George E. Desbarats, éditeur (p. 77-86).

CHAPITRE VII.

COUPS DE FOUDRE.


Vous souvient-il, lecteurs, d’une toute vieille maison de pierre, basse, à un seul étage, que l’on voyait, il y a douze ans, sur les remparts, à quelques cents pieds plus bas que la rue Saint-Georges ? Vous rappelez-vous qu’en longeant ses murs séculaires, rongés et affaiblis par le temps, vous reteniez votre haleine, tant vous aviez peur que le moindre souffle ne fournît un prétexte à ses murailles chancelantes et à son toit fatigué par la pesanteur des ans, de s’effondrer sur votre tête ? Et vous passiez bien vite en voyant le trou béant que formait la toiture fuyant certain angle des murailles boiteuses qui lui refusaient leur appui.

Quand vous aviez laissé derrière vous cette ruine croulante, vous vous retourniez en vous demandant par quel phénomène d’équilibre se maintenait cette cheminée si voûtée, si torturée que vous l’eussiez pensée jalouse des paraboles fantastiques décrites par le reste de l’édifice invalide.

Enfin, vous continuiez votre chemin, tout en vous disant que le lendemain l’on verrait assurément la rue encombrée des débris de cette masure écroulée pendant la nuit.

Mais des semaines, des mois et des années s’écoulaient sans donner le coup de grâce à cette charpente vermoulue, tandis que le soleil de chaque jour n’en donnait que plus de vigueur aux touffes de mousse et d’herbe qui trouvaient moyen de croître sur ce toit d’un autre âge.

En 1759, la maison dont nous venons d’esquisser la décrépitude était presque neuve ; M. de Rochebrune l’ayant fait bâtir quelque temps après son arrivée en Canada. Après sa mort, elle avait été abandonnée pendant l’année que Mlle de Rochebrune avait passée chez Lavigueur. Mlle de Longpré l’occupait avec Berthe, après avoir adopté la malheureuse enfant.

Grâce à son peu d’élévation et à son isolement des autres habitations, la petite maison des remparts avait peu souffert des boulets des assiégeants et évité l’incendie qui avait dévoré la plus grande partie de Québec. La cheminée, emportée à moitié par un boulet, avec une longue éraflure creusée dans le mur de pignon, à gauche, par un éclat d’obus, témoignaient seuls du passage des projectiles anglais.

On sait que Mlle de Longpré, désolée de la disparition et de la captivité de Berthe, n’avait pas voulu s’éloigner de la ville avant le retour de la jeune fille. Rien n’avait pu la déterminer à quitter sa demeure, tout exposée qu’elle y fût.

Elle s’était contentée de matelasser les fenêtres qui donnaient sur le fleuve et la Pointe-Lévi, pour se mettre, autant que possible, à l’abri des projectiles.

C’est à la porte de cette maison que nous avons laissé Raoul de Beaulac au moment où il allait frapper pour s’annoncer.

On se rappelle qu’à l’instant où il allait porter la main au lourd marteau de fer, il avait éprouvé au cœur une violente contraction, en se demandant si ce n’était pas un pressentiment qui le prévenait d’un nouveau malheur.

C’était une douleur aiguë, poignante, accompagnée d’un grand affaissement moral, et telle, que le jeune homme, doué d’un tempérament robuste, n’en avait jamais ressentie.

Il fut quelque temps à se remettre, car on ne vint lui ouvrir qu’au bout de quelques minutes, et lorsqu’il eut frappé deux fois.

Il commençait à respirer plus librement quand la porte s’ouvrit.

En le voyant, la servante devint terriblement pâle, et l’émotion qu’elle éprouva fut telle, qu’elle ne put répondre à Raoul lorsqu’il lui demanda si les dames pouvaient le recevoir.

Encore tout énervé lui-même, Beaulac ne prêta qu’une faible attention à la pâleur de la servante et crut que l’altération de ses propres traits avait frappé la jeune fille.

— Mon Dieu ! n’allez pas plus loin, monsieur de Beaulac ! cria celle-ci en l’arrêtant par le bras.

— Mais, qu’y a-t-il donc ? lui dit Raoul d’une voix tremblante et étouffée.

La servante voulut répondre, mais les paroles s’accrochaient dans sa gorge.

Puis, comme si ce qu’elle avait à dire était trop douloureux à prononcer, la pauvre fille se sauva en laissant la porte ouverte.

La commotion que sa robe imprima à l’air en passant devant une porte qui s’ouvrait à gauche sur le salon, apporta jusqu’à Raoul une forte odeur de cierge allumé.

Attiré par une puissance invincible, le jeune homme s’avança dans la direction de la grand’chambre. Quand il eut fait trois pas — l’intérieur de l’appartement lui était encore caché — il aperçut une lueur rouge qui se reflétait sur le vernis de la porte entr’ouverte.

Arrivé à l’entrée de la chambre, il s’arrêta sur le seuil, les yeux fixes de terreur, stupéfait, pétrifié, anéanti.

De grands draps blancs couvraient les quatre murs et masquaient les fenêtres en arrêtant la lumière du jour.

Au milieu de la chambre s’élevait une estrade noyée sous des flots de mousseline blanche. Deux cierges brûlaient doucement auprès, sur une petite table recouverte de fine toile, et éclairaient de leur lumière froide le pâle visage d’une jeune fille étendue, sans mouvement, sur le lit mortuaire.

Deux vieilles femmes agenouillées égrenaient leur chapelet auprès du corps inanimé.

Raoul se serra la tête avec ses deux mains en se demandant s’il avait le cauchemar ou s’il était fou.

Mais l’implacable réalité brûlait ses yeux.

Il étendit soudain les bras et vint se jeter sur l’estrade en criant :

— Berthe ! ô mon Dieu ! Mais dis-moi, Berthe, que ce n’est pas vrai ! Non, ma bien-aimée ! tu n’es pas morte ! dis ?

Elle ne répondait pas, la jeune fille. Raoul saisit ses mains qu’elle avait croisées sur la poitrine et les secoua avec frénésie.

Les deux blanches mains se séparèrent et la gauche seule resta dans celles de Raoul. Elle était inerte et froide comme celle d’une statue de marbre.

— Je t’en supplie, Berthe ! poursuivit le malheureux avec des accents de voix déchirants, cesse ce jeu atroce ! je sais bien que tu n’es pas morte, va ! N’étais-tu pas avec moi, ce matin, sur mon cheval noir ! Tu as voulu m’éprouver, n’est-ce pas ? Mais c’est assez ! Car vois-tu, Berthe, je souffre le martyr ! Mais tu veux donc que je meure pour tout de bon, moi ! Mon Dieu ! c’est donc vrai, vous m’avez tué ma fiancée ! Ah ! que trois fois maudit soit le jour où vous m’avez donné la vie !

À ces cris délirants qui remplissaient la maison, d’autres cris répondirent d’une chambre voisine, et Mlle de Longpré, accourant éplorée, vint s’affaisser près de l’estrade. Raoul ne pouvait plus douter de l’immensité du malheur qui s’effondrait sur lui.

