L’histoire romaine à Rome (RDDM)/I/06

L’histoire romaine à Rome (RDDM)/I
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 11 (p. 241-254).
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L’HISTOIRE ROMAINE
À ROME



VI.
LES DERNIERS TEMPS DE LA REPUBLIQUE.
Morts des Gracques sur le Capitole et sur l’Aventin. — Sylla et Marius, leur souvenir. — Cicéron, son portrait, sa destinée : le Forum, Tusculum, Formies. — Cicéron et Démosthène. — Portrait d’Antoine le triumvir. — Statue de Pompée, mort de César et meurtre de Rossi. — Portait de Brutus. — César et Alexandre. — Jardins de Salluste, corruption des mœurs. — Portrait du jeune Octave, l’empire.





L’influence de la Grèce sur les destinées de Rome m’a retenu longtemps. Il me fallait montrer dans l’art cette influence liée si intimement à celle que la Grèce exerça sur la société elle-même. Comment aurais-je pu l’oublier en présence des nombreux monumens où elle est pour ainsi dire écrite, et qui témoignent si hautement des conquêtes de l’esprit grec, conquêtes brillantes et funestes qui firent la splendeur de Rome et préparèrent sa ruine ? Je me suis arrêté sur ce sujet avec plaisir. Je rentre avec tristesse dans l’histoire proprement dite. Les beaux temps sont passés. Nous allons assister à l’agonie de la liberté et à l’avènement de l’empire.

Le dernier souffle de la liberté expire avec les Gracques, nobles frères qu’a souvent calomniés l’histoire. On a vu dans les lois agraires, auxquelles ils sacrifièrent leur vie et attachèrent leur nom, une sorte de communisme insensé, et ceux qui poursuivirent ces rêves en invoquant à tort le souvenir des Gracques ont achevé d’égarer la postérité. Les Gracques ne songèrent jamais à une division nouvelle de la propriété : ils ne voulaient dépouiller personne d’un droit justement acquis ; tout ce qu’ils demandaient, c’était une répartition moins inégale des terres publiques usurpées par les patriciens sur la loi. Les patriciens ne leur pardonnèrent pas une tentative à leurs yeux si criminelle et les assassinèrent l’un après l’autre. Ce n’est pas pour nous une raison de les flétrir comme des séditieux et des ennemis de toute société.

Les Gracques commirent un crime encore plus grand : ils eurent le sentiment italien. Les premiers ils osèrent proclamer d’autres droits que ceux de l’égoïste cité romaine. Ce n’est pas non plus une raison de les maudire aujourd’hui, même à Rome. Mais où trouver des vestiges de leur mémoire ? Aucun monument ne la rappelle. Leur père avait bâti un temple à la liberté, eux ne songèrent qu’à reconstruire la liberté elle-même. Ils ne purent, malgré leurs efforts, réparer cet édifice qui s’écroulait ; ils n’en ont pas élevé d’autre. Je n’ai point rencontré leurs statues ou leurs bustes. Leurs nobles familles rougirent probablement de ces patriciens qui avaient aimé le peuple, et le peuple, avec son ingratitude ordinaire, n’a pas conservé leurs images.

Mais du moins on connaît les détails de leur mort ; on peut les suivre pour ainsi dire à la trace dans leurs dernières luttes contre les adversaires qu’ils accusaient de spolier les plébéiens, et qui leur répondirent en les égorgeant.

De leur généreux sang à trace nous conduit.

Tiberius Gracchus périt là où est maintenant la place du Capitole, et où était alors une place d’où l’on montait, par un escalier au temple de Jupiter Capitolin, à peu près à l’endroit où se trouve aujourd’hui celui qui conduit à la porte latérale de l’église d’Ara-Cœli, située sur l’emplacement de ce temple.

P. Scipion Nasica, dur patricien de la vieille roche, bien que parent des Gracques, enveloppa sa main gauche dans un pan de sa toge, ce qui était un signe de guerre déclarée, et s’élança sur les degrés du temple de Jupiter en criant : « Que ceux qui veulent sauver la république me suivent ! » Alors les patriciens, les sénateurs, une partie des chevaliers et même un certain nombre de plébéiens se précipitèrent vers Gracchus, qui était sur la place avec son monde, « appelant à lui, dit Velleius Paterculus, toute l’Italie. » C’était surtout ce cri qu’on ne lui pardonnait pas. Bientôt il fut forcé de fuir, et comme il descendait la pente du Capitole, il mourut atteint par un morceau de banc, car les patriciens avaient brisé des bancs qui se trouvaient là pour les jeter à la tête de Gracchus et de ses amis. Les récits les plus hostiles n’accusent ceux-ci d’aucune violence. Ce fut donc une émeute patricienne. Des assommeurs patriciens dépêchèrent ainsi contre toute légalité l’homme qu’ils redoutaient.

