George E. Desbarats, éditeur (p. 39-48).

SECONDE PARTIE.



TRAÎTRES ET BRAVES.


CHAPITRE PREMIER.

scènes de nuit.


On se souvient que les troupes anglaises étaient débarquées en grande partie au « Bout-de-l’Île » d’Orléans, le vingt-sept juin.

Le lendemain, les Français lancèrent sept brûlots contre la flotte ennemie groupée sous l’île. Mais on y mit le feu trop tôt. Arrêtés à temps par les Anglais et remorqués loin de la flotte, ces brûlots, sur lesquels on avait d’abord beaucoup compté, se consumèrent tranquillement près du rivage de l’île d’Orléans.[1]

Trois matelots, dont l’histoire aurait dû nous conserver les noms, formèrent ensuite l’audacieux projet d’aller brûler le vaisseau amiral. Par une nuit noire, ils s’embarquèrent sur un canot préparé à cet effet, et parvinrent, après avoir mis en défaut la surveillance des sentinelles anglaises et s’être glissés inaperçus entre les nombreux bâtiments de la flotte, à s’accrocher au vaisseau de l’amiral. Mais la fatalité se servit du vent ; pour éteindre leurs mèches qu’ils ne purent jamais rallumer.

Malgré ces premiers échecs à notre résistance, Wolfe ne gagnait guère de terrain.

Placé, d’un côté, en face de la ville qui ne présentait à ses attaques qu’un roc escarpé couronné de bouches à feu, arrêté à droite par la longue et formidable ligne du camp de Beauport, le général anglais, ne voyant aucune prise pour saisir au corps son ennemi, pensa qu’il lui fallait alors recourir aux moyens détournés et violents.

Dans le but de forcer les Canadiens à se débander pour aller protéger leurs propriétés, il fit, d’abord, débarquer une partie de son monde à la Pointe-Lévi, avec des pièces de siège afin de procéder au bombardement de la capitale. Puis il lança divers détachements en campagne avec ordre de ravager tous les établissements de l’île et des deux rives du fleuve en bas de Québec.

Ces instructions furent d’autant mieux exécutées qu’il ne restait dans nos campagnes que des vieillards, des femmes et des enfants pour faire face aux Anglais.

Ces braves soldats observèrent la consigne avec une ponctualité toute britannique. Ils ne laissèrent partout derrière eux que cendres et ruines. Après avoir coupé les arbres fruitiers, ils brûlaient, avec les granges et les habitations, les grains qu’ils ne pouvaient emporter ; quant aux bestiaux, les maraudeurs les traînaient à leur suite ainsi que les femmes dont ils se pouvaient saisir.

C’est ainsi que dans l’espace de plus de vingt lieues, les paroisses situées sur la rive droite et au-dessous de Québec, jusqu’à la Rivière-Ouelle, furent incendiées et dévastées. La Pointe-Lévi, Saint-Nicolas, Sainte-Croix et bien d’autres paroisses subirent un pareil sort, de même que l’île d’Orléans, la baie Saint-Paul, la Malbaie et Saint-Joachim.[2]

Mais les Canadiens, qui avaient fait d’avance le sacrifice de tout ce qui leur était cher, restant fidèlement à leur poste, Wolfe fit passer, le 9 juillet, de l’île d’Orléans à l’Ange-Gardien[3] où il établit son quartier général, le très-grand nombre de ses troupes qui occupèrent la rive gauche de la rivière Montmorency.

De cette position, l’ennemi, qui avait une artillerie considérable, se mit à battre de revers le camp français dont la gauche s’appuyait sur la rive droite du Montmorency.

M. de Lévis y commandait. Il fit élever aussitôt des retranchements pour mettre ses troupes à l’abri des projectiles. On y montait la garde tout comme à la tranchée devant une place qu’on assiège. Ensuite le chevalier fit reconnaître et fortifier les gués de la rivière Montmorency, dont il confia la défense à M. de Repentigny, qui commandait six cents hommes.

Après quoi on attendit l’ennemi.

Dans la nuit du douze juillet, les batteries anglaises de la Pointe-Lévi, composées de cinq mortiers et de dix gros canons, ouvrirent leur feu sur Québec.

Mais M. de Montcalm ne bougea pas. Il avait remarqué, aux hésitations de l’ennemi, l’indécision des plans du général anglais, et le vainqueur d’Abercromby jugea qu’il valait mieux, pour la cause française, attendre patiemment les ennemis au camp de Beauport.

Telles étaient et la position des ennemis et la nôtre le soir du quinze juillet, au moment où nous engageons le lecteur à nous suivre au camp français.

Nous avons déjà dit que la gauche de notre camp s’appuyait sur la rive droite du Montmorency. Trois mille cinq cents miliciens du gouvernement de Montréal, commandés par MM. Prud’homme et d’Herbois, qui recevaient les ordres immédiats du chevalier de Lévis, défendaient notre aile gauche depuis l’église de Beauport jusqu’à la chute.

Au centre, c’est-à-dire entre la rivière et l’église de Beauport, se trouvait le quartier général de M. de Montcalm. Le marquis y commandait en personne cinq bataillons de réguliers, formant deux mille combattants, qui avaient pour chef le brigadier Senesergues.

Quatre mille trois cent quatre-vingts miliciens des gouvernements de Québec et des Trois-Rivières, sous les ordres de MM. de Saint-Ours et de Bonne, défendaient notre droite, qui occupait la Canardière et venait s’arrêter au pont de bateaux. Le colonel Bougainville en avait le commandement.

Enfin, deux mille deux cents combattants, dont quatorze cents soldats de la colonie, quatre cent cinquante sauvages et les trois cent cinquante hommes de cavalerie sous les ordres de M. de la Roche-Beaucourt, formaient un corps de réserve sur les hauteurs de Beauport, et en arrière du centre de notre armée. M. de Boishébert avait été mis à la tête de ces réserves.[4]

C’est là, sur les derrières de l’armée française et au milieu de ce corps de réserve, que nous nous arrêterons le soir de la seizième journée de juillet, ou dix-huit jours après les événements qui ont rempli le dernier chapitre.

Deux hommes, Beaulac et Lavigueur, assis dans l’ombre sur un tronc d’arbre renversé, contemplent le sombre et majestueux spectacle qui se déroule à leurs yeux.

Auprès d’eux, les tentes dont les feux du bivouac font ressortir hardiment sur le ciel noir les cônes blancs comme autant de clochetons pointus, les groupes indécis de chevaux attachés à des piquets et broutant l’herbe humide de rosée, tandis que leurs cavaliers causent et fument assis au cercle autour des feux, tout ce premier plan sert de repoussoir au reste du tableau.

À leurs pieds, sur la déclivité et au bas des collines, s’étend, depuis la chute jusqu’à la ville, la sinueuse ligne du camp français, dont l’arc immense se dessine assez nettement au fond de la vallée, grâce à la réflexion des feux qui rougit de distance en distance, près du rivage, les eaux calmes du fleuve et de la rivière Saint-Charles.