Il se releva tout à coup, pâle, muet, les yeux secs. Durant quelques minutes il resta immobile. Tant de sanglots furieux bouillonnaient dans sa poitrine, qu’il crut un moment qu’elle allait éclater sous cette énorme pression. Mais, comme la vapeur qui bondit de la bouilloire surchauffée, lorsqu’on finit par donner une issue à sa fureur, de violents sanglots sortirent enfin de sa gorge, tandis que des flots de larmes jaillissaient de ses yeux égarés.

Ses genoux retombèrent en terre, et sa tête s’affaissa sur l’oreiller de Berthe, où ses cris étouffés se mêlèrent avec les pleurs qui baignaient, de leur chaude amertume, la chevelure noire de sa fiancée, dont les longs anneaux se déroulaient en vagues onduleuses autour de la figure et du cou de la morte.

Seule, sur le lit tout blanc, dans ses vêtements de vierge, la demoiselle de Rochebrune gardait son immobile impassibilité.

Blanche était sa figure, comme les gouttes de cire qui lentement glissaient le long des deux cierges allumés à son chevet, pour venir se figer dans le réservoir des chandeliers d’argent. Ses paupières, qu’on n’avait pu réussir à fermer entièrement, laissaient voir à demi le cercle des noires prunelles sous les longs cils bruns dont l’ombre frangeait les joues pâlies. Ses narines dilatées semblaient vibrer encore comme au souffle de la colère ou de la terreur, et sa bouche, aux lèvres décolorées, était contractée comme par un transport de haine ou d’effroi.

Malgré sa beauté, elle faisait ainsi mal à voir, tant l’expression tourmentée de sa figure différait de celle des jeunes filles qui se sont endormies dans la paix du Seigneur.

Il fallait que son agonie eût été terrible.

Raoul restait écrasé sous l’énorme poids de son infortune.

Longtemps on entendit le bruit navrant de ses sanglots étouffés à demi dans l’oreiller sur laquelle reposait insensible la tête de son amante.

Quelquefois ses sanglots se changeaient en cris spasmodiques et sa douleur se réveillait plus intense, comme le feu d’un brasier auquel on jette un nouvel aliment. C’est qu’alors il songeait que le matin même, il la pressait contre son cœur, sa belle fiancée qui frémissait sous son étreinte ardente. C’est que les gais rêves d’avenir qu’il faisait alors, revenaient maintenant, par volées, croasser sur son malheur et lui jeter le cri sinistre entendu par un poète malheureux dans une heure d’amer délaissement :

« Never ! o never more !  »

Une fois, il essaya de relever la tête pour s’assurer si réellement elle était bien morte, celle qui lui disait, à l’aurore si riante de ce funeste jour : Raoul, je t’aime !

Mais à peine l’eut-il envisagée, qu’il fut pris d’une nouvelle crise.

Éperdu de souffrance, exalté par la douleur, il colla ses lèvres brillantes sur la bouche glacée de la morte. Puis, sentant que le délire lui montait en bouillonnant jusqu’au cerveau, il s’arracha de ce baiser suprême et sortit en courant comme un fou.

Voyons maintenant ce qui était arrivé à Mlle de Rochebrune, après que Raoul l’avait quittée à l’entrée de la rue du Palais.

Quand la déclivité de la côte lui eut caché son fiancé, elle continua de longer la rue Saint-Jean et se dirigea vers la rue Couillard en gagnant les remparts de l’est.

Encore convalescente, énervée par les angoisses et les fatigues de la nuit, brisée, par la course à cheval qu’elle venait de faire, Berthe avait ressenti une faiblesse extrême en mettant pied à terre.

Elle entra dans la rue Couillard en se traînant avec peine et demandant à Dieu qu’il lui donnât la force d’atteindre le logis de sa parente.

Le sang bourdonnait dans ses tempes et ses muscles détendus lui refusaient leur secours. Elle sentait ses jambes se dérober sous elle à chaque pas.

Elle allait cependant entrer dans la côte de Léry, qui termine la rue Couillard à angle droit, lorsqu’elle se trouva soudain face à face avec un homme qui descendait en toute hâte.

À peine eut-elle envisagé cet homme, qu’elle jeta un grand cri et s’affaissa mourante au milieu de la rue.

Celui dont la vue seule l’avait ainsi foudroyée, c’était Bigot.

L’intendant, anxieux du résultat de sa trahison, avait passé la nuit dans le logis désert de Mme Péan, qui était absente de la ville avec tous ses serviteurs depuis le commencement du siége. La maison de la dame était située, comme on sait, dans la rue Saint-Louis et dominait de beaucoup les remparts de l’ouest, alors très-peu élevés ; de sorte, que de l’étage supérieur l’on avait vue sur la partie des plaines d’Abraham qui avoisine la ville.

Bigot s’était rendu dans l’appartement le plus élevé, du côté de la campagne, et s’était mis en faction, à la fenêtre, dès le milieu de la nuit.

Vers une heure du matin, il avait entendu, venant du Foulon, des coups de feu qui grondaient sourdement à distance. Mais la nuit était encore trop noire pour qu’il y pût voir quelque chose.

Durant plus d’une heure il prêta l’oreille à la fusillade, qui finit par s’éteindre et cesser tout à fait.

Qui saura jamais les angoisses honteuses du traître tandis que sa face blême, sortie de la fenêtre ouverte, se penchait dans l’ombre pour aspirer, avec l’air frais de la nuit, les premières effluves du malheur qu’il préparait au pays depuis si longtemps ? Qui nous dira les tempêtes qui soulevèrent sa poitrine pendant les trois heures que ses yeux hagards voulurent percer les ténèbres pour y trouver l’indice de notre honte et du succès de son infamie ?

La nuit, cependant, fuyait peu à peu devant l’aurore qui, victorieuse, envahissait la campagne en refoulant l’obscurité.

Dès le premier reflet de jour pâle qui vint éclairer la plaine, Bigot la scruta d’un regard avide. Mais il ne vit rien ; car le renflement de la colline qui s’élève à quelques arpents de la porte Saint-Louis s’interposait entre lui et l’armée anglaise, dès lors rangée en bataille au pied de la déclivité qui commence auprès de la prison neuve. Bigot, qui s’était imaginé que les ennemis tenteraient de surprendre la ville s’ils réussissaient à s’emparer des hauteurs de la falaise du Foulon, fut consterné de ne point voir les Anglais apparaître près des murs.

Pendant plus d’une heure, son œil terne resta fixé sur le mamelon de verdure qui traçait sa ligne onduleuse sur le ciel rosé du matin, mais vainement. L’Anglais ne se montrait pas.

— Auraient-ils été repoussés ? se dit l’infâme, qui déplorait déjà l’inutilité de sa trahison.

Il était quatre heures.

Tout à coup, il entendit le son des clairons qui donnaient l’alarme. Ces cris stridents du cuivre venaient de la porte Saint-Jean.

