George E. Desbarats, éditeur (p. 67-72).

CHAPITRE V.

LES TRAITRES ET LES BRAVES.


Il était bien ourdi le complot de l’intendant Bigot.

D’abord, lors de son entrevue avec Wolfe, Sournois avait fait promettre au général anglais, ainsi qu’aux brigadiers Monckton, Townshend et Murray, qu’ils garderaient sur cette transaction un inviolable secret.

Rassuré de ce côté, Bigot, qui pensait, avec beaucoup de raison, n’avoir pas à craindre l’indiscrétion de Vergor et de Sournois, ne songea plus ensuite qu’à saisir le moment propice à l’exécution de son dessein.

Il ne fut pas longtemps à l’attendre. L’armée commençait à manquer de vivres, vu que les vaisseaux anglais bloquaient le fleuve en haut et en bas de la capitale et que les vieillards, les femmes et les enfants qui avaient, pendant quelques semaines, transporté des provisions à force bras, depuis les Trois-Rivières jusqu’à Québec, étaient maintenant exténués par ce travail atroce. Il fallait aviser à ravitailler au plus tôt la ville et l’armée. C’était le devoir de l’intendant et du munitionnaire. Aussi, proposèrent-il qu’on tentât l’expédient d’un convoi par eau, qui, à la faveur d’une nuit noire, forcerait le blocus en trompant la vigilance des marins anglais. On se rendit d’autant mieux à cet avis que c’était le seul possible, et l’on fixa la nuit du douze au treize septembre pour cette tentative.[1]

Il ne s’agissait plus pour Bigot que de faire connaître cette particularité aux généraux anglais afin qu’ils en profitassent. Voici comment Sournois s’y prit, selon les ordres de son maître. Il s’aboucha avec deux soldats de la garnison de Québec, gens de sac et de corde et ivrognes au moins autant que lui. Comme il les avait déjà traités plusieurs fois, il fut facile au valet de les décider à le suivre dans une taverne dont il était l’habitué.

Là, après maintes rasades, Sournois feignit de paraître plus échauffé qu’il ne l’était réellement. D’abord, il s’apitoya sur le sort de ses deux amis qui ne pouvaient manquer de perdre très-prochainement le goût du vin, vu qu’il savait de source certaine que les Anglais étaient à la veille de s’emparer de la ville et qu’ils se préparaient à passer toute la garnison au fil de l’épée, à cause de la longue et opiniâtre résistance opposée jusqu’alors aux assiégeants. Et, sans qu’il y parût, Sournois leur infiltra l’idée de désertion pour prévenir le funeste sort qui les attendait, comptant bien que l’imagination excitée des deux troupiers ferait le reste.

Comme on continuait à lever le coude et que l’on buvait chaque fois à verre pleurant, Sournois simula une ivresse encore plus imprudente. Il alla jusqu’à dire que si la ville, par grande chance, n’était pas prise d’assaut, la garnison périrait de faim parce que le fleuve était bloqué par les Anglais, au-dessus et au-dessous de la capitale. Déjà les vivres étaient des plus rares à Québec, et le convoi que l’on attendait dans la nuit du douze au treize serait certainement intercepté par l’ennemi…

— Pour preuve que je n’invente pas, leur dit confidentiellement Sournois, et que je suis bien renseigné, je puis même vous apprendre quel est le mot d’ordre que les conducteurs du convoi devront jeter à nos sentinelles. C’est : Monon… gahéla.

Il eut soin d’entrecouper ce mot d’un hoquet fictif.

Puis Sournois, qui tenait à ne pas griser complètement ses deux hommes, sortit avec eux du cabaret et les quitta.

C’était le soir.

Les idées sombres que le valet y avait jetées fermentant avec le vin dans le cerveau des deux soldats, ils se dirigèrent à pas de loup vers les remparts, suivis de loin par Sournois qui les épiait. Arrivés sur le mur de l’ouest, entre les portes Saint-Jean et Saint-Louis, et après s’être assurés que personne ne les observait, ils se laissèrent glisser en bas de la muraille, du côté de la campagne. Ce qui leur fut très-facile, vu que le mur n’avait guère plus, en cet endroit, de six à sept pieds de haut par suite de la négligence, peut-être systématique, apportée à fortifier Québec.

Sournois revint à l’intendance en se frottant les mains. Ce plan, qui pouvait aussi bien manquer, avait réussi à merveille. Quant à lui, en supposant que les deux troupiers ne fussent pas désertés et qu’ils eussent rapporté aux autorités françaises les paroles qu’il avait comme laissé échapper, on ne pouvait songer à l’inquiéter pour quelques propos proférés durant l’ivresse.

