George E. Desbarats, éditeur (p. 11-14).

PREMIÈRE PARTIE.



LES ROUÉS.


CHAPITRE PREMIER.

chasseur et proie.


Quatre ans se sont écoulés.

Déjà couvert de nuages menaçants à la mort de M. de Rochebrune, l’horizon de la Nouvelle-France s’est de plus en plus assombri.

Pendant quatre années, la guerre a fait rage sur nos frontières, et malgré la valeur héroïque déployée par nos miliciens et les soldats français, nonobstant nos brillantes victoires de la Monongahéla, de Chouéguen, de William-Henry et de Carillon, notre ruine est imminente.

Victorieux, en effet, sur l’Ohio, maîtres de Frontenac, cet arsenal de la marine française sur le lac Ontario, les Anglais viennent aussi de s’emparer de Louisbourg, le Dunkerque de l’Amérique, dont la possession leur ouvre le Saint-Laurent, c’est-à-dire le chemin de Québec. Ce dernier succès leur est des plus importants, puisqu’il laisse le Canada sans défense du côté de la mer et qu’il intercepte nos communications avec la France.

Dieu sait pourtant si nous avions besoin des secours de la mère-patrie, n’ayant au plus que quinze mille hommes à opposer aux soixante mille combattants prêts à s’abattre, comme une nuée d’oiseaux de proie, sur nos frontières dégarnies.

Aussi, voyant bien que la milice sera la principale ressource de défense, car il ne reste plus dans la colonie que cinq mille cinq cents soldats de troupes régulières, M. de Vaudreuil vient de commander une levée en masse de toute la population mâle de seize à soixante ans.

Nos Canadiens dans leur enthousiasme ont su noblement répondre à ce cri d’alarme, et l’on a vu jusqu’aux enfants de douze ans et aux vieillards de quatre-vingts accourir à la rescousse de ces cinq mille soldats, leurs frères, pour sauver avec eux l’honneur du drapeau français.

À la difficulté de repousser les forces supérieures de l’ennemi avec le petit nombre de combattants qu’il reste à leur opposer, vient se joindre encore le manque presque absolu de vivres.

Car les incessantes campagnes qui ont retenu depuis quatre ans sur la frontière, durant la belle saison, les colons en état de porter les armes, ont beaucoup trop fait négliger l’agriculture, pourtant indispensable à une colonie si difficile à ravitailler, vu l’éloignement et les croiseurs anglais qui la séparent de la mère-patrie.

Mais si grande est la résignation de tous, qu’on voit le commissaire-ordonnateur des guerres, M. Doreil, rendre le beau témoignage qui suit aux loyaux habitants d’une colonie que la France livrait, presque sans la secourir, à la convoitise anglaise : « Le peuple périt de misère ; cependant, il prend son mal en patience ! »

Cet héroïsme est d’autant plus grand qu’on le sait à peu près inutile, puisque M. de Montcalm, animé du même esprit que ses soldats, vient d’écrire à la cour : « qu’il se défendra jusqu’à la fin, résolu qu’il est de s’ensevelir sous les ruines de la colonie. »

On a compris que la dernière action qui reste à faire est de bien mourir, et l’on s’y prépare sans qu’un seul murmure vienne ternir l’éclat d’un si beau courage.

Tels sont les tristes auspices sous lesquels on voit s’ouvrir la campagne de dix-sept cent cinquante-neuf.

Voici maintenant les dispositions prises par le gouverneur, M. de Vaudreuil, et le général en chef, M. de Montcalm, afin d’opposer à l’ennemi une résistance aussi effective que le permettent le petit nombre de nos soldats et la vaste étendue de nos frontières.

Le brave capitaine Pouchot, du régiment de Béarn, s’en est allé, dès les premiers jours du mois de mai dix-sept cent cinquante-neuf, prendre possession du fort Niagara pour défendre notre droite contre les troupes du général Prideaux, qui a pour mission de s’emparer du même fort et de couper nos communications avec la Louisiane.

M. de la Corbinière s’est aussi rendu au fort de Frontenac (aujourd’hui Kingston) afin d’en achever les fortifications et de tenir ensuite Prideaux en échec en l’empêchant, de concert avec les douze cents hommes de M. de la Corne, de marcher sur Montréal.

