L’homme de la maison grise/03/12

L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 122-125).


Chapitre XII

DEUX MILLE PIEDS SOUS TERRE


Mme Foulon, Luella d’Azur, en jupes courtes, coiffées de casquettes de mineur, et chacune tenant à la main une lanterne allumée, se disposaient à descendre dans la mine.

Les hommes, coiffés, eux aussi, de casquettes, portant, eux aussi des lanternes, riaient et badinaient ensemble, essayant ainsi de chasser la pâleur qui recouvrait les traits des deux femmes. Car celles-ci étaient très émues et quelque peu effrayées, à la pensée de s’enfoncer sous la croûte terrestre. La Ville Noire… c’était, pour elles, le domaine du mystère, et quoiqu’elles n’eussent pas renoncé à l’excursion pour tout au monde, leur cœur palpitait plus fort, au moment de partir.

— Partons-nous ? demanda soudain Yvon.

— Oui ! Oui ! Partons !

— Nous gommes prêts, M. l’Inspecteur, dit Mme Foulon.

— Suivez-moi alors, Mesdames et Messieurs.

Bientôt, tous s’installaient sur un char et aussitôt, on se mit à descendre dans les noires profondeurs de la houillère. Ces chars sont faits en forme d’escaliers — sans rampes — . On s’assied sur l’une des marches, tout simplement et alors commence une descente assez rapide, qui semble ne devoir jamais finir.

— Ciel ! Qu’il fait noir ! s’écria une voix de femme.

Mais cette exclamation personne ne l’entendit ; le vacarme continuel que produisent les chars, montant à la surface du sol et descendant dans la mine, couvre tout autre bruit, et puis, plus on s’enfonce sous la terre, moins la voix a de portée ; de fait, on s’entend à peine parler soi-même.

Yvon Ducastel avait pris place à l’arrière du char. En avant, sur le premier degré, étaient Lionel Jacques et Patrice Broussailles. Sur le deuxième degré étaient M. et Mme Foulon ; sur le troisième, Richard d’Azur et sa fille.

Pour cette excursion, Luella avait, enlevé ses verres bleus. Dans l’espace d’un éclair donc, Yvon avait pu voir, pour la première fois, les yeux de la jeune fille, et il comprit tout de suite pourquoi elle les cachait sous des verres presque noirs… Ou bien Mlle d’Azur avait les yeux très faibles… ou bien ils déparaient tout à fait son visage, par leur expression… ou leur manque d’expression ; de plus ils étaient petits et enfoncés dans leurs orbites. Dans tous les cas, notre héros ressentit une impression étrange en regardant les yeux de Luella d’Azur… et puis… il lui sembla percevoir des voix, assourdies par la densité de l’atmosphère de la mine, murmurant à son oreille : « Défie-toi » !

Mais le char continuait sa descente. D’autres chars remontaient à la surface du sol ; on les voyait venir de loin, à cause des fanaux allumés que portaient les mineurs. Les chars se croisaient donc, en route ; mais pas un mot, pas un signe ne s’échangeaient entre ceux qui descendaient et ceux qui remontaient… C’est que la houillère est un lieu plutôt sinistre on n’y descend que contraint par la nécessité, généralement car, quoique les catastrophes, les désastres y soient assez rares, il en arrive d’épouvantables parfois et chacun sait qu’il risque sa vie chaque fois qu’il s’enfonce dans la mine.

Enfin, le char contenant nos amis s’arrêta.

— Nous sommes arrivés, dit Yvon, qui, le premier, mit pied à terre.

— Arrivés ?… demanda Luella.

— Nous sommes parvenus à destination, Mlle d’Azur, répondit Yvon en souriant. Suivez-moi, ajouta-t-il, en s’adressant à tous.

On pénétra dans un couloir étroit, mais long d’une trentaine de pieds à peu près, où des hommes étaient à ajuster et clouer ensemble de gros madriers.

— Que font ces hommes ? demanda quelqu’un.