Les soldats gagnèrent la flotte mouillée au Cap-Rouge. Pour s’attirer les faveurs de leurs nouveaux maîtres, ils dévoilèrent aux généraux et l’attente du convoi de vivres par les français et le mot d’ordre convenu.[2]

L’on sait maintenant que les Anglais, profitant de ce bon avis, s’embarquèrent sur des bateaux, à la faveur des ténèbres et se laissèrent glisser avec le baissant vers le Foulon. Aux sentinelles qui les interpelèrent, quelques officiers qui parlaient le français donnèrent le mot de passe en ajoutant ;

— Ne faites pas de bruit, ce sont les vivres ![3]

Grâce à ce stratagème, les troupes anglaises descendirent sans encombre jusqu’à l’anse des Mères.[4]

Rendus entre les postes de Saint-Michel et du Foulon, ils débarquèrent sans coup férir. Wolfe à la tête de l’infanterie légère s’avança, dans le plus grand silence, vers un corps de garde qui défendait le pied de la rampe que longe le ruisseau Saint-Denis en se précipitant des hauteurs de la falaise.

Mais durant ce temps-là, que faisait Vergor, le commandant du poste qui demeurait à l’endroit du débarquement ?

Il dormait ou feignait le sommeil, ce brave capitaine !

Tout, en effet, l’invitait au repos. D’abord, M. de Montcalm, soit par une fatale inspiration, soit plutôt à l’instigation de Bigot ou de ses affidés, M. de Montcalm avait rappelé la veille au camp de Beauport le bataillon de Guyenne qui en avait gardé les hauteurs durant plusieurs jours. En outre, parmi les cent hommes que Vergor avait sous ses ordres, le très-grand nombre était composé des habitants de Lorette, village situé, comme on sait, à trois lieues seulement de la ville. Ces braves gens lui avaient plusieurs fois demandé d’aller travailler à leurs récoltes qui menaçaient de pourrir sur le champ. Mais Vergor, qui attendait le moment propice, le leur avait toujours refusé jusqu’à ce jour. Enfin, le soir dont nous parlions, il leur permit de le faire, tout en ayant soin de leur dire qu’il ne le tolérait que parce le danger paraissait bien éloigné, puisque M. de Montcalm avait jugé inutile de faire garder plus longtemps la hauteur par le bataillon de Guyenne.

Vergor savait cependant veiller de près à ses intérêts ; aussi y mit-il une condition : c’est qu’ils iraient en même temps travailler sur une terre qu’il possédait à Lorette.[5]

Il ne restait donc plus pour garder le poste que quelques hommes qui ne devaient plus tenir longtemps contre des forces imposantes. Pleinement satisfait du résultat prévu, si les Anglais tentaient, durant la nuit, un débarquement de son côté, Vergor se coucha et attendit bravement l’ennemi.

La nuit était assez avancée, lorsque quelques-uns de ses hommes le vinrent avertir qu’on voyait des barges remplies de monde qui venaient sans bruit et filaient le long de la côte, au-dessus et au-dessous du poste.

« Il répondit que c’étaient des bateaux du munitionnaire et qu’on les laissât tranquilles. »[6]

Puis il se retourna dans son lit et ronfla de nouveau comme un épicier retiré des affaires. Dormait-il réellement ?

Cependant Wolfe, après avoir forcé le corps de garde qui se trouvait au pied de la rampe, gravissait l’escarpement à la tête de ses troupes.

Les premiers Anglais qui se montrèrent durent essuyer quelques coups de feu de la part des canadiens qui veillaient au poste de Vergor. Mais ces derniers furent tellement étonnés de la brusque apparition des ennemis, et ils étaient en si petit nombre, qu’il leur fallut bientôt plier devant la masse des assaillants qui se ruèrent alors sur le poste.

Vergor, qui dormait apparemment bien dur, puisque la fusillade ne l’avait pas éveillé, fut pris dans son lit.[7] Après un semblant de résistance, durant lequel le drôle eut soin de recevoir quelque blessure peu dangereuse et qui pourrait témoigner au besoin en sa faveur, il se rendit aux Anglais.