Plus loin, sur la droite et en dehors de cette traînée lumineuse tracée sur l’onde assoupie, noyées dans la pénombre, s’estompent à peine sur un ciel sans étoiles, les lignes tourmentées du rocher de Québec et des falaises de la Pointe-Lévi, que sépare le cours plus sombre encore du grand fleuve dont les brunes eaux roulent silencieusement leurs flots profonds entre les deux rives escarpées.

De minute en minute, et trouant soudain le voile immense, tissu de ténèbres, jeté sur le fond du tableau, de livides éclairs bondissent et roulent comme des tigres de flamme sur les flancs à pic des rochers de Québec et de Lévi.

Puis tout redevient nuit ; et le fracas des détonations de l’artillerie passe en hurlant dans l’air pour aller se briser dans la brume sur les masses géantes des Laurentides, et revient vers la ville en râlant un sourd et dernier grondement. Ces suprêmes ronflements de la canonnade, répercutés par l’écho, se confondent alors avec les mugissements lointains et graves de la cataracte du Montmorency, dont les eaux, emportées par un élan terrible, jettent vers le ciel une immense clameur d’effroi en croulant éperdues dans un abîme de deux cents quarante pieds.

À gauche la scène change.

De rougeâtres lueurs empourprent d’une teinte sanglante les sommets embrasés de l’île et de la côte du sud depuis Beaumont jusqu’où la vue peut s’étendre en descendant le fleuve. Ce sont les torches de l’incendie allumée par l’Angleterre pour éclairer les funérailles de la domination française en Amérique.

Selon que le vent souffle avec plus ou moins d’intensité, ces grandes lueurs fauves, enchaînées l’une à l’autre dans un vaste parcours, semblent danser sous le ciel blafard comme une immense filée de spectres qui viendraient de sortir d’enfer et secoueraient au vent, dans une ronde satanique, leurs vêtements de flamme.

Raoul regardait avec une indicible tristesse cette scène poignante de dévastation furieuse.

— Ô mon pauvre pays ! s’écria-t-il en retenant un sanglot qui tremblait dans sa gorge, ces mécréants veulent donc t’écraser sous les ravages qui ont changé l’Acadie en une morne solitude !

— Laissez-les faire, mon lieutenant, répondit la voix rude de Lavigueur, laissez-les faire ! On verra bientôt si ces maraudeurs savent aussi bien envisager des hommes armés qu’égorger des femmes et sauter de joie autour de nos maisons en feu !

— Tu connais le proverbe, mon pauvre Lavigueur : Contre la force, point de résistance. Or, ils sont au moins trente mille envahisseurs, et c’est à peine si nous avons la moitié de ce nombre de combattants à leur opposer.

— Est-ce qu’on[5] n’était pas un contre trois à Carillon, mon lieutenant ? Et l’Acadie, comment aurait-elle pu se défendre avec une poignée d’hommes ? Mais ici, les chances deviennent plus égales et nous sommes assez nombreux, Dieu merci, pour donner à ces maudits Anglais une dure poussée du côté des lignes.[6]

— Dieu le veuille, mon pauvre Jean ! Tu me connais assez pour savoir que ce n’est pas le courage qui me fait défaut. C’est pourquoi je parle à cœur ouvert devant toi. Mais ne sais-tu pas que plus de quatre ans de luttes nous ont épuisés ? Ignores-tu que nous n’avions de vivres au camp que pour un mois au plus, et que les Anglais ont éventé les caches de blé que nos habitants avaient faites dans les campagnes ? Ne vois-tu donc point que si l’ennemi, qui est bien pourvu de tout, reste encore quelques semaines inactif, nous serons, alors à bout de provisions ? Maintenant, tourne les yeux du côté de la ville et regarde combien notre artillerie est inférieure à celle des Anglais.

En effet, grâce à la courbe lumineuse dont la fusée des bombes et des obus sillonnait la nuit entre Lévi et Québec, on pouvait constater la précision et la grande portée des grosses pièces des assiégeants. Plusieurs maisons qui brûlaient çà et là dans la ville, prouvaient, à n’en point douter, que les projectiles ennemis n’atteignaient que trop bien leur but ; tandis qu’au contraire, nos bombes, lancées par des mortiers d’un trop petit calibre, s’en allaient éclater inoffensives dans l’eau subitement éclairée qui baisait dans l’ombre les pieds des falaises indécises de la Pointe-Lévi.

— Que ce bombardement dure seulement un mois, reprit Raoul après quelques moments d’un poignant silence, et il ne restera pas plus de maisons debout dans la capitale que dans nos campagnes dévastées.[7] Jolie perspective pour l’automne et l’hiver prochain ! Et tu crois que lorsque nous serons sans asile, sans munitions, sans pain et sans argent, nous pourrons tenir longtemps tête à un ennemi bien muni de tout ce qui nous manque ? Non, Lavigueur. Aux yeux de tous les gens éclairés, notre situation est désespérée, si nous ne remportons pas une victoire décisive qui force, par un miracle, l’ennemi à se rembarquer et à quitter aussi précipitamment le pays qu’en seize cent quatre-vingt-dix. Mais je crains bien que Dieu ne veuille pas le faire, ce miracle ! Ne va pas t’imaginer pourtant que si les chefs sont mieux renseignés que les soldats, leur courage en soit amoindri. Bien au contraire ! Nous serons les premiers à vous donner l’exemple de bien mourir. Car bien que la conviction du succès nous manque, celle du devoir nous restera toujours.

N’était-ce pas de l’héroïsme que l’acte de ces gentilshommes et de ces paysans qui couraient à la mort, les uns persuadés qu’elle serait inutile au salut du pays, et les autres confiants dans le succès de leurs armes et comptant toujours sur des secours que la France ne leur envoyait plus depuis longtemps ? Oui, certes, ou l’héroïsme n’exista jamais.

Nous sommes d’autant plus émerveillés aujourd’hui de la lutte acharnée qui retarda la conquête, qu’énervés par de longues années de paix, et le cœur racorni par cette fièvre des intérêts matériels qui va courant par le monde et ronge tous les peuples, nous ne savons plus agir que pour des motifs froidement calculés et pesés au poids d’un bien-être assuré.

Pauvres ancêtres, dont les os blanchis se retrouvent par toute la contrée sous la charrue du laboureur, tant ils sont nombreux les champs de bataille de la patrie où vous êtes tombés en combattant, c’est à peine si vos fils d’aujourd’hui savent apprécier votre grandeur d’âme ! Ils en sont stupéfiés ! Peut-être même se rencontrera-t-il parmi eux des économistes qui seront tentés de taxer votre héroïsme de folie ! Serait-ce donc, ô sublimes fous que vous étiez, que votre forte race s’est tellement abâtardie d’âge en âge, qu’elle ne peut plus produire aujourd’hui que des épiciers ?

Lavigueur avait cependant secoué plusieurs fois la tête dans un mouvement de dénégation, tandis que Raoul avait laissé percer son découragement.

