L’homme de la maison grise/04/04

L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 137-141).


Chapitre IV

CE QUE LUI DICTAIT SON DEVOIR


Trois semaines s’étaient écoulées depuis le « désastre », comme le disaient les gens de W…, lorsqu’ils faisaient allusion à l’accident arrivé dans la houillère.

Yvon Ducastel était retourné à son bureau au bout de huit jours. Il se sentait encore quelque peu moulu il est vrai ; mais il aimait trop ses occupations pour s’en tenir éloigné sans raisons graves.

Luella d’Azur était devenue une intéressante convalescente. Elle avait été bien près de la mort et son père avait failli mourir lui-même d’inquiétude, à propos de sa fille.

Salomé avait fait véritablement pitié pendant ces trois dernières semaines. Sans cesse, ses yeux roulaient dans leurs orbites et souvent on eut pu l’entendre sangloter, en quittant la chambre de sa chère petite maîtresse.

Richard d’Azur pouvait se promener dans la maison maintenant, à l’aide d’une canne, ou du bras solide de la négresse.

Tout allait donc pour le mieux.

Cependant, en revenant de son bureau, ce jour dont nous parlons, Yvon avait l’air tout chose. Il était très pâle. De temps à autre, ses sourcils se fronçaient légèrement et un pli se creusait sur son front. La raison ?… La voici :

Ce soir-là, Luella allait veiller dans le salon, pour la première fois, depuis qu’elle était tombée malade. Or, Richard d’Azur avait fait entendre au jeune homme que sa fille s’attendait à le voir… qu’elle avait exprimé le désir qu’il veillât avec elle et son père… Yvon savait ce que cela voulait dire… il ne le savait que trop ! Son devoir lui dictait la conduite qu’il devait tenir vis-à-vis Mlle d’Azur… Cette jeune fille, qui avait risqué sa vie pour lui… Sans être le moindrement prétentieux, notre héros n’était pas aveugle non plus et il ne pouvait entretenir de doute sur les sentiments qu’il avait inspirés à la jeune fille du millionnaire…

D’ailleurs, Richard d’Azur, sans trop en avoir l’air lui avait rappelé, chaque jour, le dévouement de sa fille… Elle avait préféré risquer sa propre vie, plutôt que de s’enfuir de la houillère sans lui… etc., etc.

Yvon donc, savait qu’il avait un devoir (un rude devoir, il ne pouvait se le cacher à lui-même) à remplir, ce soir-là ; il lui faudrait demander Mlle d’Azur en mariage… quand son cœur et ses pensées appartenaient à une autre !

— Ô Annette ! se disait-il, tout en se dirigeant vers sa maison de pension. Annette ! Si je n’étais persuadé que vous en aimez un autre que moi… que vous êtes la fiancée de M. Jacques, le sacrifice que je suis obligé de faire serait trop grand… Je fermerais l’oreille à la voix du devoir… Je me contenterais de remercier Mlle d’Azur de tout ce qu’elle a fait… et ce serait tout… Mais vous ne m’aimez que d’amitié, Annette, douce enfant, et quoique cette pensée me déchire le cœur, elle rend mon sacrifice moins intolérable…

Un aboiement joyeux interrompit ses réflexions. S’étant retourné, il aperçut Guido, conduit en laisse par Annette. « En pensant aux anges on en voit les ailes », souvent.

— Annette ! s’écria-t-il. Ô ma petite amie ! Il y a des siècles et des siècles que je ne vous ai vue, ce me semble !

— Je ne suis venue en ville que deux ou trois fois, depuis le « désastre », répondit-elle.

— Vraiment ! Vous n’avez pas été malade, Annette ?

— C’est grand-père qui a été indisposé. Je n’ai pu le quitter, naturellement… dit la jeune aveugle. Comment vous portez-vous maintenant, M. Yvon demanda-t-elle ensuite.

— Merci, ma petite amie, je me porte bien… Encore un peu moulu, sans doute, reprit-il en souriant ; mais, après mon expérience, ce n’est pas du tout étonnant.

Et… Mlle d’Azur ? fit poliment Annette.