Il bondit sur ses pieds et descendit les escaliers quatre à quatre pour aller voir ce qui se passait au dehors.

Après avoir fait quelques pas dans la rue Saint-Louis, il la quitta aussitôt pour s’engager dans les rues Sainte-Anne et du Trésor. Il déboucha en courant dans la rue Buade, longea la cathédrale et traversa la grande place de l’église.

Mais il ne rencontrait personne.

Son excitation était si grande qu’au lieu de descendre la rue de la Fabrique, ainsi qu’il en avait d’abord l’intention, il continua d’avancer tout droit dans la rue de Léry.

Quand il reconnut son erreur, il avait descendu la moitié de la côte.

Il s’arrêta une seconde.

— Bah ! pensa-t-il, ce n’est pas la peine de remonter. Continuons. Je vais prendre la rue Couillard.

C’était la fatalité qui le poussait ainsi.

Comme il tournait le second coin de rue qui s’offrit à sa gauche, il aperçut Mlle de Rochebrune à dix pas de lui.

— Mordieu ! s’écria-t-il, comment se fait-il que les Anglais l’aient laissée s’envoler sans m’en prévenir !

Il fit deux pas au-devant de la pauvre enfant, qui s’affaissa morte d’effroi.

Elle le redoutait et le haïssait tant cet homme, que sa présence inattendue avait arraché soudain à Berthe le peu de force et de vie qui lui restait encore.

Bigot s’arrêta près de la jeune fille étendue sans mouvement au milieu de la rue.

— Que faire ? dit-il en se frappant le front.

Mais il n’eut pas le temps de délibérer davantage, car l’alarme jetée dans la ville y courait comme une traînée de poudre à laquelle on met le feu.

Déjà les miliciens et les bourgeois sortaient de leurs maisons, et de toutes parts des clameurs confuses s’élevaient.

— Filons ! pensa Bigot. On ne doit pas me voir ici, et d’ailleurs, la belle n’étant qu’évanouie, je la retrouverai bientôt.

Il venait à peine de disparaître au premier détour de la rue qu’un petit groupe de miliciens qui s’étaient habillés et armés à la hâte, vint se heurter sur le corps de Berthe en criant :

— Aïe !

— Holà !

— Qu’est cela ?

— Une femme !

— Évanouie.

— Morte !

— Attends donc que l’on voie !

— Diable ! mais c’est… Mlle de Rochebrune, la cousine à la vieille demoiselle Longpré qui demeure sur les remparts. On disait pourtant qu’elle était prisonnière des Anglais.

— On ne la laissera pas dans la rue ?

— On a ben le temps de faire revenir cette demoiselle…

— Tut ! tut ! interrompit un sergent qui se trouvait avec eux, que deux d’entre vous la portent chez sa parente. Allons, Pierre et Jacques, vite, et venez nous rejoindre ensuite à la porte Saint-Jean.

Les deux hommes désignés s’exécutèrent.

Au bout de quelques minutes, ils frappaient à coups de crosse dans la porte de l’habitation de la vieille dame.

Nous renonçons à peindre la douloureuse surprise qui saisit Mlle de Longpré à la vue du corps inanimé de sa parente.

D’abord, elle voulut croire que la jeune fille n’était qu’évanouie. Mais quand on eut essayé tous les moyens imaginables pour la faire revenir, et qu’on eut constaté que la malheureuse enfant ne donnait aucun signe de vie, Mlle de Longpré perdit connaissance.

Quelques voisines charitables se chargèrent d’ensevelir Berthe, qu’elles placèrent dans le salon, ou la grand’chambre, comme on disait alors.

Un tel état de torpeur suivit l’évanouissement de Mlle de Longpré qu’elle ne songea nullement à faire parvenir cette fatale nouvelle chez Raoul, que, d’ailleurs, elle devait croire absent. Voilà pourquoi Beaulac était venu se heurter si brusquement contre le cadavre de sa fiancée.

Meurtri, broyé par la main d’airain du malheur qui l’étreignait avec une fureur toujours croissante depuis quelques mois, Raoul passa une horrible nuit.

Parfois, dans le paroxysme de sa douleur, il maudissait le ciel qui l’avait fait si malheureux. Ramené tantôt à de meilleurs sentiments par les bons principes qu’il devait à sa pieuse mère, morte depuis plusieurs années, il demandait pardon à Dieu des blasphèmes que lui arrachait le délire. Puis son imagination surchauffée, exaltée, lui soufflait d’ardentes prières. Alors il implorait à grands cris le Seigneur et la Vierge de rendre par un miracle la vie à sa fiancée.

Durant cette interminable nuit, dont chaque seconde enfonçait son dard dans le cœur endolori du jeune homme, Raoul pleura toutes les larmes de ses yeux. Si, au moins il eut eu à sa portée l’affection d’un parent ou d’un ami pour caresser et calmer sa souffrance. Mais il était seul, le pauvre orphelin, le triste abandonné. L’état d’agitation extrême dans lequel se trouvait la ville avait plongé chacun dans une situation analogue à la sienne. Car les victimes de la bataille comptaient bien des amis et des parents dans la capitale en deuil.

Sur le matin cependant, comme Beaulac épuisé gisait sur sa couche, abruti par la souffrance morale, il entendit des pas pesants auprès de lui. Mais il ne bougea pas.

Il sentit qu’une main rude se posait sur son épaule. Il put lever enfin la tête.

Lavigueur se tenait debout devant lui et le regardait avec une profonde commisération.

Le contact de la main loyale du seul homme qui lui fût dévoué dans le malheur, eut un effet terrible sur son organisation énervée. Si la source de ses larmes n’eût pas été tarie, Raoul aurait fondu en pleurs. Mais ses yeux, brûlés par l’insomnie et la fièvre, restèrent secs. Sa poitrine se souleva comme pour sangloter. Et cependant, ses lèvres firent vibrer un rire nerveux et strident.

— Mon Dieu ! il est fou ! pensa Lavigueur qui, avec un puissant effort, parvint à étouffer un sanglot convulsif.

À la dérobée, il essuya deux grosses larmes qui foulaient sur ses joues hâlées. Il comprit que pour opérer une diversion salutaire à l’exaltation douloureuse de Beaulac, il fallait donner un autre cours à l’emportement de sa passion.

— Monsieur Raoul, dit-il d’une voix tremblante.

Beaulac riait toujours, mais d’un rire épouvantable.

— Monsieur Raoul, il vous faut vivre pourtant.

Le jeune homme ne semblait pas entendre.

— Savez-vous pourquoi, mon lieutenant ?

Le brave Canadien serrait affectueusement la main de Beaulac dans sa grosse main calleuse.

— C’est qu’il vous reste à vous venger !

Raoul ne riait plus et semblait écouter cette voix qui lui parlait, comme si elle fût venue de loin, de bien loin.

— Me venger ? murmura-t-il.

— Oui, mon lieutenant, vous venger de Bigot.