— Vous êtes triste, mon lieutenant, répondit-il, et certes vos derniers malheurs vous en donnent bien le droit. Voilà pourquoi ce que vous dites est aussi sombre que vos idées ordinaires. Mais, ne vous semble-t-il pas que l’heure de notre départ pour le camp de l’Ange-Gardien doit-être arrivée ?

Raoul tira de sa veste brodée une montre d’or toute incrustée de pierreries, bijou de famille qui avait compté bien des heures fastueuses à ses pères, dans les brillantes cours du Louvre et de Versailles. Il se dirigea vers le feu le plus proche pour consulter le cadran sur lequel les fines aiguilles marquaient onze heures.

Les rumeurs vagues qui s’élevaient du camp, au fond de la vallée, se taisaient peu à peu, et les feux de bivouac allaient se mourant dans les ténèbres.

Parfois, entre deux décharges de l’artillerie qui tonnait vers la ville, on entendait se croiser les cris des sentinelles du camp français. Les plus rapprochés arrivaient distinctement aux oreilles de Beaulac et de Lavigueur, qui saisissaient alors chacune des syllabes du qui-vive ; les autres, en raison de l’éloignement, ne leur parvenaient que confus ou bruissaient dans le lointain comme ces sons inconnus et plaintifs qui roulent, le soir, au fond des grands bois, sous le dôme sonore des arbres endormis.

Placez cette scène étrange dans un pays à demi-civilisé, encadrez ce tableau dans un immense réseau de forêts presque vierges encore, et vous aurez une idée de la mise en scène de cette lutte opiniâtre engagée depuis si longtemps pour la possession d’une contrée perdue comme un îlot dans l’Océan.

— En effet, dit Raoul qui revint vers Jean, il faut sans plus tarder nous mettre on marche. Avant que nous n’ayons atteint l’Ange-Gardien, tout le monde dormira au camp de Wolfe.

Raoul jeta sur ses épaules un manteau de velours sombre, s’assura que ses pistolets étaient amorcés, que le chien en obéissait bien à la détente, et constata que son épée sortait aisément du fourreau. Puis, en homme certain d’avoir sous la main, en cas de danger, de ces amis sûrs qui vous aident à sauver votre vie :

— Allons ! dit-il à Lavigueur d’un air résolu.

Celui-ci passa devant son officier pour le guider. Tous deux, continuant à gravir la hauteur, disparurent bientôt dans la noire bordure des sapins derrière laquelle se trouvent les Marches-Naturelles dont le cours impétueux et resserré de la rivière Montmorency ronge en grondant les lourdes assises.

M. de Montcalm avait manifesté, le matin même, en présence de son aide-de-camp, M. de la Roche-Beaucourt, le désir qu’il avait d’envoyer quelques éclaireurs au camp de l’Ange-Gardien, assis sur la rive gauche du Montmorency, afin d’obtenir quelques renseignements touchant la force et la position de l’ennemi.

M. de la Roche-Beaucourt, auquel Raoul avait raconté la capture de sa fiancée par les Anglais, et qui savait combien Beaulac saisirait avec reconnaissance l’occasion d’essayer de retrouver Mlle de Rochebrune, s’empressa de proposer au général de confier cette mission périlleuse au jeune officier dont le courageux esprit d’entreprise, aidé de l’expérience du coureur des bois Lavigueur, offrait de bonnes promesses de réussite.

Le général n’avait aucun motif pour refuser les services du jeune homme dont le nom lui était même parvenu après la descente nocturne du capitaine Brown sur le rivage avoisinant l’intendance. Aussi dut-il consentir aisément à confier cette exploration dangereuse à Beaulac, qu’il savait s’être si bien tiré, une première fois, d’entre les mains des Anglais.

La joie de Raoul fut immense quand il reçut de la bouche de M. de la Roche-Beaucourt l’ordre d’une mission qui se conciliait si bien avec ses sollicitudes amoureuses et son vif désir de se signaler par quelqu’action d’éclat. Ce fut avec des larmes plein les yeux qu’il témoigna à son supérieur la reconnaissance qu’il ressentait de ce que celui-ci avait bien voulu songer à lui.

Pour sonder justement la profondeur du désespoir de Raoul, après la capture de sa fiancée par Brown, le capitaine anglais, il faut penser d’abord au bonheur qu’il avait éprouvé en retrouvant Mlle de Rochebrune à Beaumanoir. En rapprochant ce plaisir ineffable de l’affreux malheur qui l’avait suivi de si près, en songeant que la même heure avait vu Beaulac s’élever dans les plus hautes sphères de l’extase et retomber, sans aucune transition, dans les abîmes d’un autre gouffre de maux, on comprendra peut-être l’intensité de cette grande infortune trop lourde pour un aussi jeune cœur.

Dans les premiers transports de sa douleur il avait voulu se tuer. Mais retenu au moment fatal par la main plus calme de Lavigueur, Raoul s’était laissé désarmer par le Canadien, qui l’avait ramené au camp de Beauport.

Plusieurs jours durant, Beaulac était resté plongé dans un profond affaissement, encore augmenté par l’inaction forcée que sa blessure l’obligeait de garder. Peu à peu réveillé cependant par sa raison, qui lui disait que mieux valait, après tout, que sa fiancée fût au pouvoir des Anglais, lesquels respecteraient sans doute leur prisonnière, qu’entre les mains du roué Bigot ; encouragé par le gros bon sens et les paroles d’espérance que lui soufflait la sollicitude dévouée de Lavigueur, Raoul finit, sinon par se consoler, du moins par désirer de vivre pour reconquérir sa bien-aimée Berthe.

Ces bonnes dispositions lui donnèrent la tranquillité nécessaire à la guérison de sa blessure, assez légère, en définitive, puisque la balle n’avait fait que déchirer les chairs de l’avant-bras. Aussi le matin du seizième jour de juillet, lorsque M. de la Roche-Beaucourt transmit à Beaulac les ordres de M. de Montcalm, Raoul était-il en état de manier de nouveau galamment son épée.

Il serait inutile de recommencer ici, à propos des Marches-Naturelles, la description qu’on en peut voir dans François de Bienville. Disons seulement qu’à un mille en amont de la chute s’échelonnent, dans l’espace de quelques arpents, une série de degrés taillés par la nature dans la pierre calcaire de la rive droite du Montmorency. En cet endroit, le cours resserré de la rivière précipite, en rugissant, sa descente irrésistible entre les hautes berges de pierre qui semblent frémir au passage de cette avalanche torrentielle.

En un certain endroit des marches, la rivière n’a guère plus de cinquante pieds de largueur. C’est là que Beaulac et Lavigueur s’arrêtèrent, au même lieu précisément où le sauvage iroquois Dent-de-Loup empoisonnait ses balles, en seize cent quatre-vingt-dix, pour servir les sinistres projets de John Harthing et ses propres désirs de vengeance contre Bienville et ses amis.

