L’homme de la maison grise/04/03

L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 135-137).


Chapitre III

CE QUI S’ENSUIVIT


Salomé, bien stylée par Patrice Broussailles, fit une scène fort touchante, en apercevant sa chère Miss Luella… qu’elle avait cru perdue à jamais, disait-elle en sanglotant… évanouie, dans les bras de M. Jacques.

— Elle est sans connaissance, dit Lionel Jacques à la négresse, en déposant Luella sur le canapé du salon.

— Oh ! Pauvre, pauvre Miss Luella ! fit la servante en se tordant les mains.

Mlle d’Azur est une héroïne, vous savez. Salomé, reprit Lionel Jacques : elle a sauvé la vie de M. Ducastel.

— C’est un ange Mlle Luella, un ange ! s’exclama la négresse avec ferveur.

— Où est M. d’Azur ?… Comment se fait-il que…

— Il est dans sa chambre… malade… bien malade… Moi, je ne pouvais pas le quitter, dit Salomé, car, sans cesse, il réclamait mes soins… Oui il est malade M. d’Azur… Des syncopes… puis, il est blessé au pied… Il croyait Mlle Luella dans sa chambre ; je n’osais pas lui dire qu’elle n’était pas revenue… il en serait mort, je crois !

Elle allait bien la négresse ! Elle répétait sa leçon parfaitement.

Lionel Jacques traduisit la tirade de Salomé à ceux qui ne comprenaient pas l’anglais ; les explications de la négresse leur parurent, à tous, fort valables.

Tout à coup, la servante s’approcha du canapé et s’agenouillant, elle examina attentivement sa jeune maitresse.

— Miséricorde ! s’écria-t-elle soudain. Mais ! Elle a réellement perdu connaissance !… Mlle Luella ! Ô Mlle Luella.

Elle étreignit la jeune fille contre son cœur ; elle paraissait folle de désespoir. De grosses larmes coulaient sur ses joues.

— Certainement, Salomé, Mlle d’Azur est sans connaissance ; je vous l’ai dit en arrivant, répondit Lionel Jacques, assurément fort étonné de l’attitude de la négresse.

Comment pouvait-il la soupçonner d’avoir joué un rôle tout à l’heure ? Comment eut-il pu savoir qu’elle s’était préparée d’avance à la scène qu’elle avait faite à l’arrivée de Luella ?

Mais Salomé était mortellement découragée et inquiète ; M. Broussailles ne lui avait-il pas dit que les choses se passeraient exactement telles qu’elles s’étaient passées ; qu’on lui ramènerait sa Miss Luella dans un état qui donnerait à tous la pensée qu’elle était évanouie, mais qu’elle (Salomé) n’aurait rien à craindre pour sa jeune maîtresse… Et voilà que celle-ci était réellement évanouie… Allait-elle mourir ?… N’était-elle pas morte ?… Elle paraissait l’être… Et puis, cette blessure à la tête, autour de laquelle le sang s’était coagulé !…

Mlle Luella ! Mlle Luella ! ne cessait-elle de crier.

— Allons, allons, Salomé ! fit Lionel Jacques. Pourquoi ce…

— Je croyais… Je croyais… commença-t-elle. Puis, apercevant soudain Patrice Broussailles, elle s’exclama :

— Vous m’aviez dit que Mlle Luella…

— Taisez-vous. Salomé ! Ne faites pas de scène, hein ! répondit Patrice en pâlissant affreusement. Quant à moi, reprit-il en souriant d’un sourire très forcé, c’est la première fois que je vous vois, depuis le « désastre » ce n’est donc pas moi qui vous ai dit… quoique ce soit.

Tout en parlant, il serrait comme dans un étau le bras de la négresse. La malheureuse ! Allait-elle les trahir, lui et Luella ? Elle en serait bien capable, affolée de douleur comme elle l’était !

— Est-ce… est-ce qu’elle est morte ? demanda la négresse, en désignant Luella. Elle… elle ne… bouge pas… ajouta-t-elle, tandis que ses dents claquaient comme des castagnettes.

Mlle d’Azur n’est qu’évanouie ; nous vous l’avons dit déjà ; cette blessure à la tête en est cause, sans doute, fit M. Foulon.

— Ne rendez pas la situation plus grave, plus intolérable, je vous prie, Salomé, intervint Lionel Jacques, en prie, en faisant une scène… Dieu sait que nous en avons eu assez aujourd’hui !

— Oui, cessez, hein, Salomé ! fit durement Patrice Broussailles.

Les yeux de la négresse roulèrent dans leurs orbites ; elle se tordait les bras en gémissant ; mais elle ne proféra plus un mot… au grand soulagement de Patrice qui, vraiment, avait eu, pour un instant, la vision de ses dix mille dollars s’envolant à tire d’ailes.

Tous ceux qui étaient présents d’ailleurs respirèrent plus à l’aise lorsque la négresse se tut, car tous, hommes comme femmes, étaient suprêmement énervé ; par les événements de la soirée.

Les malades (nous voulons parler d’Yvon et de Luella) ayant été transportés dans leurs chambres, respectives, on envoya chercher le médecin. Mais le Docteur Rupert avait infiniment à faire : il y avait tant de malades et de blessés dans la ville !

Ce ne fut qu’une heure plus tard qu’il arriva chez les Francœur, et voici le résultat de l’examen qu’il fit de ses deux malades : M. Ducastel n’avait reçu aucune blessure grave ; il était plutôt meurtri, moulu, d’avoir été tramé sur le sol de la houillère. Il avait repris connaissance presque tout de suite ; donc, pas trop d’inquiétude à avoir à son sujet.

Mlle d’Azur… Ah ! son état n’était pas aussi rassurant. Elle était menacée d’une inflammation du cerveau. La blessure qu’elle s’était faite à la tête ayant été négligée, avait une apparence assez grave.

Déjà, elle faisait beaucoup de température, accompagnée de crises de délire, au milieu desquelles elle vivait la scène (ou plutôt le rôle) que Patrice Broussailles lui avait enseigné.

Ceux qui l’entendirent balbutier des phrases sans suite, résultat des dernières impressions qu’elle avait reçues, avant de tomber malade, la plaignirent et la louangèrent en même temps.

— Oh !… Voici le… le pic ! bégayait-elle. Je me frayerai un… passage jusqu’à lui… Je le sauverai… M. Ducastel… Ce câble… Je l’attacherai sous ses bras… Si je sors de cette houillère… ce sera avec… avec lui… ou pas du tout…

— Qui eut cru que Mlle d’Azur, cette frêle jeune fille, put être héroïque à ce point ! dit, assez étonné, M. Foulon.

— La noble enfant ! s’écria Lionel Jacques.

— Moi, je l’avoue, à ma honte, je n’aimais pas beaucoup Mlle d’Azur, dit Mme Francœur… Mais depuis ce qu’elle a fait… Pensez-y M. Jacques ! Elle a risqué sa vie pour sauver celle de M. l’Inspecteur !… C’est sublime !

Et tous ceux qui entouraient Mme Francœur de répéter :

Oui. c’est sublime !

On le voit, ces deux trompeurs Luella et Patrice Broussailles, son complice, avaient parfaitement réussi à les tromper tous !