Quelle plus touchante histoire que celle des Gracques ? Tiberius Gracchus a été massacré. Son héroïque mère, Cornélie, porte son deuil et vit dans une retraite profonde ; mais elle ne détourne point Caïus, son autre fils, de suivre le même dessein et de s’exposer pour la même cause à un sort semblable. Au contraire, elle l’entretient dans les sentimens que la mémoire sacrée d’un frère lui inspire. Caïus devait succomber à son tour à peu près de la même manière. Seulement la scène tragique est transportée du Capitole sur l’Aventin. Cette fois il y eut une lutte violente. Caïus Gracchus savait comment les meurtriers de son frère répondaient à des discours. Vaincu, il se réfugia dans le temple de Diane, là où est aujourd’hui l’église de Sainte-Sabine, et, s’étant mis à genoux (ce trait est à noter au sein du paganisme), il demanda à la déesse qu’en raison de leur ingratitude et de leur trahison, les Romains ne fussent jamais libres : cette prière du désespoir devait être exaucée ; puis il tâcha de fuir. Il avait des amis dévoués. L’un, Pomponius, je me garderai bien de ne pas le nommer, fit face aux adversaires vers la porte de la ville, l’autre, nommé Laetorius, sur le pont de bois, renouvelant presque, pour défendre son ami, l’exploit d’Horatius Coclés, que ce pont rappelait. Le fugitif, suivi d’un seul esclave dont le nom était Philocrate, parvint jusqu’au bois des Furies, sur la rive droite du Tibre. C’est là que l’esclave Philocrate, par son ordre, lui donna la mort et se tua sur le corps de son maître. Je ne sais si Caïus Gracchus invoqua les divinités du lieu, mais depuis ce jour, qui ouvrit l’ère des guerres civiles, elles se déchaînèrent sans pitié sur la république romaine.

Si le lecteur trouvait quelque émotion dans ce récit, c’est qu’en le traçant je me rappelais, en présence de l’Aventin et du Capitole, une leçon d’histoire romaine que j’ai entendue il y a vingt-cinq ans de la bouche de Niebuhr à l’université de Bonn. Niebuhr n’était pas révolutionnaire : la révolution de 1830, dont il s’était exagéré les périls, a en partie causé sa mort ; mais Niebuhr aimait la liberté. L’âme de cet homme, dont l’érudition avait quelque chose de fabuleux, était vive et tendre. Au milieu de ses discussions subtiles et profondes sur les points obscurs de l’histoire romaine, quand il arrivait à une belle action ou à une belle mort, le professeur s’attendrissait. On sentait que ce savant avait un cœur. Je n’oublierai jamais avec quel accent pathétique il nous raconta la fuite de Caïus Gracchus descendant la pente de l’Aventin, suivi de son esclave fidèle. Rome est mon excuse pour ce souvenir donné en passant à la mémoire de son docte et ingénieux historien. J’ai été heureux de rendre sur le Capitole cet hommage à celui dont le souvenir et l’image y sont présens dans le docte institut qu’il a fondé, celui auquel je dois moi-même, avec le goût de l’antiquité, d’avoir compris l’abîme qui peut séparer ces deux choses, — révolution et liberté. L’éducation de mes sentimens politiques devait être complétée par l’ami auprès duquel j’achève ce travail commencé à Rome, l’auteur de la Démocratie en Amérique.

« Quand Caïus Gracchus, a dit Mirabeau, tomba sous le fer des patriciens, il ramassa une poignée de poussière teinte de son sang et la lança vers le ciel. De cette poussière naquit Marius. » La phrase un peu emphatique de Mirabeau est vraie. Les patriciens n’avaient rien voulu céder aux Gracques, et ils furent décimés par Marius. La lutte changea de nature ; on ne se combattit plus avec des lois, mais avec des proscriptions.

Marius, c’était la plèbe incarnée ; inculte, impitoyable comme elle, il avait quelque chose de Danton, si Danton eût été soldat. Sylla est bien le chef du parti aristocratique ; sa cruauté est froide comme la férocité de Marius est emportée et violente. Il y a du dédain patricien dans sa réponse à ce Romain qui, poussé à bout par l’horreur, osa lui demander : Quand cesseras-tu de proscrire ? — Je ne sais pas. — Le même flegme de grand seigneur faisait dire à Sylla un jour qu’il parlait au sénat dans le temple de Bellone, et comme on entendait les cris de deux mille prisonniers égorgés par son ordre dans la Villa publica : N’y faites pas attention, pères conscrits ; ce sont quelques factieux que je fais châtier. Il y a un peu loin de la Villa publica au temple de Bellone, c’est-à-dire aujourd’hui de l’église Saint-Ignace à la Piazza Margana ; mais le sénat était silencieux quand Sylla parlait, et deux mille hommes qu’on égorge font quelque bruit.