— De la charpenterie… Ce sont ces travaux que je dois venir inspecter presque chaque jour, répondit notre jeune ami. Tenez, ajouta-t-il, en élevant sa lanterne jusqu’à la hauteur des voûtes du couloir, examinez cette charpente…

— Dans quel but ces travaux ? demanda Lionel Jacques.

— Il se fait de la charpenterie continuellement, dans la mine, M. Jacques, car les voûtes doivent être supportées ; sans quoi elles s’effondreraient et bien des mineurs se trouveraient emprisonnés pour toujours.

Malgré eux, tous frissonnèrent. Oui, c’était un horrible lieu que la houillère… peut-être quelques-uns regrettèrent-ils de s’y être risqués.

— Ainsi, ces grosses pièces de bois… commença M. Foulon.

— Supportent les voûtes. Je le répète…

— Mais ! À quelle profondeur sommes-nous donc, en ce moment, M. Ducastel ? questionna Luella.

— À près de deux mille pieds sous terre.

— Deux mille pieds ? Ciel ! s’écrièrent, ensemble, la jeune fille et Mme Foulon.

Il sembla à tous, tout à coup, qu’ils portaient sur leurs épaules tout le poids de ces tonnes et de ces tonnes de terre et de charbon. Luella saisit le bras d’Yvon et murmura :

— J’ai peur !… Et j’étouffe !

— N’ayez crainte, Mlle d’Azur, dit Yvon en souriant.

— Mais ! J’étouffe ! répéta-t-elle.

— Le fait est que tous, tant que nous sommes, nous nous sentons oppressés et à moitié étouffés, je crois, fit Lionel Jacques. Moi, depuis que nous avons commencé à descendre ici, je me sens fort mal à l’aise ; j’éprouve des suffocations, des oppressions, des bourdonnements dans les oreilles, des piquements dans le bout des doigts et d’affreux battements de cœur.

— Moi aussi ! s’exclamèrent-ils tous, chacun leur tour.

— Oh ! Ce n’est rien cela ! répondit Yvon en souriant : On finit par s’habituer à ces petits inconvénients.

— Tout de même, je ne vous quitte pas d’une semelle, M. l’Inspecteur ! s’écria Luella.

— Ne nous éloignons pas les uns des autres, recommanda Yvon. Ne l’oubliez pas, rien n’est plus facile que de s’égarer dans la mine ; car, voyez !

Il s’avança jusqu’à l’entrée du couloir et, de nouveau, il éleva sa lanterne.

— Maître tout-puissant ! s’exclama Mme Foulon. De vrais catacombes !

On n’apercevait, en effet, qu’un enchevêtrement de couloirs et de boyaux ténébreux, se croisant en tous sens, puis, accrochées, ici et là, étaient de grandes pancartes, portant, en grosses lettres noires, le mot « Danger » ; il devait y avoir de ces avertissements dispersés un peu partout dans la houillère… Cela donnait à penser vraiment !

— Ô ciel ! On s’égarerait vite, en ces noirs dédales ! s’écria Mme Foulon en se cramponnant plus fort au bras de son mari.

— De véritables catacombes, en effet, murmura M. Foulon.

L’inspecteur ayant terminé son inspection « dans le couloir No 1 », comme disait, en riant, Lionel Jacques, procéda vers d’autres couloirs, ses compagnons marchant sur ses talons.

Dans la houillère, on ne circulait pas comme dans les pièces de nos maisons, on le pense bien. En certains endroits, la voûte était tellement basse qu’il fallait ramper pour y passer.

Pendant une demi-heure à peu près, on se promena ainsi, de couloir en couloir, de boyau en boyau, puis, soudain, Lionel Jacques s’arrêta et dit :

— Qu’est-ce qu’on entend !… N’est-ce pas le hennissement d’un cheval ?

— Oui, M. Jacques, c’est bien cela, répondit Yvon.

— Comment ! Il y a des chevaux ici ? s’écria Luella.

— Certainement, Mlle d’Azur ! Il y en a une trentaine, dans la houillère.

— Mais, à quoi servent-ils ? demanda Mme Foulon.

