L’iris bleu/Chapitre XVII

Éditions Édouard Garand (1 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 44-49).

CHAPITRE XVII


Journal d’Yves Marin
(Extraits)
11 juin 1920

Je suis revenu au pays depuis hier après-midi et j’y ai retrouvé mon vieux Paul tout joyeux de mon retour. Il semble complètement acclimaté et filer avec Jeanne le plus parfait bonheur.

Tout l’après-midi il m’a entretenu de l’usine qu’il m’a fallu visiter de la cave au grenier et dans ses plus petits détails. Hier soir, souper intime entre mes deux pigeons amoureux. Grand Dieu ! peut-on réellement s’aimer encore de la sorte après tout près d’un an de mariage ? Je me demande comment cet heureux Paul, l’esprit occupé à son grand amour, a pu fournir la somme considérable de travail qu’a nécessité l’établissement de notre usine.

Le malheur est que Paul et Jeanne, poussés par un sentiment de reconnaissance exagéré, ont juré de me faire au plus tôt goûter moi-même les joies de la vie à deux… Oui ! ces braves cœurs ont décidé de me marier, comme cela, tout naturellement… Ils ont même choisi, paraît-il, la future Madame Marin…

Aussitôt le souper terminé, Jeanne s’est retirée discrètement et alors Paul a commencé un éloge pompeux du bonheur de la vie à deux dont ils sont d’ailleurs le plus bel exemple. Et puis, naturellement, il a commencé à me parler de celle qu’il me destinait, oh ! bien discrètement, mais s’il faut l’en croire ce serait un petit prodige…

Me marier ! Allons donc ! Quand on est si bien seul, faut-il être assez sot pour aller s’embarrasser d’une femme dont on devient infailliblement l’esclave et qui s’ingénue à nous faire faire notre purgatoire sur terre ! Quand je songe que c’est à cause d’une femme d’une petite femme frivole et insignifiante, que j’ai pris, il y a un an, le chemin de l’Europe, proscrit volontaire devant deux jolis yeux de poupée !!!

Heureusement je reviens bien guéri, bien cuirassé contre cette gente nuisible et la femme qui devra me séduire n’est pas encore née !

Plus tard, beaucoup plus tard, quand j’aurai dépassé la quarantaine, que je serai devenu un bon Monsieur bedonnant, il sera toujours temps de me mettre la corde au cou, de suivre le conseil de mon oncle. Je tâcherai alors de trouver une brave et solide campagnarde bien pratique, capable de me donner de beaux et forts enfants et de soigner mes rhumatismes. En attendant, je vais vivre quelque quinze ans de bonne liberté tranquille au milieu de cette campagne reposante tout en accumulant de nouvelles rentes pour adoucir les inconvénients de cette époque fatale.

Quoi qu’en dise ce cher Paul, qui prétend y avoir opéré une réelle résurrection, notre village semble être le royaume du sommeil, tellement tout y est fait avec lenteur et monotonie. La demie de quatre heures vient à peine de sonner, c’est le jour dans toute sa force, et quel jour ? Un jour de juin, mois des fleurs, mois de vie par excellence, et pourtant tout autour de moi respire la tranquillité, le silence, le calme plat. Seul le vent, se jouant dans les feuilles, entraînant à sa suite toute une fanfare de chants d’oiseaux, vient briser la monotonie.

D’un côté, aussi loin que mon regard s’étend vers la campagne ouverte je vois la longue théorie des agriculteurs travaillant dans leurs champs. Ils vont lentement, lentement, du lourd pas de leurs chevaux fatigués. Eux-mêmes marchent à côté de leur attelage et n’avancent qu’à pas si lents, si lents, que l’on se croirait au cinéma, assistant à un spectacle pris au caméra ultra-rapide.

Ici, c’est un gamin qui ramène un troupeau de vaches des pâturages « du large ». Il s’arrête à chaque arpent pour cueillir un fruit sauvage, examiner ceci, humer cela et même pour le simple plaisir de s’arrêter. Son troupeau, bien repu de la bonne herbe broutée durant la journée s’arrête encore à chaque pas pour prendre une dernière gueulée, tendre la langue dans le champ de grain à travers la clôture et depuis un long quart d’heure que je les vois descendre, c’est à croire qu’ils n’arriveront jamais. Sur le chemin poudreux, un brave homme s’en vient au village. Dans le trajet des quelque quinze arpents qui le séparent du cœur du village, il s’est arrêté déjà cinq fois, causant cinq minutes avec son premier voisin, dix minutes avec la femme du second, pronostiquant des chances de la récolte avec le troisième, s’informant du travail chez le quatrième, enfin, il vient d’accoster Lambert et lui exprime ses craintes sur la température : « J’ai bien peur qu’il commence à mouiller ce soir et j’ai encore deux pièces de sarrasin à herser et à semer ! » lui a-t-il dit en l’abordant. Il n’a d’ailleurs pas l’air aussi pressé qu’il le prétend et va bien jaser un bon quart d’heure avec Jacques qui, lui-même, trouve cela très naturel.

