L’iris bleu/Chapitre XVI

Éditions Édouard Garand (1 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 41-44).

CHAPITRE XVI


Journal d’Andrée Deshaies,
(extraits)
9 juin 1920

J’arrive de chez Jeanne que j’ai trouvée toute affairée. Elle a délaissé pour quelques jours son éternelle broderie et ne songe plus qu’à l’arrivée prochaine de l’ami de Paul, le fameux convalescent auquel il a fallu une longue année pour se guérir de ses peines de cœur. Toute la maison est « sans dessus dessous » comme dit Victoire, et lorsqu’elle parle de leur prodige, Jeanne regarde son mari avec des yeux d’intelligence qui m’horripilent. Elle ne peut comprendre comment je ne partage pas leur joie et leur anxiété. Ces pauvres amis comme ils sont malhabiles, s’ils avaient voulu me le faire détester leur jeune notaire, ils n’auraient pas pu mieux s’y prendre.

Qu’est-il au juste ce bel infortuné ? Un ancien soldat qui doit parler bien haut, aux gestes autoritaires et secs, au cœur pantelant depuis sa dernière blessure sentimentale. Ce doit être un poseur et un insignifiant. Est-il grand ou petit, brun ou blond ? Bah ! que m’importe après tout…

19 juin 1920

Jeanne est venue passer un instant avec moi ce soir, leur ami est arrivé et a pris le souper avec eux, elle était au troisième ciel. Cette bonne Jeanne est tellement reconnaissante à Monsieur Marin d’avoir, en associant Paul à son entreprise, hâté leur bonheur qu’elle ne voit que les beaux côtés de cet ami précieux, et encore elle enjolive…

Cet après-midi Monsieur le Curé a reçu les dernières épreuves de son volume, s’il n’y a pas d’anicroches, le volume ira sous presse vers la fin de la semaine prochaine.

11 juin 1920

J’ai passé quelques instants chez Jeanne cet après-midi elle m’a tellement rabattu les oreilles avec son phénomène de notaire que je me suis empressée de venir retrouver mes fleurs. C’était vraiment comique d’entendre Jeanne, cette brave Jeanne, d’ordinaire sans la moindre astuce, essayer à m’insinuer adroitement que je devais penser au mariage, que mon cousin n’était pas éternel et que j’aurais un jour besoin d’un protecteur… etc., qu’elle fit suivre immédiatement de l’éloge dithyrambique de son merle blanc, un jeune homme si doux, si affectueux, si intelligent, si… Non ! Non ! Non ! qu’on me laisse la paix enfin, quand je serai prête à me marier, si je dois jamais me marier, je serai capable de choisir moi-même…

12 juin 1920

Je l’ai rencontré ! Je l’ai vu ! Qui ? Lui ! Lui avec un L majuscule, Lui, le nouveau dieu de la paroisse, le petit notaire Marin… car il est plutôt petit, oui, plutôt petit… Il n’est pas un beau Brummel sans toutefois être un monstre, loin de là ! C’est curieux de constater que le portrait que l’on imagine des gens s’éloigne généralement de la réalité. Je le croyais grand, sec, à l’air martial, portant haut et beau ; mais non, il n’est pas cela du tout. C’est un petit homme bien banal, il est plutôt blond, on reconnaît facilement qu’il a été soldat à sa démarche, qui conserve encore ce quelque chose de dégagé, d’athlétique, comme la plupart des autres soldats d’ailleurs sa mise tout en étant propre et élégante n’a rien du dandysme ; il est vrai qu’il est facile de constater à première vue que le complet qu’il portait ne sortait pas de l’atelier du tailleur de notre village ; mais enfin c’est un jeune homme comme on en rencontre chaque jour des centaines dans les grandes villes… ni mieux, ni pis…

13 juin 1920

Je suis sorti quelques heures cet après-midi, à la recherche d’une fleur d’iris versicolore, l’Iris bleu, comme disaient nos pères, et après une longue et fatigante excursion je m’en suis revenue bredouille. Je bénis le hasard qui m’a valu de marcher si longtemps à la recherche de cette plante autrefois si commune, car sans ce hasard miraculeux, je rencontrais dans notre petit salon notre merle blanc, le notaire Marin.