Mlle d’Azur se rétablit promptement. Elle va pouvoir quitter sa chambre ce soir et veiller au salon avec nous, me dit-on… Mais n’est-ce pas extraordinaire ce qu’elle a fait cette jeune fille, Annette ? Elle est si délicate, si frêle…

— Une naine… murmura entre ses dents la jeune aveugle. Mais Yvon ne l’entendit pas.

— La pauvre enfant a été vraiment admirable… Ne trouvez-vous pas ?

— Sans doute ! fit Annette, sans le moindre enthousiasme.

Le jeune homme jeta un coup d’œil étonné sur sa « petite amie ».

Mlle d’Azur est devenue une véritable héroïne… répliqua-t-il.

— Mais, n’est-ce pas quelque peu mystérieux ce sauvetage qu’elle a opéré ? suggéra l’aveugle, d’un ton décidément froid.

— C’est miraculeux plutôt, dit Yvon. Pour ma part, je ne pourrai jamais oublier ce qu’a fait pour moi Mlle d’Azur.

— Ah ! non ! Bien sûr que non !

— Retourniez-vous chez-vous, ma petite amie ?

— Oui, M. Yvon. Les jours raccourcissent déjà et je n’aimerais pas à me promener tard, dans le Sentier de Nulle Part.

— Je le crois bien ! s’exclama notre jeune ami. Me permettrez-vous de vous escorter jusque chez-vous, Annette ?

— Impossible, M. Yvon !

— Impossible ? Pourquoi donc ?

— La dernière fois que je suis venue à W…, j’ai rencontré, presqu’à moitié chemin, sur le Sentier de Nulle Part, mon grand-père.

— Vraiment ? Mais, je croyais que M. Villemont ne quittait, que très rarement la Maison Grise ou ses environs ?

— Rarement, oui… Je ne sais pas comment il se fait que… C’est comme s’il avait soupçonné quelque chose… Dans tous les cas, j’ai été vraiment effrayée en reconnaissant son pas, puis sa voix, je vous l’assure, M. Yvon !… Si j’avais été en votre compagnie… Je tremble, rien qu’à la pensée de ce qui serait arrivé.

Tout en causant, ils étaient parvenus à l’entrée du Sentier de Nulle Part. Annette, instinctivement, s’arrêta.

— Il faut donc que nous nous séparions ici. Annette ! s’écria Yvon.

— Oui, il le faut.

— Adieu donc, ma petite amie ! fit-il d’une voix tremblante.

— Pourquoi « adieu » ? demanda-t-elle en souriant. Est-ce que… est-ce que vous… vous partez ?

— Non ! Non ! Au revoir Annette !

— Au revoir M. Yvon !

— Nous serons toujours amis, vous et moi, n’est-ce pas Annette ?

— Mais… Sans doute…

— Quoiqu’il arrive… et n’importe en quelles circonstances… l’amitié qui nous lie sera toujours le même ?

— Je… Je l’espère… murmura-t-elle, d’une voix attristée soudain.

Yvon ne pouvait s’attarder à causer plus longtemps, sans trahir son secret, sans prendre la jeune aveugle dans ses confidences en lui disant ce qui l’attendait (lui, Yvon) ce soir-là. Ils seraient toujours amis, lui et Annette… Ce n’était pas, certes, ce qu’il avait rêvé… mais d’incontrôlables circonstances mettaient obstacles à ses rêves.

— Au revoir, chère, chère Annette ! s’exclama-t-il.

— Au revoir, M. Yvon ! répondit-elle, en lui tendant la main.

D’un geste à la fois douloureux et passionné, il saisit cette main et la portant à ses lèvres, la couvrit de baisers, puis, sans plus dire un seul mot, il s’enfuit.

Richard d’Azur était rendu dans la salle à manger, lorsqu’Yvon descendit pour le souper.

— Ah ! M. d’Azur fit le jeune homme. Vous êtes presque tout à fait remis de votre entorse, à ce que je vois.

— Ça va mieux, beaucoup mieux, dans tous les cas, je vous remercie, M. Ducastel. Je parviens à monter et à descendre l’escalier, avec de l’aide, assez facilement maintenant.

— Et Mlle d’Azur ? Comment se porte-t-elle ce soir ?

— Beaucoup mieux, elle aussi. Elle nous attend dans le salon, en ce moment ; je lui ai promis à la pauvre enfant que nous irions la rejoindre là, après le souper.