— Bigot ! cria Raoul.

Son œil éteint se ranima. Il grinça des dents.

— Ô l’être exécrable, cause de tous mes maux ! s’écria-t-il.

— Cause surtout de la mort de mademoiselle Berthe, reprit Lavigueur dont la voix trembla.

— Que dis-tu, Jean ?

— La vérité. Ma sœur qui est mariée avec Pierre Couture, le menuisier qui demeure à côté d’ici, dans votre rue, ayant été éveillée ce matin en sursaut par les cris d’alarme que jetaient les clairons du corps de garde de la porte Saint-Jean, sauta à bas du lit pour aller regarder ce qui se passait dans la rue. Elle aperçut de la fenêtre une femme étendue sans vie devant la porte, tandis qu’un homme s’enfuyait à toutes jambes après s’être penché un instant vers la jeune femme. Cet homme, elle eut le temps de le reconnaître. C’était l’intendant. La jeune femme, mademoiselle Berthe.

Raoul poussa un cri de rage, un hurlement de bête féroce.

Il ne pouvait pas parler, il suffoquait, et tournait autour de sa chambre comme dans sa cage un lion furieux.

— Qu’ai-je fait, mon Dieu ! pensa Lavigueur. Sa folie va le reprendre, pire que tantôt. Il va se tuer peut-être !

Mais Beaulac s’apaisa bientôt, et venant s’arrêter en face de Lavigueur étonné de ce changement brusque, il lui dit d’une voix calme, terriblement calme :

— Oui, Jean ! il faut vivre pour qu’il meure, cet homme maudit ! Vois-tu, Jean, c’est cette main-ci qui le tuera !

La menace était si fortement accentuée, que Lavigueur en frissonna.

— Mais, ajouta Raoul, quand j’aurai vengé Berthe, je ne vivrai pas longtemps…

Lavigueur n’osa point relever ces dernières paroles.

Il était trop content du résultat obtenu.

Il passa le reste du jour avec Raoul, de peur qu’une nouvelle crise venant à s’emparer du jeune homme, ce dernier n’attentât à ses jours dans un moment de délire.

Mais, ainsi que l’avait prévu le Canadien, les idées de vengeance qu’il avait infiltrées en Beaulac avaient apaisé la frénésie de la douleur de Raoul.

Maintenant, bien qu’il fût sombre comme la pierre d’un tombeau dans une pluvieuse nuit d’automne, et qu’il ne dit pas une parole à Lavigueur pendant tout le jour que celui-ci s’astreignit à passer à côté de lui, un grand calme, voisin il est vrai d’un profond abattement, succéda à l’excitation fébrile qui l’avait précédé.

Et pourtant, comme il le retournait dans son cœur ce dard atroce que la main de l’infortune y avait enfoncé ! Comme il se complaisait, durant cette lente journée, à envenimer sa blessure en la froissant sans relâche au contact de la mémoire de ses joies passées !

Enfin, quand chacune des minutes de cet interminable jour eut déchiré son âme de ses soixante aiguillons, quand la lumière du soleil eut été lassée d’éclairer son supplice, la nuit vint se pencher à son tour sur l’infortuné pour le bercer encore de la plainte irritante du souvenir.

Déjà l’obscurité descendait jusqu’au pavé des rues, lorsque Raoul se leva soudain.

— Il faut que je sorte, dit-il à Lavigueur.

— Pardonnez-moi, mon lieutenant, mais où allez-vous donc ?

— La voir.

— Me permettez-vous, monsieur Raoul, de la revoir aussi ? N’a-t-elle pas été mon enfant durant toute une année ?

Beaulac tendit la main au Canadien.

— Viens, dit-il.

Ils sortirent tous deux, et se dirigèrent silencieux du côté de la petite maison des remparts.

Ils entrèrent chez Mlle de Longpré.

Rien n’était changé dans la grand’chambre. Les draps blancs pendaient toujours le long des murailles comme de larges pans de marbres funéraires. Deux cierges brûlaient encore à la tête du lit sur lequel la blanche morte dormait dans la suprême immobilité. À côté d’elle, deux vieilles femmes priaient à genoux. Seulement, à gauche de l’estrade, appuyé sur deux chaises, s’étalait un cercueil béant et noir.

Beaulac s’avança lentement, mais d’un pas ferme. Lavigueur le suivait ; ses jambes tremblaient sous lui.,

Arrivé à côté du lit, Raoul inclina ses deux genoux vers la terre et contempla l’être adoré que la tombe allait engloutir.

Derrière lui, Lavigueur, aussi à genoux, pleurait la figure perdue dans ses deux mains.

Pas une larme ne mouillait l’œil fixe de Raoul. Aucun muscle ne tressaillait dans son visage immobile et pâle comme une figure de cire.

Les deux vieilles femmes avaient cessé de murmurer leurs prières, et l’on n’entendait plus que les sanglots étouffés de Lavigueur, avec, au dehors, les tintements lugubres d’une cloche qui sonnait les glas d’un mort.

Soudain, Raoul étendit le bras droit au-dessus du front de son amante, et d’une voix creuse, sépulcrale :

— Berthe de Rochebrune, dit-il, ma fiancée devant les hommes et devant Dieu, je jure, moi, Raoul de Beaulac, que tant qu’un souffle de vie m’animera, je n’aurai d’autre désir, d’autre but que de châtier de mort l’infâme qui a causé la tienne. Alors, et seulement quand j’aurai tué cet homme, comme il ne me restera plus qu’à te rejoindre au ciel, je supplierai Dieu de m’envoyer au cœur la première balle du combat où j’accourrai au-devant de cette mort aimée, qui seule peut maintenant nous réunir !

Il dit et pencha sa figure sur le visage froid de la trépassée.

Quand ses lèvres touchèrent dans le baiser d’adieu le front de son amante, Raoul crut que son cœur allait éclater dans sa poitrine. Pendant un instant, il se sentit mourir…

Mais les dernières paroles du serment qu’il venait de proférer bruissaient encore à son oreille. Aussi comprima-t-il sa douleur en lui-même comme dans un réseau d’airain.

Pour venger Berthe, il fallait vivre, et pour vivre, il devait vaincre la souffrance.

Il se releva, fit deux pas vers la porte, se retourna, revint vers Berthe, la baisa une seconde fois au front avec autant de respect qu’il eût porté aux reliques d’un martyr, et sortit brusquement.

Lavigueur le suivit en s’appuyant aux murailles pour ne point tomber. Lui, dont la force physique était double de celle du gentilhomme, était pourtant plus faible dans une lutte corps à corps avec la douleur morale.

La cloche tintait toujours au-dessus de la ville, et ses vibrations funèbres se traînaient lentement sur la brise nocturne.

— Mon Dieu ! que cette cloche me fait mal ! murmura Raoul en reprenant d’un pas fiévreux le chemin de son logis.

— Elle sonne les funérailles du général Montcalm, dit Lavigueur pour changer le cours des pensées de Beaulac.

— Quoi, le général est mort !

