L’histoire romaine à Rome (RDDM)/I/05

L’histoire romaine à Rome (RDDM)/I
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 10 (p. 1205-1226).
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L’HISTOIRE ROMAINE
A ROME



V.[1]


L'ART GREC ET L'ART ROMAIN.
Statues romaines d’après des originaux grecs. — Sculpture romaine, le portrait. — Peinture grecque et peinture romaine. — Mosaïque. — Architecture romaine d’après des types grecs. — Basiliques. — Théâtres. — Cirques. — Bas-reliefs figurant des courses de chars. — La colonne isolée. — l’Amphithéâtre. — Mosaïques représentant des gladiateurs. — Statue de l’athlète. — Tombeaux des Romains, leur manière de comprendre la mort. — Le Tabularium. — Les arcs de triomphe. — l’Acropole d’Athènes et le Forum romain.




J’ai dû montrer dans l’ensemble des mœurs romaines cette invasion de la Grèce qu’à Rome je dois chercher dans les monumens de l’art : j’arrive à cette recherche, qui appartient plus essentiellement à mon sujet. Les résultats seront moins tristes, car, en ce qui tient à l’art, nous n’aurons nullement à déplorer l’influence du génie grec sur le génie romain.

Lorsqu’on parcourt les musées du Vatican, lorsqu’on foule les mosaïques, pavé magnifique enlevé à des villas romaines, lorsqu’on va errant à travers ces colonnes des marbres les plus rares, ces vases d’une forme si parfaite, ces coupes immenses de porphyre ou de rouge antique dont les galeries sont ornées, ce peuple de statues qui les remplissent et qui sont disposées de manière à former comme la splendide décoration d’un palais, on est tenté de se croire en effet dans un palais impérial de Rome, chez Néron ou chez Adrien. Puis, comme dans ces somptueuses demeures, on s’aperçoit bientôt qu’on est environné de merveilles qui à chaque pas rappellent la Grèce, sinon par l’exécution, au moins par la reproduction des modèles ou l’imitation des formes de l’art.

Les statues purement grecques sont en très petit nombre. Ou elles ont été apportées de Grèce, ou elles ont eu pour auteurs des artistes grecs venus à Rome. En général, il est difficile de déterminer à laquelle de ces deux catégories elles appartiennent. Peu importe : si elles sont grecques, elles fournissent un type de beauté suprême qu’on peut opposer à la beauté inférieure des imitations romaines ; mais il faut être bien sûr qu’elles soient grecques. On n’en peut douter, quand le nom de l’auteur est grec. Ainsi nous lisons le nom d’Apollonius sur le torse d’Hercule, que Michel-Ange, presque aveugle de vieillesse, venait palper de ses mains tremblantes pour retrouver par le toucher la vision évanouie du beau. Le Laocoon, nous le savons par Pline, est l’œuvre de trois sculpteurs dont cet auteur nous a conservé les noms, et ces noms sont grecs. L’excès de l’expression douloureuse place ce groupe admirable près des limites où la décadence va commencer ; mais il est encore dans la sublime région de la beauté grecque.

La nature du marbre, grec ou italien, n’offre qu’une présomption, car on pouvait faire venir les marbres de Paros ou du Pentélique, et un artiste grec établi à Rome pouvait employer un marbre italien. On ne saurait donc trancher ainsi la question de l’origine grecque de l’Apollon du belvédère, comme on l’a fait quelquefois négativement d’après ce géologue qui, venant à Rome dans le siècle dernier, quand toute l’Italie retentissait encore de l’hymne de Winckelmann, refusa résolument d’admettre qu’il fût en présence du chef-d’œuvre de l’art grec, et, pressé de donner les motifs de ce refus, répondit tranquillement : Ce marbre n’est, pas grec, il vient de Carrare. La minéralogie n’a rien à voir ici ; quand on ne connaît pas le nom des sculpteurs, on ne peut se décider que par le style. Ainsi le cheval de bronze dont j’ai parlé est certainement grec, et probablement de Lysippe ; ainsi à l’école de Phidias appartient le fragment d’un bas-relief héroïque représentant un groupe de combattans, l’un à cheval et l’autre renversé, que j’ai vu pendant plusieurs années gisant parmi des débris au bas d’un mur dans le jardin inférieur de la villa Albani, et qui est peut-être le plus beau morceau de sculpture qui soit à Rome.