À mon arrivée cousin Jean, encore sous le coup de l’enthousiasme, m’a dit en souriant : « Ma pauvre Andrée, tu arrives en retard, tu as manqué une visite, et une visite qui eut certes été très agréable pour toi. Croirais-tu ma chère Andrée, que le notaire Marin est venu passer deux longues heures avec moi ? » J’avoue que je n’avais pas la moindre objection à le croire, il n’y avait rien que de très naturel dans cette visite faite à mon cousin par le notaire auquel il a rendu service, il y a un an lors de la mort du vieux Pierre ; mais ce que j’avais beaucoup plus de difficulté à comprendre c’était cet enthousiasme qui venait subitement de prendre le Docteur pour le petit phénix nouvellement déballé d’Europe ; le cousin n’a pas l’habitude de se laisser gagner aussi facilement. Mais lui continuait « Quel aimable garçon, intelligent, consciencieux (cette qualité le cousin était le premier à la lui avoir découverte), sérieux, instruit, etc… et quel cœur d’or, on le juge à première vue. »

Ô ! iris bleu ! chère fleur inconnue, en quelque coin que tu te caches, reçois l’expression de ma plus sincère gratitude ! Si tu n’avais mis tant de soin à te cacher, j’arrivais nez à nez avec un personnage qui, lui, ne met pas tant de sollicitude à se dissimuler ! »

13 juin 1920 (soirée.)

Peut-on jamais se fier aux amis ? Qui aurait cru que cette brave Jeanne eut été capable d’une telle duplicité ? Cet après-midi, j’arrive chez mon amie que je trouve revenue à sa broderie. Chose curieuse, elle ne me parle pas une seule fois durant tout l’après-midi de leur ami et je me retrouvais si heureuse, c’était tellement ma bonne Jeanne de jadis que j’ai prolongé ma visite et que j’ai accepté de souper avec eux. C’est là que l’on m’attendait…

Vers cinq heures, Monsieur Lauzon arrive du bureau et dit, très naturellement, ma foi : « Ajoute un couvert, Jeanne, Yves vient souper avec nous. » Ça y était, j’avais été honteusement roulée. Au sourire d’intelligence que je surpris sur les lèvres de la jeune épouse, je compris que c’était une trahison arrangée. Et pourtant, je ne pouvais reculer, je fis donc contre mauvaise fortune bon cœur ; mais toute la joie de ma journée était gâtée. Cependant la Providence veille sur les pauvres petites filles que l’on veut berner. À six heures, alors que l’on n’attendait plus que notre invité pour se mettre à table, le père Lambert est venu avertir que Monsieur Morin était retenu à la maison et nous priait de l’excuser…

Oh ! alors, si vous aviez vu l’air piteux de ces pauvres Lauzon ! Une combinaison si bien imaginée… Quant à moi, j’avais reconquis toute ma gaieté…

15 juin 1920

Jusqu’au curé qui commence à m’exaspérer. Il ne peut venir à la maison sans faire un éloge pompeux de son nouveau paroissien. À l’entendre ce serait un phénix à nul autre pareil. Est-il assez bonne âme ? Mais ce qui m’exaspère surtout, c’est sa manie détestable lorsqu’il parle de son ami, de me regarder bien en face pour essayer de saisir mes moindres impressions. Le cousin Jean est d’ailleurs aussi énervant et les regards d’intelligence qu’ils échangent lorsque la conversation tombe sur ce sujet de leur prédilection a le don de me faire sortir de mes gonds. Est-ce que le Curé et le Docteur se seraient rangés au nombre des conjurés ? Mais alors, il ne me resterait plus de véritables amis que Victoire !… et encore qui sait si l’épidémie ne l’atteindra pas à son tour ?…

Je l’ai rencontré de nouveau cet après-midi. Mon opinion première n’a pas changé. Il m’a même paru d’autant plus antipathique qu’on m’en fait plus d’éloges. Où vont-ils trouver de l’amabilité, de la politesse chez ce phénomène ? Il m’a effleurée du coude — inconsciemment, certain, — et ne s’est seulement pas excusé !!!

16 juin 1920

Je L’ai (toujours avec un majuscule) rencontré cet après-midi. Mon jugement ne change pas.

17 juin 1920

Je l’ai rencontré deux fois. Ce midi, par miracle, son regard n’était pas dans les nuages, nos regards se sont croisés : il a l’air plutôt niais.

