George E. Desbarats, éditeur (p. 48-52).

CHAPITRE II.

LUTTE.


Malgré tous les dangers qu’il venait de courir, Beaulac n’était pas plus renseigné qu’auparavant sur le sort de Mlle de Rochebrune.

Si encore il eût été maître de ses mouvements, peut-être aurait-il pu se glisser de nouveau soit dans le camp de l’Ange-Gardien, soit dans celui de l’île d’Orléans, en supposant toutefois que la jeune fille ne fût point retenue prisonnière sur l’un des vaisseaux de la flotte anglaise.

Mais entravé par les liens resserrés de la discipline militaire, il lui fallait rester dans l’inaction. Comme un lion que l’on vient d’enfermer dans une cage sur les côtes d’Afrique et qui aspire de toute la force de ses vastes poumons les émanations du désert, Raoul se sentait dévoré d’une rage impuissante et sourde.

Restait bien encore un moyen de recevoir des nouvelles de la jeune captive ; mais il était lent. C’était d’attendre l’occasion d’un parlementaire[1] pour faire parvenir une lettre à Berthe qui, de son côté, se servirait du même expédient pour rassurer ses amis.

Il se rendit à la ville et fit part de son projet à la parente de Berthe, Mlle de Longpré. La vieille demoiselle, désolée de la longue et inquiétante absence de Mlle de Rochebrune, n’avait pas voulu quitter la ville, comme les autres dames de Québec.[2]

Elle était décidée d’y attendre le retour de sa chère Berthe ou la mort.

Le projet de Raoul lui sourit, et il fut décidé entre eux que chacun agirait de son côté, Mlle de Longpré à la ville et Raoul au camp de Beauport, afin de faire tenir une missive à la pauvre Berthe.

Mais des circonstances imprévues vinrent aussitôt empêcher l’exécution de cette idée. Dévorée d’inquiétudes, énervée par le bruit de la canonnade et le danger incessant qu’elle courait dans la ville assiégée, Mlle de Longpré tomba malade le jour même que Raoul la vint visiter, et se trouva conséquemment hors d’état de pouvoir s’occuper de leur commun projet.

Une autre déception attendait Beaulac. Dans la nuit du dix-huit au dix-neuf juillet, trois vaisseaux anglais remontèrent le fleuve au-dessus de la ville, malgré le feu de la place, et allèrent mouiller vers la rivière des Etchemins. Il était à craindre qu’ils n’opérassent un débarquement sur la rive droite du fleuve ; aussi envoya-t-on immédiatement de ce côté le sieur Dumas, major-général des troupes de la marine, avec six cents hommes afin de les en empêcher.

M. de la Roche-Beaucourt reçut l’ordre de remonter jusqu’à la rivière Jacques-Cartier avec le corps de cavalerie dont Raoul faisait partie, afin de prévenir une descente des Anglais sur la rive gauche du fleuve.[3]

Ce fut avec un morne regret que Beaulac laissa le camp français. Plusieurs fois il se retourna sur sa selle, à mesure que son cheval l’éloignait de Beauport, afin de regarder encore les lieux où son âme restait en compagnie de la douce image de sa chère Berthe. Sur les hauteurs du chemin de Sainte-Foye, à certain endroit où il allait perdre la vue de l’île d’Orléans et de l’Ange-Gardien, il arrêta son cheval et laissa planer une dernière fois son regard au-dessus de l’île et des Laurentides, dont les sommets, d’un vert sombre à l’avant-scène, allaient se fondre à l’horizon dans le ciel bleu.

À la pensée qu’il ne reverrait peut-être jamais ni ces lieux aimés, ni sa brune fiancée, il sentit un sanglot déchirer et soulever sa poitrine. Mais la forte conviction du devoir accompli lui fit bientôt refouler en son cœur cette faiblesse indigne d’un militaire, et il lança sa monture au galop pour rejoindre la cavalcade qui disparaissait au premier détour de la route.

Le but de Wolfe en faisant passer des vaisseaux au-dessus de la ville avait été de tourner et d’attaquer l’aile droite de l’armée française : mais les Anglais trouvèrent trop périlleuse une descente sur la rive sud. Leurs vaisseaux restèrent cependant au-dessus de Québec et les troupes qui les montaient firent de courtes descentes à la Pointe-aux-Trembles et à Deschambault, où elles enlevèrent quelques prisonniers ainsi qu’une grande partie du bagage des officiers français.