— Oui, la nuit passée, monsieur Raoul. On l’enterre ce soir aux Ursulines.

— Il est bien heureux, lui ! repartit Beaulac d’une voix sourde.[1]

Le sang-froid dont Raoul avait fait preuve en présence du corps inanimé de son amante, commençait pourtant à se fondre au contact du feu de sa douleur. La réaction se faisait déjà et le sang bourdonnait dans ses tempes, surchauffé par la fièvre.

Quand ils arrivèrent devant la demeure du lieutenant, Lavigueur s’arrêta pour le laisser entrer.

— Non ! non ! j’étoufferais ! cria Raoul. Il me faut de l’air ! Et comme l’insensé qui semble chercher instinctivement partout sa raison absente, Beaulac continua d’errer par les rues sombres et désertes sans savoir où il allait.

La cloche du monastère pleurait toujours et le vent de la nuit balançait sa plainte monotone au-dessus de la ville silencieuse et morne.

Raoul tourna le coin de la rue Couillard et remonta la rue de la Fabrique.

Au fond de la grande place se dressaient les hautes murailles de la cathédrale en ruine. Le toit s’étant effondré dans les flammes, le ciel, apparaissait librement à travers les vitraux du portail et les fenêtres défoncées de la nef. Du clocher élevé, il ne restait plus que la lourde tour du beffroi, au-dessus de laquelle se levait en ce moment le disque de la lune, si brillant, si mystérieux et si grand, qu’on aurait cru voir l’œil de Dieu errer sur les décombres de son temple dévasté.

La cloche des Ursulines laissait cependant tomber sans relâche ses sanglots dans la nuit.

À mesure que Raoul avançait, il se heurtait de plus en plus contre mille débris de poutres noircies et de pierres calcinées qui encombraient la rue. Car toute la partie de la haute-ville qui s’étendait depuis la rue de la Fabrique jusqu’au Château-du-Fort, se trouvant la plus élevée, avait souffert davantage de la bombe que le reste de la cité qui descend avec le terrain en gagnant les faubourgs.

La lumière blanche de la lune donnait en plein sur l’église[2] et la façade du collége des jésuites. Sur leurs murs éclairés se voyaient partout de grosses taches étoilées, tandis que sur les toits s’étendaient comme des flaques de sang. C’étaient les trous béants creusés par la bombe et les boulets anglais.

Raoul traversa la grande place et s’engagea dans la rue Buade, où plus grande encore était la désolation.

Outre les murs élevés de la cathédrale qui dressaient à gauche leurs pans noircis et à demi-écroulés, on ne voyait que des ruines à droite. Le feu et la bombe n’avaient rien épargné. Les toits embrasés s’étaient écroulés dans les caves, et les fenêtres crevées fixaient sur le passant leurs regards creux comme les orbites d’une tête de mort.

Énervé de plus en plus par ces scènes de poignante destruction, Raoul tourna brusquement le coin de la rue du Trésor, dans laquelle il entra comme pour fuir ce navrant spectacle.

La cloche du couvent se lamentait encore, et sa voix aérienne prenait des accents de plus en plus éplorés à mesure que Raoul se rapprochait du monastère.

Quand il déboucha sur la Place-d’Armes qui s’étendait devant le château Saint-Louis, le premier objet qui frappa les yeux de Beaulac fut le couvent avec la chapelle des Récollets, dont les projectiles avaient respecté le petit clocher pointu.[3]

Le monastère et la chapelle étaient encore debout, mais leurs murs crevassés et leur toiture en maints endroits défoncée, indiquaient encore l’œuvre infernale des projectiles anglais,

Raoul, que Lavigueur suivait comme son ombre, traversa la Place-d’Armes en inclinant à gauche vers le château Saint-Louis dont la masse imposante, entourée d’un épais mur d’enceinte et arrêtée sur le sommet du roc, dominait fièrement la capitale.

Comme il arrivait en face du château, ses yeux, s’étant machinalement tournés à droite, au côté opposé, s’arrêtèrent sur le portail de l’église des Récollets. La grande porte en était ouverte et laissait entrevoir la faible lumière de la lampe du sanctuaire, qui dormait sous les noires profondeurs de la voûte.

L’infortuné ressentit le besoin de prier, et coupant sa marche à angle droit, il se dirigea vers la chapelle. Quand il y entra, un bien triste spectacle s’offrit à ses yeux. Mille débris de planches, de poutres et de ferrailles jonchaient le pavé effondré en beaucoup d’endroits. Tous provenaient de la voûte percée à jour par les bombes et les obus dont le violent passage avait laissé en de certaines places la charpente de la toiture à nu comme les vertèbres d’un squelette, tandis qu’ailleurs où tout avait cédé sous le poids des projectiles, on apercevait librement, à travers les déchirures du toit, quelques coins du ciel et surtout une grande gerbe de lumière blanche provenant de la lune et descendant jusqu’au parquet.[4] Dans un coin de la chapelle, un vieux moine, agenouillé sur les dalles en désordre, priait dans l’ombre. Sa tête grise, dont le sommet dénudé reluisait sous la lumière de la lampe et sous les pâles rayons de lune qui tombaient de la voûte, regardait vers le ciel, tandis que ses bras étendus s’élevaient en suppliant. À sa figure ascétique où les privations et les ans avaient creusé leurs rides, à l’ardeur de sa prière qui s’exhalait de sa bouche entr’ouverte par l’extase et de son œil inspiré, grâce aussi au jeu de la lumière qui tombait en plein sur la partie supérieure de sa figure, tandis que le reste de la tête et le corps entier se noyaient dans l’ombre, on aurait cru voir le moine en prière, qui posa devant Zurbaran.[5]

Raoul s’agenouilla près de lui et, courbant le front sous la douleur et devant Dieu qui l’affligeait si durement, il pria.

Ste . Anne, heureuse mère de la Vierge, murmura-t-il d’un ton pénétré, écoutez, je vous prie, la prière d’un malheureux. Rendez la vie à ma chère fiancée, et je fais vœu d’aller, pieds nus, en pèlerinage au temple que la piété de ceux qui sont vos obligés vous a élevé sur les bords du grand fleuve. J’y porterai, pour célébrer votre puissante intercession, une lampe d’or dont la lumière témoignera nuit et jour de ma reconnaissance.

Comme il achevait ces mots, la cloche des Ursulines, qui n’avait cessé de sanglotter dans la nuit, finit de se plaindre, et ses dernières vibrations vinrent mourir sous la voûte silencieuse de la chapelle, en se mêlant avec un soupir sourd et profond poussé par le vieux moine en prière. Raoul crut entendre le râle suprême d’un agonisant.

Il frissonna, se leva et sortit.

À l’instant où il remettait, suivi de Lavigueur, les pieds hors de la chapelle, une lueur sanglante empourpra soudain le ciel, et la foudre du canon tonna sur les hauteurs de la Pointe-Lévi, tandis que de rauques miaulements déchiraient l’air en traversant le fleuve, et s’arrêtaient brusquement au milieu de la ville avec un bruit sourd de murailles qui s’écroulaient.