18 juin 1920

Cela devait arriver, c’était fatal ! jusqu’à Victoire, ma bonne et fidèle Victoire, qui passe à l’ennemi ! Comme elle me disait ce midi que nous ferions, Monsieur Marin et moi, le plus joli couple du pays, je me suis fâchée complètement et je l’ai menacée, si l’on me parlait encore de Lui, de refaire mes malles et de retourner à Québec. Victoire en avait les larmes aux yeux…

Je ne L’ai pas rencontré de toute la journée… Que le soleil était brillant ! que les chants d’oiseaux étaient harmonieux ! que les fleurs embaumaient !…

19 juin 1920

J’ai rencontré cinq ou six fois aujourd’hui l’ami de mes amis qui n’est pas mon ami… Il a définitivement abandonné sa fâcheuse habitude de river ses regards au sol ou de les perdre dans les nues. Je L’ai même surpris qui me suivait des yeux… oh ! mais si vous aviez vu son air embarrassé d’écolier pris en défaut lorsqu’il s’est aperçu que j’avais surpris son geste…

20 juin 1920

Décidément il paraît que c’est un vrai fléau, tout le monde y passe ! En sortant de l’église, c’est Mlle Bérénice, la ménagère du Curé, qui vient me faire l’éloge du dernier des Marin ! Plus loin, je rencontre Madame Lemay, la femme du marchand qui à son tour m’invite à une soirée d’amis pour dimanche soir et elle ajoute confidentiellement : « Nous avons invité Monsieur Marin, le nouveau notaire. »

Je ne L’ai pas aperçu aujourd’hui.

21 juin 1920

Sortant du magasin général, ce midi, je me trouve face à face avec Lui. À voir son air décontenancé, je n’ai pu retenir un sourire moqueur. Pour un preux, c’est un piètre preux qu’une petite fille comme moi peut désarçonner aussi facilement…

22 juin 1920

Décidément si cela continue, je vais aller passer quelques semaines chez cette bonne Laure. Ce matin, en revenant d’une promenade à travers champs, je surpris Monsieur le Curé, le cousin Jean et l’ami Lauzon en grand conciliabule et comme ils venaient de prononcer mon nom, je n’ai pu résister au désir d’écouter aux portes.

C’était bien de moi que l’on parlait, de moi et de Lui.

— Je vous dis Docteur, que ces deux enfants sont faits l’un pour l’autre et fatalement ils devront finir par s’aimer ! C’était l’ami Lauzon qui parlait.

— Peut-être, mon cher ami, reprit le cousin Jean, mais en attendant, Monsieur Marin ne paraît pas avoir à l’endroit de ma pupille des sentiments bien tendres ; de son côté, Andrée, je vous l’avoue, le déteste cordialement. Ce sont là des constatations très peu encourageantes…

— Comment peuvent-ils s’aimer ou se détester, répartit Monsieur Lauzon, jamais nous ne sommes parvenus à les présenter l’un à l’autre ?

— Et ce sera d’autant plus difficile maintenant, qu’ils se doutent de nos intentions. Si vous le permettez, nous allons tenter une dernière fois de les réunir. Dimanche est l’anniversaire de naissance de Jeanne, venez tous prendre le souper à la maison, ce sera si naturel qu’ils ne pourront se dérober. Serez-vous des nôtres Monsieur le Curé ?

— Avec plaisir, mes amis, avec plaisir ; votre compagnie m’est trop agréable pour que je perde l’occasion de m’y associer. Et puis, Monsieur Lauzon, votre épouse est une maîtresse cuisinière, ses plats délicieux feront une agréable diversion à l’ordinaire de ma vieille ménagère. Quant à l’efficacité de votre grand moyen, permettez-moi de vous l’avouer dès à présent, je n’y crois pas ; ces savantes combinaisons ne sont pas le propre des choses du cœur ! Regardez donc plutôt dans la nature. Est-ce que les oiseaux se soucient de l’accouplage de leurs oisillons ? Est-ce que papa et maman pinson élaborent de savantes combinaisons pour les amours de leurs petits ? Et cependant lorsque reviendra le soleil de juin et de juillet les bois retentiront des chants de leurs amours et il n’y aura pas assez de branches pour cacher leurs nids ! Monsieur Yves et Mademoiselle Andrée sont deux cœurs droits et bons, deux intelligences éclairées ; fatalement ils seront un jour entraînés l’un vers l’autre. Laissez la jeunesse, la force d’attraction, le hasard même accomplira ce que vos savantes manœuvres ne sauraient mener à bonne fin.

Là-dessus je suis montée à ma chambre en me promettant bien d’opposer toute la force d’inertie possible à cette force d’attraction dont parlait le bon curé et, pour commencer, je prédis que dimanche matin je vais avoir des maux de tête, et ces maux de tête vont dégénérer vers les deux heures en une migraine aiguë. Heureusement le cousin pourra toujours aller m’excuser auprès de Jeanne de ne pouvoir assister au souper…

J’oubliais de dire que je l’ai rencontré une fois cet après-midi. Qui l’aurait cru, il sait sourire ! Et ma foi, son sourire n’est pas mal du tout !