Il n’existe pas à Rome de portrait authentique de Marius ou de Sylla. Marius et Sylla, leurs médailles le prouvent, ne ressemblaient pas à leurs bustes prétendus du Vatican et du Capitole. On a donné ces noms à ces bustes parce qu’on leur trouvait l’air méchant : c’était bien une raison ; mais elle n’était pas suffisante, surtout pour Sylla. Celui qui a dit les mots que je viens de rapporter devait avoir une figure dure et froide, portant l’expression altière du dédain. Du reste il n’est pas étonnant qu’on ne possède point, au moins à Rome, des portraits authentiques de Sylla et de Marius. Proscrits alternativement, leurs partisans ont dû, pendant qu’ils triomphaient, détruire les effigies du chef du parti contraire, et tous deux ont été punis des proscriptions qu’ils décrétèrent par ces proscriptions mêmes, dont l’effet a été d’anéantir leurs images.

Ces hommes, qui ont tant détruit, n’ont rien laissé. Marius, le plus destructeur des deux, car Sylla était conservateur à sa manière, n’a pas, qu’on sache, construit beaucoup d’édifices. Sylla au contraire en avait élevé et réparé plusieurs. Il n’en reste pas trace à Rome. Il n’y subsiste de lui, comme partout, que le souvenir d’une cruauté, d’une audace et d’une fortune extraordinaires. Les monumens élevés en leur honneur ou à leur mémoire ont également péri. Le tombeau de Sylla était placé dans le Champ-de-Mars, au bord de la voie Flaminienne, aujourd’hui le Corso, et ne devait pas se trouver très loin de la place du Peuple. S’il existait, ce serait le premier monument que rencontreraient les voyageurs en entrant à Rome. Ils peuvent se consoler que leur arrivée dans la patrie de tant d’honnêtes gloires ne sont pas saluée par le tombeau de Sylla.

Près de là, dans le lieu où est aujourd’hui la place d’Espagne, s’élevait un monument en l’honneur de Marius ; ses trophées étaient au Capitole. Le monument a disparu, et je ne le regrette pas plus que le tombeau de Sylla et la tombe de Néron. On voit bien de prétendus trophées de Marius au haut de la rampe du Capitole, mais évidemment ils ne sont pas de son époque. M. Lenormant a très bien prouvé que le monument qu’ils ornaient n’a jamais eu rien à faire avec les trophées du vainqueur des Cimbres. Là était un château d’eau placé sur une ligne d’aqueducs, et l’empereur Alexandre-Sévère y avait fait construire un de ces édifices dédiés aux nymphes qu’on appelait nymphées.

Je trouve qu’il y a un certain plaisir à s’assurer qu’il ne subsiste à Rome aucun vestige de ces deux hommes. Ils instituèrent les premiers une tyrannie sanglante, mais passagère, qui ne fut surpassée que par les progrès de l’empire.

Quand on a franchi les deux noms sinistres qui planent sur cette sombre époque, l’on respire en prononçant le nom de Cicéron. N’acceptez point comme ayant jamais pu ressembler à Cicéron le buste de ce gros homme à la face pleine, aux épaules carrées, que donne pour tel le catalogue du musée Capitolin, et que vous retrouverez dans la galerie du Vatican ; mais celle-ci renferme un buste dont la ressemblance avec les médailles de l’orateur romain est frappante : tête fine et spirituelle, regard intelligent et un peu incertain, physionomie exprimant l’ardeur plutôt que la résolution. Reconnaissez ici l’image de ce bel et noble esprit que tourmentaient à la fois les petits calculs de la vanité et les généreux instincts de la gloire. De ces lèvres fines ont pu jaillir des traits piquans ou s’épancher des périodes harmonieuses ; sur ce visage animé, inquiet, vous pouvez lire une vie mêlée d’élans courageux et de faiblesses passagères rachetées par une noble mort.

Allez au Forum, comme dit Byron, encore tout enflammé de Cicéron, burns with Cicero : vous y verrez les vestiges du temple de la Concorde, où le sénat s’était rassemblé pour juger Catilina. La base des rostres anciens est encore debout. La tribune aux harangues elle-même est figurée sur un bas-relief de l’arc de Constantin. Rien ne vous empêche donc de la relever par la pensée et d’écouter Cicéron y prononçant ses Catilinaires, s’adressant au sénat réuni dans le temple de la Concorde, qui est à sa gauche, et au peuple, qui est dans le Forum, à sa droite, c’est-à-dire à vous, ad senatum et ad vos, comme il dit lui-même. Remplissez les alentours de tumulte et de désordre ; que Cicéron, menacé par des bandes de gladiateurs, vienne, entouré de jeunes patriciens, appeler sur les complices de Catilina le supplice qui les attend à deux pas, dans la prison Mamertine, où il les fera étrangler. Toute la destinée de Cicéron est en ce lieu : ici, aux rostres anciens, sa lutte victorieuse, sa gloire, son triomphe ; retournez-vous : à l’autre extrémité du Forum, vous reconnaîtrez le lieu où étaient les rostres nouveaux, élevés par César. Là Cicéron a aussi parlé, là il a prononcé contre Antoine ces Philippiques mordantes que le triumvir ne devait point lui pardonner. C’est à ces rostres nouveaux, où Antoine lui-même avait prononcé, en présence du corps sanglant de César, le discours qui, en changeant les dispositions du peuple, décida peut-être de l’avenir de Rome, c’est là qu’ont été clouées les mains coupées et la langue muette du grand orateur, lâchement accordé aux rancunes d’Antoine par l’ingratitude d’Octave.

