enrichissement.
Pour les corps à vie relativement brève tels que les corps B, il se présente des difficultés résultant de la vitesse inégale de leur destruction dont il faut toujours tenir compte dans l’évaluation des intensités.
7. Radioéléments isotopes. Rôle du noyau atomique. — Se basant sur ces essais de séparations infructueux F. Soddy affirma dès 1910 [23] l’identité chimique des éléments dont on n’avait pas réussi à modifier la proportion relative. Il admit que, dans ces cas, la séparation est impossible en principe par les méthodes de la chimie, et suggéra l’idée que les éléments chimiques non radioactifs peuvent être également des mélanges, d’éléments non séparables, ce qui expliquerait l’absence de relations numériques simples entre les poids atomiques. À ces éléments non séparables il donna plus tard le nom d’isotopes [1].
C’était certainement un fait important d’avoir réalisé que la similitude des éléments isotopes présente non seulement une différence de degré, mais une différence de nature avec les analogies chimiques, jusque là connues, entre les éléments homologues d’une même colonne du système périodique, ou entre les éléments d’un groupe particulier comme celui des terres rares. Toutefois la vraie portée de la notion d’isotopie n’a été reconnue qu’après qu’on en eût découvert la signification théorique, liée à la structure des atomes. Chaque atome étant composé d’un noyau central, de très petites dimensions, à charge totale positive, et d’une enveloppe d’électrons ; la disposition de celle-ci se trouve déterminée par la valeur de la charge nucléaire. Les éléments pour lesquels cette charge est la même, ont la même distribution électronique, et comme c’est elle qui intervient pour fixer le type chimique, ces éléments sont isotopes. Nous verrons que leurs poids atomiques peuvent différer de plusieurs unités.
Avec l’introduction de cette nouvelle idée féconde d’isotopie les recherches relatives à la séparation chimique des radioéléments de propriétés voisines ne se sont point ralenties ; elles ont continué, pour obtenir des confirmations et des rapprochements nouveaux, pour classer tous les radioéléments, et même pour tenter la séparation, d’autant plus que celle-ci eût été très désirable pour permettre l’étude des radioéléments purifiés.
L’isotopie du Ra D et du plomb a été mise à l’épreuve d’une manière très complète (Hevesy et Paneth, Staehling), [24]. Des recherches étendues de Fleck [25] ont prouvé l’isotopie de l’uranium X1 et du radioactinium avec le thorium, celle du mésothorium II avec l’actinium, celle du thorium B, du radium B et de l’actinium B avec le plomb, celle du thorium C, du radium C, et de l’actinium C avec le bismuth, celle du radium A avec le polonium, celle du thorium C et de l’actinium C (antérieurement nommés thorium D et actinium D) avec le thallium [25]. L’isotopie du polonium et du radium A a été prouvée par Muszkat et Herszfinkiel [26][1].
L’isotopie du radium B et du plomb a été confirmée par les expériences de Klemensiewicz, où une solution de nitrate de plomb contenant du radium B était secouée avec un amalgame de plomb ; après cette opération la concentration de Ra B relativement au plomb a été trouvée la même, à 0,5 % près dans la solution et dans l’amalgame [26]. Les mêmes expériences ont été effectuées avec le thorium B. Elles indiquent, d’après l’auteur, l’égalité des potentiels électrochimiques du plomb, du Ra B et du Th B à 2 x 10-5 volt près[2].
8. Radioéléments indicateurs. — La circonstance qui fait que certains radioéléments sont isotopes des éléments ordinaires : thallium, plomb et bismuth, a reçu une application intéressante. Hevesy et Paneth ont proposé d’employer ces radioéléments comme indicateurs très sensibles dans l’étude quantitative des éléments inactifs correspondants [27].
Pour le plomb, la limite inférieure de quantité pouvant être détectée par l’analyse microchimique a été évaluée à 3 x 10-9 gr. Quantitativement, on a pu déterminer la solubilité du carbonate de plomb, mais à peine celle du chromate de plomb. Ces déterminations ont été effectuées aisément sur des sels de plomb contenant du Ra D. Quand ce dernier est en équilibre avec le Ra E, ce qui est obtenu en quelques semaines, le rayonnement de ce dernier corps permet de déceler 10-10 gr. de Ra D au moyen d’un électromètre de modèle courant. En mesurant par la radioactivité la fraction de Ra D qui reste en solution, on trouve pour la solubilité du chromate de plomb à 25° la valeur 1,2 10-5 gr. par litre. On trouve, de même, 1,5 10-4 gr. par litre pour la solubilité à 25° du sulfure de plomb dans l’eau chargée d’hydrogène sulfuré.
Cette même méthode a été employée pour établir que, dans les solutions, l’ion métal jouit d’une liberté qui n’appartient pas au même métal engagé dans un composé qui ne subit pas l’ionisation [28]. Quand on mélange une solution d’azotate de plomb contenant du thorium B avec une solution de chlorure de plomb inactif, le chlorure de plomb qui cristallise de cette solution entraîne une activité qui peut être prévue d’après la proportion de Th B au plomb total dans le mélange. Mais si la solution de plomb actif est mélangée à une solution d’un composé organique de plomb tel que le tétraphényl ou le diphénylnitrate, il n’y a pas échange, et le sel actif cristallise sans autre réduction d’activité que celle qui résulte de la transformation radioactive. On a ainsi une preuve que, dans le composé organique, non électrolysable, l’atome de plomb est soumis à un lien de nature différente que dans le sel ionisé.