Les Anglais ouvraient de nouveau leur feu sur la place, afin, sans doute, d’anéantir même jusqu’aux ruines.

Raoul se sentit repris aussitôt par la manie de la locomotion. Insensible au fracas des bombes et des obus qui éclataient parfois à quelques pieds de lui, il revint sur ses pas vers la rue Buade, retraversa la grande place et descendit la côte de Léry qui s’offrait droit devant lui.

Arrivé vis-à-vis de la ruelle qui porte le nom de l’ancienne et nombreuse famille Couillard, il eut un moment d’hésitation comme pour regagner son logis. Mais l’attraction magnétique qui l’entraînait ailleurs étant plus forte, il continua de descendre la côte qu’il tourna à droite et, tout en ralentissant le pas, se dirigea vers la petite maison des remparts.[6]

Arrivé devant l’habitation de Mlle de Longpré, il s’arrêta. Mais il ne put se décider à entrer et alla s’appuyer sur la palissade qui passait à trente pieds en face de la maison et bordait la cime du roc en descendant vers l’intendance.

Lavigueur emboîtait toujours le pas derrière Beaulac, comme l’ombre qui partout suit le corps.

Son front brûlant appuyé entre deux palissades, Raoul laissa ses tristes pensées errer avec ses regards sur la scène grandiose et sombre qui se déployait devant lui.

Le feu des assiégeants était si bien nourri que le sommet des falaises de la Pointe-Lévi, toujours éclairé par le feu de quelque pièce de canon, ressemblait au cratère d’un volcan embrasé par l’éruption. L’éclair était continuel, et continuels les hurlements des obus et des bombes, dont la fusée traçait dans l’air une ellipse lumineuse, tandis que sur les flots noirs du fleuve qui sépare Lévi de Québec, se voyait aussi, comme un mouvant sillon de feu, la réflexion de cette même traînée de flamme.

Immédiatement, à cent pieds au-dessous de lui, s’étendait une partie de la basse-ville, où l’incendie n’avait rien épargné. On n’y voyait que des pans de murs écroulés à moitié, et de hautes cheminées qui élevaient vers le ciel leurs grands bras de squelettes, comme dans le commun élan d’un muet désespoir.

En de certains endroits, le feu, ranimé par de nouveaux obus, se réveillait dans les décombres et rougissait de lueurs intermittentes quelques-uns de ces murs dénudés.

— Tel est l’état de mon cœur, pensa Raoul. Il n’est jonché que de ruines, et si quelque lumière y brille encore, ce n’est que la lueur du feu de ma souffrance, réveillée par le souffle infatigable du souvenir. Ah ! plût à Dieu que ce projectile me fût destiné !

Et son œil, qui s’était relevé, suivait une bombe qui venait de bondir de la gueule embrasée d’un mortier anglais. Elle montait, montait dans l’air et se rapprochait de la ville avec un rugissement de plus en plus rauque. Arrivée à l’apogée de son ascension, elle se mit à redescendre en venant droit vers le lieu où se tenait Beaulac.

— Ce serait bien drôle ! murmura Raoul avec un sourire amer, tandis que Lavigueur suivait, stupéfait, la marche du projectile.

La bombe arriva jusqu’à eux, en passant toutefois à vingt pieds au-dessus de leur tête, et s’abattit avec fracas sur la demeure de Mlle de Longpré.

Une forte explosion suivit aussitôt l’écroulement d’une partie du toit, tandis que d’horribles clameurs de femmes sortaient de la maison.

— Vite ! sauvons-les ! s’écria Lavigueur en bondissant vers l’habitation.

D’abord frappé de stupeur, Raoul s’élance derrière le Canadien, qui enfonce la porte d’un coup d’épaule. Déjà le feu prend à l’intérieur de la maison, bouleversée et remplie de fumée et de débris qui volent en éclats.

En deux bonds, Lavigueur saute dans la chambre de Mlle de Longpré, d’où sortent des cris affreux. Raoul court à la grand’chambre déjà toute embrasée, à l’exception du lit de la morte, placé au milieu de l’appartement, et dont les tentures commencent seulement à prendre feu. Raoul enjambe par-dessus les cadavres des deux vieilles femmes qui veillaient auprès du corps et qui ont été frappées à mort par les éclats de la bombe. Il se penche sur son amante et l’enlève dans ses bras.

À la lueur des flammes rouges qui courent en serpentant sur les tentures des murailles, il semble à Beaulac que la figure de sa fiancée s’anime et prend les tons chauds de la vie. Il croit même que les yeux de la morte ont remué. Mais ce ne sont que des illusions produites, sans doute, par la réflexion du feu.

Serrant sur son cœur le corps inanimé de sa fiancée, Raoul s’élance hors de la chambre, mais pas assez tôt, cependant, pour empêcher le feu de se communiquer aux légers vêtements de Berthe.

Tandis qu’il retraverse l’antichambre à la course, et s’efforce, avec une main restée libre, d’éteindre le feu qui mord les bras inertes de la morte, il sent que celle-ci l’étreint convulsivement par le cou.

Surpris, terrifié, il bondit hors de la maison en jetant un cri d’effroi.

Au même instant, Lavigueur sortait aussi en toute hâte, emportant dans ses bras Mlle de Longpré, saine et sauve, tandis que la servante les suivait affolée.

Voyant que la flamme, qui courait sur les manches de Berthe, menaçait de se communiquer aux vêtements de Raoul, Lavigueur déposa Mlle de Longpré à terre et se mit à étouffer le feu en serrant dans ses mains épaisses les bras de Mlle de Rochebrune.

Mais, à son tour, il ne put retenir une exclamation de terreur.

L’incendie, qui se répandait par toute la maison, éclairait maintenant à l’extérieur en jetant ses lueurs sanglantes à travers les fenêtres.

Lavigueur put donc voir la jeune fille frissonner par tout son corps.

Raoul, qui la sentait frémir entre ses bras, la regardait avec les yeux hagards d’un homme qui se sent devenir fou.

Soudain, Berthe étendit les deux bras, ouvrit les yeux et poussa un profond soupir en murmurant ces mots :

— Mon Dieu ! où suis-je donc ?

— Elle n’est pas morte !

— Elle vit encore ! s’écrièrent les spectateurs de cette scène étrange.

Raoul était tombé à terre sur son genou droit, tandis que sur l’autre, à demi soulevé, reposait la tête de Mlle de Rochebrune, dont le corps était étendu sur le sol. Avec une anxiété impossible à décrire, Beaulac suivait, sur la figure de son amante, les progrès de la vie qui revenait.

— Berthe ! c’est moi, Raoul, ton fiancé, disait-il à demi-voix, en berçant doucement la jeune fille, comme pour ne point l’effrayer par un trop brusque réveil.

