CHAPITRE SECOND.


la conjuration.


Et rien ne troublait le silence de cette nuit si ce n’est un bruit étrange, comme d’un léger battement d’ailes, que de fois à autre on entendait au dessus des campagnes et des cités.
LaMennais.



When shall we three meet again ?
In thunder, lightning, or in rain ?
Macbeth.


Dupont, en se jetant sur sa couche, n’avait pas trouvé des rêves aussi agréables ; l’idée de l’action qu’il allait commettre le lendemain, ne l’abandonnait pas, et le sommeil fuyait sa paupière. Lorsque le jour parut, il se leva fiévreux et fatigué et s’étant assis près du foyer, il alluma sa pipe. Livré à ses réflexions, il songeait s’il ferait bien de suivre, à la lettre, les injonctions d’Amand. Il était honnête ; et ce crime lui répugnait. Après avoir délibéré près d’une heure, il prit son chapeau, sortit et traversa le champ qui le séparait de la ferme voisine en se disant à lui-même : — Bah, je vais l’acheter et je lui ferai accroire que je l’ai volée. Étant arrivé chez son ami Dubé il frappe à sa porte une voix au-dedans lui répondit ouvrez[1] et il entra ; il manifesta le désir d’acheter une poule noire. Le marché fut bientôt conclu et, moyennant la somme d’un franc, Dupont retourna chez lui muni de cet être magique qui devrait lui ouvrir les mines du Pérou. Il la cacha dans sa grange et, délivré de toute inquiétude de ce côté, il put vaquer tranquillement, le reste du jour, à ses travaux habituels en attendant la nuit avec impatience.

Amand n’était pas resté oisif pendant cette longue matinée ; dès l’aurore il s’était rendu à la montagne voisine pour se procurer de la verveine, chose indispensablement nécessaire à la réussite de la conjuration qu’il devait exécuter pendant la nuit ; et muni de ce précieux talisman il était revenu exténué de fatigue, pour prendre le seul repas ; et, quel repas ! du pain… qui devrait le soutenir pendant le cours de cette journée où il devait éprouver tant d’émotions diverses.

Si mon lecteur a été au Port-Joli, il a dû visiter le lac de ce nom. Qui pourrait donner une idée de sa splendeur à ceux qui ne l’ont jamais vu — Quel coup-d’œil que l’aspect de ses eaux argentées, à travers les érables, à une distance d’un mille, pour le voyageur fatigué qui est parvenu au haut de la montagne qui le limite au côté nord ! Qu’il paraît riche avec ses nombreux îlets, en forme de couronne, chargés de pins verts qui semblent autant d’émeraudes parsemées dans une toile d’argent ! Qu’il est pensif et mélancolique lorsqu’aucune voix importune ne réveille les nombreux échos de ses rivages ! Qui aurait pu croire, en le voyant, le 16 Août, balancer au souffle léger d’un vent d’Est ses eaux azurées, que dans la nuit, qui devait suivre cette belle journée, il vomirait de son sein des esprits infernaux qui troubleraient sa tranquillité céleste pour enrichir un chétif mortel ! Qui pourrait croire en effet que cet oasis était le lieu choisi par Amand pour tracer ses cercles nécromantiques.

Neuf heures sonnaient lorsque deux hommes partirent de leurs demeures respectives pour se rendre sur ses rives, lieu marqué du rendez-vous ; Mais qu’elles étaient différentes les sensations qui les animaient ! Amand certain de son élévation future se rendait, joyeux, sans aucune crainte, vers le lieu où il croyait devoir échanger le salut éternel de son âme pour une poignée d’or. Il calculait même déjà les jouissances qu’il allait acheter, une pensée surtout lui souriait : Il pourrait donc enfin se livrer, sans interruption, à ses études chéries — Et puis… s’il pouvait donc trouver la pierre philosophale… La postérité ! Cette idée le faisait avancer rapidement. Dupont, au contraire marchait, lentement et pensait que quoique Amand lui eût promis de prendre toute la responsabilité du crime, il se pourrait bien, qu’en y participant, il aurait aussi part au châtiment qui devait en être la conséquence. Plusieurs fois il fut près de rebrousser chemin ; mais l’idée de manquer à sa parole, et une fausse honte, le firent continuer. Comme il entrait dans le bois situé au pied de la montagne, son âme se resserra en lui-même et son cœur se prit à battre avec violence ; il lui sembla que l’atmosphère était plus étroite, une sueur froide coulait sur son front, et il se sentait exténué, ses jambes pouvaient à peine le supporter. — Il avait peur !… Chaque, arbre lui semblait un fantôme et le vent qui bruissait dans le feuillage lui semblait un gémissement qui tombait sur son esprit comme le râle de la dernière agonie d’un mourant. Il s’arrêta, ôta son chapeau et, s’étant essuyé le front, il respira plus à l’aise. Il se mit à chanter la chanson suivante pour se distraire des idées sinistres qui l’accablaient ?[2]

Quand vous passerez par chez nous,
      Oua, oua,
N’oubliez pas Madelaine,
      Falurondondaine,
N’oubliez pas Madelaine,
      Falurendondé.


Elle avait un jupon blanc,
      Oua, oua,
Tout garni de dentelle,
      Falurondondaine,
Tout garni de dentelle.
      Falurondondé.

Chez nous y a du pain, du vin,
      Oua, oua,
Et pour ton bidet de l’avoine,
      Falurondondaine,
Et pour ton bidet de l’avoine,
      Falurondondé.

J’ai débridé mon bidet,
      Oua, oua,
Et je l’ai mené à la Fontaine,
      Falurondondaine,
Et je l’ai mené à la fontaine
      Falurondondé.