Au centre, le courageux et dévoué Bourlamaque vient de déployer ses deux mille six cents hommes dans les fourrés qui bordent les rives des lacs Saint-Sacrement et Champlain pour arrêter les douze mille envahisseurs conduits par le successeur d’Abercromby, le général Amherst.

Quant à notre gauche, treize mille sept cent dix-huit soldats, miliciens et sauvages, commandés par Montcalm, Lévis et Bougainville, la protégeront contre la formidable attaque du major-général de l’armée britannique, James Wolfe. Celui-ci s’est embarqué à Louisbourg au mois de mai et fait voile sur Québec avec onze mille hommes de débarquement et dix-huit mille marins.

Par suite de la négligence apportée à fortifier Québec, on a décidé de couvrir la ville par un camp retranché dont la gauche devra s’appuyer à la rivière Montmorency, tandis que la droite se ralliera à la capitale par un pont de bateaux jetés sur la rivière Saint-Charles.

Les travaux de fortification du camp de Beauport sont déjà fort avancés, grâce à la diligence apportée par M. de Bougainville, au moment où nous prions le lecteur de vouloir bien nous suivre au palais de l’intendant sur le déclin du vingt-troisième jour de juin.

Il est sept heures du soir. Le soleil, qui descend majestueux à l’horizon, va bientôt disparaître derrière la cime des monts boisés qui dominent le village huron de Lorette.

Les rayons dorés du soleil couchant, qui poudroient sur la vallée de la rivière Saint-Charles et s’en vont jeter un dernier miroitement sur les eaux assoupies du grand fleuve, ajoutent encore à l’animation qui règne depuis la ville jusqu’au camp de Beauport.

Une longue file de chariots traînés par des chevaux et des bœufs, transportent, des magasins de l’intendance au camp, le matériel et les munitions de guerre.

Les craquements des véhicules sous le poids d’un canon ou d’une pyramide de boulets, les cris et jurements des conducteurs, le hennissement des chevaux et le beuglement des bœufs dont l’ombre se dessine en bizarre silhouette sur le bord du chemin, tous ces bruits rapprochés se confondent avec les lointaines détonations de coups de feu tirés par des miliciens faisant l’exercice de peloton à la Canardière et à Beauport.

Au moment où le soleil disparaît en arrière des Laurentides, dont la cime dentelée se détache d’un horizon tout éblouissant de lumière, tandis que les côteaux de Charlesbourg et de Beauport commencent à rentrer dans l’ombre, Bigot, suivi de son âme damnée, Deschenaux et de quelques autres amis, fait son apparition sur le perron du palais.

Ces messieurs, vêtus d’habits de chasse galonné et en drap vert, descendent en riant les degrés et se dirigent vers un groupe de chevaux superbes dont quelques valets, habillés en piqueurs, ont peine à contenir l’ardeur impatiente.

À l’exception de l’ex-garde-magasin du roi, Estèbe, qui s’est démis de son emploi et a passé en France dans le cours de l’année dix-sept cent cinquante-sept, après s’être énormément enrichi, et de Clavery, son successeur, lequel est mort huit mois après sa nomination, les amis de M. Bigot sont à peu près les mêmes que nous avons déjà présentés au lecteur.

L’intendant vient de s’élancer en selle avec toute l’habilité d’un cavalier consommé, puis il a fait signe de s’approcher à un sous-employé qui semblait attendre des ordres à une respectueuse distance.

— Eh bien ! lui dit Bigot, ma présence est-elle encore requise ici ce soir ?

— Non, monsieur l’intendant ; mais me permettez-vous de demander quand vous serez de retour ?

— Heu… demain après-midi, répondit négligemment Bigot, qui éperonna son cheval, sortit de la cour et prit, par la rue Sous-le-Côteau[1], le chemin du faubourg Saint-Roch, tandis que ses amis l’imitaient suivis à distance par des valets aussi à cheval et en livrée.

— Cordieu ! s’écria l’intendant qui se retourna vers Deschenaux, ces marauds-là croient-ils que je vais être nuit et jour aux affaires ! Depuis trois semaines que MM. de Montcalm et de Lévis sont arrivés de Montréal, je n’ai pas eu un seul moment de répit ! Au diable la flotte anglaise et ce damné Bougainville qui m’a, depuis quinze jours, donné tant de mal avec ses fortifications !

— N’ai-je pas eu raison, dit le secrétaire, d’avoir suggéré cette partie à Beaumanoir ?