Yvon se contenta d’incliner la tête en signe d’assentiment, puis il se hâte d’adresser la parole à Mme Francœur, qui venait de pénétrer dans la salle à manger.

— Eh ! bien, Mme Francœur, demanda-t-il en souriant, quelles nouvelles avez-vous de votre cher époux ? Doit-il revenir bientôt ?

— Je l’attends demain soir, M. l’Inspecteur, répondit, d’un ton joyeux, la maîtresse de pension.

— Il y a assez longtemps que M. Francœur est parti, n’est-ce pas ? questionna Richard d’Azur, pas du tout intéressé, mais désirant n’être pas ignoré.

— Mais, oui, M. d’Azur ! Depuis le soir du « désastre ». Même, nous étions encore dans l’incertitude et dans de mortelles inquiétudes sur le sort de M. Ducastel, lorsque mon mari est parti. Ce pauvre Étienne ! Ce qu’il en avait de la peine !

— Cet excellent M. Francœur ! s’exclama Yvon en souriant.

Mais je lui ai télégraphié tout de suite, le lendemain matin, pour lui dire que M. l’Inspecteur était sain et sauf…

— Grâce à ma fille… murmura Richard d’Azur.

Yvon ne put s’empêcher de froncer légèrement les sourcils ; de se faire lancer à la face, à tout propos, l’acte d’héroïsme de Mlle d’Azur ; de se faire rappeler, à chaque instant ce qu’il devait à la jeune fille, cela commençait à l’agacer excessivement.

Le jeune homme mangea à peine, et Mme Francœur le remarqua. Il était irritable, nerveux, et vraiment, il s’apitoyait sur son propre sort… Car, il en était convaincu, il y avait quelque chose de… d’anormal… il n’eut pu dire quoi, qui l’éloignait, instinctivement de Luella. Si, par hasard, la main de la jeune fille frôlait la sienne, il frissonnait…. De plus, il éprouvait une sorte de… oui, de répulsion à l’égard de la fille du millionnaire… N’était-ce pas ridicule ?…

Il y avait des moments où il plaignait Luella d’Azur… Pourquoi… Cela non plus il n’eut pu expliquer… C’était inexplicable aussi…

Ce soir cependant… tout à l’heure… il lui faudrait oublier tout cela et demander en mariage cette jeune fille pour qui, il le savait bien, il ne ressentirait jamais de sentiment plus doux que celui de la reconnaissance. De l’amour ?… Luella d’Azur et l’amour ; cela lui paraissait tout à fait opposé.

En se levant de table, Richard d’Azur demanda à Yvon :

— M’accompagnez-vous au salon, M. Ducastel ?

— Oui. Tout à l’heure, M. d’Azur.

— Pourquoi pas maintenant ? demanda le père de Luella, d’un ton qui déplut grandement à notre héros, car ce ton semblait contenir comme un semblant de menace.

— Je ne tiens pas à me présenter devant Mlle d’Azur dans mes habits de travail, répondit-il froidement.

— Mais… Il me semble que…

— Pas ce soir, dans tous les cas, M. d’Azur, dit Yvon, avec un sourire plus triste que des larmes.

Le millionnaire comprit, sans doute, car son visage se dérida.

— Ah ! Je crois comprendre ! fit-il, tendant la main à Yvon en souriant. À tout à l’heure donc ! ajouta-t-il, puis il se dirigea, en boitant, vers le salon.

Arrivé dans sa chambre, Yvon eut une véritable crise de désespoir. S’il se fut écouté il eut sangloté comme un enfant.

Le sort en était jeté ! La veillée ne se passerait pas sans qu’il fût devenu le fiancé de celle qui lui avait sauvé la vie… Annette… Il allait essayer de l’oublier… Ce serait mal de penser à elle désormais, puisqu’il en épouserait une autre… Car, il ne se faisait pas d’illusion là-dessus ; les d’Azur, père et fille, exigeraient que le mariage se fît le plus tôt possible.

— Mais, puisqu’il le faut, il le faut ! se dit-il, en revêtant hâtivement son habit de cérémonie. Serais-je un ingrat ? se demanda-t-il ensuite. Après l’acte héroïque qu’a accompli Mlle d’Azur, pourrais-je hésiter, même un instant à lui consacrer la vie qu’elle a sauvée ?… Allons !