Leurs pieds foulaient à peine la rive de pierre que le bruit de la batterie d’un mousquet craqueta non loin d’eux, tandis qu’une voix rauque, partie de la bordure du bois qui s’arrête à soixante pieds du torrent, leur jetait un brusque qui-vive.

— Québec ! répondit Raoul.

— Avance à l’ordre, Québec ! reprit la voix.

La sentinelle, qui faisait partie de l’un des détachements chargés de défendre les gués de la rivière, reconnut Raoul et son compagnon quand ils lui donnèrent le mot de passe.

— Je veux voir le chef du poste, dit Raoul au factionnaire.

— Attendez un instant, mon officier, répondit le soldat, qui porta ses doigts à ses lèvres pour imiter le cri lugubre du huard.

Le même signal se fit entendre à une petite distance et un second Canadien sortit bientôt du bois en faisant à peine craquer sous ses pas les branches du fourré.

L’homme qui était de garde lui dit :

— Ces messieurs veulent voir le capitaine.

— Ils n’ont qu’à me suivre.

Raoul et Jean rentrèrent dans le bois en emboîtant le pas derrière cet homme.

Ils furent bientôt en vue d’une clairière au centre de laquelle flambait un grand feu dont l’odeur résineuse attestait qu’on mettait largement à contribution les épinettes et les sapins du voisinage.

Une cinquantaine d’hommes étaient couchés tout autour. Les uns dormaient, les autres fumaient, parlaient ou rêvaient.

— Voilà le capitaine, dit le soldat en montrant à Raoul un jeune homme qui, étendu nonchalamment à terre sur son manteau plié, les deux mains croisées sous la tête et les genoux au feu, regardait, d’un air distrait, pétiller sur le fond du ciel sombre les étincelles du brasier.

— Rêveur comme un amoureux, ce brave de Gaspé, lui dit Raoul en s’approchant.

— C’est-à-dire comme toi, mon cher de Beaulac, repartit l’autre, qui se leva pour lui serrer la main. Car on m’a dit que tu es sombre comme un tombeau depuis que les Anglais ont capturé ta fiancée.

— La raison ne t’en paraît-elle pas suffisante ?

— Certes oui, Raoul. Mais que diable viens-tu faire à cette heure en un endroit si écarté ? Imites-tu Cérès qui s’en allait jetant partout aux échos des vallées et des bois le nom de sa chère Proserpine enlevée par Platon ?

Cette raillerie était prononcée d’un ton si affectueux que Raoul ne songea nullement à s’en offenser. Aussi répondit-il avec un sourire que le malheur rendait pourtant amer :

— Peut-être y a-t-il en effet quelque chose de vrai dans ce que tu me dis là. Mais je n’ai point le temps de t’entretenir de semblables choses. Et malgré l’envie que j’aurais de causer un peu avec toi de nos amours et de notre bonne amitié qui date du collège des Jésuites, il me faut te dire adieu aussitôt après les premiers saluts du revoir. Voici un « laissez-passer, » signé du nom de M. de Montcalm. Tel que tu me vois, mon cher, je suis chargé d’aller reconnaître, avec l’homme qui me suit, le camp anglais de l’Ange-Gardien. La mission n’est pas sans péril, et je cours bien risque d’y laisser mes os si l’on me surprend en flagrant délit d’espionnage.

— Tiens ! tiens ! repartit le jeune de Gaspé. Mais sais-tu que tu auras peut-être une chance d’apercevoir Mlle de Rochebrune au camp de Wolfe ?

— Chut ! on peut nous entendre. Ne parlons pour le moment que de choses officielles. Veuille donc mettre à ma disposition quatre ou cinq de tes hommes pour aider Lavigueur à jeter en travers de la rivière deux épinettes qu’il est venu couper ici cette après-midi. À l’aide de ce pont primitif, nous allons facilement traverser de l’autre côté. En outre, il serait bon, je crois, de faire garder ce passage de peur que l’ennemi le découvrant en notre absence, ne nous coupe notre retraite ou ne s’en serve pour vous surprendre.

— Avec plaisir. Seulement, au lieu de cinq hommes, je vais t’en donner douze qui devront attendre votre retour.

— Merci, et adieu !

— Au revoir, Raoul, et puisse l’Ange-Gardien veiller sur elle et sur toi.

— Toujours le même ce fou de Gaspé, murmura Beaulac en s’éloignant. Au fait, pourquoi pleurer sur les malheurs d’autrui ? On a toujours bien assez de larmes à verser sur ses propres maux.

Suivis des douze hommes que le capitaine de Gaspé mettait à leur service, Raoul et Jean revinrent du côté de la rivière.

Lavigueur eut bientôt retrouvé les deux épinettes qu’il avait abattues et ébranchées durant la journée. Solidement liés par leurs extrémités et au milieu, ces deux arbres avaient été coupés d’une longueur à n’excéder que de quatre ou cinq pieds les rives du torrent.

Malgré le soin qu’il avait eu de choisir les plus minces qu’il avait rencontrés, le poids considérable de ces troncs verts avait forcé le Canadien, pour les manier, avec plus de facilité, à ne leur donner que la longueur absolument requise pour s’appuyer fermement sur les deux berges.

On les porta jusqu’à l’endroit indiqué par Lavigueur, qui fit placer, entre deux crans de roche qu’il avait avisés à dessein pendant le jour, le bout dont le diamètre était le plus fort. Ainsi retenus par leur extrémité inférieure, les deux arbres furent soulevés à force de bras et, après avoir décrit un demi-cercle complet, touchèrent de l’autre bout la rive gauche sur laquelle ils s’abattirent avec fracas en écrasant des sapins rabougris accrochés au bord de la berge.

Raoul, impatient, s’élança sur ce pont fragile qui, mal appuyé de l’autre côté de la rivière, se mit à osciller affreusement au-dessus du torrent, dont l’écume tourmentée blanchissait les ténèbres à trente pieds de profondeur.

— Arrêtez-donc, tonnerre de Dieu ! lui cria Lavigueur.

— Tu es marié, je suis garçon, répondit Raoul ; c’est donc à moi de risquer ma vie.

Malgré les prières, voire même les menaces du Canadien, qui jurait en s’arrachant des poignées de cheveux, Beaulac continua sa marche intrépide.

Les deux arbres pliaient en craquant dans le vide avec un vertigineux balancement qui suivait chacun des mouvements du jeune homme.

Étourdi par le fracas des eaux qui hurlaient en bouillonnant au fond du gouffre, Raoul sentit un instant son cœur frissonner sous ses côtes. Il eut froid au crâne. Les muscles de ses mollets semblèrent prêts à se rompre comme une corde qu’on a trop tendue.

Encore un moment d’hésitation, il perdait l’équilibre et tombait.

Cette pensée lui fit faire un appel à toute son énergie, et sans s’arrêter il continua d’avancer.

Haletants, terrifiés, les spectateurs avaient fermé les yeux ; mais ils voyaient encore, comme dans un cauchemar, l’homme hardi qui foulait dédaigneusement la mort aux pieds.