— Certes, oui, Deschenaux ! Et je vous en sais d’autant plus gré que nous allons faire à ma maison de Charlesbourg notre première chasse de la saison. C’est intolérable de penser que les pluies du mois dernier et ces maudits préparatifs de défense nous ont empêché de lancer le moindre lièvre depuis l’automne passé !

— Aussi allons-nous pouvoir nous dédommager amplement de cette longue privation. Car Jacques, votre grand-veneur, m’assure avoir trouvé, non loin de Beaumanoir, la tanière d’un ours de la plus belle taille, sans compter qu’il a reconnu, plus loin, par ses abattures, la présence d’un orignal dix-cors. Je vous réservais cette surprise.

— Vous avez entendu, messieurs ! s’écria Bigot en se tournant vers ses amis. Par saint Hubert ! il fera beau, demain, courre l’orignal après avoir acculé l’ours dans sa bauge.[2] Mais, morbleu ! la jolie fille que voilà !

L’intendant mit son cheval au pas et finit par l’arrêter tout à fait, afin de mieux contempler une jeune femme qui marchait vers la ville et allait croiser nos cavaliers.

Ceux-ci avaient, depuis quelques instants, laissé derrière eux les dernières maisons du faubourg Saint-Roch et se dirigeaient, à travers les champs, déserts alors, sur lesquels s’étend aujourd’hui la populeuse paroisse de Saint-Sauveur, vers l’Hôpital-Général, dont Bigot et ses amis n’étaient plus éloignés que de quelques arpents.

Pour imiter le maître, ses courtisans s’arrêtèrent, et la jeune personne confuse dut passer en rougissant sous une double rangée de regards indiscrets.

Cette jeune fille était réellement charmante.

Sa taille svelte ondoyait sans contrainte à chacun de ses pas ; car l’absence de paniers, alors en grande vogue, donnait toute leur souplesse à ses mouvements, et faisait ressortir la parfaite harmonie du buste et des hanches dont une longue robe à taille faisait deviner toute la perfection.

Sa petite main, dont on apercevait le poignet délicat, grâce à la large manche qui flottait sur son avant-bras, laissait voir, en relevant un peu la jupe de robe, deux pieds d’enfant que faisaient valoir à merveille de mignonnes bottines de maroquin.

Les cheveux noirs, entremêlés de pendeloques de rubans, étaient d’abord coiffés de la cornette ou petit bonnet de rigueur chez la haute bourgeoisie du temps ; puis une mantille, légère écharpe coquettement posée sur la tête et dont les bouts retombaient en se nouant sur la poitrine, complétait cette coiffure antique et piquante.

À mesure qu’elle approchait, les traits de la jeune fille devenaient de plus en plus distincts. Ils n’avaient certes rien à perdre à être vus de près.

Elle était brune, la jouvencelle : mais la nature et le soleil semblaient s’être concertés pour respecter son teint, que n’auraient pas désavoué de fort jolies blondes.

Les plis de sa mantille étaient disposés de manière à laisser ressortir le galbe d’un front pur et légèrement bombé.

Ses grands yeux noirs, que surmontait un arc de sourcils couleur d’ébène et hardiment dessiné, annonçaient une fermeté de caractère que ne démentait nullement un nez au profil un tantinet aquilin.

Quant à ses lèvres, fermes de couleur et de dessin, elles paraissaient avoir au plus haut point l’habitude du rire, et certaines fossettes qui avaient élu domicile aux recoins de sa bouche, en rendaient au besoin l’évident témoignage.

Enfin, la couleur virginale de ses joues rosées tempérait tout ce que la hardiesse des traits de ce coquet minois aurait pu donner de précocité à une fille de dix-sept ans.

— Eh ! la belle ! où allons-nous si tard ! lui dit Bigot, afin de lui faire lever la tête et de mieux contempler la fillette.

— Mordiable ! murmura l’intendant, elle est plus que jolie, elle est belle ! Quels yeux ! Et ces lèvres !… Hum !

La jeune fille n’avait pu s’empêcher de jeter sur son interlocuteur un rapide coup d’œil. Mais elle l’eut à peine envisagé qu’une impression d’horreur et de haine se peignit aussitôt sur son visage. Elle se détourna brusquement et hâta le pas pour dépasser le groupe d’importuns.