Une fois maître des hauteurs, Wolfe s’empressa de ranger son armée en bataille sur les plaines d’Abraham.[8]

Pour en finir avec le traître Vergor, disons de suite que l’on n’en voit aucune mention faite après la conquête, ni dans l’histoire ni ailleurs. Il est à présumer que, la conscience bourrelée de remords, il gagna quelque retraite ignorée, où il pût échapper à la justice des hommes et cacher aux yeux de ses concitoyens la honte attachée à son nom, mais qui, merci à Dieu, lui a survécu dans l’opinion populaire.

Cependant, M. de Montcalm n’avait pu se laisser persuader par Beaulac que toute l’armée anglaise fût débarquée au Foulon. Croyant, au contraire, qu’il allait seulement avoir affaire à quelque détachement isolé, il résolut de brusquer l’attaque, afin de culbuter les ennemis des hauteurs avant qu’ils ne fussent appuyés par le gros de l’armée de Wolfe.

Il fait aussitôt battre la générale et, suivi seulement de quatre mille cinq cents hommes, vole au-devant des Anglais. Nos troupes traversent la rivière sur le pont de bateaux, entrent dans la ville au pas de course par la porte du Palais, en sortent par les portes Saint-Louis et Saint-Jean, et arrivent à huit heures sonnantes sur les plaines.

Qu’on juge de la surprise de Montcalm en apercevant toute l’armée anglaise, forte de huit mille hommes, prête à le recevoir.

En ce moment accourt un aide-de-camp de M. de Vaudreuil. Il remet un pli cacheté à Montcalm. Celui-ci l’ouvre.

« Attendez, général, lui écrivait le gouverneur, je vais rassembler les Canadiens et les troupes que vous avez laissés à Beauport pour la garde du camp, et me porter à votre secours. »

— Attendre ! attendre ! s’écrie Montcalm en froissant la lettre. Nous en avons pardieu bien le temps ! Chargeons plutôt !

Le chevalier de Montreuil, son major-général, était à côté de lui.

— Pour l’amour de Dieu ! général, dit-il, ne brusquons rien ! Ils sont deux fois plus nombreux que nous !

— Monsieur le major, répond Montcalm avec cette vivacité innée chez lui et qui devait causer notre malheur, donnez l’ordre qu’on range les troupes sur une ligne de trois hommes de profondeur et qu’on sonne la charge !

Montreuil le regarde un instant sans rien dire. Mais comme le commandement est péremptoire, il lance son cheval, au galop pour transmettre les ordres du général en chef.

Les troupes réglées, dont les grenadiers étaient encore au Cap-Rouge avec M. de Bougainville, se placent au centre, les milices de Québec et de Montréal à droite, vers le chemin de Sainte-Foye, et celles des Trois-Rivières à gauche sur le chemin Saint-Louis. On jette des pelotons de sauvages et de troupes de royal-marine sur les ailes. Puis, sans donner le temps de reprendre haleine à ses soldats qui viennent de gravir à la course le Rideau ou côteau Sainte-Geneviève, Montcalm fait sonner les clairons.

L’armée s’ébranle sur une seule ligne, sans corps de réserve, et court sus à l’ennemi dont le carré profond s’étend en face des buttes à Neveu.

Six régiments, dont le 78ème des montagnards écossais, fort à lui seul de quinze à seize cents hommes, les grenadiers de Louisbourg et deux pièces de canon forment le côté de l’armée anglaise, qui regarde la ville. L’autre côté fait face au chemin Sainte-Foye et le troisième à Sillery.[9]

Wolfe, qui sent bien que la partie sera décisive et que toute retraite est impossible à ses troupes, si elles sont battues, parcourt lui-même leurs rangs pour aiguillonner l’ardeur de ses soldats.

— Mettez deux balles dans vos fusils, leur crie-t-il, et attendez que l’ennemi ne soit plus qu’à vingt pas. Alors ouvrez le feu tout d’un coup.

Nos troupes, les réguliers du centre surtout, essoufflées d’avance, ont rompu leurs rangs dans la charge et accourent sans ordre et sans consistance. Arrivés à quarante pas des masses anglaises, nos soldats du centre commencent à tirer sur l’ennemi, mais sans être appuyés par les autres bataillons distancés et empêchés de faire feu par ceux des leurs qui se trouvent interposés entre eux et l’ennemi.

Les Anglais les attendent et soudain leur feu s’ouvre meurtrier, écrasant, soutenu.

M. de Montcalm avait gardé près de lui Beaulac et Lavigueur dont les chevaux lui étaient en outre d’une grande utilité ; Raoul pour transmettre ses ordres, et Lavigueur, afin de lui tenir prête au besoin une monture de rechange.

