Éditions Édouard Garand (61p. 12-13).

V

EN ROUTE POUR VILLE-MARIE


Mais il fallait partir pour Ville-Marie… Flandrin en avait fait la promesse, et déjà il avait reçu à titre d’avance deux cents livres… deux cents livres pour des services particuliers qu’il aurait à rendre à cet homme vêtu de noir qui, le matin, était venu au domicile de Flandrin.

Malgré toute la diligence qu’il y voulut mettre le lendemain, Flandrin ne put quitter la ville avant le soleil levant. D’abord, il dut passer chez le marchand de chevaux qu’il trouva au lit. Il est vrai qu’il n’était encore que l’aube. Et lui le marchand se fit tirer l’oreille, il dormait si bien ! Ensuite, il fallut bien donner au cheval la portion d’avoine et de foin : on ne peut pas partir pour un si long voyage avec un estomac vide. Enfin, brider la bête, la seller… tout cela prit du temps, et le soleil profita de ce temps pour se lever. Or, Flandrin aurait voulu partir plus tôt, afin que son départ ne fût remarqué de personne. Il était bien un peu furieux contre le marchand de chevaux, mais qu’y faire ? Cependant, une fois qu’il se vit solidement monté dans les étriers, avec ses pistolets dans les fontes et sa rapière au côté, il fut si fier et content, si glorieux même, que sa fureur se passa. Il fut bien près de bénir le marchand pour avoir été cause de son retard à partir, car ce retard lui donnait l’avantage de s’exhiber aux regards admiratifs de certaines petites gens qu’il croisa sur son chemin. En effet, tandis qu’il se dirigeait d’un pas délibéré vers la Porte Saint-Louis, des citadins pieux se rendaient aux offices religieux du matin, soit aux Récollets, soit à la cathédrale. Il surprenait plus d’un regard d’envie, ce bon Flandrin, et il se disait que ce monde devait sûrement le prendre pour un officier du roi ou pour un gentilhomme. Il n’en fallait pas plus pour le griser d’orgueil.

La Porte Saint-Louis venait d’être ouverte pour laisser libre passage aux gens de la campagne, de sorte que Flandrin put la franchir sans être obligé de s’adresser au corps de garde. Maintenant il se trouvait hors les murs, et il se réjouissait encore de n’avoir rencontré personne de sa connaissance. Il respira longuement l’air frais du matin et admira le somptueux feuillage des arbres de la route. Aux chansons des oiseaux il prêta une oreille ravie, et sous un ciel aussi beau qu’il était possible, dans un soleil réjouissant Flandrin se sentit transporté dans une sorte de paradis où toutes les joies se donnaient à lui. Il exultait sous le souffle prometteur d’heureux présages, et il aurait voulu crier sa joie, son bonheur, tant il craignait que son cœur n’éclatât.

Flandrin continuait de diriger sa monture au même pas, bien qu’il voulût faire le trajet en trois jours, relais compris. Oui, mais avant de lancer son cheval au galop, il voulait s’accoutumer à la selle et aux étriers. Car, on le sait, Flandrin n’avait pas l’habitude, et il eût été imprudent de galoper tout de suite : au bout de dix milles de chemin il aurait été rompu et morfondu. Il valait donc mieux partir doucement…

Quand il eut atteint le sommet du cap, la route se mit à descendre. Plus loin, Flandrin traversa un plateau fortement boisé, puis le chemin tourna du côté du Saint-Laurent pour, après, prendre une direction plus Ouest. Mais là il fallait suivre une courbe très prononcée, et la route traversait une haute futaie. Mais tout était silencieux et désert…

Pourtant non… voilà que quatre hommes sortent brusquement de cette futaie, quatre hommes armés de rapières, quatre hommes qui barrent le chemin à Flandrin. Lui s’arrête à trente verges environ de ces hommes qu’il a reconnus. Du moins il en reconnaît deux : ce sont Zéphyr et Polyte Savoyard, les deux agents de M. de Frontenac ; quant aux deux autres, Flandrin n’est pas loin de croire que ce sont deux gardes de la compagnie du sieur Bizard.

Les quatre hommes demeurent immobiles sur le chemin et regardent Flandrin d’yeux qui étincellent d’ironie.

— Ah ! ah ! fait Zéphyr à Polyte, est-ce que ce n’est pas là le sieur Flandrin Pinchot ?

— Oui bien, se mit à rire Polyte, c’est bien le sieur Pinchot, autrefois capitaine et que Son Excellence a décapité.

Flandrin comprenait bien qu’on en voulait à sa peau, mais il ne fit voir de rien. D’ailleurs que lui importait quatre hommes ? Il demanda avec un sourire narquois :

— Voyons ! mes gentilshommes, je suis pressé… Voulez-vous me dire ce que vous désirez ?

— Oh ! répondit Zéphyr, nous désirons peu de chose… vous empêcher de passer seulement.

— Ah ! ah !

— Nous désirons encore, dit Polyte à son tour, vous donner l’ordre de rentrer dans la ville.

— Et vous croyez que j’obéirai à cet ordre ?

— Nous le croyons, s’il est vrai que vous tenez à sauver votre corps tout autant que votre âme.

— Si j’y tiens… éclata de rire Flandrin. J’y tiens tellement que je vous crie : place !

— Non, on ne passe pas ici !

— En ce cas, tant pis, sang-de-bœuf ! je vous passerai sur le ventre, tas de canailles !

Flandrin enleva son cheval, le lança en avant et, en même temps, s’arma d’un pistolet. À dix pas des quatre hommes il déchargea son arme au hasard. Une balle atteignit un garde… La détonation parut affoler le cheval. Il s’arrêta net, piétina, renâcla et voulut se cabrer. Flandrin lui donna de l’éperon. La bête n’hésita plus, elle se darda contre les trois rapières qui demeuraient fermes sur le milieu du chemin. Mais ces rapières n’étaient pas aussi fermes qu’on aurait pu le penser ; à la vue de l’animal qui se ruait sur eux, les trois hommes (car l’autre garde, que la balle de Flandrin avait atteint à une jambe, s’était déjà retiré sous les arbres) s’écartèrent quelque peu, comme hésitants. Polyte cria :

— L’animal de Flandrin va nous passer sur le ventre, comme il a dit !

Zéphyr fit un bond de côté, le garde aussi… Ce n’était que temps : un ouragan passait. Polyte fut emporté par l’ouragan, il avait trop tardé à faire place. Puis, on n’entendit plus qu’un galop enragé qui s’éteignait déjà dans le lointain, et l’on ne vit plus tard qu’un nuage de poussière jaune. Seulement, un peu plus tard, le nuage se dissipait, et, plus loin, un homme s’agitait sur le chemin et jurait de la plus terrible façon : c’était Polyte qui, trop étourdi encore, ne parvenait pas à se remettre sur ses pieds.

Quant à Flandrin, il allait si bon train, que le soir du troisième jour il faisait son entrée dans Ville-Marie. Le couvre-feu venait de sonner. Flandrin gagna de suite l’auberge de la Coupe d’Or, selon l’indication qu’on lui avait donnée. L’auberge était déserte ce soir-là et le maître de l’établissement fermait sa porte. Flandrin fut reçu de la plus accueillante façon, obtint un bon souper, puis un bon lit. Et comme il était harassé par la longue course qu’il avait fournie, il s’endormit du plus lourd et, peut-être aussi, du meilleur des sommeils.