Une autre détermination intéressante est celle de l’interdiffusion des molécules de plomb en fusion à 340° ; dans un tube, une couche de plomb actif placée au fond, était surmontée par une couche de plomb inactif au début. Après plusieurs jours, la masse refroidie était partagée en tranches dont on mesurait l’activité. Le coefficient de diffusion ainsi trouvé est en moyenne 2,2 cm2 par jour, sa valeur, comparée à celle qu’on trouve pour l’ion plomb dans l’eau, conduit à penser que les dimensions moléculaires sont plus grandes dans le dernier cas, probablement par suite de l’hydratation [29].
La diffusion du radium D dans le plomb à 280° étudiée pendant un an, s’est montrée 300 fois moins rapide que celle de l’or dans le plomb à la même température.
La méthode des indicateurs est encore applicable à l’étude de l’adsorption de traces de matières par les précipités et les filtres, à la distinction entre l’état moléculaire et l’état colloïdal etc.
Signalons aussi que l’emploi du radium E, isotope du bismuth, a permis de montrer la possibilité d’existence de l’hydrure de bismuth gazeux inconnu jusque là. Un hydrure gazeux a été obtenu aussi avec le polonium par la même méthode. (Paneth, Paneth et Johannsen), [29].
9. Conclusions d’ordre chimique. — On peut admettre que vers 1914, les propriétés chimiques de la plupart des radioéléments avaient été établies par les méthodes de la chimie analytique sous le contrôle des méthodes de mesure propres à la radioactivité. Les radioéléments possèdent donc des propriétés chimiques définies au même titre que celles des éléments non actifs, et ces propriétés peuvent être mises en évidence même à l’état de dilution extrême, à condition que l’étude chimique soit complète et que l’on dispose de moyens de mesure suffisamment délicats et précis ; autrement dit, le problème est abordable pour des radioéléments, alors qu’il ne l’est pas pour les éléments ordinaires. Ainsi, c’est à l’aide des radioéléments que nous pouvons espérer entrevoir le mécanisme des réactions chimiques. On peut cependant penser que les propriétés chimiques d’un radioélément cesseraient d’être définies si la vie moyenne était assez brève pour que le temps nécessaire pour la réaction chimique se trouve être du même ordre.
La qualité chimique d’un radioélément est, en quelque sorte, indépendante de sa qualité radioactive. Le radium est un métal alcalino-terreux dont les propriétés chimiques sont exactement celles qu’on peut attendre de l’homologue supérieur du baryum dans la famille des métaux alcalino-terreux. Il peut arriver que le rayonnement d’un radioélément produise sur les composés de ce corps des effets spéciaux (par exemple, altération des sels de radium purs avec le temps, avec décomposition partielle), mais ces effets n’ont rien de chimiquement spécifique, en ce sens qu’ils pourraient aussi être produits par un rayonnement venant de l’extérieur de la substance. La démarcation nette entre les propriétés chimiques des radioéléments et leurs propriétés radioactives n’a rien de surprenant puisque les premières sont déterminées par la structure de l’enveloppe électronique, et même par la partie tout à fait superficielle de celle-ci, tandis que les dernières dépendent seulement de la structure du noyau.
Les trois émanations sont dépourvues d’affinités chimiques et doivent être considérées comme isotopes ; leurs poids atomiques sont certainement très voisins, ainsi qu’il résulte de leur provenance par transformations radioactives et de la mesure directe de la vitesse d’effusion [30]. Ces gaz offrent un exemple de la netteté avec laquelle peuvent être définies les propriétés physico-chimiques des molécules à l’état si dilué qu’on en trouve une ou deux par cm3, mélangées à celles de l’air au nombre de 3 x 10-19 par cm3. Même dans ces conditions, en effet, les molécules des émanations sont captées par une paroi froide qui les sépare de l’air et réalise leur concentration.
D’après diverses recherches certains radioéléments peuvent exister à l’état colloïdal ; dans ces conditions, ils ne peuvent subir la dialyse au travers de papier parchemin, et leur coefficient de diffusion dans le liquide qui les contient est diminué [31]. Cette manière de voir a été mise en doute par certains auteurs en raison de l’extrême dilution des substances considérées [32] ; pourtant on peut penser que les atomes de celles-ci se fixent sur les agrégats colloïdaux formés de matières étrangères.
Certains radioéléments, à vie très brève, ne peuvent être étudiés par les méthodes de la chimie. On détermine leur type chimique, conformément à leurs propriétés radioactives, les expériences exposées ci-dessus ayant prouvé que la similitude de celles-ci implique une similitude de nature chimique pour les termes des trois familles du radium, du thorium et de l’actinium. Ainsi on admet que le thorium A et l’actinium A sont comme, le radium A, des isotopes du polonium ; il en est de même des corps tandis que les corps sont des isotopes du thallium.
- ↑ Ces auteurs signalent que l’isotopie du Ra A et du polonium peut faire défaut en présence de certaines impuretés telles que le mercure. L’interprétation des faits cités à l’appui demande à être précisée, d’autant plus qu’il s’agit d’expériences difficiles.
- ↑ Cranston et Hutton ont trouvé que lors de l’adsorption des corps B et C par l’hydrate ferrique précipité d’une solution colloïdale, la proportion est plus grande que dans la partie adsorbée. Cet effet est expliqué par l’adsorption des corps B et C sur les agrégats colloïdaux avant la précipitation [26].