Entre ces deux momens de la destinée de Cicéron et entre les deux extrémités du Forum, théâtre de cette destinée, se placent bien des souvenirs qui le concernent. Là bas était la curie qui fut consumée par l’incendie qu’allumèrent les amis de Clodius en brûlant son cadavre. Vous transportant en esprit dans l’antiquité, vous pourrez voir d’ici, sur le Palatin aujourd’hui désert, le lieu où la maison de Cicéron (au sujet de laquelle il prononça les deux discours que vous connaissez) s’élève parmi les maisons de Lucullus, de Catulus, dans le beau quartier de Rome. Ces splendides demeures qui bordent le Palatin, d’où elles ont une vue si magnifique sur les monumens du Forum et les temples du Capitole, vous empêchent de découvrir un peu en arrière la maison de Catilina, le mortel ennemi de Cicéron, et qui était son voisin. Si vous voulez suivre l’histoire du procès de Milon, vous trouverez à Bovillæ, un peu avant d’arriver à Albano, le lieu où Milon tua Clodius. Une fois là, vous irez jusqu’à Frascali pour monter à Tusculum et visiter Cicéron dans sa belle villa, d’où César vient de sortir et où il compose en ce moment une tusculane qu’il pourra vous lire. Enfin, près de Gaëte et de sa villa de Formiez, vous retrouverez l’endroit où, arrêté par les sicaires d’Antoine, tout ce qu’il y avait de romain en lui se retrouva pour bien mourir, et où, avançant sa tête au-devant du glaive, il la tendit hors de la litière aux assassins, en attachant sur eux un regard qui les épouvanta.

À côté du buste de Cicéron est placé le buste bien connu et souvent reproduit de Démosthène : la planche qui les porte tous deux offre ainsi un parallèle tout fait, à la manière de Plutarque ; mais si vous voulez comparer réellement les deux plus célèbres orateurs de l’antiquité, ce qu’il faut opposer au portrait de Cicéron dont j’ai parlé, c’est la statue de Démosthène qui est placée dans le Braccio-Nuovo. Cette admirable statue, où sont empreintes une énergie mâle et une simplicité vigoureuse, exprime merveilleusement la contention de la volonté, la concentration de l’esprit. La différence des deux personnages est marquée dans leurs portraits. Cicéron peut être le plus séduisant des orateurs et le plus aimable des hommes, mais César vainqueur de ses amis ira souper chez lui et parler littérature ; Démosthène est un orateur invincible et un mortel d’une autre trempe : il tiendra tête à Philippe, il luttera contre Alexandre.

Cette statue de Démosthène a été trouvée à Fiascati, dans la villa Mondragone, pas très loin de Tusculum et par conséquent de la villa de Cicéron. On aimerait à penser qu’elle provient de cette villa, et qu’inspiré par une noble émulation, Cicéron avait voulu avoir constamment sous les yeux son rival et son modèle.

Le nom de Cicéron rappelle le nom de son meurtrier. On ne connaissait qu’un portrait d’Antoine, c’est le buste d’un homme dont l’embonpoint est prononcé, qui a le col gros, de larges épaules, et on s’explique en le voyant comment sur les médailles Antoine est représenté en Hercule. Les traits ont peu d’expression et peu de caractère. C’est l’Antoine de Cléopâtre, le soldat voluptueux qui s’est épris d’une reine coquette ; amolli loin de Rome dans les fêtes et les festins d’Alexandrie, il fuira à la bataille d’Actium et ira honteusement mourir dans les bras d’une femme qui, tout en le pleurant, déjà songe à le remplacer. Cet Antoine-là est assez débonnaire, et peut-être un grand repas ou une partie de pêche au bord du Nil lui auraient fait oublier de se venger. Mais on a découvert, il y a plusieurs années, un autre buste d’Antoine ou plutôt le buste d’un autre Antoine. Celui-ci, c’est le triumvir, car son portrait se trouvait avec ceux d’Octave et de Lépide. Il est jeune, plutôt maigre que gras ; il a l’œil mauvais et la bouche méchante ; ces lèvres sèches demanderont la tête de Cicéron, et ce n’est pas cet autre triumvir, le froid Octave, qui, bien qu’il ait appelé Cicéron son père, s’il y trouve l’intérêt du moment, la lui refusera. Quant au comparse du triumvirat, Lépide, c’est un assez beau garçon qui a l’air fort content de sa personne, et qui ne causera pas aux deux autres grand embarras. Il signera de cet air aimable que voilà autant de proscriptions qu’on voudra.