— Ce sont eux, ces pauvres chevaux, qui transportent les chars chargés de charbon, de l’endroit de leur chargement jusqu’à la voie ferrée.

— Pauvres bêtes ! s’exclama la femme du marchand.

— Elles sont à plaindre aussi, Mme Foulon ! fit Yvon. Le travail qu’ils font est bien dur, je vous en assure.

On venait de pénétrer dans une sorte de pièce carrée, servant de stalle au cheval, qui n’avait cessé de hennir et de piocher le sol, depuis qu’il avait entendu la voix et les pas de l’inspecteur. C’est que celui-ci n’oubliait jamais de bourrer ses poches de pommes et de morceaux de sucre pour les chevaux de la mine. Aussi, avec quelle impatience ces pauvres bêtes attendaient son apparition, chaque jour !

M. Ducastel, dit, en riant, Mme Foulon, en posant sa main sur l’épaule de notre ami, alors qu’il s’apprêtait à offrir une pomme au cheval, vous êtes un jeune homme selon mon cœur !

Tous éclatèrent de rire.

— En voilà un endroit pour faire une déclaration, ma chère ! s’écria M. Foulon, qui riait plus fort que les autres.

— Une déclaration faite à deux mille pieds sous terre ! C’est grave ! fit Lionel Jacques, très amusé.

— Ah ! Taisez-vous donc, vous autre ! dit Mme Foulon qui, elle, riait aux larmes. Je dis que M. l’Inspecteur est un jeune homme selon mon cœur, parce qu’il aime les chevaux et il les traite avec bonté. Moi aussi, j’aime les chevaux, et aussi les chiens ; nous sommes en sympathie, M. Ducastel.

— J’en suis fort heureux, Madame, répondit Yvon en s’inclinant devant la jeune femme, tout comme s’il se fut trouvé dans un salon et non à des milliers de pieds sous la croûte terrestre, à ce moment.

— N’est-ce pas, Mlle d’Azur, continua-t-elle, que c’est un beau trait chez M. Ducastel que cette douceur qu’il a envers les bêtes ?

— Oh ! Ah ! Oui ! répondit Luella.

Dans l’ombre, elle haussa les épaules la fille du millionnaire. Elle n’aimait les bêtes qu’en tant qu’elles lui rendaient service, et selon elle, Mme Foulon était bien ridicule, dans ses élans enthousiastes.

L’exploration continua ; on parcourut d’autres couloirs, on visita d’autres chevaux.

En se promenant dans une houillère, on ne peut manquer de faire les réflexions suivantes :

Malgré le bruit des chars, remontant à la surface du sol, chargés de charbon et redescendant allèges ; malgré le bruit des pics, attaquant continuellement la paroi, un silence de mort semble planer dans la houillère… Les mineurs passent, comme des ombres silencieuses. On les aperçoit à peine ; on ne voit souvent que la lumière de leurs lanternes ; on dirait des feux follets…

Voyez-vous ces deux lanternes qui se croisent en route ?… Ce sont deux mineurs qui se rencontrent ; mais ils se rencontrent en silence… sans échanger le moindre « bonjour ». Plus loin, on voit trois ou quatre fanaux ensemble ; ce sont trois ou quatre mineurs qui travaillent de concert ; mais ils travaillent en silence, sans échanger de propos joyeux.

Jamais on n’entend siffler gaiement dans la mine ; ces hommes (pauvres malheureux) sont là pour travailler et travailler durement. Ils savent bien qu’ils risquent leur vie, chaque jour, pour gagner leur pain et celui de leur famille… Ils ont conscience du danger qui est là, tout près… pourquoi seraient-ils joyeux ou gais ?

Oui, c’est un triste lieu qu’une houillère… C’est le lieu de l’obscurité, du silence, du danger, et souvent, trop souvent, hélas ! de la plus affreuse des morts !

— Ah ! s’écria tout à coup Yvon. Voici un endroit où l’on peut respirer à l’aise !

Le bruit d’une machine fonctionnant avec régularité parvint à leurs oreilles ; c’étaient les pompes à air !