Le détachement de M. de la Roche-Beaucourt, qui devait continuer à rester au-dessus de la ville pour observer les mouvements des trois vaisseaux, engagea plusieurs escarmouches avec les troupes qui opérèrent ces débarquements ou voulurent en tenter d’autres ; Beaulac se signala dans ces diverses rencontres.

Encore une fois frustré dans ses espérances, Wolfe se résolut enfin à attaquer la gauche de l’armée française, en flanc par la rivière Montmorency et de front par le fleuve dont la grève unie et spacieuse offrait, en cet endroit, les plus grandes facilités pour le débarquement des troupes de la flotte et de la Pointe-Lévi. Celles de l’Ange-Gardien traverseraient facilement le gué du Montmorency, en bas de la chute, et se joindraient aux autres sur la plage pour de là marcher à l’assaut des retranchements français ; enfin, un troisième corps de deux mille hommes devait remonter le Montmorency et passer à gué certain endroit de la rivière, situé à une lieue de la chute, et tomber sur nos derrières.

Afin d’appuyer ces divers mouvements et d’en assurer le succès, le général anglais fit d’abord garnir de plus de soixante bouches à feu la rive gauche du Montmorency, qui, plus élevée que la droite, permettait à ses artilleurs de diriger un feu plongeant dans nos retranchements. Ensuite, il fit échouer sur des récifs deux transports de quatorze canons chacun, au bas de la route de Courville, au pied de laquelle les nôtres avaient élevé une redoute dont l’artillerie balayait le gué offert aux troupes anglaises de l’Ange-Gardien ; tandis qu’une frégate de soixante canons devait venir s’embosser le plus près possible de la chute, faire taire, appuyée par le feu des transports, les trois pièces de canon de la redoute, et refouler nos troupes qui tenteraient de s’opposer à la descente des bataillons anglais.

À peine pouvions-nous opposer une dizaine de bouches à feu à plus de cent pièces d’artillerie qui allaient tonner contre nous.

C’était un bon plan que celui de Wolfe ; aussi sembla-t-il devoir réussir tout d’abord.

Le trente-un juillet à midi, son artillerie ouvrit le feu et ses troupes se mirent en mouvement.

À deux heures, M. de Montcalm se porte sur la gauche où le chevalier de Lévis, avec cette hardiesse de conception et la promptitude d’action qui lui sont propres, est déjà prêt à la défense. Apprenant par ses éclaireurs que deux mille ennemis remontaient la rive gauche du Montmorency pour tenter le passage du gué à trois milles en avant de la chute, le chevalier avait aussitôt dirigé un renfort de cinq cents hommes sur ce passage défendu par M. de Repentigny. Surpris de la vive résistance qu’ils avaient rencontrée, les Anglais avaient de ce côté battu promptement en retraite, et les cinq cents hommes envoyés pour appuyer M. de Repentigny étaient déjà revenus glorieux sur leurs pas pour prendre part au combat plus sérieux qui allait s’engager près de la cataracte.

Sous ses ordres M. de Lévis a trois mille hommes, la plupart Canadiens, et qui gardent la meilleure contenance sous une grêle de projectiles lancés depuis midi par les batteries anglaises. Partout règne l’enthousiasme. Le général Montcalm approuve les dispositions de M. de Lévis et retourne au centre pour s’y tenir prêt à secourir au besoin le chevalier, à la tête des réguliers tenus en réserve.

L’ennemi s’ébranle enfin. Il est trois heures. Une chaleur écrasante sans un souffle de vent, ainsi que de gros nuages noirs qui s’entassent au ciel, indiquent un prochain orage.

Plus de quinze cents barges chargées d’Anglais sont en mouvement dans le bassin de Québec. Après plusieurs feintes de débarquement sur différents points du rivage, depuis la Canardière jusqu’à la rivière Montmorency, elles se dirigent enfin vers la gauche du camp français, immédiatement à droite de la chute.

Mais Wolfe a compté sans la marée basse, et ses embarcations s’échouent sur des chaînes de roche à quelques arpents de la rive, où pendant plus d’une heure elles restent stationnaires. Enfin le flux les soulève, et, protégés par la formidable artillerie des transports et de la frégate, deux mille grenadiers anglais s’élancent impatients sur la plage.

À bout de munitions, nos artilleurs en charge de la redoute ont été forcés de l’évacuer et sont revenus au camp avec leurs trois pièces rendues muettes.

