L’instruction publique en Danemark (Marmier)

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L’INSTRUCTION PUBLIQUE EN DANEMARK.

M. Marmier, en partant pour continuer ses études et ses travaux sur la littérature du Nord, avait été autorisé et invité par M. Guizot, alors ministre de l’instruction publique, à lui adresser des lettres sur l’instruction populaire et sur les écoles du Danemark et de la Suède. M. de Salvandy, avec le zèle bienveillant dont il se montre animé, s’est empressé de réaliser l’intention de son prédécesseur, et de confirmer la mission de M. Marmier. Nous donnons ici la première lettre adressée à M. le ministre par notre collaborateur.


Kiel, 8 mai 1837.
Monsieur le ministre,

Je vous écris d’une université appartenant au Danemark, et je suis encore en Allemagne. Les deux duchés de Schleswig et de Holstein, tout en suivant les lois que leur donne le gouvernement auquel ils sont soumis, maintiennent avec orgueil leur principe de nationalité allemande, et l’université de Kiel, située au bord de la mer Baltique, est comme une forteresse destinée à défendre cette nationalité contre toute invasion étrangère. Dans plusieurs occasions cet amour de l’Allemagne s’est manifesté avec une étrange susceptibilité.

C’est ainsi, par exemple, que tous les efforts tentés pour introduire l’usage de la langue danoise dans le pays de Holstein et de Schleswig ont complètement échoué. En vain le gouvernement a-t-il établi à Kiel une chaire de langue danoise, en vain a-t-il prescrit l’étude de cette langue à tous ceux qui aspiraient à obtenir un emploi, le professeur a toujours vu sa salle déserte, et quand le jour de l’examen est venu, les étudians ont appris juste le peu de mots nécessaires pour obtenir le certificat qu’on exige d’eux. Certes, les habitans des deux duchés ne peuvent pas faire contre l’usage de la langue danoise les objections que les Belges ont souvent alléguées contre la langue hollandaise. Comme vous le savez, monsieur, l’allemand et le danois sont tellement apparentés, que la transition de l’un à l’autre n’exige ni grande patience, ni grand travail. Il n’y a donc en ce cas, de leur part, qu’une obstination étroite et mal appliquée, car ils pourraient, sans renoncer à l’Allemagne, s’associer aux progrès de la littérature danoise, aux travaux des antiquaires du Nord.

L’université de Kiel représente le caractère dominant du pays. Elle a conservé le principe de son origine. Elle est restée allemande par ses institutions, par son caractère, par sa tendance générale. Ses professeurs sont Allemands, et ses études de prédilection se tournent du côté de l’Allemagne. Cette université fut fondée, en 1665, par le duc Christian-Albert de Gottehorp. Elle porte encore le nom de son fondateur : elle s’appelle Christiania-Albertina. Le prince qui l’établit n’était pas riche ; mais il se dévoua à cette œuvre intelligente, et il fut secondé par plusieurs districts du pays. On assigna d’abord à l’université le cloître des franciscains, dont l’état s’était emparé après la réformation. Plus tard, ce cloître tomba en ruine, et l’on bâtit un nouvel édifice : c’est celui qui existe encore ; mais il ne renferme que la grande salle où se font les examens, et le cabinet d’histoire naturelle. Les professeurs font leurs cours chez eux.

Dans l’origine, il devait y avoir 19 professeurs : 3 pour la théologie, 5 pour le droit, 2 pour la médecine, 9 pour la philosophie.

Maintenant on n’en compte plus que 16 : 3 pour la théologie, 3 pour le droit, 5 pour la médecine, 5 pour la philosophie.

Viennent ensuite les professeurs extraordinaires : 2 pour la théologie, 3 pour le droit, 1 pour la médecine, 4 pour la philosophie.

11 privat-docent : 1 pour le droit, 4 pour la médecine, 6 pour la philosophie ;

3 professeurs de langues : danoise, française, anglaise. En tout, 39.

Le traitement de ces professeurs varie selon leur âge, la durée de leurs services et la réputation qu’ils se sont acquise.

M. Falck, professeur de jurisprudence, reçoit 1,500 thalers[1]. Les autres reçoivent 1,000 à 1,200 thalers, les professeurs extraordinaires 5 à 600, et quelques privat-docent ont obtenu 100 thalers. Ils jouissent en outre de plusieurs priviléges, d’une exemption de droits de douanes, de droit d’achat, etc. Une pension de 150 thalers est assurée à leur veuve, et réversible en partie sur leurs enfans.