Il fallait que ce sentiment subit eut de vieilles et profondes racines dans un aussi jeune cœur, pour inspirer le regard de profonde répulsion dont la jolie fille avait, en passant, gratifié un aussi galant cavalier que l’était M. Bigot.

— Oh ! là ! là ! quelle moue charmante ! se dit l’intendant. Par ma foi ! il me prend une furieuse envie d’apprivoiser ce sauvage et beau lutin !

— Sournois ! cria-t-il à son valet de chambre, qui le suivait partout.

Ce dernier piqua son cheval et l’amena côte à côte de celui de son maître.

Bigot se pencha vers son domestique et lui parla un instant à voix basse.

C’était une bien laide figure, que celle de Louis Sournois[3] ; et si la similitude entre leurs grossiers penchants rapprochait le valet du maître, et réciproquement, la nature s’était montrée plus négligente, ou plutôt plus conséquente, en donnant ce disgracieux visage au serviteur de l’élégant mais roué Bigot.

La seule ressemblance physique qui existait entre eux était leurs cheveux roux, et encore ceux de Sournois l’étaient-ils tellement que la poudre en atténuait à peine la couleur désagréable.

Quant au front, le valet l’avait rugueux, bas et fuyant. Ses yeux chassieux, d’un brun sale et presque jaune, sortaient tellement de leurs orbites qu’ils dépassaient le profil d’un nez écrasé vers le milieu et se relevant épaté du bout comme le pavillon d’un cor de chasse.

Un rire cynique entr’ouvrait continuellement ses lèvres plates et bleuâtres ; et comme sa bouche, fendue jusqu’aux oreilles, découvrait une double et formidable rangée de dents jaunes, irrégulières et pointues, ses mâchoires avaient une grande ressemblance avec celles d’un loup.

Son menton carré, que reliait au cou de vigoureux tendons, annonçait une puissance de mastication peu commune et que ne démentait aucunement un appétit des plus voraces.

Un corps court et membré fortement, ainsi que des pieds larges et plats, servaient de piédestal et de fût à ce burlesque chapiteau, digne, en tous points, de figurer parmi les colonnades bizarres de la pagode de Jagrenat.

Sournois était ivrogne, son teint violacé le disait de suite, et menteur autant que vain et chicanier avec ses égaux. Mais avec son maître, il était tellement serviable et rampant, son crâne étroit contenait tant d’inventions sataniques, lorsque le valet voulait flatter les passions mauvaises de l’intendant, que celui-ci n’aurait pas échangé ce domestique contre le plus galant écuyer qui ait jamais transmis des ordres dans l’antichambre d’un grand’seigneur.

— Tiens ! dit Bigot qui jeta sur le bras de Sournois un large manteau que le maître portait en croupe en cas de pluie. Tu l’en envelopperas avec soin. Fais vite et garde-toi des curieux !

Sournois tourna la bride après s’être incliné et mit au galop son cheval, qu’il dirigea du côté de la ville ; tandis que l’intendant et sa suite continuaient d’avancer vers l’Hôpital-Général.

À cette époque, il n’y avait pas encore de pont sur la rivière Saint-Charles, que l’on traversait sur « le bac des sœurs, » qui établissait une communication entre le terrain des dames de l’Hôpital-Général et la rive opposée.

Tandis que Bigot hèle d’une voix impatiente le passeur qui revient de l’autre côté de la rivière où il a traversé quelqu’habitant de Charlesbourg, retournons un peu en arrière afin d’épier Sournois dans sa mystérieuse mission.

Le valet rejoignit bientôt la jeune fille, qui avait hâté le pas instinctivement afin de se rapprocher des habitations.

L’ombre du soir allait s’épaississant de plus en plus, et c’est à peine si la jeune fille pouvait entrevoir les premières maisons de Saint-Roch dont une dizaine d’arpents de chemin la séparait encore, lorsqu’elle entendit derrière elle le galop d’un cheval.

Saisie d’un vague pressentiment, elle voulut courir, mais le froid de la peur paralysa ses mouvements.

Savez-vous, charmante créature, lui dit Sournois qui s’arrêta près d’elle, que vous avez ébloui mon maître par votre beauté sans pareille. Aussi, m’envoie-t-il vous proposer une petite promenade à Beaumanoir. Il m’a chargé d’ajouter qu’il y aura ce soir au château un joli souper auquel vous voudrez bien, sans doute, vous charger de présider.