La mode sanglante des proscriptions est interrompue. C’est par la guerre civile, qui vaut mieux, bien qu’elle soit une triste chose, c’est par la guerre civile que se combattent maintenant les deux grands champions de la cause patricienne et de la cause populaire. Perdues l’une et l’autre, désormais elles ne seront plus qu’un prétexte pour l’ambition de Pompée et de César.

Pompée a une figure un peu lourde, mais assez honnête, os probum. On y remarque une certaine satisfaction de soi-même qu’ont volontiers les hommes dont la valeur est moindre que le rôle. Je crois que Pompée était un de ces hommes et qu’il fut toujours, en dépit de son nom, Magnus, plus vain que grand. Une certaine rondeur molle dans les contours annonce l’indécision qui le perdit. On sent que ses lenteurs et ses incertitudes échoueront contre l’énergie et la décision de César. La différence de ces deux hommes est manifeste dans tout ce qu’on sait d’eux, mais rien ne les peint mieux que deux inscriptions qu’ils composèrent, celle de Pompée disait : Cn. Pompeius Magnus imperator, ayant terminé une guerre de trente années, ayant battu, mis en fuite, tué, réduit en captivité cent quatre-vingt mille hommes, ayant abîmé ou pris sept cent quarante navires, reçu la soumission de quinze cent vingt-huit forteresses, ayant subjugué toutes les contrées qui s’étendent de la Mer-Rouge jusqu’aux Palus Méotides… » Quand aura-t-il tout dit ? L’inscription de César était plus brève : « Veni, vidi, vici, je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu. » Évidemment l’auteur de celle-ci devait battre celui qui avait rédigé l’autre.

Il n’y a pas à Rome de plus historique statue que la statue de Pompée, qui avait été relevée par César, et au pied de laquelle César fut frappé. Le lieu où elle a été trouvée rend ce fait à peu près certain. On sait que le meurtre de César s’accomplit dans la curie attenant au portique de Pompée, et l’on sait où était ce portique voisin de son théâtre, dont les londoniens subsistent sous un palais de Rome. On sait encore qu’Auguste avait fait enlever de la curie et placer sur un janus la statue de Pompée au-devant de la basilique qui portait son nom. Ces indications conduisent précisément vers la rue des Lautari, où elle a été trouvée. Quel souvenir, quelle scène ! César frappé en présence de cette statue, et cette statue est celle de Pompée !

Mais l’est-elle bien véritablement ? Cruel scepticisme qui vient souvent vous glacer à Rome en présence des reliques parfois apocryphes de l’antiquité. Non, celle-ci parait de bon aloi. Après beaucoup d’objections et de discussions, la foi archéologique a triomphé. Une circonstance surtout avait soulevé des doutes ; la tête et les épaules n’ont pas l’air d’aller ensemble, mais c’est que la malheureuse destinée de Pompée s’est attachée à sa statue et l’a poursuivie à travers les siècles, comme elle avait poursuivi Pompée à travers le monde. La tête a été séparée du corps et assez mal rajustée. Ainsi Pompée devait être de nouveau décapité après sa mort. Il courut encore un autre danger. L’effigie de l’illustre Romain s’étant trouvée sous un mur mitoyen, les deux propriétaires limitrophes s’en disputèrent la possession. Un Salomon barbare proposa, dit-on, de partager entre les contendans l’objet en litige, et de donner à chacun une moitié du grand Pompée. Les aventures de la statue ne s’arrêtent pas là. Pendant la première occupation de Rome, les tragédiens français, qui avaient imaginé de jouer dans le Colysée la Mort de César, eurent l’idée de transporter sur la scène la célèbre statue de Pompée, pour que César mourût une seconde fois à ses pieds. Pendant le dernier siège de Rome, les boulets de la France républicaine, — qui ne l’était guère, il est vrai, — pénétrèrent jusque dans la salle du palais Spada, où se conserve l’image de Pompée, et respectèrent, comme ils le devaient, l’adversaire de César.