Ils sont tenus de faire chaque semaine deux cours publics (ou gratuits), et ils en font ordinairement huit particuliers, c’est-à-dire qu’ils ont environ dix à douze heures de leçons par semaine ; plusieurs en ont quinze. L’étudiant paie pour chaque cours particulier 1 thaler par semestre ; mais plusieurs, en alléguant leur peu de fortune, sollicitent une exemption et l’obtiennent ; d’autres demandent à être crédités. Ils ne paient rien pendant toute la durée de leurs études, et on leur accorde ensuite six années encore pour s’acquitter. Passé ce temps, ils peuvent être contraints juridiquement à solder le prix des leçons qu’ils ont reçues. Enfin, il y a pour les étudians les plus pauvres un assez grand nombre de stipendium. Les deux principaux sont : le Convicts-stipendium et le Philologisches-stipendium. Le premier est aussi ancien que l’université. Le duc Albert avait fondé une table gratuite de quarante-huit couverts. Les abus résultant de ce mode de distribution l’ont fait abolir ; mais l’institution de bienfaisance a été maintenue, et les élèves admis au convict reçoivent chaque année une pension de 50 thalers. Ils peuvent obtenir ce stipende dès leur entrée à l’université, après avoir subi un examen oral et écrit sur les études qu’ils ont faites au gymnase, sur le grec et le latin, l’histoire, la géographie, les mathématiques. Cet examen équivaut à celui qui a lieu, en France, pour le baccalauréat. Le résultat de l’examen se divise en quatre degrés vorzüglich würdig, würdig, nicht unwürdig, noch nicht würdig. L’élève qui aspire au stipende doit obtenir au moins le second degré.

Les deux stipendes philologiques se composent chacun d’une somme annuelle de 100 thalers. Ils ont été fondés par le gouvernement pour soutenir l’étude de la philologie. Les élèves ne peuvent concourir pour les recevoir qu’après avoir passé un ou deux ans à l’université.

Si les étudians n’aspirent pas aux stipendes, ils n’ont nul examen à subir en entrant à l’université, et nul examen pendant toute la durée de leurs études, mais un seul à la fin, et celui-ci est définitif. Il donne la promotion de docteur à l’étudiant en philosophie et en médecine, et il donne au théologien et au juriste le titre nécessaire pour recevoir une place. De là vient que les études sont ordinairement ici de plus longue durée que dans les universités où cet examen en entraîne encore une autre. Les élèves restent ici quatre ans, souvent cinq, quelquefois six.

Les philosophes et les médecins passent leur examen devant les professeurs de la faculté ; les juristes, devant les membres du tribunal supérieur de Kiel, auquel est adjoint un professeur ; les théologiens, devant une commission spéciale composée de huit membres : trois employés civils supérieurs, un professeur de la faculté, le second membre du clergé, et trois ecclésiastiques. Le professeur qui doit assister à cet examen change tous les six mois ; les trois ecclésiastiques sont nommés pour cinq ans.

Le prix des promotions est très élevé. Le grade de docteur en droit coûte 125 thalers, celui de docteur en médecine 150 thalers, celui de docteur en philosophie 40. L’examen des théologiens est gratuit.

Les étudians sont soumis, comme en Allemagne, à la juridiction universitaire. Le recteur a le droit de réprimande et d’admonestation. S’il s’agit d’une faute qui entraîne l’incarcération, on assemble le consistorium privatum, qui se compose du recteur, des quatre doyens et d’un syndic. Ce consistoire instruit l’affaire, et la porte devant le consistorium plenum, composé de tous les professeurs, qui absout ou condamne.

S’il s’agit de la relégation ou de l’emprisonnement dans la forteresse, le consistoire doit soumettre, dans le premier cas, son jugement à la chancellerie royale ; dans le second, au tribunal supérieur de Kiel.

Dans les dernières années, plusieurs élèves de cette université ont eté mis en jugement comme ayant pris part aux associations prohibées par la diète. Peu de temps avant mon arrivée, quinze d’entre eux venaient d’être condamnés à la relégation pour un ou deux ans. Un autre avait été condamné à deux années d’emprisonnement.

En général cependant, les élèves de l’université de Kiel se distinguent par leur soumission à toutes les règles de discipline, par leur caractère calme, positif, réfléchi. Les sciences spéculatives leur offrent peu d’attraits, et la poésie ne les séduit pas. Tout ce pays de Schleswig et de Holstein est très peu poétique. C’est peut-être, comme me le faisait remarquer un professeur, la seule province d’Allemagne où l’on ne trouve pas un volkslied, et les étudians conservent, sous le régime universitaire, l’esprit d’application, l’esprit pratique qui forme un des caractères de leur nationalité.

Tous ceux qui sont nés dans l’un des deux duchés et qui se destinent à un emploi public, doivent, d’après un édit royal, passer au moins deux années à Kiel ou à Copenhague. Cependant il y en a beaucoup qui obtiennent une dispense, et qui s’en vont dans les autres universités d’Allemagne. Mais tous les étudians de Kiel appartiennent au pays même. Quelques-uns seulement sont des provinces limitrophes, des villes anséatiques et du Mecklembourg. Il y a eu autrefois ici trois cent quatre-vingts étudians : il y en a maintenant deux cent cinquante. Cette diminution provient en partie de l’absorption toujours croissante des autres universités, notamment de celle de Berlin, en partie de la difficulté que les élèves même les plus distingués trouvent aujourd’hui à obtenir un emploi. Il y a pour chaque place vacante une quantité de candidats recommandables à tous égards. Il y a des docteurs en médecine dans chaque village, et des théologiens autour de chaque presbytère. Dans un tel état de choses, les jeunes gens sont forcés de prendre une autre carrière, et au lieu de venir passer six années à l’université, ils entrent à la Realschule, et se consacrent au commerce et à l’industrie.