Si je tourne mon regard vers le village, je vois, là-bas, Monsieur le Curé lisant son bréviaire en se promenant dans son parterre. Oh ! mais si lentement, qu’il semble à peine bouger. À côté à la porte du magasin une dizaine de rentiers sont occupés à causer ; mais leur conversation est si calme, si paisible, si peu animée qu’on les prendrait pour quelques personnages du musée Éden.

Seules quelques commères, la mère Victoire, la ménagère du Docteur, Mlle Bérénice la servante du Curé, Madame Lemay, la femme du marchand, causent avec animation sur le perron de l’église, et, lorsqu’elles se séparent, elles regagnent leurs demeures de leur démarche traînante et lourde. Tiens, la mère Victoire s’est arrêtée pour causer avec le boucher ; la marchande vient d’accoster une jeune fille et ne semble pas prête à la laisser aller de sitôt et quant à la ménagère du Curé, c’est le Docteur qu’elle vient d’arrêter.

Et tout ceci se fait si lentement, si posément, si pesamment qu’on n’y sent aucun nerf, aucune activité. Tous ces gens semblent des automates mus par un pouvoir à demi épuisé. Ils agissent tous comme s’ils avaient l’éternité devant eux…

Comme c’est différent de la belle vie active et ardente de nos villes ! Mais aussi, comme c’est plus reposant…

Saurai-je me faire à ce genre de vie ? Paul m’assure qu’il y a cette année deux fois plus d’activité que par le passé. Pauvre Paul, il doit s’illusionner ou alors, comme il a été méritoire de n’être pas mort d’ennui !!!

12 juin 1920

J’ai passé hier la soirée chez Paul. Il devient gâteux avec sa fameuse idée de me marier. Parce qu’il a trouvé l’exception qui confirme la règle, que sa femme n’est ni une poupée ni un tyran, il s’imagine que je ne puisse vivre heureux hors du mariage. Et là-dessus le voilà parti à me refaire l’éloge de la jolie vierge que l’on me destine, jeune fille délicieuse, exquise, cœur aimant et sincère, caractère doux et presque naïf, âme d’artiste, etc., et cette bonne Jeanne, qui est son amie intime, vient encore renchérir. Hélas ! tous leurs efforts sont vains, et mon cœur de désabusé ne se laisse pas émouvoir à tant de grâce et de vertu.

Quant à cette Demoiselle Andrée, comme ils l’appellent, ce doit être une petite rosse prétentieuse que la seule peur de coiffer Ste-Catherine a fait jeter son dévolu sur moi. Une bachelière presque, une musicienne, un peintre, une botaniste, une savante quoi ! Ho ! la ! la ! Dieu m’en préserve ! Que ce doit être ennuyeux une femme qui ne peut recevoir un bouquet sans examiner si les fleurs en sont régulières ou irrégulières, si ce sont des grappes, des épis, des ombelles, des chatons, des solitaires, etc. La science, c’est bon pour l’homme, c’est charmant chez les vieillards comme mon oncle, mais une femme doit posséder toute la beauté et tout le parfum de la fleur sans les connaître.

Je suis allé rendre visite au Curé cet après-midi, mais il était absent. J’ai bien hâte de le revoir, c’est un vieil ami avec lequel j’ai souvent fait de longues excursions dans les bois lorsque tout jeune, je venais passer mes vacances chez mon oncle.

12 juin 1920 (Soirée)

Enfin, je l’ai revue, j’ai revu la jeune beauté que l’on me destine, la perle, la perfection ! Oui, je l’ai rencontrée pour la seconde fois depuis le service de mon oncle. Elle est bien ce que j’avais pensé, un brimborion de petite fille qui se donne des airs de personne importante. D’ailleurs, elle n’est pas mal du tout, bien au contraire, elle est tout à fait délicieuse. Plutôt petite, mais une si jolie figure… un teint clair, des cheveux presque blonds mais non fades, deux joues bien roses, presque rouges, un petit nez très légèrement retroussé qui semble se ficher de vous, une petite bouche aux lèvres carminées, et des yeux, oh ! mais des yeux bruns bien vifs qui crient le sourire. En la voyant on croirait apercevoir une de ces mignonnes fées rieuses qui avaient jadis pour mission de faire souffrir les pauvres hommes, un de ces petits lutins charmants et tracassiers.