La proximité des habitations ne laissait pas au valet le choix ni le temps des précautions oratoires.

— Je n’ai que faire de la proposition de votre maître, et me puis passer de votre importune compagnie, répondit notre héroïne d’une voix qu’elle eût voulue être plus assurée ; car la pauvre enfant tremblait de tous ses membres.

— Oh ! j’avoue, mademoiselle, répliqua Sournois, en dirigeant son cheval de manière à prévenir la fuite de la jeune femme, j’avoue en toute humilité que les charmes de ma figure ne sont point dignes de ceux qui distinguent votre personne. Pourtant j’ai rencontré plus d’une fois, sur mon chemin, certains minois assez agaçants et point trop cruels. Il est vrai, murmura à part lui le disgracieux valet, que ces conquêtes m’ont coûté bien de l’argent !

— Mon Dieu ! monsieur, que me voulez-vous donc ? dit la jeune fille d’une voix suppliante et effarée.

— Vous prendre en croupe, mademoiselle, et, comme un fidèle écuyer des temps passés, vous conduire au château de mon seigneur et maître,

— Je vous en supplie, mon bon monsieur, laissez-moi passer, s’écria la pauvrette qui joignit ses belles mains dans l’attitude de la prière en se trouvant arrêtée par l’angle que formait le poitrail du cheval avec la clôture qui bordait le chemin.

Sournois, qui avait imaginé, puis exécuté ce mouvement stratégique en un moment, lança les rênes de la bride sur la tête du pieux le plus rapproché et se laissa glisser à terre comme un trait.

Avant que la jeune fille pût appeler efficacement à l’aide, il la bâillonna, lia ses frêles poignets avec son mouchoir et l’enveloppa dans le large manteau que l’intendant lui avait passé.

La captive avait bien eu le temps de jeter un cri, mais cet appel s’était confondu avec les clameurs confuses des conducteurs de charriots, qui, bruissaient là-bas dans l’ombre crépusculaire.

D’ailleurs, sa résistance ne fut pas longue ; car affolée par cette brusque agression, la jeune fille s’évanouit de terreur.

Et faisant aussitôt volte-face, le ravisseur lança sa monture à fond de train dans la direction du bac des sœurs, que le batelier ramenait à force de bras de ce côté-ci de la rivière.

Sournois put donc aisément la placer devant lui sur son cheval, après s’être toutefois ressaisi des courrois de la bride.

— Ordre de M. l’intendant de garder la plus stricte discrétion, dit Sournois au passeur, qui parut jeter un regard curieux sur la forme humaine qu’il voyait se dessiner sous l’étoffe du manteau.

Pour sceller la bouche du batelier, Sournois lui glissa un écu entre les dents.

Quelques minutes plus tard, le passeur se reposait de l’autre côté en s’appuyant sur sa gaffe, tandis que le valet de Bigot galoppait déjà sur le chemin de Charlesbourg.

— Il paraît que l’approche de l’ennemi n’empêche pas M. l’intendant de s’amuser, pensa le batelier, qui avait entrevu, sous le manteau, le joli pied de la jeune fille, au moment où Sournois avait fait sauter son cheval à terre. Je me suis dit bien souvent que c’est une grande chance pour moi que Josephte ne soit plus de la première jeunesse. Car c’est le diable pour les femmes que cet homme-là !

Comme il rentrait dans sa maisonnette, laquelle voisinait le passage, le bruit rendu par les sabots ferrés du cheval, qui frappaient en cadence les pierres du chemin, s’éteignait au loin dans la nuit.


  1. Aujourd’hui rue Saint-Vallier.
  2. Au dire de M. Montpetit, qui a battu les bois — plutôt comme archéologue que comme chasseur — aux alentours de Beaumanoir, il reste des traces indiquant qu’il y eut autrefois, dans les environs du château Bigot, des chemins pratiqués dans la forêt pour la chasse à courre. La tradition rapporte que Bigot forçait les paysans de Charlesbourg qui avaient bien peur de l’intendant, à ouvrir ces chemins.
  3. Le véritable nom du valet de chambre de Bigot était Louis Froumois ; je l’ai trouvé dans les livres de compte de mon aïeul maternel, M. Jean Taché, riche négociant de Québec, que ruina la conquête. L’histoire nous dit que M. Taché luttait, avec le parti des honnêtes gens de la colonie, contre la coterie Bigot.