Sans attendre la brigade Monckton qui devait appuyer leur attaque, les grenadiers marchent sur la redoute aux sons d’une fanfare guerrière. Là, ils s’arrêtent, reforment leurs rangs, et, la baïonnette au bout du fusil, s’avancent au pas de charge vers nos retranchements.

Depuis la grève jusqu’au chemin de Beauport, le terrain s’élève entrecoupé de petits ravins dans lesquels nos tirailleurs, l’œil au point de mire et le doigt sur la détente, attendent avec calme l’approche des assaillants.

Un grand silence plane un moment au-dessus de tous ces hommes qui vont s’entr’égorger au nom de leur souverain respectif. On n’entend plus que les pas cadencés et rapides des grenadiers qui gravissent les hauteurs à la course. Leur musique s’est tue devant la mort qui emboîte le pas derrière eux.

Ils ne sont plus qu’à vingt verges de nos retranchements. Le cri d’un clairon retentit, puis une brusque décharge d’artillerie : c’est le signal ! Aussitôt notre fusillade éclate terrible et continue.

Forward ! forward ! crient les officiers anglais à leurs soldats qui hésitent.

– Hardi les gars ! hurlent les nôtres.

Aveuglés par la fumée, décimés par nos balles, les grenadiers commencent à reculer.

Notre mousqueterie crépite et pétille, comme le feu de ces grands incendies qui ravagent nos forêts, lorsqu’il rencontre en son chemin de vastes sapinières. L’ouragan bondit de la racine au faîte des arbres dont le bois résineux s’embrase soudain et se tord avec d’innombrables craquements.

Trouées, rompues par ces décharges rapides et meurtrières, les deux colonnes anglaises lâchent pied, s’enfuient et vont se réfugier derrière la redoute pour reprendre leurs rangs.

Un long bravo s’élève de nos retranchements vers le ciel.

Au même instant, un immense éclair sillonne le ciel sombre, tandis qu’un grand coup de foudre, qui semble vouloir écraser amis et ennemis, sous une ruine commune, tonne au-dessus de la bataille. Un déluge de pluie s’abat sur la campagne. Balayés par un vent de tempête, ces flots croulants forment un épais nuage qui dérobe les combattants à la vue les uns des autres.

La grande voix du Dieu des armées a fait taire les tumultes du combat. Le tonnerre domine tout autre bruit et l’eau ruisselle à torrents.

Cela dure bien une demi-heure.

Enfin la foudre s’éloigne avec des grondements de plus en plus sourds, le vent meurt, la pluie s’évapore, le brouillard se fond.

Quand le soleil, perçant les nuages, chassa les dernières gouttes de pluie devant les faisceaux de ses rayons de feu, les nôtres virent les Anglais qui se rembarquaient à la hâte.

Les cinq mille hommes de l’Ange-Gardien, commandés par les brigadiers Murray et Townshend, qui ne s’étaient approchés qu’à deux portées de fusil de nos retranchements, se retiraient aussi de leur côté.

Nous avions mis près de cinq cents ennemis hors de combat. Nos pertes, malgré le feu d’enfer de l’artillerie anglaise, n’étaient qu’insignifiantes. La victoire était complète, et l’honneur en revenait aux milices canadiennes.[4]

Dans un ordre du jour qui suivit la bataille, Wolfe se plaignit amèrement de la folle impétuosité de ses grenadiers, dont la charge trop précipitée avait causé leur défaite ; et le ton sévère avec lequel il transférait le lieu de leur campement à l’île laisse voir que ce commandement équivalait à une disgrâce.

Le fait est que le général anglais était accablé de l’échec qu’il venait d’essuyer. Depuis plus d’un mois qu’il était arrivé en face de Québec, il avait vu presque tous ses plans échouer devant la prudence de MM. de Montcalm et de Lévis ; et encore venait-il d’éprouver une défaite qui, en poussant les Canadiens à se rallier à la cause française avec une nouvelle ardeur, allait, par contrecoup, jeter un profond découragement parmi ses propres troupes.

Puis, quelle impression la perte de cette bataille allait-elle causer en Angleterre ? Ses ennemis, les malheureux en ont toujours, n’en augureraient-ils point l’insuccès de toute la campagne ? De quelles amères railleries n’accablerait-on pas le jeune présomptueux qui, aveuglé par son orgueil, n’aurait pas craint de se charger d’une entreprise beaucoup au-dessus de ses forces !

Et s’il lui fallait réellement battre en retraite devant les Français victorieux, que devenaient ses beaux rêves de gloire et d’ambition ? Les uns après les autres, il les voyait crouler dans l’abîme ouvert sous ses pieds par la fortune adverse.