La nouvelle république romaine, qui a eu son très faux Gracchus dans Ciceruaccio, a eu son non moins faux Brutus dans l’assassin de Rossi. Absurde parallèle qui a été fait entre un misérable et un grand homme ! Le christianisme nous a enseigné que le meurtre est toujours un crime ; mais Brutus ne connaissait pas la morale chrétienne. Il immolait César au nom de la loi romaine, qui prescrivait de mettre à mort celui qui voulait se faire roi, et que les patriciens avaient appliquée sans autant de raison à plus d’un tribun. Le noble et sage Rossi ne menaçait pas la liberté des Romains, il la servait avec intelligence et courage, et seul pouvait peut-être la sauver. À Rome, on a toujours, depuis Crescence et Rienzi, invoqué d’une manière plus ou moins vaine, ou plus ou moins déraisonnable, les souvenirs politiques de l’antiquité. Dans le désir de la retrouver partout, on a été jusqu’à prétendre que Rossi avait été frappé à l’endroit même où César était tombé, parce que le palais de la chancellerie, lieu du meurtre, est voisin de la rue où l’on a trouvé la statue de Pompée ; mais, comme je l’ai dit, cette statue avait été enlevée par Auguste de la curie où César périt, et placée à quelque distance de là, devant la basilique voisine du théâtre de Pompée. La joie de cette coïncidence topographique ne peut donc pas être accordée aux sanguinaires archéologues qui l’ont rêvée.

L’art italien a expié le crime d’une main italienne. M. Tenerani, qui avait déjà exécuté un buste de Rossi d’une grande ressemblance et d’une grande vigueur, vient d’achever une statue qu’un noble Romain, de la famille Massimi, le duc de Rignano, destine à être placée dans sa villa, située sur l’emplacement des jardins de Salluste. Le pape, qui aimait Rossi, lui a élevé un petit monument dans l’église de Saint-Antoine, à côté du palais de la chancellerie, où il a été assassiné.

Retournons à la Rome du VIIe siècle ; il n’est rien resté de l’opulent Crassus que la tombe de sa fille. Le hasard des souvenirs qui subsisteront ne peut pas plus s’acheter que la gloire. On connaît la place des jardins de Lucullus, occupée aujourd’hui par l’école française à Rome. Ces jardins rappellent les délices de sa vie : c’est toute la mémoire qu’il a méritée. Mais celui que je cherche surtout, c’est César, personnage extraordinaire qui a dominé cet âge et le termine ; César, le grand ennemi de la république romaine, et qui en a été puni en donnant son nom glorieux à tant de vils empereurs.

On sait où demeurait César. En démagogue avisé, le noble descendant des Jules s’était logé dans la Suburra, au cœur du quartier plébéien, où la tradition plaçait la maison de Servius Tullius, de populaire mémoire. Pompée, moins habile, demeurait assez près de là, dans le quartier opulent et patricien des Carines ; c’est aujourd’hui un des lieux les plus abandonnés de Rome. Le nom de la Suburra (Piazza Suburra) s’est conservé, et ce quartier est plus animé que les Carines, sans être aussi bruyant qu’au temps de Martial, clamante Suburrâ.

Mais ce qui importe surtout de César, c’est son portrait : il y a de lui à Rome plusieurs bustes et statues. J’ai été de l’un à l’autre, cherchant à pénétrer par eux dans l’âme de ce mortel auquel nul n’a été semblable, qui n’est pas cependant pour moi le plus grand des hommes. Que de fois au Capitole[1] j’ai contemplé cette physionomie froide et un peu effacée, mais qui exprime l’intelligence claire de toute chose, le discernement sûr, le coup d’œil infaillible, et aussi l’absence d’émotion, l’indifférence absolue au bien et au mal, à la colère et à la pitié ! Sans doute la politique de César ne fut pas cruelle, et, il faut le dire, celle de Pompée ne le fut pas davantage ; mais les atrocités de César dans les Gaules révoltèrent même le sénat romain. Ces atrocités ne lui coûtaient pas plus que la clémence. Je crois qu’il entrait dans celle-ci, avec une mansuétude naturelle, un peu de calcul, car la clémence peut être utile, et beaucoup de ce dédain paisible pour l’humanité, qui fait paraître magnanime parce qu’on ne daigne pas s’irriter de si haut. Lisez les Commentaires : c’est un style d’une netteté et d’une fermeté singulières, c’est le style de l’action ; mais ce style est sans image et sans passion. L’émotion est étrangère au langage de César comme à ses traits ; si elle naissait dans son âme, elle serait maîtrisée et contenue par une volonté supérieure. César a tout connu et ne croit à rien. Il est matérialiste, comme le prouve son discours au sujet des autres complices de Catilina, discours dont l’impiété scandalisa Caton. Doué d’ailleurs comme nul homme ne le fut jamais, il est grand général, grand administrateur, grand orateur, poète même, et, s’il lui plaît, il sera grammairien. Il fait ce qu’il veut de son génie. L’empire du monde étant à sa portée, il mettrait la main sur cet empire, n’était un petit homme pâle dont le buste est aussi au Capitole. Ce buste de Brutus est excellent : le visage est maigre, les joues sont creuses ; c’est bien le Brutus de l’histoire, moins tendre et moins scrupuleux que ne l’a fait Shakspeare, mais agité avant l’action, incertain après. Il y a dans la bouche une grande énergie, et le regard est inquiet. Ce n’est pas la farouche et inflexible résolution du premier Brutus, dont le buste n’est pas loin. Marcus Brutus doutera avant de frapper, et, vaincu à Philippes, il s’écriera : Vertu, tu n’es qu’un nom ! — l’autre Brutus n’eût pas dit cela.

