L’isotopie et les éléments isotopes/02

Société « Journal de Physique » (9p. 13-18).


CHAPITRE II

LES RADIOÉLÉMENTS ET LEURS TRANSFORMATIONS


2. La découverte de la radioactivité et des radioéléments nouveaux. Théorie des transformations. — La découverte de la radioactivité date de 1896, année où Henri Becquerel observa l’émission spontanée de rayons par l’uranium et ses composés [3]. Deux années plus tard fut observée une propriété analogue des composés de thorium [4] et les expressions : radioactivité et substances radioactives furent introduites dans la science.

L’étude du rayonnement des composés d’urane et de thorium ayant montré que la radioactivité est une propriété atomique de la matière (M. Curie), [4], l’observation d’activités particulièrement élevées de certains minéraux conduisit à la découverte d’éléments radioactifs nouveaux par une nouvelle méthode d’analyse chimique basée sur la radioactivité. Cette méthode, établie par P. et M. Curie suppose que les radioéléments ont des propriétés chimiques définies, grâce auxquelles ils peuvent être séparés, leur rayonnement intervenant uniquement comme indicateur très sensible de leur présence. L’application de ce principe eut pour résultat la découverte des radioéléments nouveaux polonium et radium [5-7] puis celle de l’actinium (6] et d’un grand nombre d’autres substances décrites dans les traités de radioactivité. À l’exception du radium, aucun de ces corps nouveaux n’a été isolé à l’état pur en quantités accessibles aux balances d’analyse chimique. Les raisons qui s’y opposent résident principalement dans ce fait que la concentration dans les minerais est, pour la plupart de ces corps, considérablement plus petite que celle du radium (laquelle, cependant, n’atteint pas le millionième). Cette dilution extrême est étroitement liée au mécanisme des transformations radioactives subies par tous les radioéléments.

Conformément à ce mécanisme, synthétisé par la théorie des transformations radioactives de Rutherford et Soddy [8] chaque radioélément se détruit spontanément, suivant une loi exponentielle de la forme :


où N0 et N sont les nombres d’atomes de la substance considérée aux temps 0 et t, tandis que est une constante caractéristique, nommée constante radioactive.

Bien que les différents atomes d’une substance radioactive simple puissent exister pendant des temps très variables, la vie moyenne d’un grand nombre d’atomes de cette espèce a cependant une valeur parfaitement définie . Au lieu de la vie moyenne , on utilise souvent une autre constante T qui lui est proportionnelle : c’est le temps nécessaire pour qu’une quantité quelconque de la substance considérée diminue de la moitié de sa valeur. Ce temps se nomme période. La vie moyenne et la période peuvent prendre des valeurs extrêmement différentes comme ordre de grandeur. La plus courte des périodes mesurées est 0,002 seconde (actinium A). Les périodes les plus longues dont la connaissance approximative résulte de données indirectes, mais méritant confiance, sont celles de l’uranium et du thorium (de l’ordre de 109 et 1010 ans).

La période d’une substance joue au point de vue pratique un rôle très important, et même à certains points de vue décisif. C’est elle qui détermine pour nous la possibilité de séparer une substance radioactive à l’état pur en quantité suffisante pour l’observation du spectre et la détermination du poids atomique. Une substance telle que l’uranium est pratiquement invariable et forme la majeure partie de certains minéraux. Mais les substances qui dérivent de l’uranium par transformation radioactive ont des périodes plus courtes et, conformément à la théorie, se trouvent présentes dans le même minerai en proportion pratiquement constante, proportionnelle à la période, la destruction spontanée étant compensée par la production continue à partir de la substance mère. La plupart des corps radioactifs nouveaux ne sont présents dans les minerais d’urane et de thorium qu’en proportion minime. De plus, quand la substance recherchée est séparée de la substance mère, la destruction n’est plus compensée par la production et la quantité diminue d’autant plus vite que la période est plus courte. Ainsi, quand la période descend au-dessous d’une certaine valeur, les difficultés de l’extraction et de la purification de la substance deviennent insurmontables. Ces difficultés varient, d’ailleurs, avec les propriétés chimiques de la substance.

Les corps radioactifs de longue période sont l’uranium, le thorium, l’ionium, le protactinium, l’actinium et, dans une moindre mesure, le radium D, le mésothorium, le radiothorium, le polonium. La grandeur de la période n’apparaît pas jusqu’à présent comme liée à la nature chimique de l’élément et ne peut, actuellement au moins, être utilisée pour expliquer les analogies chimiques.

Il existe trois gaz radioactifs qui ont reçu le nom d’émanations et qui sont produits par le radium, le thorium et l’actinium[1] ; on peut les séparer de ces corps par simple aspiration du gaz qui les entoure. Cette circonstance a grandement facilité leur étude, bien que leurs périodes ne soient pas longues. Les émanations sont considérées comme des gaz inertes, car on n’a pu les faire entrer en combinaison chimique. Elles se condensent à la température de l’air liquide, et ce phénomène est utilisé pour leur purification. Celle-ci a été réalisée pour l’émanation du radium dont la période est de 3,85 jours, tandis que les périodes des deux autres émanations sont de 54 secondes et 3,9 secondes seulement.