Il m’est impossible de ne pas voir une œuvre grecque ou au moins une admirable reproduction d’une sculpture grecque dans un bas-relief qui se trouve aussi dans le casino de la villa Albani. On y a vu la mère d’Amphion et Zéthus réconciliant ses deux fils ; mais je soutiens que le sujet représenté est la séparation d’Orphée et d’Eurydice. Orphée écarte un peu le voile d’Eurydice pour la voir encore. Eurydice, qui a la main posée sur l’épaule d’Orphée, attache sur lui un profond et dernier regard. Mercure contemple cet adieu muet avec un intérêt bienveillant, mais paisible, et qui ne trouble pas sa félicité de dieu. Sa main touche à peine la main d’Eurydice, mais on sent dans cette main un petit mouvement par lequel elle avertit l’épouse un moment ravie aux enfers, et va l’entraîner irrésistiblement. La fatalité tout entière est dans ce petit mouvement de la main de Mercure. Rien de plus calme, de plus sculptural que les poses de ces trois personnages, rien de plus ému, de plus passionné que le sentiment qui respire dans ce bas-relief ; rien non plus ne peut faire mieux comprendre comment les anciens, avec des lignes simples et une composition tranquille, savaient remuer l’âme. Un moderne eut représenté, comme l’a fait le peintre Drolling, Eurydice emportée dans les airs et Orphée ouvrant de grands bras pour la ressaisir. Ici, ce sont trois figures presque immobiles : Orphée écarte un peu le voile d’Eurydice, Eurydice pose la main sur l’épaule d’Orphée et le regarde, Mercure touche légèrement l’autre main d’Eurydice, et l’attendrissement le plus profond vous saisit, tandis que vos yeux contemplent ces contours si purs, cette scène si calme et si pathétique tout ensemble. Il semble qu’on pourrait la contempler éternellement sans s’en lasser et s’en rassasier jamais. Le caractère du beau grec est là tout entier.

Je n’ose pas affirmer, bien que très tenté de le faire, que le bas-relief de la villa Albani soit un original grec, parce que ces originaux sont très rares. En revanche, les reproductions des chefs-d’œuvre célèbres des grands sculpteurs de la Grèce ont été trouvées en grande abondance à Rome, dans les ruines et les fouilles. L’on a des reproductions de Phidias, de Praxitèle, de Myron, de Lysippe, quelquefois très belles et dans lesquelles on sent la perfection de l’original à travers l’infériorité du copiste. Ces copistes sont plutôt pareils aux traducteurs habiles et incomplets des grands poètes, si vous aimez mieux, à des hommes qui transporteraient d’un pays à un autre, dans des vases ouverts, des vins exquis, lesquels conserveraient leur goût, mais laisseraient échapper en route un peu de leur arôme et, si je puis parler ainsi, de leur bouquet. Ceci explique l’admiration, immodérée peut-être, mais non dénuée de motifs, qu’ont inspirée plusieurs statues. On ne connaissait pas le marbre du Parthénon et la Vénus de Milo, quand on voyait le terme suprême de l’art dans l’Apollon du Belvédère et la Vénus de Médicis. Le premier, quoi qu’on ait dit, demeure triomphant et rayonnant dans le Belvédère, temple élevé aux merveilles de l’art païen par le pape Léon X. La tête sera toujours un modèle de beauté noble et fière ; la statue tout entière, une vision radieuse, comme disait Byron. Il y a des détails traités avec une extrême finesse ; mais en repoussant cet ignoble blasphème que l’Apollon ressemble à un radis ratissé, on peut trouver qu’en général la nature y est trop effacée, que les muscles ne se font pris assez sentir. Quoi qu’en ait dit Winckelmann, ce n’est pas là un signe de divinité : c’est un amollissement de l’art. Phidias ne s’y prenait pas ainsi pour exprimer le divin : il négligeait sans doute les détails, car sans cela il n’y a pas de grand style ; mais tout ce qui est essentiel était rendu avec une mâle vigueur et une décision énergique, sans brutalité, mais sans faiblesse. Il idéalisait en généralisant, et non en supprimant.