Pour César, en présence du poignard, auquel il n’y a pas de réponse à faire, même pour le génie, il se voilera la tête et tombera sans plainte, sauf un mot peut-être, mais où je vois surtout l’expression de la surprise : « Et toi aussi, Brutus ! » — du reste impassible et indifférent à la vie et à la mort jusqu’au bout.

Si je descends de l’homme historique à l’homme privé, je trouve sur ce front chauve et dans cette physionomie blasée l’empreinte d’une vie de désordres effrénés, qui surpassa la licence ordinaire des mœurs romaines avant l’empire, et fit rougir même les contemporains de César. C’est surtout une tête voilée de César en grand pontife qu’il faut aller voir au Vatican. Il y a comme une ironie dans le contraste de ce costume sacerdotal et de ce visage flétri, ridé, qui semble celui d’une Messaline vieillie dans le vice. Oui, il faut voir aussi ce César-là, qui est le César de Suétone, pour avoir une idée complète de la créature la plus intelligente, la plus corrompue et la plus athée qui fut jamais.

Il y a aussi au Capitole un buste d’Alexandre divinisé. Quelle différence entre lui et César ! Quelle noblesse ! quel élan ! Ce regard, au lieu de se fixer sur la terre, se tourne vers le ciel et se perd dans l’infini. On sent que cet homme est capable de crimes et de vertus, de vraie passion et de vraie magnanimité ; il tuera Clitus, mais il le pleurera ; César n’eût ni tué ni pleuré son ami. Qui fut l’ami de César ? Alexandre aimait la gloire pour elle-même, César la voulait surtout pour arriver à la puissance. César a possédé au plus haut degré l’intelligence, qui est la moitié de l’homme ; Alexandre avait reçu le don de l’enthousiasme, qui fait les demi-dieux.

César est mort, Octave va venir s’emparer de son héritage. Du reste tout préparait l’empire. César faisait pour s’en rapprocher ce qu’avait fait aussi Pompée et ce que firent après eux les empereurs : il bâtissait des monumens publics, magnifique captation du peuple. Pompée avait élevé le premier théâtre qu’ait vu Rome, et qu’oïl appelait théâtre de marbre, tant le marbre, luxe nouveau des dernières années de la république, et qui sera le luxe de l’empire, y était prodigué. Derrière son théâtre, Pompée avait fait construire un portique à quatre rangs de colonnes auxquelles de riches tentures étaient suspendues, et qui s’élevaient parmi des arbres et des fontaines. Il y avait joint un autre portique nommé les Cent colonnes ; César donna un nouveau forum au peuple romain, comme firent depuis Auguste, Domitien et Trajan. L’achat du terrain lui avait coûté 2 millions et demi (10 millions de sesterces), et il en dépensa en constructions plus de 60. Dans ce forum, il éleva un temple à son aïeule Vénus, dont il était un digne descendant, sans doute pour rappeler aux Romains la grandeur de son origine, et les préparer à accepter un roi du sang des dieux. Un jour on le vit, assis devant ce temple, recevoir, sans se lever, les hommages du sénat. Au centre du Forum était une statue équestre d’Alexandre, œuvre de Lysippe, César fit remplacer la tête du Macédonien par la sienne ; ceci encore est déjà une pratique de l’empire. Il plaça dans son forum, avec le sans-gêne cynique d’un souverain qui honore publiquement les objets, quels qu’ils soient, de ses goûts, le portrait de sa maîtresse Cléopâtre, et celui de son cheval favori, lequel avait, dit-on, des pieds pareils à ceux d’un homme, ce qui faisait, ce me semble, un assez mauvais cheval. Caligula devait aller plus loin et songer à créer le sien consul ; mais on était sur le chemin.

Il reste peu de chose des monumens de cette époque, et surtout des monumens privés des Romains ; mais ce qui en reste est instructif et fait connaître ce qu’était le luxe de la république à ses derniers momens, les grandes existences qu’elle renfermait, et combien l’opulence démesurée de quelques citoyens et la corruption qu’elle entraînait étaient pour la liberté une cause de ruine.