Le général, voyant que les premières décharges des Anglais semblent jeter l’indécision parmi les troupes du centre, s’y porte aussitôt. Beaulac et Lavigueur le suivent.

En ce moment, Wolfe, déjà blessé au poignet, charge les nôtres à la baïonnette avec ses grenadiers. Il gravit le renflement du côteau, en face de l’endroit où s’élève aujourd’hui la prison neuve, lorsque Lavigueur qui arrivait au galop arrête son cheval, arme sa carabine, couche en joue le général anglais éloigné de deux cents pas, et fait feu.

Au milieu de la fumée des fusillades, le Canadien voit Wolfe qui s’affaisse entre les bras de deux grenadiers anglais.

— Voilà un petit officier qui en a pour son compte, murmure-t-il en rechargeant son arme à la hâte.

À Wolfe qu’on s’empresse de porter en arrière, succède le colonel Carleton. Il est à son tour blessé à la tête. Le chef de brigade Monckton le remplace et continue de charger les nôtres, dont une partie est privée de baïonnettes, et qui commencent à plier.

— Au nom de Dieu et du roi, tenez ferme ! leur crie M. de Montcalm, qui se jette avec ses officiers au milieu de la mêlée.

Beaulac et Lavigueur font à côté de lui des prodiges d’audace. Deux fois leurs chevaux ont rompu les rangs des grenadiers anglais. Mais deux fois la force irrésistible de la colonne assaillante les rejette au milieu des leurs. Un nuage de fumée les entoure, la poudre leur noircit le visage, les balles se croisent et sifflent autour d’eux. À leurs pieds retentissent le bruit sourd des coups de crosse, les imprécations des blessés et les cris des mourants qu’on écrase. M. de Montcalm est atteint deux fois, mais légèrement. Raoul reçoit deux balles dans ses habits, puis un coup de baïonnette dans la jambe gauche.

Soudain, Lavigueur, qui le suit partout et le couvre au besoin de son corps sans trop s’occuper de lui-même, voit Monckton coucher Raoul en joue avec la légère carabine que les officiers anglais portaient alors en bandoulière. Jean saisit le seul pistolet d’arçon chargé qui lui reste et ajuste Monckton qui tombe en lâchant son coup de feu. La balle du brigadier blessé dévie et jette à vingt pieds en l’air le chapeau de Beaulac.

— Merci, Jean, lui dit Raoul ; sans toi, je l’avais en pleine figure.

— Ce n’est pas la peine, mon lieutenant. M’est avis cependant que nous ferions bien de suivre les autres.

En effet, les nôtres, après avoir plié, cèdent enfin sous le nombre et Beaulac se trouve presque seul avec Lavigueur en face des Anglais qui se lancent, commandés maintenant par Townshend, à la poursuite des Français.

— Deux temps de galop, dit Raoul, et allons rallier les Canadiens en bas du côteau.

Ils tournent bride, piquent des deux, passent entre le centre et l’aile droite de notre armée en désordre, s’arrêtent bientôt et se placent en travers des fuyards en leur criant d’arrêter.

Au même instant des clameurs amies s’élèvent derrière eux. C’est M. de Vaudreuil qui arrive à la tête des Canadiens du camp de Beauport.

D’abord dissuadé de marcher de conserve avec M. de Montcalm par Cadet et quelques autres qui y avaient un intérêt particulier[10], le marquis de Vaudreuil, n’écoutant enfin que son courage et sa loyauté, arrivait au secours du général.

M. de Montcalm, qui tâchait de rallier ses troupes, en haut du côteau, vient cependant de tomber de cheval, entre les buttes à Neveu et la porte Saint-Louis. On l’emporte dans la ville, mortellement blessé. La nouvelle s’en répand avec la rapidité de l’éclair et ne fait qu’accélérer la retraite des fuyards.

L’impulsion de la déroute, donnée par les troupes réglées, n’entraîne cependant pas complètement les milices canadiennes, qui, accoutumées à reculer à la façon des sauvages et à revenir ensuite à la charge, se rallient en plusieurs endroits à la faveur de petits bois. Avec cette habileté de tir, devenue proverbiale, ils entretiennent un feu de tirailleurs si bien nourri, qu’ils forcent à reculer plusieurs corps détachés de l’armée anglaise. Mais enfin, écrasés à leur tour, il leur faut plier sous le nombre et battre en retraite.