On croit généralement aujourd’hui que l’Apollon du Belvédère est une admirable copie en marbre d’un bronze grec. Cette supposition concilie tout, même les objections de la minéralogie. Le marbre peut être italien, la pensée est certainement grecque, l’exécution vraisemblablement romaine. Le chef-d’œuvre mieux compris reste un chef-d’œuvre. Ce sont encore des types de Phidias traduits par un ciseau romain que le Jupiter assis qu’on appelle le Jupiter Verospi et la Pallas armée. Ici l’infériorité du travail romain se fait mieux sentir, surtout dans le Jupiter, qui répond parfaitement à la description du Jupiter olympien, mais qui paraît court et trapu. On doit dire qu’il gagne à être vu d’en bas, comme il devait l’être en effet sur son piédestal. Alors on lui trouve plus de majesté. N’importe, il est trop massif, trop robuste. Les Romains ne savaient exprimer la puissance qu’en montrant la force.

Il leur était encore plus difficile peut-être de conserver à Praxitèle sa grâce qu’à Phidias sa grandeur. Que de lourdes Vénus nées du désir de reproduire la Vénus de Cnide ! Heureusement pour Rome et malheureusement pour Paris, plusieurs de ces Vénus sont venues orner, comme on dit, notre musée, où elles étalent leurs appas dodus dans la salle de la Diane. L’auteur inconnu de la Vénus du Capitole, sans s’attacher à une reproduction exacte, semble être celui que Praxitèle a le mieux inspiré. La beauté pleine et vivante de cette admirable statue trahit, par quelques détails de configuration qu’on retrouve encore aujourd’hui chez les femmes de Rome, un modèle romain ; elle a donc été exécutée à Rome, et peut-être le sculpteur était du même pays que le modèle ; mais le sentiment de l’art grec vivait en lui, et il a su le transporter dans son œuvre sans lui ôter son originalité. C’est un Romain qui a écrit en grec.

Nous ne connaissons point Praxitèle comme nous connaissons Phidias par ses œuvres, mais seulement par des copies de ses œuvres ; de ces copies très nombreuses il sort pour nous comme une émanation et un parfum de son gracieux et touchant génie. Tels sont, avec les Vénus pudiques, le jeune Apollon au lézard, le Satyre appuyé nonchalamment contre le tronc d’un arbre, l’Amour qui tend son arc. On voit partout à Rome ces reproductions mille fois répétées des types ravissans que Praxitèle a créés. Par elles, nous arrivons à nous former une idée du charme que les anciens trouvaient dans les originaux, et qu’expriment si bien d’aimables légendes dont le souvenir s’éveille dans notre âme avec cette apparition intérieure des chefs-d’œuvre perdus. Pour la produire, il faut, comparant ce que j’appellerai les diverses éditions de la même statue, les corrigeant pour ainsi dire l’une par l’autre, en retrancher toutes les fautes d’impression, et restituer ainsi le texte vrai du poème. Ce texte idéal, c’est l’œuvre du sculpteur grec ; les fautes d’impression sont le fait des artistes romains.

Il existe au Vatican un Amour mutilé dont le torse a été presque seul épargné par le temps. On s’accorde à y reconnaître l’un des deux célèbres Amours de Praxitèle. Celui-là porte bien dans son exécution quelques traces de l’imperfection de la main qui l’a sculpté ; mais la finesse et la grâce de l’original s’y retrouvent, ce me semble, aussi à un haut degré. Il est resté beaucoup du sentiment grec dans cette sculpture qu’on croit romaine ; de plus, il y a dans ce regard baissé et profond une expression triste que je n’ai vue qu’à cet Amour-là. C’est la tristesse passionnée de Phèdre et de Didon, qui ressemblerait à la mélancolie des modernes, si elle était moins ardente ; c’est l’expression de l’amour malheureux, tel que le concevaient les anciens, sur le front d’un dieu.