Nul ne doute de cette vérité ; ce qui subsiste des jardins de Salluste est bien fait pour la rendre sensible. Quand on voit un homme comme Salluste, qui dans son histoire comprend si bien et déplore si énergiquement la dépravation de son siècle, qui aime si fort en théorie l’ancienne sévérité romaine, qui, même dans son goût d’écrivain pour les mœurs antiques, se plaît à employer les vieux tours et les vieux mots ; quand on le voit, par la mollesse de sa vie, par cette passion pour les richesses qui lui attira une condamnation de péculat, démentir scandaleusement le double archaïsme de ses maximes et de son style, ne sent-on pas que tout est perdu depuis que l’éloge de la vertu et la condamnation du vice ne sont plus qu’un exercice de rhétorique sans conséquence dans la pratique de la vie ? Ut declamatio fias.

Salluste écrivait son histoire, où respire l’honnêteté des âges simples, au milieu de ses magnifiques jardins, qui couvraient une partie du Quirinal. On y voit encore remplacement d’un cirque et les débris d’un temple de Vénus. Les vastes substructions qui soutenaient ses terrasses ressemblent presque aux substructions du palais des Césars. Cette fastueuse existence de Salluste était si bien une anticipation de l’empire, que plusieurs empereurs habitèrent sa demeure, entre autres Néron. Tandis que Rome voyait des particuliers jouir de ces immenses richesses, César trouva trois cent trente mille citoyens auxquels on distribuait du blé, c’est-à-dire qui vivaient de la charité publique. Il en réduisit le nombre à cent vingt-cinq mille ; il ne put faire davantage, tout César qu’il était. Cette populace de mendians fut l’appui du trône des empereurs, qui l’amusaient de spectacles et la nourrissaient d’aumônes. Panem et circenses.

Avant la fin de la république, les mœurs de l’empire existaient déjà. Un général romain, pour dédommager sa maîtresse de lui avoir, en le suivant à l’armée, sacrifié les plaisirs de l’amphithéâtre, faisait égorger un Gaulois devant elle. On croit en être à Héliogabale.

Ce sont de pareils traits qui, bien que l’imagination ne puisse écarter de tristes rapprochemens de décadence, font sentir que notre civilisation, animée d’un principe supérieur, n’est pas tombée jusqu’au degré où était alors descendue la moralité humaine, et permettent d’espérer que d’autres destinées l’attendent, qu’elle n’est pas menacée de se traîner à travers l’ignominie séculaire de l’empire romain.

Est-il étonnant dès lors que la pensée de l’empire flottât dans tous les esprits ? On s’y accoutumait, on y prenait par degré davantage, à mesure que la société se désorganisait plus profondément. Du reste, les noms seuls étaient nouveaux : on connaissait la tyrannie ; Sylla avait régné, il avait tellement régné qu’il avait abdiqué. Il est surprenant que le diadème essayé par Antoine sur le front de César, malgré les refus si sincères de celui-ci, ait soulevé tant de répugnances. Il faut que la comédie ait été mal exécutée, car on avait permis à César d’assister au spectacle assis sur un siège d’or, ce qui ressemblait beaucoup à un trône, une couronne d’or sur la tête. Ce fût le diadème au lieu de la couronne qui choqua les Romains ; mais le pas se pouvait franchir. On avait aussi accordé à Pompée quelques honneurs semblables : le sénat lui avait permis de porter habituellement la couronne triomphale. Sa statue du palais Spada montre le défenseur de la république, celui auquel on immolait César, tenant dans sa main un globe et une petite victoire ailée, comme on représenta depuis les empereurs. Peut-être pensa-t-il lui-même à le devenir. Ni Pompée ni César ne devaient être empereurs, mais l’empereur n’était pas loin.

Il y a au Vatican un admirable buste qu’on appelle le petit Auguste, et qu’on devrait appeler le jeune Octave. Quand on ne saurait rien de ce qu’on vient de lire, quand tout n’eût pas annoncé le changement qui allait s’accomplir, quand n’eussent pas existé à Rome la mollesse et la corruption que rappellent les jardins de Salluste, ce prolétariat mendiant pour lequel Pompée bâtissait son théâtre et ses portiques, auquel César ouvrait son forum ; quand les insignes de la puissance impériale ne se fussent point montrés par avance dans la main de Pompée et sur le front de César, il suffirait d’aller au Vatican interroger la figure d’Octave presque adolescent, ces traits délicats, qui ont encore un peu le charme de l’enfance, mais qui révèlent déjà tant de ruse et de fermeté, cette bouche fine et froide, ce regard implacable, ce jeune front si sombre, pour dire : l’empire est venu !


J.-J. AMPERE.

  1. Il y a une statue de César sous le péristyle de la cour du palais des Conservateurs, et un buste haut la salle où se trouvent les portraits des empereurs. Je n’ai pas à parler ici de ceux qui ne sont pas à Rome.