Comment s’imaginer, en présence de cette jolie frimousse, que l’on a devant soi une bachelière doublée, que dis-je quadruplée d’un peintre, d’une botaniste et d’une musicienne ? Pour que cette petite bonne femme ait eu la patience d’emmagasiner tant de sciences dans sa faible tête de linotte, il faut qu’elle soit douée d’une dose peu ordinaire de prétention, d’orgueil et de suffisance !

Mon vieux Yves gare à toi ! On veut te faire jouer avec le feu, on conspire contre ta liberté enfin reconquise ! Et quels conspirateurs ! Tes plus chers amis. Défends-toi bien, car tu auras affaire à rude partie. Si cette coquette a juré de te faire tomber dans ses filets, la bataille sera rude et tu dois préparer immédiatement ta défense. Pour cette défense, quelle tactique choisir ? Mais oui, pourquoi pas ? Comme avec les Allemands, faisons la guerre des tranchées, et la meilleure tranchée entre ce nouvel ennemi et moi, ce sera mon refus de me laisser présenter. Elle ne pourra tout de même me marier sans m’avoir été présentée !

Bulletin du jour : — Grande guerre en perspective. On veut faire la conquête de notre liberté, nous résisterons jusqu’à la dernière extrémité.

13 juin 1920

Visite chez le Docteur Durand. Très aimable ce bon Docteur ; esprit largement éclairé où perce un peu de naïveté, de sentiment, beaucoup d’idéal et d’enthousiasme. Nous avons causé deux longues heures ensemble et le temps ne m’a pas paru long. Je crois que tout le bien que m’en avait jadis dit mon oncle et que m’en a répété Paul n’était pas exagéré. Je serai toujours heureux de le revoir.

Seulement aurai-je souvent la chance exceptionnelle de le trouver seul comme cet après-midi ? Le chiendent de la chose, c’est que le Docteur a sa cousine avec lui, le petit trésor que mes amis Lauzon ont comploté de me faire épouser… Aujourd’hui, j’étais certain de mon fait, Lambert venait de me prévenir qu’il l’avait rencontrée en train de chercher des herbes à l’extrémité opposée du village ; mais la prochaine fois, aurais-je la même chance ? C’est que je ne tiens pas du tout à la rencontrer de sitôt la belle botaniste-peintre-musicienne-bachelière. Mais une autre bonne surprise m’attendait à mon retour dans la personne de Monsieur le Curé, occupé à contempler deux rossignols en train de bâtir leur nid.

Pas très varié dans sa conversation, notre pasteur… Il nous cause d’abord d’oiseaux ensuite d’oiseaux et encore d’oiseaux !… Si vous opinez quelquefois de la tête, en ayant bien soin de ne pas faire oui quand c’est le tour de non, et vice versa, de paraître très intéressé au discours qu’il vous dévide, de risquer un mot ou deux lorsque votre qualité de pékin vous le permet, il aura de votre science la meilleure opinion que l’on puisse concevoir et s’en retournera charmé. J’avais jadis fait la même expérience avec notre professeur de chimie, au collège, et j’avais ainsi tellement gagné ses bonnes grâces qu’il ne manquait jamais de m’amener fumer à sa chambre les jours de congé. Ce fut ma politique avec Monsieur le Curé cet après-midi, et, après avoir écouté avec religion un traité presque complet d’ornithologie, j’ai vu le vieux prêtre, que le son de l’Angélus fit soudainement retomber des airs où il se perdait avec ses oiseaux, me quitter tout à fait charmé d’avoir renouvelé ma connaissance.

Me voici donc avec deux nouveaux amis ! Pourvu qu’ils ne s’unissent pas à Paul et à Jeanne dans leur conspiration pour me faire épouser leur savante.

Bulletin du jour : — Calme plat. Attendons les événements. Entre temps, nous renforcissons nos positions.