M. de Vaudreuil et ses officiers, Beaulac et Lavigueur, tous sont entraînés par le courant dans la vallée.

— Monsieur le gouverneur ! crie Raoul au marquis de Vaudreuil découragé, tâchez de rallier le plus grand nombre d’hommes qu’il vous sera possible. Pendant ce temps, je vais remonter le côteau avec quelques gens dévoués pour arrêter un peu l’ennemi en vous attendant.

Se levant sur ses étriers :

— Frères, crie-t-il aux Canadiens en montrant les hauteurs avec son épée ensanglantée, allons venger Montcalm et les nôtres !

Son enthousiasme gagne ceux qui l’entourent. Deux cents braves enfants du sol remontent avec lui le côteau Sainte-Geneviève et tombent avec une incroyable furie sur l’aile gauche ennemie qui reprenait haleine.

— En avant ! en avant ! criait Raoul.

Ah ! qu’il était beau, le jeune chevalier !

Sa noble tête nue, les cheveux au vent, l’œil en feu, le sourire de la vengeance aux lèvres, il lançait son cheval au beau milieu des rangs épais des montagnards. Le noble animal, sans craindre les baïonnettes, y entrait à coups de poitrail. Raoul se baissait, trouait deux ou trois poitrines anglaises avec la pointe de son épée, puis faisait se cabrer son cheval dont les sabots ferrés en se rabattant sur le sol broyaient les crânes qu’ils rencontraient ; de sorte qu’il y avait place nette autour du jeune homme.

Surpris par cette attaque brusque et irrésistible, les trois cents montagnards, isolés et séparés des leurs, commencent à reculer à leur tour.

— En avant, les gars ! crie Raoul, dont l’arme infatigable plonge et remonte toujours de plus en plus sanglante.

— Tue ! tue ! hurle Lavigueur enivré de tumulte et de sang.

Rien ne résiste à cette poignée de braves.

Enfin, les montagnards écossais lâchent pied.

— Ils fuient ! ils fuient ! s’exclame Beaulac.

Mais au même instant, des cris étrangers retentissent, puis un bruit de pas cadencés sur la plaine fumante. Ce sont deux régiments anglais qui accourent à l’aide des montagnards.

— Frères ! dit Beaulac en regardant les siens, c’est ici qu’il faut mourir !

Et le noble jeune homme, suivi de ces braves maintenant fort décimés, retombe comme une trombe sur les montagnards qui reculent encore.

Les deux régiments anglais s’approchent au pas de course. Ils font halte, l’arme à l’épaule.

Un cri part, puis un ouragan de flamme et de plomb éclate en bondissant de la gueule de leurs milliers de mousquets, hurle et passe sur les Canadiens dont les rangs sont horriblement troués. Raoul n’est pas touché ; mais avant de tomber, il veut au moins tuer encore, et murmurant une dernière fois le nom de Berthe, il guide son cheval sur les masses anglaises.

Une autre décharge tonne. Le cheval de Raoul fait un dernier bond et s’abat.

Quand la fumée s’est dissipée, les Anglais voient Beaulac se débattre en s’efforçant de tirer sa jambe droite prise sous sa monture. Vingt d’entre eux courent sur lui en criant : hourrah !

Beaulac casse la tête du premier qui arrive d’un coup de pistolet et menace les autres de son épée. Mais c’en est fait de lui. Il est seul contre une armée.

Les Anglais font cercle autour de lui et le somment de se rendre.

— Jamais ! crie Raoul qui, par une violente secousse, se dégage, se redresse sur pied, pâle, les dents serrées, les lèvres frangées d’écume.

Dans un moment de sublime folie, il prend son élan pour se jeter sur le cercle terrible qui l’environne.

Mais au même instant, arrive un cheval qui décrit une grande courbe en l’air et tombe en hennissant au milieu des Anglais dont quatre, ou cinq roulent meurtris sur le sol.

Tandis que les ennemis étonnés hésitent, Lavigueur, qui monte le vaillant coursier, se penche sur le cou de son cheval, empoigne Raoul par la ceinture, le soulève comme un enfant et le jette en travers de sa selle. Puis enlevant à grands coups d’éperons sa monture qui renverse trois montagnards, il revient vers la ville au triple galop.

Des clameurs de rage et des coups de feu partent derrière les fugitifs, qui répondent au sifflement des balles par des cris de défi.

Des deux cents héros qui avaient remonté le côteau une demi-heure auparavant, ils étaient à peu près les seuls survivants à ce conflit suprême.[11]

La bataille était finie et perdue pour nous.