L’apparition de gaz radioactifs dans la série des transformations du radium, du thorium et de l’actinium marque une sorte de coupure de grande importance pratique. Ces gaz pouvant être facilement extraits des substances mères, les produits solides de leur destruction spontanée peuvent être recueillis à volonté sur des parois solides qui se trouvent en contact avec eux, exactement comme cela arriverait pour des poussières ou des gouttelettes ténues, en suspension dans un gaz. L’ensemble des produits de transformation d’une émanation constitue ce qu’on nomme son dépôt actif ; celui-ci est composé de plusieurs substances distinctes.

3. Familles de radioéléments. — Un mode de classement, particulièrement intéressant au point de vue de la théorie des transformations radioactives, consiste à grouper les éléments radioactifs en familles, par ordre de filiation. Ces familles sont au nombre de trois, les trois têtes de série étant l’uranium, le thorium et l’actinium. Il est cependant probable que le raccord de la famille de l’actinium avec celle de l’uranium ne manquera pas d’être réalisé, de même qu’il a déjà été établi que la famille du radium dérive de l’uranium. Les trois familles ont été représentées dans le Tableau II. Pour chaque corps, on a indiqué la valeur de la période ainsi que le mode de rayonnement , , et . Quand la période n’est connue qu’indirectement, le nombre est accompagné d’un point d’interrogation. Quand la transformation est multiple, ainsi que cela a lieu dans quelques cas, l’indication du rayonnement caractéristique est donnée séparément pour chaque branche.

TABLEAU II



L’examen du Tableau fait ressortir l’analogie profonde qui existe dans la succession des transformations pour les trois familles. À partir du terme gazeux on voit le même mode d’évolution à quatre termes se répéter trois fois, les termes qui se correspondent étant caractérisés par des rayons de même espèce, bien que les périodes soient différentes.

Cette analogie de rayonnement répond à une analogie dans la transformation de l’atome. Une émission de rayons consiste en une expulsion violente d’un atome d’hélium, accompagnée du recul de l’atome restant, lequel, en ce cas, acquiert une énergie cinétique suffisante pour pouvoir être recueilli à une certaine distance de la source, si la projection a lieu dans le vide (rayons a) ; la masse atomique de cet atome résultant est inférieure de quatre unités à celle de l’atome qui a subi la transformation (He = 4,0). On peut recueillir l’hélium produit sous forme de rayons et mesurer son volume.

L’émission de rayons consiste en une expulsion d’électrons qui n’entraîne pas pour l’atome un changement de masse appréciable. Cependant les propriétés de celui-ci se trouvent profondément modifiées.

Entre les termes qui précèdent les émanations, on aperçoit également des analogies, mais la correspondance n’est pas parfaite. Aux termes Ra C, Th C, Ac C, une bifurcation se produit, la transformation ayant lieu pour ces corps de deux manières différentes. D’autres bifurcations ont lieu pour les transformations de UX1 et UII.

L’expérience a montré que les termes qui se correspondent par leur rayonnement ont aussi entre eux, comme les émanations, une analogie chimique et doivent être considérés comme faisant partie d’un même groupe chimique.

4. Le noyau d’hélium et l’électron sont des éléments de structure du noyau. — La relation très particulière de l’hélium avec les radioéléments conduit à penser que l’atome d’hélium est un sous-atome dont sont formés les éléments. Dans l’ancienne hypothèse de Prout ce rôle appartenait aux atomes d’hydrogène dont on n’a encore constaté l’émission dans aucune transformation radioactive. Si, cependant nous admettons comme un fait expérimental que des atomes ou noyaux d’hélium sont des éléments de structure des atomes en général, il en sera nécessairement de même pour les atomes ou noyaux d’hydrogène, car sans le secours de cette unité plus petite on ne pourrait obtenir tous les poids atomiques. Comme la transformation radioactive porte sur le noyau de l’atome, c’est ce noyau même qui doit être construit à l’aide de noyaux d’hydrogène et d’hélium.

L’émission de rayons apporte de même la preuve que le noyau contient des électrons ; car si le départ d’un électron détermine la transformation radioactive de l’atome, cet électron doit provenir du noyau et non de l’enveloppe extérieure[2].

Les éléments de structure de l’atome seront examinés en détail dans le chapitre III.




  1. La Commission Internationale des Tables Chimiques (1923) a proposé, pour les 3 émanations les noms : radon, thoron, actinon et les symboles, Rn, Tn, An.
  2. En me basant sur le caractère atomique des phénomènes radioactifs, j’ai admis, dès 1911, la présence dans les atomes de deux espèces d’électrons [9] : les électrons périphériques, qui interviennent dans les relations de l’atome avec l’extérieur et sont utilisés pour l’émission de rayonnement, pour la conduction électrique dans les métaux ou gaz ionisés et pour les échanges thermiques, et les électrons essentiels ayant une liaison beaucoup plus profonde et ne se manifestant que dans l’émission de rayons . La différence fondamentale entre les deux catégories consiste en ceci qu’un atome peut perdre un ou plusieurs électrons périphériques sans changer de nature, tandis que l’émission d’un rayon entraîne la transformation de l’édifice atomique. Les électrons essentiels ne peuvent donc venir que du noyau. Cette même manière de voir a été exprimée par d’autres auteurs (Soddy, Bohr [1], [9]).