Il est juste de dire aussi que l’université de Kiel ne présente pas, à beaucoup près, autant de moyens d’attraction que la plupart des autres universités. D’abord elle est très éloignée du centre de l’Allemagne, et les étudians ne se décideraient à y venir que dans le cas où ils y trouveraient des hommes d’une grande réputation. Mais dès qu’un professeur s’est acquis ici quelque célébrité, les autres universités le demandent, et le gouvernement ne fait rien pour le retenir. C’est ainsi que M. Dahlmann, le professeur d’histoire, est parti, il y a quelques années, pour Goettingue. C’est ainsi que M. Ritter, le professeur de philosophie, va partir à la fin de ce semestre. Cependant il reste ici plusieurs hommes d’un haut mérite, plusieurs professeurs ordinaires dont les œuvres et la parole exercent de l’ascendant, et des professeurs extraordinaires et des privat-docent pleins de force et de jeunesse, qui tendent sans cesse à raviver par leurs travaux les diverses branches de l’enseignement. Pour juger cette université sous son vrai point de vue, il faut se rappeler que ce n’est point, comme celles de Berlin et de Goettingue, une école qui s’adresse à l’Allemagne entière, mais une école toute locale, une sorte de république littéraire reléguée au nord, consacrée au Holstein, gouvernée par des professeurs du Holstein, et fréquentée par des élèves du Holstein.

Les établissemens publics qui appartiennent à l’université, ne présentent que de très humbles dimensions, mais ils sont entretenus avec soin et renferment tout ce qu’il y a d’essentiel pour l’étude. Tel est, par exemple, le cabinet d’anatomie et le cabinet d’histoire naturelle.

La bibliothèque a été formée avec les débris de deux autres bibliothèques appartenant à des églises. Elle s’est agrandie successivement par des dons de livres et d’argent. Elle compte aujourd’hui 70,000 volumes, et l’on ne saurait trop louer l’ordre et l’intelligence avec laquelle elle est administrée par M. le professeur Ratien. On n’y trouve, il est vrai, ni manuscrit précieux, ni rareté bibliographique, mais beaucoup de documens sur l’histoire des deux duchés et un bon choix de livres d’étude. Chaque professeur, en entrant en fonctions, doit payer, pour la bibliothèque, 12 thalers (57 fr.). Chaque étudiant, à sa promotion de docteur, en doit payer 8. Elle reçoit aussi une partie des droits d’inscription, une partie des amendes imposées aux étudians. Tous ces tributs lui rapportent, par année, environ 250 thalers. Le gouvernement lui en donne 1000. C’est là son revenu. Elle est ouverte au public deux fois par semaine ; mais on prête des livres à tous les étudians qui en demandent, sur la simple recommandation d’un professeur. Deux fois par an, le bibliothécaire fait la révision des ouvrages qu’il a prêtés. Je ne sache pas qu’il ait jamais trouvé de déficit.

L’université a eu plusieurs fois un journal à elle. Elle a eu des Feuilles littéraires ; des Annales, une Chronique. Toutes ces entreprises ont échoué l’une après l’autre. Maintenant les Feuilles de Holstein et le Correspondant de Kiel lui servent quelquefois d’interprète.

Mais il s’est formé, au sein de l’université, deux sociétés dignes d’attention. L’une a pour but d’étudier les antiquités du Nord, elle recherche les monumens épars dans le pays. Elle a formé un musée d’antiquités nationales, sur le modèle de celui de Copenhague, et elle publie chaque année le résultat de ses recherches et de ses travaux. L’autre, qui porte le titre de société historique, s’attache à l’histoire des trois duchés de Schleswig, Holstein et Lauenbourg ; elle recueille les anciens documens, les anciennes chartes. M. Michelsen, professeur d’histoire à Kiel, a publié, sous le titre d’Archiv für Staats und Kirchengeschichte der Herzogthümer, deux volumes qui renferment les premiers travaux de cette société. Un troisième doit paraître prochainement. Ces archives formeront, au bout de quelques années, une collection d’un haut intérêt, non-seulement pour l’histoire des trois duchés auxquels elles sont spécialement consacrées, mais pour celle des provinces voisines, et pour la connaissance plus exacte des faits, des coutumes, des institutions du moyen-âge dans le Nord.

Agréez, monsieur le ministre, etc.

Marmier.

  1. Thaler de Holstein, qui vaut 4 fr. 80 cent.