— Raoul ! murmura d’une voix si faible que ce n’était qu’un souffle, la jeune fille en se soulevant un peu la tête. Raoul ! oh ! merci, Seigneur !… Et lui, cet homme… Bigot… est-il parti ?

— Est-ce donc vrai ? mon Dieu ! vous me l’avez rendue ! s’écria Beaulac en levant les yeux au ciel. Puis inclinant son visage rayonnant sur celui de sa fiancée !

— Ne crains rien, mon ange, tu ne cours aucun danger. Cet homme n’est plus ici.

— Je t’aime, ô mon Raoul ! disait Berthe, qui se soulevait en le regardant avec des yeux étranges.

— Et moi donc ! Oh ! si tu savais… Berthe !

Sur les joues brunies du jeune homme roulaient de grosses larmes.

Mlle de Longpré ne savait si elle devait s’évanouir.

La servante frappait dans les mains de Berthe et l’appelait joyeusement par son nom.

Lavigueur, qui croyait dormir, se donnait de grands coups de poing dans l’estomac pour se réveiller.

L’incendie, cependant, étendait ses ravages et de longues traînées de flamme passaient au travers du toit, qu’elles léchaient de leurs langues altérées de destruction.

La maison ne fut bientôt plus qu’un brasier.

Berthe, qui n’avait eu conscience de rien depuis qu’elle avait perdu connaissance dans la rue Couillard, ne comprenait rien à ce désastre qu’elle contemplait avec un étonnement intraduisible.

Craignant que ces émotions diverses n’amenassent une catastrophe chez la jeune fille, si faible qu’elle ne pouvait se soutenir seule, Raoul se hâta de dire à Mlle de Longpré :

— Venez chez moi ; je vous abandonne ma maison. Je trouverai facilement ailleurs un logement.

Puis à Berthe, qui lui montrait la maison en feu, et l’interrogeait de son grand œil noir, il ferma la bouche avec un baiser en lui disant :

— Pas maintenant, mon ange. Demain, je te dirai tout, quand tu seras plus forte.

Et soutenant dans ses bras Mlle de Rochebrune, fléchissante à chaque pas, Raoul suivi des autres acteurs de cette scène palpitante, reprit le chemin de sa maison, aux lueurs de l’incendie qui montaient jusqu’au ciel.

Dans la ville, le tocsin sonnait partout, car le feu prenait en maints endroits.

Au lecteur étonné, pour le moins autant que Lavigueur et Mlle du Longpré, nous devons maintenant une explication de la brusque résurrection de notre héroïne.

Sortant à peine d’une longue maladie, lorsqu’elle s’était échappée du vaisseau anglais, Berthe, encore bien faible, avait eu à surmonter trop d’émotions et de fatigues, dans la nuit de son évasion, pour que son organisation, extrêmement nerveuse, n’en ressentit pas un terrible contre-coup.

Brisée en outre par la course à franc-étrier qu’elle venait de faire sur le cheval de Beaulac, elle se trouvait dans un état de prostration extraordinaire, lorsque, pour comble de malheur, elle avait inopinément rencontré Bigot dans la rue Couillard. La vue inattendue de cet homme, qu’elle avait tant de raisons de haïr et de craindre, avait produit sur elle l’effet d’un coup de foudre.

La commotion nerveuse fut telle que sans perdre toutefois la vie, elle fut instantanément saisie de cette torpeur de tout son être qui ressemble tant à la mort et connue sous le nom de catalepsie.

Dans les attaques très-fortes de cette affection apyrétique, disent les médecins, le malade perd tout à fait le sentiment et l’entendement, tandis qu’une roideur, comme tétanique générale du système musculaire, empêche bout mouvement. En ce cas encore, la circulation et la respiration sont presqu’insensibles, ce qui explique, dit Grisolle dans son traité de pathologie interne, que quelques cataleptiques ont pu être enterrés vivants.

On sait que la catalepsie éclate surtout à la suite d’une vive émotion de peine, de haine et de frayeur, ou après des fatigues produites par des excès de travail.

L’attaque, qui dure quelquefois plusieurs jours, se manifeste plus souvent chez les femmes que chez les hommes, et les personnes extrêmement nerveuses y sont plutôt sujettes.

Il n’y a donc rien d’étonnant que, ramenée ainsi chez elle dans une condition si semblable à la mort, Berthe eût été considérée comme trépassée par Mlle de Longpré et les bonnes vieilles femmes qui avaient enseveli la jeune fille.

La malheureuse enfant, dont les funérailles devaient avoir lieu le lendemain matin, allait donc être enterrée vivante, lorsqu’une bombe était venue miraculeusement tomber sur la petite maison des remparts. Le choc nerveux produit chez Mlle de Rochebrune par l’explosion soudaine du projectile, avec l’action irritante, sur ses bras et ses épaules, du feu qui avait produit l’effet d’un puissant sinapisme en réveillant la sensibilité engourdie, avaient enfin tiré la jeune personne de cet affreux sommeil cataleptique.

Le lendemain soir, 15 septembre, dans le boudoir d’une maison de la rue Couillard, une pâle jeune fille, à demi couchée sur un canapé, causait avec une vieille dame ; celle-ci se chauffant les pieds sur les chenets, près d’un bon feu qui flambait joyeusement sous le manteau d’une immense cheminée.

Il y avait déjà quelque temps que ces deux dames conversaient entre elles, lorsqu’un jeune officier entra après s’être lait annoncer.

À la vue du nouvel arrivant qui, botté et éperonné, portait en outre une forte épée de combat dont le bout traînait lourdement sur le parquet, la jeune fille ne put retenir un petit cri de surprise douloureuse.

— Mon Dieu ! Raoul, où allez-vous donc ainsi armé en guerre ? s’écria-t-elle.

Beaulac s’inclina d’abord devant Mlle de Longpré, puis vint s’asseoir auprès de Berthe dont il baisa respectueusement la main amaigrie.

— Mais répondez-moi donc ! reprit Mlle de Rochebrune avec un accent anxieux.

— Berthe, dit le jeune homme, qui sentait une larme trembler sur ses paupières, soyez courageuse. Sachons tous deux accomplir un nouveau sacrifice afin de bien mériter le bonheur qui nous attend sans doute, après tant d’épreuves.

— Que voulez-vous donc dire, Raoul ? Mais n’en avons-nous pas assez fait déjà de sacrifices ? À quelle autre épreuve nous faut-il donc être soumis maintenant ?

— Nous devons nous séparer pour quelque temps encore.

— Vous voulez m’éprouver, n’est-ce pas, Raoul ? Ne prolongez pas plus longtemps, je vous prie, cette plaisanterie cruelle, je ne suis pas encore bien forte, voyez-vous.

Et la pauvre enfant lui jetait un regard triste comme celui de la dernière rose blanche au dernier jour d’été.

— Une telle plaisanterie, Berthe, serait trop déplacée pour que j’en eusse un instant conçu l’idée. Pauvre ange, le fait est malheureusement trop vrai ! Je dois vous quitter ce soir pour rejoindre ma compagnie.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! Raoul !