À travers l’art romain qui reproduit, on peut étudier l’art grec qui invente. Myron passait pour exprimer mieux que personne la vie dans l’homme et dans l’animal. Rome possède deux copies antiques d’une statue célèbre de Myron, le Discobole ; c’est un athlète qui va lancer le disque. Toutes deux sont très belles : le corps penché en avant, une des jambes infléchie et presque traînante, font admirablement sentir l’attention du Discobole concentrée dans l’action qu’il est près d’exécuter. À Rome, on peut juger de la vérité de cette pose expressive, car on y rencontre souvent sur son chemin de jeunes garçons qui s’exercent, au grand danger des passans, à ce jeu antique.

La vérité avec laquelle Myron représentait les animaux était célèbre dans l’antiquité. Pétrone dit que personne n’avait hérité de son habileté en ce genre ; on peut juger de ce que devait être cette habileté merveilleuse par les sculptures du même genre qui remplissent la Salle des Animaux au Vatican. Plusieurs de ces images d’animaux offrent la nature même prise pour ainsi dire sur le fait ; on peut les considérer comme appartenant à l’école de Myron, comme dues à des imitateurs romains de ce Grec fameux, et leur perfection, déjà bien grande, nous donne une haute idée de la perfection des originaux, que sans doute elles n’égalaient pas.

La vue de ces animaux, rendus avec une si extrême fidélité, suggère une réflexion qui s’applique également aux Grecs et aux Romains, leurs constans imitateurs. Quand les sculpteurs anciens placent la représentation de la forme animale à côté de la représentation de la figure humaine, la première est en général incomplète et prosaïque. Les chevaux de Castor et Pollux à Monte-Cavallo, comme la biche que saisit la Diane de Paris, et le lézard rampant sur l’arbre auquel s’appuie le jeune Apollon Sauroctone, sont traités avec une assez grande négligence ; cette négligence est intentionnelle ; les animaux sont, là un accessoire qui doit être sacrifié au personnage héroïque ou divin. Ainsi le veut la subordination de ce qui est accessoire à ce qui est principal ; c’est la loi de l’art antique. Mais quand les animaux sont figurés pour eux-mêmes, les anciens apportent le plus grand soin à en rendre avec exactitude la pose, la physionomie et le caractère. La Salle des Animaux confirme à cet égard tout ce que la tradition rapporte des merveilles de ce genre opérées par Myron.

Prise dans son ensemble, la sculpture romaine diffère de la sculpture grecque en ce qu’elle est plus lourde, plus froide et plus sèche. Le style grandiose des colosses de Monte-Cavallo a été visiblement inspiré par Phidias ; mais chez Phidias la finesse de l’exécution accompagne la grandeur du style. On n’en peut dire autant de ces colosses, qui, tout admirables qu’ils sont, montrent ce que Phidias aurait perdu à naître Romain, car il y avait à Rome des sculpteurs romains. Parmi tous les noms d’artistes grecs que nous fait connaître Pline, il se trouve un nom latin, celui d’un certain Caponius, qui avait représenté quatorze nations personnifiées. Parmi les personnifications de nations et de provinces conquises trouvées à Rome, il existe peut-être une statue de Caponius. Ce sujet convenait bien au ciseau d’un Romais. Les peuples soumis devaient orner la ville souveraine par les armes, comme les rois vaincus ornaient le char de ses triomphateurs. Certains bas-reliefs représentent ces pompes triomphales elles-mêmes, ceux, par exemple, où Marc-Aurèle paraît en empereur et en sacrificateur. Là tout est simple, austère, grave, tout est fortement et franchement romain.

Mais ce qui est romain par excellence dans les sculptures que Rome a conservées, ce sont les portraits. Je ne parle pas en ce moment des images d’hommes célèbres, elles nous occuperont assez : je parle de cette foule de personnages inconnus, de citoyens sans nom, dont, quand on traverse la grande galerie du Vatican, les visages à droite et à gauche vous regardent passer. Combien l’on est assuré que ces portraits sont ressemblans ! Quelle vérité ! quelle individualité ! Comme l’originalité du personnage est bien empreinte dans ces bustes parfois disgracieux, mais toujours vigoureusement caractérisés, et en même temps comme ces individus si divers ont tous le cachet de la fermeté, du sérieux, de la force ! Comme, pris en masse, ils offrent un portrait fidèle et expressif d’un autre personnage, aussi célèbre qu’ils sont obscurs, du peuple romain !