Elle nous coûtait près de deux mille hommes dont deux cent cinquante prisonniers, blessés pour la plupart. Trois officiers généraux, Montcalm qui expira le lendemain, le chef de brigade Sénesergues ainsi que M. de Saint-Ours, lesquels moururent des suites de leurs blessures.

Les pertes des Anglais s’élevaient à presque sept cents hommes, parmi lesquels le général en chef Wolfe, qui rendit le dernier soupir au milieu du combat, et ses principaux officiers. Ce qui prouve que la défense des nôtres fut vigoureuse.

La trop grande précipitation de Montcalm causa notre ruine. Il devait d’abord attendre M. de Vaudreuil avec les réserves laissées à Beauport, puis Bougainville et la Roche-Beaucourt qui avaient l’élite des troupes au Cap-Rouge et qui, comptant bien que le général les attendrait, accoururent en toute hâte, mais ne purent arriver sur le champ de bataille que pour entendre les derniers coups de fusils des vainqueurs. Quel résultat tout différent pouvait avoir le combat, si Bougainville et la Roche-Beaucourt, avec les grenadiers et le corps de cavalerie, fussent tombés sur les derrières de l’armée anglaise, tandis que Montcalm la chargeait de front ! On reproche encore au malheureux général de n’avoir pas gardé de réserve, et d’avoir négligé de faire sortir de la ville l’artillerie de campagne qui lui aurait été d’un grand secours.

Mais paix à ses cendres ; car il s’ensevelit noblement drapé de sa défaite, et s’il n’eut pas la gloire de vaincre, il eut celle au moins de montrer aux infâmes pillards qui avaient préparé de longue main nos désastres, comment un homme de cœur sait vivre et mourir pour son pays.

Quand Beaulac et Lavigueur arrivèrent à la porte Saint-Jean, on allait la fermer. Ils s’engouffrèrent sous la sombre voûte et rentrèrent dans la ville.

La désolation régnait partout. Les rues étaient encombrées de blessés qu’on portait sur des civières, et de soldats dont les vêtements étaient déchirés et les figures noircies de poudre avec de grandes balafres sanglantes.

Les cloches sonnaient à toute volée, le canon tonnait sur les remparts pour tenir les Anglais en respect sur les plaines ; et des maisons délabrées par le travail de la bombe, sortaient quelques têtes de femmes effarées qui jetaient les hauts cris.

Lavigueur tourna immédiatement à droite et remonta la rue d’Auteuil, pour s’engager ensuite dans la rue Saint-Louis. Arrivé devant la résidence du chirurgien Arnoux, dont la maison s’élevait sur le site occupé aujourd’hui par l’Hôtel-de-Ville, Lavigueur arrêta son cheval et dit à Raoul :

— Maintenant, allez vous faire panser, mon lieutenant.

Outre le coup de baïonnette qu’il avait reçu dans la jambe gauche, Beaulac avait aussi quelques autres blessures assez légères.

— Bah ! ça n’en vaut pas la peine, répondit le jeune homme.

— Allons ! allons ! il ne faut pas négliger cela, si vous voulez être prêt à prendre part à la prochaine revanche que les Anglais nous doivent.

Raoul descendit de cheval et entra dans la maison qui se remplissait de blessés qu’on apportait à chaque instant.

M. Arnoux, l’aîné, était absent de la ville. Il accompagnait l’armée de Bourlamarque sur les bords du lac Champlain. Mais son jeune frère était resté à Québec.

Lorsque Beaulac arriva chez lui, le jeune Arnoux venait d’examiner la blessure du marquis de Montcalm, et de déclarer qu’elle était mortelle. Le général avait accueilli la nouvelle de sa mort prochaine avec ce sang-froid inaltérable qui est l’attribut des grandes âmes.[12]

Raoul dut attendre une partie de l’après-midi. Arnoux examina enfin ses blessures, qui n’avaient rien de grave. Seulement, il lui recommanda quelques jours de repos.

Ensuite, Beaulac se dirigea vers son logis, dans la rue Couillard. Il resta quelque temps à s’y reposer. Sur les huit heures, il sortit. L’ombre du soir tombait sur la ville. L’artillerie anglaise tirait de Lévis, et l’on entendait le bruit des bombes et des obus qui éclataient avec fracas dans les rues désertes. Nos batteries ne répondaient que faiblement, vu la rareté des munitions.

Raoul porta ses pas du côté de la rue de Léry[13] ou Sainte-Famille. Il la descendit pour tourner le coin des Remparts, qu’il remonta vers la grande batterie.