Et Berthe se mit à pleurer.

Beaulac s’agenouilla devant elle, prit ses deux petites mains dans les siennes, et d’une voix caressante comme celle de la jeune mère à son enfant :

— Voyons, mon amour, soyez raisonnable. Je me trouve éloigné de ma compagnie sans congé d’absence et sans qu’il soit possible d’en obtenir un. D’ailleurs, ce n’est pas dans des circonstances aussi graves que celles où nous sommes qu’un homme d’honneur doit déserter son poste. Je ne m’étais décidé à rester dans la ville que pour vous accompagner à cette dernière demeure dont, grâce en soit rendue au ciel, un miracle vous a tirée. Maintenant que vous m’êtes rendue, il me faut songer au devoir et retourner immédiatement au poste où mon pays et mon roi m’appellent. J’ai dit immédiatement ; car dans un jour ou deux, il me serait impossible de quitter la ville que les Anglais cerneront sans doute complètement.

Berthe lui avait retiré ses mains et sanglottait entre ses doigts blancs qui cachaient à moitié son visage.

— Mais qu’allons-nous donc devenir, seules ici ? dit-elle au milieu de ses larmes. Pourquoi ne pas nous amener avec vous ?

— L’état de faiblesse dans lequel vous êtes encore, ma chère Berthe, rend la chose impraticable. Il me va falloir endurer bien des fatigues avant de rejoindre l’armée.

— Et affronter bien des périls, Raoul. S’il allait vous arriver malheur ! Mon Dieu !

— Écoutez, Berthe, il me semble que le ciel doit être lassé de nous éprouver par la souffrance et que ce sacrifice est le dernier qu’il nous demande. Je crois aux pressentiments, et tout me dit, cette fois, que nous nous reverrons bientôt, et pour ne plus nous séparer.

Mlle de Rochebrune écarta ses jolis doigts de devant son visage et essaya de sourire.

Mais soudain, la pensée d’un nouveau malheur venant l’obséder encore, son front se rembrunit et d’une voix tremblante elle s’écria :

Qui donc, en votre absence, Raoul, me défendra contre les horribles obsessions de cet homme, vous savez qui ?

— Bigot ! Rassurez-vous, Berthe ; il est rendu à Jacques-Cartier avec l’armée. Si, cependant, il avait laissé des instructions à ses gens pour vous molester en mon absence, vous seriez vaillamment défendue par un brave milicien qu’une jambe de bois dispense de service actif et qui a cependant encore assez bon bras et bon œil pour vous protéger contre toute la valetaille de l’intendant. Cet homme, qui m’est tout dévoué, se tiendra continuellement armé dans l’antichambre, à côté d’ici. On lui va dresser un lit, et il devra veiller sur vous, nuit et jour, comme sur la prunelle de son œil. Quant à Bigot lui-même, je l’observerai de près au camp, et je suis assez dans les bonnes grâces de mon commandant, M. de la Roche-Beaucourt, pour être chargé d’une mission quelconque afin de suivre Bigot s’il vient jusqu’ici.

— Mais que deviendrons-nous, Raoul, si la ville vient à être prise d’assaut ?

— C’est impossible, ma chère Berthe. Québec ne peut plus tenir et capitulerait plutôt sans combat ; son petit nombre de défenseurs, le manque de vivres et de munitions rendent toute résistance inutile si la ville n’est pas immédiatement secourue. Une capitulation honorable mettrait les habitants à l’abri de toute injure de la part des assiégeants. Mais je suis convaincu que M. de Lévis va venir sous peu de jours, avec l’armée, à la rescousse de la capitale. Maintenant, quant à ce qui est des vivres, j’avais eu soin, d’en pourvoir ma demeure avant le siège. Vous trouverez des provisions de toutes sortes dans ma cave, pour au moins deux mois. Seulement, vous voudrez bien excuser le peu de variété dans les mets que vous fournissent les provisions d’un pauvre assiégé. Comme vous avez tout perdu, Mlle de Longpré et vous, dans l’incendie qui a dévoré votre maison, et que désormais nous ne devons plus faire qu’une seule et même famille, vous trouverez dans mon secrétaire quelques milliers de francs qui vous aideront à subsister, si mon absence se prolonge plus longtemps que je ne le désire. Enfin, quand je serai de retour, nous ferons reconstruire, si vous le désirez, votre maison des remparts.

En ce disant avec un sourire, Raoul écarta doucement les petites mains qui lui cachaient la figure de sa fiancée, et l’embrassa tendrement sur le front en murmurant à son oreille :

— Allons, sèche bien vite ces méchantes grosses larmes, ou je vais les boire, là, sur tes beaux yeux.

Assise à l’écart, Mlle de Longpré se gardait bien de troubler le délicieux babil des deux pauvres amants et souriait silencieusement à leur bonheur.

La noble jeune fille, habituée depuis longtemps aux grands sacrifices dont son père lui avait donné un si héroïque exemple, ne proféra plus aucune plainte.

Le reste de la soirée s’écoula comme un éclair.

Sur les dix heures, Raoul se leva, pressa sa fiancée sur son cœur et sortit en se demandant avec angoisse s’ils se reverraient jamais.

Une heure après, il parvenait à s’échapper avec Lavigueur et galopait, avec un nouveau cheval, sur la route de Charlesbourg pour gagner Jacques-Cartier en passant par Lorette afin d’éviter les ennemis.

Deux jours plus tard, M. de Ramesay rendait Québec aux Anglais.

S’il avait attendu seulement deux journées encore, la ville était secourue par M. de Lévis, qui était descendu de Montréal en toute hâte et avait rejoint l’armée campée à Jacques-Cartier.


  1. « Montcalm rendit le dernier soupir le matin du quatorze septembre, et fut enterré le soir du même jour, à la lueur des flambeaux, dans l’église des religieuses ursulines, en présence de quelques officiers, dans une fosse faite le long du mur par le travail de la bombe. » M. Garneau.
  2. L’église du collége des jésuites a disparu : elle occupait l’endroit où s’étend aujourd’hui la disgracieuse halle du marché de la haute-ville.
  3. Le monastère et l’église des Récollets n’existent plus depuis 1796, que le feu les a dévorés.
  4. La description de la ruine des principaux édifices de Québec, telle que donnée ici, est exacte. Je me suis guidé sur les vues de Québec dessinées après le siège de 1759 par un officier anglais, Richard Short.
  5. On peut voir l’original de ce tableau du peintre espagnol, au couvent de l’Hôtel-Dieu, à Québec. Mon ami Eugène Hamel vient d’en terminer une fort belle copie pour M. l’abbé H. R. Casgrain.
  6. La rue Saint-Georges n’était pas encore percée alors, et la batterie de canons qui défendait le cap, au-dessus de la rue Sault-au-Matelot, se trouvait dans l’enceinte des jardins du Séminaire, de sorte qu’on arrivait à la maison de Mlle de Longpré, ou de Berthe, qu’en tournant à droite le bas de la côte de Léry.