Cette irritation du cerveau lui donna une fièvre terrible qui l’empoigna brutalement, quelques jours après la bataille de Montmorency, et le traîna jusqu’aux portes du tombeau. Il fut en proie à un affreux délire, qui ne le quitta que pour faire place à une faiblesse extrême.

La force de la jeunesse finit par l’emporter dans cette lutte terrible que la mort et la vie se livraient au-dessus de son chevet. Elle ne dut pourtant se retirer qu’à regret, cette mort fatale qui, seulement un mois plus tard, revint victorieusement à la charge et ne s’enfuit, cette fois, qu’en serrant sur sa poitrine sans mamelles les restes sanglants du vainqueur de Montcalm.

Vers la fin du mois d’août, Wolfe était enfin sur pied. Son premier soin fut d’informer son gouvernement des obstacles sans nombre semés sur sa voie par les armes françaises. Il avoua sa défaite, mais en termes si nobles et avec des sentiments si dévoués, « qu’on fut plus touché, en Angleterre, dit M. Garneau, de la douleur du jeune capitaine que de l’échec des armes de la nation. »

Ensuite il se résolut à appeler ses lieutenants à son aide, afin de recevoir leur avis sur les meilleurs moyens à prendre pour enlever le succès de la campagne.

Ce fut l’une des dernières journées d’août que se tint, au camp de l’Ange-Gardien, ce grave conciliabule, dont le sort du Canada devait dépendre.

Assis sous une tente, dont les pans relevés du côté du fleuve leur laissaient voir la Pointe-Lévi, l’île d’Orléans et la flotte anglaise ancrée dans la rade, Wolfe et ses lieutenants, les brigadiers Monkton, Townshend et Murray, étaient assis autour d’une petite table sur laquelle se déroulait une carte de Québec et des environs. Dressé par le major Stobo, qui, après une longue captivité à la capitale,[5] s’en était enfui et venait de rejoindre l’armée anglaise, ce plan contenait une foule de renseignements et de détails les plus précieux.

Ils étaient tous à la fleur de l’âge, ces quatre généraux, chargés d’une aussi importante mission que la conquête d’un pays.

Wolfe était fils d’un ancien major-général. Il avait montré tant de talents au siège de Louisbourg, qu’on l’avait choisi pour commander l’expédition de Québec, autrement plus hardie et périlleuse. Harcelé qu’il était, sans doute, par l’aiguillon des grandes pensées que sait inspirer aux hommes de génie une confiance sans bornes en leurs futurs succès, il avait accepté avec ardeur.

La gravure et la photographie ont popularisé chez nous le portrait du jeune général. Chacun connaît cette figure étrange et fine, dont le nez avancé forme un angle très-accusé avec le front et le double menton fuyant qui vient se perdre dans le nœud de sa cravate.

Ses cheveux étaient poudrés à frimas et comprimés en arrière dans une bourse en taffetas pour retomber en queue sur les épaules. Il était coiffé d’un petit tricorne, dont les bords relevés se réunissaient attachés sur le sommet de la tête. Sa taille élégante était enserrée dans un long justaucorps rouge, dont les larges parements étaient galonnés d’or. Un blanc baudrier de buffle, libre, pour le moment, de la courte carabine que les officiers des troupes anglaises portaient alors en bandoulière, descendait de son épaule gauche au côté droit. Au ceinturon, aussi en buffleterie, et dont les deux pièces principales étaient reliées par une agraffe d’or, pendait une riche épée de combat. Des bottes à revers, montant jusqu’au genou, y rejoignaient la fine culotte de soie collant sur la jambe.

À sa pâleur, à ses traits fatigués, on voyait que le général relevait d’une maladie grave et que son énergie s’efforçait de hâter la convalescence.

Quoique très-jeunes encore, ses trois lieutenants avaient aussi beaucoup étudié la guerre, et la science des combats leur était acquise. Monkton et Murray appartenaient à la noblesse, Townshend à l’ordre de la Pairie.

Invités quelques jours d’avance par le commandant en chef à donner leur avis, ces trois généraux en étaient venus à une décision unanime sur les mesures à prendre pour assurer la réussite de l’expédition. Townshend, qui était chargé de manifester leur opinion, parla dans les termes suivants lorsque Wolfe leur demanda de lui faire connaître le résultat de leur conférence :

— Puisque Votre Excellence a daigné nous consulter, nous ne pouvons faire autrement que de lui confesser que nous ne partageons pas son avis qui est de renouveler l’attaque de l’aile gauche du camp de Beauport. Nous nous trompons peut-être, mais…

Townshend eut ici un moment d’hésitation..