14 juillet 1920

Ma vie commence à s’organiser comme je le désirais et, après tout, c’est plus agréable que je ne l’avais d’abord pensé ; mais grand Dieu ! que cela manque de variété et de distraction ! Quand je me sens faiblir, que la mélancolie me gagne, je vais causer quelques instants avec ce bon Pierre Marin. Ses cahiers sont pour moi ce qu’était au géant Anthée la terre, sa mère, j’y trouve de la force et du réconfort.

Et puis, il y a le travail. Je suis si bien dans mon grand fumoir pour travailler. Depuis le lendemain de mon retour ici, je classe notes sur notes sur notre entreprise de toile et je suis certain de pouvoir réussir. La confiserie doit rouvrir ses fourneaux cette semaine et Paul est très affairé ; nous ne nous voyons que le soir après souper. Je vais continuer à lui laisser la direction de la fabrique de conserves, je prendrai celle de la toilerie.

Hier soir, je suis allé passer quelques moments chez Paul. La question de mon mariage éventuel est encore revenue sur le tapis. Malgré toutes mes protestations, Jeanne veut absolument me présenter sa bachelière. J’ai beau lui répéter que je ne veux aliéner ma liberté de sitôt, que je suis blasé, désabusé, guéri à tout jamais de l’amour, que je veux vivre longtemps encore ma bonne vie calme et paisible de célibataire égoïste, qu’une femme ne serait pas heureuse avec moi, que je ne pourrais plus me plier à ces mille et une exigences que demande la vie à deux, que je veux vivre à ma guise, me coucher quand je le veux, me lever quand il me plaît, sortir lorsque le cœur m’en dit, rentrer de même faire mes quatre volontés sans être exposé à m’entendre crier à chaque instant : « Ne fume pas dans le salon ! Ne fume pas à table ! Ne veille pas si tard ! Tu es en retard pour le dîner ! etc. » Rien n’y fait ; elle ne peut comprendre que je ne brûle pas du désir de connaître son amie, une jeune fille si jolie, si intelligente, si bonne, si gracieuse, si… etc.

Bulletin du jour : — Attendons toujours les développements. L’ennemi ne donne pas signe de vie. Par contre, ses alliés diplomatiques essaient de tirer les ficelles. Nos positions sont solides.

15 juin 1920

Pauvre Paul, comme mon bonheur, ou plutôt ce qu’il croit devoir être mon bonheur, lui tient à cœur. Hier soir, j’ai bien failli rencontrer le petit prodige que l’on me destine, je dois même avouer qu’il y avait une certaine habilité dans le stratagème qu’on avait imaginé pour me faire tomber dans le piège. Vers cinq heures, Paul arrive chez moi au moment où j’étais absorbé à coordonner des notes sur le mode breton de broyer la paille de lin.

— Ça marche la besogne ? me demanda-t-il tout naturellement.

— Très bien, très bien, je travaille depuis trois heures et j’achève de voler aux compatriotes de Botrel tout ce qu’ils peuvent avoir inventé d’intéressant pour notre future usine.

— Viens souper avec nous, cela te distraira un peu.

— Vous êtes seuls ?

— Certainement.

— Et pas de question de mariage avec qui tu sais ?

— Je te le promets.

— Alors je vous rejoindrai vers six heures.

Là-dessus, Paul me quitte et je me replonge dans la compagnie de mes Bretons et de leur mode de broyer la paille de lin.

À la demie de cinq heures, comme je me disposais à sortir, Lambert entre et me demande quand sa femme devra préparer le souper.

— Je soupe chez mon ami Lauzon.

— Ah ! chez Monsieur Lauzon ? Alors vous ne vous ennuierez pas. Je connais bien des gars qui aimeraient à être à votre place.

— Comment cela ?

— Je viens de rencontrer la mère Victoire que l’on a fait prévenir que Mlle Andrée soupait aussi chez Monsieur Lauzon. Mlle Andrée, ce n’est pas une compagnie à dédaigner pour une jeunesse comme vous !

Ça y était, on avait essayé à me rouler ! Et un ami comme Paul ! presque un frère ! Il me fait penser à l’ours de la fable… Mais où diable ont-ils contracté cette rage de vouloir me marier ? Là-dessus j’ai envoyé Lambert prévenir que j’étais retenu et les priais de m’excuser.

Bulletin du jour : — L’ennemi a lancé sur nos positions une attaque savamment combinée. Heureusement, nous avons prévenu ses desseins et sortons de cette escarmouche plus fort que jamais. Nos positions sont maintenant imprenables.