Arrivé devant une petite maison en pierre, dont les volets étaient hermétiquement clos, il ressentit soudain une douleur atroce dans la région du cœur.

— Mon Dieu ! se dit-il en appuyant la main sur sa poitrine, serait-ce donc le pressentiment d’un nouveau malheur !


  1. « On essaya de se servir encore une fois de la voie du fleuve, tout hasardeuse qu’elle était, pour faire descendre des vivres, et c’est à la suite de cette résolution que fut expédié le convoi dont nous venons de parler. » M. Garneau.
  2. « Par deux soldats qui, la veille, avaient déserté, les Anglais avaient été informés que cette nuit quelques chaloupes chargées de vivres devaient descendre à Québec. » M. Ferland.

    M. Dussieux dit aussi à ce sujet, dans une note de son ouvrage, que : Des déserteurs avaient communiqué le mot d’ordre aux Anglais. »

  3. Historique.
  4. Je ne puis m’empêcher de citer, à ce sujet, ce passage saisissant et poétique de l’Histoire de la conspiration de Pontiac par M. Francis Parkman. Il représente Wolfe, encore faible des suites de sa maladie et descendant, entouré des siens, vers le Foulon, — « He sat in the stern of one of the boats, pale and weak, but borne up to a calm height of resolution. Every order had been given, every arrangement made, and it only remained to face the issue. The ebbing tide sufficed to bear the boats along, and nothing broke the silence of the night but the gurgling of the river and the low voice of Wolfe as he repeated to the officers about him the stanzas of Gray’s elegy in a country Church yard which had recently appeared and which he had just received from England. Perhaps as he uttered those strangely appropriate words :

    « The paths of glory lead but to the grave. »
    the shadows of his own aprroaching fate stole with mournful prophecy across his mind. ’Gentlemen’, he said, as he closed his recital, I would rather have written those lines than take Quebec to-morrow.
     »

  5. Voyez « Les Mémoires sur les affaires du Canada. »
  6. Mémoires sur les affaires du Canada.
  7. Historique. Voyez M. Garneau.
  8. Tout en faisant la part du drame, je tiens à montrer que cette hypothèse de trahison est assez bien fondée. Aussi vais-je citer tout le passage des Mémoires sur les affaires du Canada (p. 164, édition de 1838) qui a trait à la surprise du Foulon, en ayant soin d’en souligner les phrases qui viennent à l’appui de ma thèse.

    « M. Wolfe, qui avait renforcé le camp de la Pointe-Lévi, semblait flatter les idées des Français : l’Amiral Saunders faisait aussi exécuter des manœuvres qui annonçaient une prochaine retraite. Au milieu de toutes ces espérances, on confia au Sieur de Vergor le poste du Cap-Rouge, au-dessus de Québec ; on ne pouvait mieux seconder les intentions du général anglais, dont le but était de faire une descente sans être obligé d’attaquer l’armée retranchée. On avait consigné à cet officier de laisser passer des bateaux chargés de vivres qui devaient entrer dans Québec, en se coulant le long du cap. Ce capitaine avait avec lui beaucoup d’habitants de Lorette dont le lieu était à portée de ce poste ; ils lui demandèrent permission d’aller travailler la nuit chez eux : il la leur accorda ; (on prétend que ce fut à condition d’aller aussi travailler pour lui sur une terre qu’il avait dans cette paroisse). M. Wolfe, averti à temps de la mauvaise garde de ce poste et du commandant à qui il avait affaire, disposa ses troupes. Le Sieur de Vergor était dans la plus grande sécurité. On vint l’avertir qu’on apercevait des barges, remplies de monde, qui venaient sans bruit au-dessus et au-dessous de son poste. Il répondit que c’étaient des bateaux du munitionnaire et qu’on les laissât tranquilles. M. Wolfe ayant fait aborder quelques barges, instruit que tout était paisible, envoya un détachement se saisir de la garde du Sieur de Vergor, et ordonna à trois ou quatre mille hommes de le suivre. Ce détachement fit prisonnier le Sieur de Vergor, partie de sa garde et s’empara des hauteurs. »