En pénétrant dans le salon, il vit que Luella était seule ? Elle était installée dans un grand fauteuil en peluche rouge. Vêtue d’un négligé de soie blanche garni de rubans et de dentelles, elle paraissait bien frêle la jeune convalescente. Ses cheveux avaient dû être coupés durant sa maladie et de fines boucles blondes lui couvraient la tête. On eut dit une enfant, et Yvon se sentit quelque peu ému en la regardant. Si ce n’eut été de ces verres noirs lui cachant les yeux… ces verres déplaisaient au jeune homme… ils semblaient voiler quelque mystère…

À l’arrivée d’Yvon, Luella eut un petit cri de joie et elle lui tendit ses deux mains.

M. Ducastel ! fit-elle.

Mlle d’Azur !… Quel bonheur de vous savoir en si bonne voie de guérison !

— Père s’est vu obligé d’aller écrire une lettre pressée reprit-elle. Il vous prie de l’excuser ; il sera de retour dans quelques instants d’ailleurs.

Ce bon Richard ! Il savait si bien s’esquiver… quand c’était le temps !

Les deux jeunes gens se mirent à causer ensemble. À un moment donné, Yvon était assis tout près de la fille du millionnaire, lui offrant sa main et son nom… Son cœur, hélas, ne lui appartenait plus ; il l’avait donné à Annette, la jeune aveugle.

Et précisément au moment où Luella, émue, allait se jeter dans les bras d’Yvon, Richard d’Azur entrait dans le salon. Il feignit une grande stupéfaction devant l’attitude de sa fille ; mais Yvon se hâte de lui dire, en s’inclinant :

M. d’Azur, Mlle Luella a consenti à devenir ma femme… Nous espérons obtenir votre consentement.

— Mes enfants, dit Richard d’Azur, en pressant dans ses mains celles des deux jeunes gens, mon assentiment, je vous le donne… Aimez-vous bien !

— Merci, M. d’Azur ! répondit Yvon.

— Ô père ! Je suis si heureuse, père ! s’écria Luella en fondant en larmes.

— Luella… murmura notre ami, que l’émotion de la jeune fille affectait étrangement.

M. Ducastel, vous pouvez donner à ma fille le baiser de fiançailles, fit le père de la fiancée.

Yvon fit presqu’un mouvement de recul. Donner un baiser à sa fiancée !… Mais, oui… ça se faisait toujours ainsi… Il n’avait pas songé à ce… détail, et cela lui déplaisait au point d’en pâlir… Quelque chose… oui, quelque chose semblait s’interposer entre lui et Luella… Une voix, entendue déjà, paraissait lui murmurer : « Prends garde » !

À ce moment s’ouvrit brusquement la porte du salon et Salomé parut sur le seuil. (Heureuse interruption ! se dit Yvon). La négresse portait à la main un panier, qu’elle remit à son maître, en disant :

— Un câblogramme… Ça vient d’arriver.

Hâtivement, le père de Luella ouvrit la dépêche et l’ayant lue d’un trait, il s’écria :

— Je vais être obligé de partir pour la France, pour Paris !

— Vraiment ? fit Luella. Tout de suite, comme cela ? demanda-t-elle.

— Non… Je pourrais retarder mon voyage de trois ou quatre semaines, sans doute.

— Alors…

— Alors, mes enfants, reprit-il en s’adressant aux fiancés, que votre mariage se fasse, d’ici là, et vous m’accompagnerez en France ; ce sera votre voyage de noces.

— Oh ! Quel bonheur ! s’écria la jeune fille. Et quel splendide voyage de noces, n’est-ce pas, Yvon ?

Devant la Joie de sa fiancée, Yvon ne put qu’incliner la tête en souriant.

Car, oh ! ce pauvre Yvon ! Il n’y vit que du feu… Pas un seul moment il ne soupçonna qu’on venait de le tromper et que ce « câblogramme de Paris » ce n’était qu’une feuille de papier blanc… une farce… une comédie… dont tous les détails avaient été arrangés à l’avance par Richard d’Azur, sa fille et leur domestique, dans le but de hâter son mariage avec Luella.