15 juin 1920 (soirée)

Bulletin du jour : — Rencontre de l’ennemi, Nous nous sommes tenus sur la défensive, tactique suivie d’ailleurs par l’adversaire. Aucun développement intéressant.

16 juin 1920

Je reçois presque journellement la visite de Monsieur le Curé qui me continue son cours d’ornithologie. À force de l’entendre me chanter les gloires de la gent ailée, je commence à m’intéresser à ces jolis petits êtres que mon oncle aimait tant.

Hier, j’ai comblé le vieux prêtre de joie en lui faisant des questions sur certains oiseaux, les premiers qui se sont présentés à mon esprit.

— Quel est le nom de l’oiseau blanc ou oiseau de neige que nous prenions l’hiver avec des lignettes ? lui ai-je demandé.

— C’est du plectrophane des neiges que vous voulez parler ! Un petit être bien mignon et bien intéressant sans compter les services sérieux qu’il rend dans nos campagnes. Il arrive avec l’hiver et ses nombreuses bandes se jetant dans nos champs en dévorent les têtes des mauvaises herbes émergeant de la neige. À voir l’arrière-garde de la troupe s’élever régulièrement pour aller glaner sur les devants, on dirait une vraie poudrerie.

— Et cet oiseau aux vives couleurs jaunes et noires qui niche dans les grands arbres ?

— Oui ! Oui ! l’oriole de Baltimore ainsi nommé en l’honneur de Lord Baltimore dont il porte les couleurs. Vous qui projetez de fonder une filature examinez de près le nid de cet oiseau admirablement tissé de crin et ce avec le seul aide de son bec.

— Et notre rossignol, pourquoi ne chante-t-il pas la nuit comme celui de France ? Est-ce à votre avis à cause de notre climat plus froid ?

— Non ! Non ! c’est bien moins compliqué que cela, je vous l’assure. Le rossignol ne chante pas la nuit pour la bonne raison qu’il n’existe pas au Canada. Ce que nous appelons le rossignol est un pinson, le pinson chanteur. C’est un cousin du chardonneret, du petit pinson que nous appelons linotte et même du vulgaire moineau.

Et le vieillard enthousiasmé de l’intérêt croissant que je prends à son innocente toquade, de recommencer son cours. Il me parle de la migration des oiseaux de leur habitat, de leurs amours… oui, de leurs amours, et là-dessus, il me présente certains aperçus tellement originaux que, ma foi, je ne puis me défendre d’un intérêt réel.

Bulletin du jour : — Positions pas changées.

17 juin 1920

Ce midi comme je revenais d’une tournée dans mes champs avec Lambert, je trouvai la mère Lambert toute émue qui guettait mon retour avec impatience.

— Vite ! notaire, vous avez des gens qui vous attendent depuis un bon quart d’heure.

— Du monde ? qui ça ?

— Le petit Pierre Francis qui doit épouser la petite Joson Graveline après-demain et qui vous attend pour le contrat.

Je m’empresse d’accourir, pensez donc, ce sont mes premiers clients, il faut être poli, Je trouve installés dans mon bureau, le père et la mère Francis Michaud, le père et la mère Graveline, les deux futurs et quatre ou cinq petits Michaud et Graveline, tellement que Madame Lambert avait été obligée d’apporter les chaises de la salle à dîner pour faire asseoir tout ce monde.

— Notaire, mon garçon veut se marier et nous venons voir comment vous lui chargeriez pour lui faire un contrat de mariage ?

J’ouvre mon tarif et après avoir cherché quelques instants, je trouve ; Contrat de mariage : De cinq à cinquante piastres. J’avoue que je demeure perplexe. À tout hasard, je risque : « Sept piastres avec une copie et sans les frais d’enregistrement. »

— Eh bonguenne ! vous le vendez cher votre papier ! À St-Hyacinthe, on charge bien moins que ça.

— Quand je me suis mariée, j’ai payé seulement une piastre, renchérit Graveline qui oublie d’ajouter que cela s’est passé il y a trente ans.

— Dites donc, Notaire, vous ne pourriez pas nous ôter un petit quelque chose ? implore Michaud.

— C’est le tarif que voulez-vous ? Mais après tout, que m’importent quelques piastres ? Et les deux futurs sont si gentils, la future surtout. Tout ce que je puis faire, c’est de le donner comme cadeau de noces.

— Alors, c’est trop bon marché, reprit Michaud ; nous ne voulons pas vous faire travailler pour rien.