    Ces lignes, écrites par un homme contemporain de Vergor, et qui fut à même de recueillir les rumeurs occasionnées par les soupçons que l’on dut former dans le temps sur la conduite de cet officier, ne laissent-elles pas percer le manque de foi que l’on avait en Vergor ? « On ne pouvait, dit-il, mieux seconder les intentions du général anglais qu’en confiant à Vergor la garde de ce poste. » Et plus loin : « M. Wolfe, averti à temps de la mauvaise garde de ce poste et du commandant à qui il avait affaire, disposa ses troupes. » Qui donc dut avertir le général anglais de la mauvaise garde du poste de Vergor ? Quelque Français assurément. Or, il fallait qu’il fût bien renseigné celui-là. Car si la mauvaise foi ou l’ineptie de Vergor avait été assez universellement connue pour que de simples déserteurs en pussent prévenir l’ennemi, comment supposer que les officiers français le sachant, eussent laissé ce commandement d’une telle importance à un pareil homme ? Maintenant, comment s’imaginer que Vergor n’eût pas entendu les coups de fusil que les assaillants échangèrent d’abord avec les hommes du corps de garde situé au bas de la rampe, et ensuite avec ceux de son propre poste, et qu’il fût tellement lent à se lever qu’on le prit dans son lit ? Certes, il est permis à un honnête homme d’avoir le sommeil dur, mais pas à ce point-là

    Qu’il y ait eu trahison, l’on n’en peut donc guère douter, et nos historiens qui n’osent l’affirmer ouvertement, le laissent entrevoir assez clairement, outre que la tradition populaire ne semble point entourer le nom de Vergor d’un bien grand respect. Mais d’où le coup partait-il ? De Vergor directement ? Nous ne le croyons pas. Il n’avait pas assez d’esprit, comme le dit l’auteur du mémoire cité plus haut, pour ourdir une trame aussi habilement conçue. Il fut donc inspiré dans l’invention de ce dessein. Mais par qui ? Par quelqu’officier de l’armée française ? Non. Ils se battirent tous vaillamment, et leur gloire est assez pure de soupçon, qu’il serait indigne de le supposer un instant. Par les Canadiens ? Ah ! ceux-là qui assurèrent la victoire de Montmorency, qui continrent, seuls, quelque temps sur les plaines d’Abraham les troupes anglaises victorieuses, alors que les soldats réguliers de l’armée française inondaient le côteau Sainte-Geneviève du ruissellement de leur déroute, les vainqueurs de Sainte-Foye, nos aïeux, qui, après tant de sang inutilement versé pour la France oublieuse, ne tombèrent vaincus sous l’Anglais qu’après un an de nouvelles luttes sur un pays en ruines dont ils disputèrent pas à pas les cendres fumantes, les Canadiens des traîtres ! Celui-là serait infâme qui le pourrait penser. Qui était-ce donc ? Qui ! Les pillards éhontés qui assurèrent de longue main notre perte par leur criminelle administration. Ceux-là dont c’était le plus grand intérêt. Et à leur tête, Bigot, l’infâme Bigot, dont nous avons prouvé que Vergor était le bien digne ami ; Bigot, qui semble n’être venu dans ce pays que pour corrompre ou déshonorer ceux qui l’approchaient de trop près.

  9. M. Garneau.
  10. Mémoires sur les affaires du Canada.
  11. « L’armée française fuyait ; deux cents braves Canadiens se rallièrent dans la vallée, remontèrent sur le côteau ; comme des lions ils se jetèrent sur l’aile gauche de l’armée anglaise avec une fureur incroyable, arrêtèrent un moment les Anglais, permirent aux soldats de s’arrêter, et, enfin, après avoir été eux-mêmes repoussés, disputèrent le terrain pied par pied, depuis le sommet du côteau jusque dans la vallée. Ces braves gens furent presque tous tués, mais sauvèrent la vie à une grande partie de l’armée française. Quelques-uns se jetèrent dans la ville. » M. Ferland.

    « Trois cents montagnards écossais qui revenaient de la poursuite, dit M. Garneau, furent attaqués par eux sur le côteau de Sainte-Geneviève, et obligés de reculer jusqu’à ce qu’ils eussent été dégagés par deux régiments qu’on envoya à leur secours. »

  12. Il demanda à Arnoux combien d’heures il avait à vivre. — Jusqu’à trois heures de cette nuit, répondit celui-ci. — Il se prépara tranquillement à la mort et avec beaucoup de présence d’esprit. Je meurs content, dit-il, puisque je laisse les affaires du roi entre bonnes mains. J’ai toujours eu une haute idée de l’intelligence et de la capacité de M. de Levis. » M. Ferland.
  13. On voit encore dans la côte qui porte ce nom, l’ancienne demeure seigneuriale, avec pignon sur la rue, de la famille de Léry.