— Parlez, monsieur, parlez franchement, interrompit Wolfe. Ce n’est pas pour une vaine formalité que j’ai voulu cette entrevue. Les moments sont trop précieux et trop graves les circonstances pour vous demander le concours de votre expérience, si je n’étais pas décidé de m’en rapporter à elle plutôt qu’à la mienne, dans le cas où vous me démontrerez clairement que j’ai pu me tromper.

Rassuré par le ton bienveillant que Wolfe avait su mettre dans ses paroles, Townshend reprit aussitôt :

— Nous ne prétendons pas, Excellence, que vous ayez eu tort de tenter l’attaque du trente-un juillet contre le camp de Beauport. Ce serait nous condamner nous-mêmes, puisqu’alors nous vous avons fortement engagé à tenter la fortune de ce côté. Mais l’insuccès de cette attaque nous a depuis convaincus, mes collègues et moi, que les Français ont su prendre là une position presqu’inexpugnable. Favorisés par la nature des lieux qu’ils connaissent, aussi parfaitement que nous les ignorons, ils ont su profiter des moindres accidents du terrain pour rendre leur camp formidable. Nous croyons donc qu’il serait trop risqué de renouveler une tentative sur ce point, puisqu’une défaite — la première démontre assez la possibilité d’une seconde — puisqu’une autre défaite, dis-je, nous pourrait forcer à clore sous de bien tristes auspices les opérations de la campagne. Au contraire, si nous parvenons à forcer Montcalm de quitter son camp retranché pour nous rencontrer ailleurs, nous ramènerons du coup presque toutes ses chances de notre côté, puisque nous le contraindrons de combattre au lieu que nous aurons choisi.

— Mais comment en venir là ? demanda Wolfe, qui suivait avec beaucoup d’attention le raisonnement de Townshend…

— En remontant le fleuve avec la majeure partie des troupes, Excellence, et en débarquant sur la rive gauche pour porter les opérations au-dessus de la ville. Quand il verra la capitale menacée, le général Montcalm ne se portera-t-il pas aussitôt au-devant de nous ?

— Certainement ; mais la grande difficulté, je crois, consiste à opérer d’abord ce débarquement. Vous savez bien que jusqu’à présent les troupes que nous avons sur les quatre[6] vaisseaux au-dessus de la ville ont toujours été repoussées dans leurs tentatives de descente.

— Et pourquoi, Excellence ? Parce que d’abord, elles ne sont pas assez nombreuses pour résister aux quelques détachements de Français qui ont pour mission d’épier à terre leurs divers mouvements. Mais concentrons soudainement un corps de troupe imposant sur un seul point et à la faveur d’une nuit noire, et nous passons sans peine sur le ventre de tous les francs-tireurs qu’ils ont échelonnés le long du fleuve au-dessus de Québec.

— Fort bien, dit Wolfe. Mais encore faut-il trouver un lieu de débarquement facile. Les deux rives ne sont-elles pas très-escarpées et boisées aux abords de la ville, et ne serons-nous pas forcés de remonter bien au-dessus de la capitale ? mouvement qui offrira bien des difficultés, vu qu’il nous faudra marcher continuellement en bataille après le débarquement sur un long espace de chemin que nous ne connaissons que par la carte de Stobo.

— J’allais précisément, Excellence, répondre à ces objections prévues d’avance. Pourquoi les troupes des quatre vaisseaux n’ont-elles pas réussi à opérer une descente effective jusqu’à ce jour ? Parce qu’elles y allaient presqu’à tâtons, n’ayant aucune connaissance des lieux. Mais n’avons-nous pas, depuis quelques jours, cette précieuse carte dessinée par Stobo et qui fourmille en renseignements exacts, lesquels sont pour nous de la plus grande importance ? Ainsi, voyez-vous cette rampe, indiquée par de petites lignes parallèles, sur le flanc de la falaise, entre le poste de Saint-Michel et celui du Foulon ? En lisant, au bas du plan, la légende auquel le chiffre treize nous renvoie, vous voyez que la tête de cette rampe est défendue par un seul poste que gardent une centaine d’hommes. Que nous trompions l’ennemi par de faux mouvements, que nous débarquions au Foulon à la faveur des ténèbres, et nous enlevons presqu’infailliblement ce poste !