Un cri les fit involontairement regarder.

Ce n’était pas l’angoisse qui l’avait inspiré, mais bien plutôt le triomphe d’un obstacle vaincu.

Raoul leur apparaissait confusément de l’autre côté du gouffre.

— Attends un peu, Jean ! cria-t-il à Lavigueur de toute la force de ses poumons, car la grande voix des eaux rugissait entre le canadien et lui ; je vais consolider notre pont.

L’ex-coureur des bois, familier avec ce genre d’exercice, traversa rapidement sur les arbres que, d’ailleurs, Raoul avait eu le temps d’assujétir dans une anfractuosité de la berge.

— Avant de nous enfoncer dans le bois, dit Lavigueur, il nous faut placer ici un signal de reconnaissance, afin que l’obscurité ne nous empêche pas de reconnaître l’endroit quand nous reviendrons. On pourrait nous poursuivre, et nous serions bien embêtés d’être obligés de tâtonner pour retrouver ce passage.

Il sortit de sa poche un lambeau de linge que, vu sa blancheur, l’on apercevait à trente pas malgré la nuit, et l’accrocha à une branche à hauteur d’homme.

Ce n’était pas le seul qu’il eût apporté ; car il en dissémina de la sorte plusieurs autres pendant la marche difficile et longue que lui et Raoul entreprirent sans tarder.

Ils s’enfoncèrent en plein bois. Lavigueur en avant, l’oreille au guet, et de l’œil interrogeant quelques rares étoiles qui venaient de poindre au ciel et semblaient se balancer là-haut, entre les feuilles tremblantes, comme de mystérieuses lanternes accrochées, par un génie bienfaisant, à la cime des grands arbres. Chaussés tous deux de bottes canadiennes à simple semelle et sans talons, leurs pieds faisaient bien peu de bruit. Telle était surtout la légèreté des pas de Lavigueur, qu’il entendait se lever parfois, presque sous ses pieds, quelque lièvre surpris, sommeillant au gîte et qui s’enfuyait en perçant le fourré comme une flèche.

À part ces bruissements de feuilles qui décelaient la présence de quelque bête sauvage, le cri grondeur d’un hibou miaulant à leur passage et le grave murmure du Montmorency, dont les ronflements sourds allaient s’éteignant derrière eux à mesure qu’ils s’en éloignaient, tout sommeillait dans la forêt.

Ils marchèrent ainsi pendant plus d’une heure.

À leur sortie du bois, ils aperçurent, à droite et en bas de la hauteur, sur laquelle ils avaient débouché, les feux du camp de Wolfe, qui s’étendait sur une longue ligne en descendant jusqu’au village de l’Ange-Gardien. Un demi-mille de distance les séparait à peine du camp.

— Pour peu que nous tenions à nos os, dit Lavigueur à voix basse, il faut à cette heure ramper à la sauvage et sans faire plus de bruit qu’une couleuvre dans les foins verts. Mais… n’avez-vous pas entendu ?

— Quoi ?

— Craquer les broussailles à notre gauche ?

— Bah ! quelque branche froissée sur notre passage et qui se relève.

— Non, non ; ce n’est pas par là que nous sommes venus. Écoutez-donc !

Une quinzaine d’hommes bondirent comme des diables hors des taillis, en brandissant des armes.

— Tonnerre de Dieu ! s’écria Lavigueur, ça va chauffer avant de nous prendre, messieurs les Anglais !

Et le Canadien saisit une hachette, dont il s’était muni au départ, tandis que Beaulac armait ses pistolets.

— Arrêtez ! nous sommes des amis ! leur cria-t-on en bon français.

— On la connaît, celle-là, repartit Lavigueur en s’adossant à un gros arbre, pour n’être point pris par derrière.

— Mais bonjour ! ce sont des nôtres, dit une autre voix.

— Au fait, ça en a bien tout l’air, grommela le Canadien, qui néanmoins resta sur la défensive. Qui êtes-vous donc ?

— Des gens de l’Ange-Gardien, et avec nous quelques Hurons de Lorette. Vous autres ?

— Des éclaireurs du camp de Beauport.

Après s’être reconnu de part et d’autre, on échangea de rudes poignées de main.

— Quelles nouvelles du camp français ? demanda le chef des guérillas à Beaulac.

— Excellentes. Les troupes, comme les milices, brûlent d’en venir aux mains avec un ennemi qui hésite trop longtemps à leur gré. Par ici ?

— Oh ! ma foi, mon officier, la vie est pas mal dure de ce côté-ci de la rivière. Les femmes et les enfants se tiennent cachés dans les bois. Outre que les provisions sont rares, il leur faut coucher à la belle étoile, beau temps ou mauvais temps. Quant à nous, nous rôdons d’un bord et de l’autre, tuant un Anglais par-ci, par-là, et arrachant aux ennemis quelques-uns de nos bestiaux, que nous poussons du côté des montagnes pour la nourriture des enfants et des femmes.

— Les villages de l’Ange-Gardien et du Château n’ont pas encore été incendiés par les Anglais ?

— Non, parce qu’ils veulent sans doute s’y mettre à couvert ; mais ça viendra bientôt. Vous savez qu’ils ont déjà commencé leurs feux de joie sur la côte du sud ?

— Oui, reprit distraitement Beaulac. Mais la nuit est pas mal avancée, et il nous faut vous quitter si nous ne voulons pas être surpris par le jour avant la fin de notre reconnaissance.

— Vous allez jeter un coup d’œil au camp des Anglais, n’est-ce pas ? Eh bien ! si vous voulez, nous ferons route ensemble.

— Je n’ai pas d’objection. Seulement, je crains que notre trop grand nombre n’attire plus aisément l’attention de l’ennemi.

— Ne craignez rien, mon officier. Nous ne marcherons tous ensemble que durant un certain temps. Aux environs du camp, nous nous séparerons par groupes de deux ou trois selon notre habitude ; de la sorte, si quelqu’un de nous est surpris, les autres, avertis par le vacarme, ont le temps de s’enfuir.

— En effet, dit Raoul, ce n’est pas mal imaginé. Allons !

Ils longèrent, dans l’espace d’un demi mille, la lisière du bois parallèlement au camp des Anglais. Arrivés à moitié chemin entre la chute et le village de l’Ange-Gardien, dont la flèche aiguë du clocher semblait, vu la distance et l’obscurité, piquée dans le ciel noir, Ils descendirent une éminence en marchant droit à un groupe de deux ou trois habitations.

— C’est là qu’est le quartier général de Wolfe, dit le capitaine des francs-tireurs à Beaulac.

— Je sais. Mais pouvez-vous me dire si c’est ici qu’ont été conduits les prisonniers qu’ils nous ont faits ?

— Il paraît, en effet, qu’ils en ont amenés quelques-uns avec eux.

— Sauriez-vous où ils sont gardés ? demanda Raoul avec une pulsation plus précipitée du cœur.

— Non, monsieur.