Il en but cinq ou six seaux
      Oua, oua,
Il a vidé la fontaine,
      Falurondondaine,
Il a vidé la fontaine,
      Falurondondé.

Il fut, ici, interrompu par une voix qui l’appelait par son nom, ce que lui fit faire trois pas en arrière. Il était arrivé, sans s’en être aperçu, jusqu’à la fourche de chemin où Amand devait l’attendre pour procéder avec lui jusqu’au lieu désigné ; il se remit aussitôt qu’il l’eut reconnu, et l’ayant salué, d’un ton bref, en lui disant — Bonsoir Amand ; ils poursuivirent leur route, en silence, sous les immenses érables qui bordent le sentier.

— Beaucoup de personnes marchent plus gaîment à la fortune que toi Dupont. Observa enfin Amand.

— C’est qu’ils y vont par d’autres voies, répondit brusquement celui-ci. Je suis à toi ; qu’as-tu à desirer de plus ?

— Je désirerais te voir plus gai.

— Il faut avouer que tout doit nous porter à la gaîté ; puisque dans une heure, tout au plus, nous serons dans la société du Diable.

— Ce n’est que pour un moment ; après tout, une nuit est bientôt passée.

Dupont demeura silencieux. Ils étaient arrivés au sommet de la montagne et ils commençaient à distinguer le lac qui, par cette nuit sombre, ressemblait à un immense voile noir. Ils descendirent rapidement le peu de chemin qui leur restait à faire et se trouvèrent enfin sur sa rive.

Amand tira aussitôt de sa poche une lame d’acier vierge qu’il avait préparée à cet effet et s’en servit pour couper une branche de coudre verd en forme de fourche qu’il trempa trois fois dans les eaux du lac en prononçant une formule cabalistique à voix basse.[3] Puis il la planta en terre, et, à l’aide d’un briquet et de tondre,[4] il alluma un petit feu et s’étant emparé de la poule que Dupont lui présentait, il lui coupa le col avec le même instrument dont il s’était servi pour couper la branche ; il fit dégoutter le sang sur le brasier qu’il recouvrit de verveine et y répandit une poudre sulfureuse qu’il avait dans sa poche. Le soufre s’étant enflammé, une épaisse fumée s’éleva entre Dupont et lui. À peine son malheureux compagnon l’eut-il vue et sentie qu’il porta la main à son front en prononçant les mots : « Au nom du père &c. » Amand lui saisit le bras, en le toisant d’un air menaçant, et recula lui-même de quelques pas pour voir l’effet que produirait sa nécromancie. Quelle fut sa consternation, lorsqu’il vit le dernier tourbillon de fumée se perdre dans les nuages et la nature qui l’environnait plongée dans la même apathie ! Sa tête tomba sur sa poitrine et il demeura quelques instans pensif, puis s’adressant avec amertume à Dupont : — Il y a ici quelque tour de votre façon, Monsieur. Dupont garda le silence. — Voyons, avouez-le donc : vous vous êtes muni de quelques Saintes reliques pour faire avorter mes projets. Vous auriez aussi bien fait de rester chez vous, homme faible et pusillanime. Pourquoi faut-il que ma malheureuse destinée m’ait fait jeter les yeux sur vous, au préjudice d’une centaine d’hommes (et il appuya sur ce mot) qui auraient pris votre place avec tant de joie !

— Je n’ai point de reliques, mais j’ai une conscience pure et je remercie Dieu qu’il m’ait donné assez de force pour ne pas suivre tes conseils pernicieux. Je ne suis pas un voleur ! — J’ai acheté la poule noire ! Et sans attendre aucune réponse il se mit à remonter le flanc de la montagne.

— Que le Diable puisse te rendre tout le mal que tu me fais ! lui cria notre héros, sans bouger de sa place.

Dès qu’il fut seul il s’assit et demeura plongé dans un profond abattement qui dura près d’une heure, puis s’était levé tout-à-coup : — Plus de confiance dans les hommes désormais, s’écria-t-il. Je ne me fierai plus qu’à moi-même. Je vais me procurer une Main-de-Gloire et la véritable chandelle magique,[5] aussitôt que possible, et alors : qui pourra me tromper ? Cette pensée parut le fortifier, il regarda tristement le lac et reprit lentement le chemin de sa chaumière, non sans laisser échapper quelques soupirs en songeant à la mauvaise fortune qui le poursuivait.

  1. Les cultivateurs Canadiens ne disent jamais entrez ; mais ouvrez. Cet usage est fondé sur une vieille légende qui rapporte qu’une jeune femme ayant un jour répondu à quelqu’un qui frappait : « entrez » le Diable entra et s’empara d’elle.
  2. Les cultivateurs Canadiens ont pour habitude de chanter, « lorsqu’ils ne sont pas trop rassurés ; » pour me servir de leurs expressions.
  3. Je dois avertir mon lecteur que cette formule de conjuration, ainsi que la manière de changer les métaux en argent, dont nous avons parlé plus haut, ne se trouve pas dans les ouvrages d’Albert-le-Petit tels qu’on les vend ordinairement. Mais ce sont des éditions contrefaites. Amand m’a assuré, lui-même, qu’il tenait une véritable copie de l’original qui lui avait été donnée par un Français.
  4. Les cultivateurs Canadiens se servent de loupes d’érables sèches pour allumer du feu à l’aide d’un Briquet et d’une pierre à fusil.
  5. La main-de-gloire est une main de pendu desséchée, avec laquelle on peut pénétrer où l’on veut ; et la chandelle magique est composée de sa graisse fondue avec du cierge paschal. Un homme qui se promène la nuit, avec ce flambeau, doit trouver un trésor à l’endroit où elle s’éteint.