— Wolfe n’écoutait plus, depuis quelques moments, avec la même condescendance. Il semblait, au contraire, suivre avec le plus vif intérêt l’ellipse tracée dans l’air par les bombes que les mortiers de la Pointe-Lévi lançaient sur la ville.

— C’est là que je vous attendais, monsieur, dit-il en se retournant vers Townshend. Et vous croyez que ce n’est rien que ces cent hommes nichés sur la cime d’un rocher à pic ? Cette position, croyez-moi, vaut bien celle du défilé des Termopyles. Cent hommes déterminés nous y tiendront en échec pendant tout le temps qu’il leur faudra pour être secourus ; et alors que mille autres seulement se seront portés à leur aide, vingt mille assaillants ne pourraient forcer cette position formidable.

— Votre Excellence exagère peut-être les difficultés, répliqua Townshend. Et M. Stobo, qui a visité les lieux, remarque précisément que cette partie de la falaise n’est pas aussi abrupte qu’on le pourrait croire en la regardant du fleuve.[7]

— Monsieur, depuis que ce plan est entre mes mains, j’ai, moi aussi, pensé à la possibilité d’une telle attaque. Mais après en avoir bien calculé toutes les chances et les périls, j’en suis venu à conclure que nous risquons de perdre bien du monde pour un résultat nul.

Piqué au vif, Townshend s’efforça de démontrer la justesse de ses arguments. Il mit peut-être trop de chaleur dans l’expression de ses convictions, car Wolfe, impatienté, répondit assez durement. La discussion commençait à tourner à l’aigreur et Wolfe allait couper court aux débats en refusant son adhésion au projet de ses lieutenants, lorsqu’un aide-de-camp entra dans la tente et dit au général qu’un transfuge français désirait lui parler sans retard sur un sujet de la plus haute importance.

— Qu’on me l’amène, dit Wolfe. Puis aux trois officiers qui faisaient mine de se retirer ; Restez, messieurs. Qui sait si ce n’est pas la Providence qui vient à notre aide ?

Un homme gros et court, drapé dans un manteau brun et escorté de deux soldats armés, entra bientôt dans la tente.

Sur un geste de Wolfe, les soldats sortirent et se tinrent à une certaine distance.

Si c’était la Providence qui envoyait cet individu à la rescousse du général anglais, c’est qu’elle daigne se servir quelquefois de forts vilains agents.

Car, lorsque cet homme laissa retomber le pan de son manteau, qu’il tenait devant sa figure, ce mouvement mit à nu la face matoise et repoussante de Louis Sournois.


  1. On voit dans le journal de Knox qu’il y avait un assez fréquent envoi de parlementaires, de part et d’autre, entre la ville et le camp de Wolfe.
  2. Dès le commencement du siège, les femmes laissèrent, en grand nombre, la ville qui avait à subir un terrible bombardement. On voit par exemple dans le journal de M. Claude Panet sur le siège de 1759, que les dames dont les noms suivent s’étaient réfugiées à la Pointe-aux-Trembles, où elles furent faites prisonnières par les Anglais le vingt-un juillet. C’étaient mesdames Duchesnay, de Charny, sa mère, sa sœur Mlle Couillard ; les familles Joly, Mailhot et Magnan étaient du nombre. D’autres cherchèrent un refuge à Beaumanoir ; madame Péan et ses amies, sans doute,

    Le très-grand nombre dut se répandre dans les paroisses environnant la ville.

  3. Historique. M. Ferland, p. 573.
  4. Tous les détails de ce combat sont scrupuleusement historiques. Voyez nos historiens et le journal de M. Claude Panet, que j’ai aussi consulté.
  5. « Pendant l’hiver, Stobo avait eu la permission de voyager entre Montréal et Québec, témoin de tous les préparatifs qui se faisaient pour la guerre et entendant tous les discours. » M. Ferland, 2ème vol., p. 510.
  6. Un quatrième bâtiment avait réussi, en rasant la Pointe-Lévi, à remonter le fleuve sous le feu des canons de la ville et avait rejoint, depuis quelques jours, les trois autres dont nous avons déjà parlé.
  7. On a exagéré, en effet, la difficulté d’accès présentée par la rampe du Foulon. Bien défendue, la position était forte sans doute ; mais Wolfe et ses hommes pouvaient facilement gravir ce ravin, aux pentes assez douces, sans être des aigles.