Il pouvait être une heure et demie. À part les sentinelles, dont les cris, se succédant sans interruption, annonçaient qu’on y faisait vigilante garde, le camp anglais était enveloppé dans le silence du sommeil, comme un bon bourgeois qui dort, ses draps douillettement tirés jusqu’au menton, tandis que son chien, grondant au moindre bruit, veille sur le seuil de la maison.

Nos Canadiens s’arrêtèrent à une portée de fusil du camp.

— De quel côté allez-vous ? demanda le chef des guérillas à Raoul, après lui avoir donné à voix basse certains renseignements qu’il importait à Beaulac de savoir sur les forces et la position du camp de Wolfe, afin d’en rendre compte à M. de Montcalm.

— Je vais tâcher de me glisser jusqu’à la demeure du général, répondit Beaulac, qui venait de penser que Wolfe devait avoir ses prisonniers sous la main pour les interroger au besoin.

— C’est l’endroit le mieux gardé. Prenez garde de vous fourrer dans la gueule du loup ! Tenez, laissez-moi aller avec vous pour vous montrer le chemin et vous faire éviter les endroits dangereux. Ce n’est pas la première fois, comme vous, que je rôde au beau milieu du camp ennemi. D’ailleurs, mes hommes n’ont pas besoin de moi pour ce qu’ils ont à faire, et nous savons où nous rejoindre en cas d’alerte.

Raoul comprit que cet homme le prenait probablement pour un traître ou un déserteur venu dans le dessein de s’aboucher avec Wolfe ou de passer à l’ennemi ; mais il réfléchit en même temps qu’il valait mieux feindre ne pas s’en apercevoir et se laisser suivre par un individu capable de lui casser la tête au moindre mouvement suspect.

— J’accepte votre offre avec plaisir, répondit Raoul. Mais dépêchons-nous ; le jour va bientôt poindre.

— Est-il embêtant, cet animal-là ! grommela Lavigueur, tandis que le chef des francs-tireurs donnait des instructions à ses gens.

Beaulac vit s’agenouiller les maraudeurs, qui disparurent bientôt sans bruit dans toutes les directions.

— Je suis à vos ordres, dit leur capitaine à Raoul.

— Avançons.

Courbés tous les trois sur le sol et se traînant sur les mains et les genoux, ils se coulèrent dans la direction du quartier général.

Il leur fallait passer entre deux sentinelles qui marchaient lentement à cent pas l’une de l’autre, et se glisser entre des tentes disposées en cercle autour des deux ou trois maisons occupées par Wolfe et les officiers de l’état-major.

Mais la nuit était noire et nos éclaireurs prudents comme des renards qui rôdent autour d’un poulailler. Aussi passèrent-ils à cinquante pas des sentinelles et à quelques pieds seulement de deux tentes d’où sortaient de sonores ronflements.

Les feux s’éteignaient, et c’est à peine si quelques tisons jetaient sous la cendre, au souffle d’un vent léger, de mourantes lueurs.

Arrivés à une portée de pistolet de l’habitation occupée par le général anglais, ils durent s’arrêter ; car des factionnaires, qui causaient à demi-voix, entouraient la maison.

Une pensée douloureuse traversa, ainsi qu’un fer aigu, l’esprit de Raoul. C’était peut-être là que l’on retenait sa fiancée captive. Exposée aux regards, voire même aux galanteries d’audacieux officiers, elle pouvait être là qui souffrait, sans aucune protection ; et lui, Raoul, son amant, s’en voyait séparé par un abîme de dix pas !

Cette idée funeste arracha au jeune homme un rauque soupir que le défiant capitaine des francs-tireurs prit pour un signal entre Beaulac et Lavigueur pour se défaire de lui. Craignant d’être surpris par derrière, il fit un brusque mouvement afin de se ranger à côté de Raoul en avant duquel il se trouvait.

Mais il heurta une dizaine de fusils disposés en faisceau, et qui s’abattirent avec un grand cliquetis de fer.

Lavigueur ne put serrer assez les dents pour empêcher un juron d’y passer.

Vingt batteries de mousquets craquèrent dans l’ombre et vingt gosiers anglais hurlèrent en chœur :

Who goes there ?

Au même instant s’éleva une grande clameur derrière les trois Canadiens. Sous les tentes s’éveillaient les dormeurs.

Une idée éclata comme un obus dans la pensée de Beaulac. C’était de se constituer prisonnier afin de revoir Berthe et de s’enfuir ensuite avec elle.

Mais le sentiment du devoir la lui fit repousser aussitôt. Ne se devait-il pas avant tout à son pays ?

— Filons ! tonnerre de Dieu ! dit Lavigueur, ou nous sommes flambés !

Tous trois se retournent, bondissent sur leurs jarrets avec la spontanéité d’un ressort qui se détend d’un seul coup, et s’élancent à toutes jambes du côté des tentes.

Derrière eux éclatent vingt mousquetades dont les balles effleurent les fugitifs avec des miaulements aigres. Mais, aucun d’eux n’est atteint, grâce à la précipitation des tireurs.

Trois secondes leur ont suffi pour franchir la courte distance qui les séparait des tentes.

Ils vont les dépasser, lorsque de l’une d’elle sort un officier qui leur coupe le chemin.

Lavigueur brandit sa hachette et l’abat sur l’Anglais.

Celui-ci a deviné l’intention avec le premier mouvement du Canadien et s’est jeté à terre en évitant le coup.

L’officier voit les trois fuyards sauter par-dessus lui comme des ombres. Se relevant :

— Poursuivons-les ! s’écrie-t-il.

Quelques hommes s’élancent derrière lui sur la trace des fugitifs.

Ceux-ci ont déjà franchi la ligne des sentinelles, dont ils essuient pourtant le feu.

Le chef des francs-tireurs est atteint, chancelle et tombe.

— Le pendard ne l’a pas volé ! C’est lui qui nous a mis dans le trouble ! dit Lavigueur en courant toujours à côté de Raoul.

Quelques-uns des poursuivants s’arrêtent auprès du franc-tireur canadien qui se tord dans les convulsions de l’agonie.

Les autres, au nombre de huit, continuent de courir après les fugitifs, précédés de leur officier qui les anime du geste et de la voix.

— Si nous en descendions une couple, dit Raoul.

— Non, non, pas à présent… Gardons nos balles pour tantôt… plus près du bois.

Ils coururent ainsi dix minutes à travers champs, sautant par-dessus les clôtures et les fossés et piquant en droite ligne vers le bois, dont ils étaient sortis trois quarts-d’heure auparavant.

By God ! criait l’officier anglais à cinquante pas derrière eux, il faut les prendre vifs… et les pendre ensuite… pour l’exemple !

La lisière du bois dentelait le ciel sombre à cent pas devant eux, quand Lavigueur dit à Beaulac :

— Attention ! armez l’un de vos pistolets… mon lieutenant… Gardez l’autre en réserve… Moi je vais tirer mes deux coups… Visez bien… Ça en fera trois de moins.