— Bah ! qu’importe ! D’ailleurs, vous ne serez pas les seuls, je veux suivre l’exemple de mon grand’père qui en agissait toujours ainsi, et à l’avenir tous ceux qui se marieront dans la paroisse pourront venir chercher ce petit cadeau. J’entends que ces jeunes gens veulent se marier en séparation ?

— Comment ? En séparation ? intervint le futur qui croyait que l’on voulait toucher déjà à ses prérogatives les plus sacrées.

— Laisse donc parler le notaire ! réprimanda son père.

Je sortis mon code et leur expliquai de mon mieux les divers modes de conventions matrimoniales et leur demandai de me donner leurs dispositions. Alors entre les deux pères s’ensuivit une longue discussion à laquelle les mères vinrent enfin se mêler, de sorte qu’au bout d’un quart d’heure l’on n’était pas plus avancé qu’au commencement.

Bref, on parvint à s’entendre et tant bien que mal, grâce aux bons offices du formulaire Marchand, je pus fabriquer un acte presque convenable que tous les assistants vinrent signer excepté la mère Graveline qui déclara ne pas savoir signer et mit sa croix.

Après quoi, je profitai de ma prérogative de parfait notaire et embrassai la mariée dont les joues s’empourprèrent comme une bonne pomme fameuse bien mûre.

Bulletin du jour : — Aucun développement important. Les adversaires se regardent.

18 juin 1920.

La fabrique de conserves est maintenant en pleine activité et entre temps, nous construisons notre nouvelle annexe. La bâtisse sera prête à recevoir l’outillage vers la fin de l’été. J’irai sous peu à Montréal faire l’achat de la machinerie.

Monsieur le Curé continue ses visites quotidiennes mais ne voilà-t-il pas que ce brave pasteur donne dans la maladie de Paul et me fait chaque jour l’éloge de la petite artiste qui lui a peint ses oiseaux. Je l’aimais bien mieux auparavant, et si je lui reconnais tous pouvoirs pour la célébration du mariage cela n’entraîne pas nécessairement l’obligation de les organiser.

Bulletin du jour : — L’ennemi se dérobe.

19 juin 1920

Lambert aussi s’en mêle. Il paraît que cette petite sorcière a captivé tout le monde ici. Ce bon Jacques et sa femme se sont même enhardis jusqu’à me dire que nous ferions ensemble le couple le mieux assorti de la paroisse.

Bulletin du jour : — Échec sérieux. L’ennemi nous a surpris en flagrant délit d’espionnage.

20 juin 1920

Je viens de recevoir une invitation pour dimanche. Madame Lemay, la marchande, veut absolument que je sois des leurs à une soirée de famille. Elle m’a même ajouté presque confidentiellement que Mademoiselle Andrée était invitée. Pourquoi diable m’a-t-elle dit cela ?

Est-ce un autre piège ?

Bulletin du jour : — L’ennemi se cache.

21 juin 1920.

Visite du Curé qui m’a longuement entretenu de son volume en préparation et de la collaboration dévouée qu’y a apportée Mlle Andrée. Là-dessus, nouvel éloge de la cousine du Docteur, une jeune fille si brillante, si intelligente, d’un goût si sûr, etc., et surtout si modeste. Elle n’a consenti qu’à contrecœur, paraît-il, à signer ses dessins. Ce pauvre Curé me croit-il aveugle ? Croit-il que je n’aie pas remarqué depuis le premier jour la grâce, la beauté et le charme de cette jeune fille ? Ce n’est pas elle que je dédaigne, c’est le mariage qui me répugne.

Bulletin du jour : — Surprise de l’ennemi contre nos positions, alors que sortant du magasin, nous nous sommes trouvés face à face avec lui et avons perdu toute contenance. L’adversaire a enfoncé ses positions d’un sourire moqueur.

22 juin 1920.

Paul est venu m’annoncer que dimanche était l’anniversaire de la naissance de Jeanne et il m’a invité à souper chez lui. Je ne le lui ai pas demandé, mais je suis positif que le Docteur et sa cousine seront également au nombre des convives, et alors… Pourrai-je décemment m’abstenir d’y assister ? J’avoue que ce sera difficile. Ces pauvres amis sont d’une persévérance, oh ! mais d’une persévérance…

Bulletin du jour : — Grand conseil de guerre. Sujet de discussion : Devons-nous ou non souper chez Paul dimanche ? Après mûre délibération, il a été décidé dans l’affirmative.

Rencontre de l’ennemi. Nous avons riposté à sourire moqueur par sourire poli.