Ils s’arrêtèrent.

Les Anglais arrivaient avec une furieuse rapidité.

Quand ils ne furent plus qu’à trente pas, partirent trois coups de feu qui couchèrent autant d’Anglais sur le sol.

Raoul et Jean dévorèrent en quelques bonds les cent pas qui les séparaient du bois touffu dans lequel ils s’engouffrèrent comme des spectres rentrant dans la nuit.

Des cris de rage retentissaient derrière eux.

À la lueur des pistolades tirées par les Canadiens, l’officier anglais avait crié :

— Enfer !… nos prisonniers de l’autre jour !… Vingt guinées pour chacun de ces deux hommes.

Cet officier était Brown, qui, en tirant sur Raoul à bout-portant, près de l’intendance, avait assez entrevu Beaulac et Lavigueur pour les reconnaître.

Excités par l’appât du gain, les soldats anglais, sans s’arrêter près de leurs trois camarades blessés, suivent hardiment leur capitaine qui continue sa poursuite avec un nouvel acharnement. À leur tour ils disparaissent derrière les arbres de la forêt, guidés par le froissement des branches que cassent les pieds des fuyards.

C’était bien de la folie que de s’aventurer ainsi dans une forêt qu’ils ne connaissaient pas. Mais les soldats anglais songeaient aux cinquante guinées promises. Quant à Brown, c’était un jeune homme emporté, qui avait maintes fois joué sa vie dans les combats, avec la même insouciance qu’un enfant fait d’une balle. Au degré d’exaltation où son sang était monté, il lui fallait aller jusqu’au bout de ses forces, réussir ou succomber.

Plus habiles à battre les bois que ces étrangers, Beaulac et Lavigueur prenaient quelqu’avance sur leurs ennemis, qu’ils entendaient courir, tomber et jurer comme des démons à cent pas en arrière.

— Rechargeons nos armes ? dit Raoul, que Jean suivait de près.

— Ce n’est pas la peine, mon lieutenant. Je leur en prépare une bonne… s’ils nous poursuivent… jusqu’à la rivière… Pourquoi… perdre du temps… et risquer notre peau… s’ils s’arrêtent auparavant… ?

Les deux Canadiens retrouvaient aisément leur chemin, vu les signaux de reconnaissance dont la blancheur, marbrant l’obscurité, guidait Lavigueur.

Éveillés par un bruit inusité, les oiseaux jetaient mille cris de frayeur du haut de leurs nids aériens ; tandis qu’au fond des bois, bien au loin, hurlait quelque vieux loup oublié par les chasseurs dans une tanière écartée.

Après vingt minutes d’une course furibonde, Beaulac et son compagnon entendirent en avant le ronflement de la rivière qui dormait sous les arbres.

Bien que devancés de quelques centaines de pas, les Anglais les poursuivaient toujours.

— Allons ! grommela Jean, puisqu’ils le veulent… je m’en vas leur donner un bain soigné… Passez-moi le pistolet chargé… qui vous reste… mon lieutenant… Bien. Quand nous arriverons au pont… traversez tout de suite du côté des marches… sans vous inquiéter de moi… Une fois de l’autre bord… préparez-vous à m’aider.

Le mugissement continu du torrent devenait de plus en plus distinct.

Bientôt Lavigueur aperçut le chiffon blanc, qui pendait au bout d’une branche, au-dessus de la rivière.

— Bon ! dit-il, nous y voilà… Prenez votre temps pour traverser… monsieur Raoul… Il n’y a pas de presse… Je vas garder la tête du pont.

Beaulac avait compris que le Canadien avait un projet et qu’il ne ferait, lui, qu’attirer un danger inutile en n’écoutant point le rusé coureur des bois.

Aussi donna-t-il, sans tarder, un signal convenu entre eux et les hommes du capitaine de Gaspé, qui attendaient leur retour de l’autre côté de la rivière.

Il poussa quatre cris aigus auxquels il fut répondu aussitôt et s’aventura sur les deux arbres.

Les Anglais accouraient guidés par les cris.

Lavigueur, la main gauche armée du pistolet de Raoul et tenant sa hachette de l’autre, attendait.

— Vite donc ! que diable ! lui cria Raoul en mettant le pied sur la rive opposée.

Lavigueur attendait toujours.

Soudain, son bras gauche se leva.

Les Anglais arrivaient et secouaient à vingt pas les branches feuillues.

Le Canadien visa au juger, tira et sauta sur le pont étroit.

Des hurlements s’élevaient derrière lui. Le coup avait porté.

Comme il arrivait au milieu du pont, un coup de feu partit à son adresse.

Le Canadien chancela. Il était touché.

Raoul poussa une exclamation de terreur.

Mais Jean se raffermit sur ses jambes et sauta, en trois bonds, à côté de Beaulac.

— Silence ! vous autres, dit-il aux Canadiens d’une voix contenue. Couchez-vous par terre et ne bougez pas !

C’était le capitaine Brown qui avait tiré sur Lavigueur. N’entrevoyant que Jean et Raoul, qui se tenaient debout de l’autre côté du gouffre, il n’hésita pas une seconde, ce diable d’homme, et fit un pas, puis deux et trois sur les arbres qui ralliaient les deux rives.

— Vous êtes des lâches si vous reculez ! cria-t-il à ses gens.

Et il continua d’avancer.

Deux autres se mirent en frais de le suivre.

— Attention ! dit Lavigueur à Beaulac.

Le Canadien se baissa et saisit de ses fortes mains le gros bout des deux épinettes.

— Tu ne vas pas les jeter dans le gouffre ! dit Raoul avec un frisson d’épouvante.

— Ce chien d’Anglais m’a envoyé, dans le bras gauche, une balle qui y est de trop. Il faut qu’il meure !

— Je ne m’en mêle point, fit Raoul en reculant d’un pas.

— À votre aise ! grogna Lavigueur qui, à lui seul, souleva les troncs d’arbres.

Les deux compagnons de Brown hurlèrent d’effroi en sentant vaciller le fragile appui, qui seul les retenait au-dessus du torrent.

Brown s’arrêta au milieu du passage, arma froidement le pistolet chargé qui lui restait et visa le groupe confus que formaient, à vingt pieds de lui, Lavigueur et Beaulac.

— Baissez-vous ! cria Jean à Raoul.

L’éclair jaillit, la balle effleura les deux Canadiens et s’aplatit sur le roc.

Brown bondit en avant comme un tigre.

Mais comme il allait toucher la rive, Lavigueur donna aux arbres une puissante poussée.

Il y eut trois cris, effroyables, inouïs, puis des clameurs sur les deux berges.

Trop long pour tomber tout d’une pièce dans la rivière, et trop lourd, avec sa charge, pour être lancé bien loin, le pont s’abattit en éraillant les deux rives de pierre.

Durant quelques secondes il s’arrêta, retenu diagonalement aux extrémités par des crans de roche.

Mais le poids des trois hommes, qui s’y tenaient accrochés avec toute la frénésie du désespoir, le fit lentement glisser jusqu’à fleur d’eau.

Là, il s’arrêta encore.

Cette fois, il paraissait solidement fixé.

La force terrible des masses d’eau qui se ruaient dessus avec un irrésistible élan, fit ployer les deux arbres.

Des énormes vagues frappaient les trois infortunés et bondissaient par-dessus leur tête avec des rugissements.

Eux ne jetaient plus un seul cri, tant ils se sentaient perdus.

On apercevait confusément d’en haut, des monceaux d’écume bouillonnante, puis trois masses noires immobiles au milieu.

— Au nom de Dieu ! dit Raoul, jetons-leur une corde, une branche, quelque chose enfin !

Un sinistre craquement coupa sa voix.

Pliés outre mesure par la violence du courant, les deux arbres venaient de casser.

La digue des flots ameutés ne rencontrant plus d’obstacle, s’affaissa et avec elle roulèrent et disparurent les tronçons du pont.

Raoul se pencha sur le gouffre. Il ne vit plus rien ; rien que l’eau tumultueuse poussée par l’eau.

Quelques coups de fusil partirent alors de la rive gauche. Ceux des Anglais qui avaient survécu voulaient venger leurs frères. Les Canadiens firent sur eux une décharge générale. Les autres disparurent.

— C’est affreux ! dit Raoul que cette scène d’horreur avait énervé.

— Bah ! gronda Lavigueur. J’ai eu deux frères tués à Carillon l’été passé. J’avais juré de les venger. C’est fait. Allons-nous-en !

Si Raoul n’avait pas baissé la tête quand Brown avait, une minute auparavant, tiré son dernier coup de pistolet, il aurait sans doute reconnu l’un de ceux qui avaient enlevé sa fiancée près de l’intendance. Et peut-être alors n’aurait-il pas été aussi affecté de la mort d’un double ennemi.

Brown n’avait cependant pas été noyé du coup comme ses deux compagnons, qui furent engloutis au moment même où le pont se rompit.

Les bras crispés autour d’un tronçon d’arbre, il y resta cramponné avec cette ténacité qui survit souvent à la mort.

Lancé comme un boulet, il descendit la rivière avec une indicible vélocité.

Ceux qui ont vu les Marches-Naturelles savent combien le cours de la rivière est accidenté, tourmenté, brisé presque jusqu’à la chute.

Ce n’est partout qu’une succession de cascade où l’eau bondit, tombe, remonte et retombe entre deux digues de pierre dont l’imposante immobilité semble redoubler la rage du torrent qu’elles contiennent.

Pendant quelques minutes, Brown fut le jouet des ébats gigantesques de vagues délire.

Tantôt il roulait jusqu’au fond, étouffé, écrasé par une montagne d’eau qui pesait de tout son poids sur ses épaules. Tantôt ramené à la surface par la nature flottante du bois qu’il tenait embrassé, il pouvait respirer dans un endroit où l’eau courait avec moins d’emportement.

Puis, ressaisi par de nouvelles trombes, il tournait avec le tronçon d’arbre comme une roue sur son essieu et glissait sur la pente abrupte d’une cascade au pied de laquelle il tournoyait un moment avec son épave. Et le flot implacable le reprenait pour le jeter encore en des gouffres nouveaux.

Parfois lancé sur les parois de roche, il s’y serait brisé comme un verre si le bois protecteur n’eût amorti le coup.

Asphyxié, brisé, meurtri, en trois minutes, il n’était plus qu’à quelques arpents de la cataracte dont la clameur immense traversa son agonie comme le glas effroyable du bourdon de l’éternité que les anges de Dieu mettront en branle aux funérailles du monde.

La masse des eaux devenant moins tourmentée un peu avant la chute, il ramassa les quelques forces qui lui restaient et cria.

Trois fois ce suprême appel roula lugubre dans la nuit.

Puis le malheureux sentit la force des courants s’accroître avec une effrayante intensité. Aspiré par l’épouvantable succion de l’abîme, il se sentit balayé comme le grain de sable par le simoun et tomba.

Quelques Canadiens qui guettaient, cachés dans les broussailles de la rive droite, pour envoyer de l’autre côté leur plomb aux Anglais, avaient prêté l’oreille à ses cris. Le fracas de la chute, immédiatement au-dessus de laquelle ils se trouvaient, n’avait laisser arriver à leurs oreilles cette vois désespérée que comme les plaintes d’un mourant.

À la lueur d’une décharge d’artillerie, tirée sur le bout de l’Île d’Orléans par les batteries anglaises, ils entrevirent confusément passer comme un corps d’homme sur le versant de la cataracte.

Mais ce ne fut qu’une ombre, une vision effleurant la cime de cette vague monstrueuse qui ne cesse de crouler depuis des siècles dans un abîme sans fond.


  1. En louant le courage et le sang-froid déployés par les marins anglais qui remorquèrent le plus formidable de ces brûlots loin de leur flotte, Knox met le bon mot qui suit dans la bouche de l’un de ces braves matelots : Dam-me, Jack did’st thee ever take hell in tow before ? Journal de John Knox. I vol. p. 350.
  2. « We burned and destroyed upwards of 1400 fine farm bouses, for we, during the siege, were masters of a great part of their country ; so that it is thought it will take them half a century to recover the damage. » A journal of the expedition up the river St. Lawrence, &c., publié dans le New-York Mercury du 31 Décembre 1759. M. Garneau. Hist. du Canada.
  3. Un assez fort détachement anglais restait cependant sur l’île pour garder la batterie, les magasins et l’hôpital que l’ennemi y avait établis. Voyez le journal de Knox. I vol., pages, 317 et 321.
  4. Voir les œuvres de MM. Garneau et Ferland et le Mémoire sur les affaires du Canada, etc.
  5. Bien que cette tournure ne soit pas grammaticale, j’ai cru devoir la mettre quelques fois dans la bouche d’un homme du peuple. Ainsi employée, la particule on est toute canadienne.
  6. Des frontières.
  7. « La basse-ville, » dit M. Garneau, « fut entièrement incendiée dans la nuit du 8 au 9 août. La plus grande et la plus riche portion de Québec ne fut plus qu’un monceau de ruines, et quantité de citoyens, riches auparavant, se trouvèrent, par ces désastres, réduits à l’indigence. »

    Nous verrons plus loin que la haute-ville n’eut pas moins à souffrir du bombardement, puisque les soldats anglais durent y reconstruire une partie des maisons incendiées afin de se mettre à l’abri pendant l’hiver qui suivit.

    D’après le passage que je vais citer, extrait du journal du capitaine anglais Knox, ce fut ce jour-là, seize juillet, que la cathédrale de Québec devint la proie des flammes. — « At eleven o’clook, a fire broke out in a large building in the upper town, and burned with great fury. The great cathedral church of Quebec, with all its paintings, images and ornements, were entirely destroyed by this conflagration occasioned by our shells. » Historical Journal, by John Knox, 16th July, 1759.