Les têtes de deux époux représentés au-devant de leur tombeau, d’où ils semblent sortir à mi-corps et se tenant par la main, sont surtout d’une simplicité et d’une énergie inexprimables : la femme est assez jeune et belle, l’homme vieux et très laid. Ce groupe a un air honnête et digne qui répond pour tous deux d’une vie de sérénité et de vertu. Nul récit ne pourrait, aussi bien que ces deux figures, transporter au sein des mœurs domestiques de Rome ; en leur présence, on se sent pénétré soi-même d’honnêteté, de pudeur et de respect, comme si l’on était assis au chaste foyer de Lucrèce.

Les Romains cultivèrent de bonne heure la peinture. Les Étrusques furent sans doute leurs premiers maîtres dans cet art comme dans tous les autres. On n’a rien conservé de cette époque, à laquelle appartenaient sans doute les anciennes peintures de Lanuvium et d’Ardée, dont parle Pline, et dans lesquelles l’influence grecque ne pouvait encore se faire sentir. Nous ne possédons aucun des tableaux célèbres de l’antiquité. Ceux d’Herculanum, conservés par hasard et qui ornaient la maison de quelques particuliers obscurs dans une petite ville de Campanie, suffisent pour montrer que les Grecs avaient traité cet art avec un sentiment du beau exquis et fin, comme tous les autres. Les peintures en petit nombre qu’on a trouvées à Rome sont en général des peintures décoratives, des arabesques, c’est-à-dire ces compositions fantastiques où les fleurs, les fruits, les oiseaux, les figures humaines, les êtres imaginaires se combinent comme au hasard dans une confusion aimable, dans une gracieuse liberté. Ce produit de la fantaisie originale des Grecs scandalisait l’austère jugement de Vitruve. Le Romain voulait en toute chose un but clair, un motif déterminé ; il était choqué de ces peintures qui ne représentaient rien de réel. Raphaël, qui s’en est si heureusement inspiré pour les loges du Vatican, n’a pas été si sévère que Vitruve. Cependant, en dépit de Vitruve, les arabesques ornèrent les habitations somptueuses des Romains : on voit encore quelques-unes de celles qui décoraient le palais d’Auguste et la maison dorée de Néron. Elles rappellent les peintures du même siècle qu’on a trouvées à Pompéi, ce qui porte à les attribuer à l’art grec.

En général, le petit nombre de peintures romaines que l’on connaît, toujours imitées de la peinture grecque, lui sont très inférieures, à en juger par les fresques de Pompéi et d’Herculanum et par les beaux vases grecs. On commence à penser que le morceau célèbre connu sous le nom de Noces aldobrandines, et qui a été trouvé aux environs de Rome, est inférieur à sa renommée. Poussin lui a fait cependant l’honneur de le copier ; mais Poussin était romain, plus romain que grec : c’est la campagne romaine dont il a transporté dans ses paysages l’aspect grandiose, ce sont les bas-reliefs romains qui lui ont inspire la poésie de ses Bacchanales. Dans ses jeunes filles rassemblées près du puits où Éliézer vient trouver Rébecca, on reconnaît les robustes paysannes de la Sabine avec leur attitude fière, leur col droit, leur tête bien assise, qui porte sans fléchir le vase à la forme antique, telles qu’un peintre plein d’âme et de talent, M. Hébert, vient de représenter ses Jeunes filles d’Alvito. La svelte élégance du type grec est restée étrangère au génie sévère du Poussin. Il a vécu trente ans à Rome, et on n’aurait pu écrire sur sa tombe l’épitaphe que, dans une de ses compositions immortelles, il a ingénieusement tracée sur le tombeau d’un berger : Et ego in Arcadia (et moi aussi, j’ai vécu en Arcadie). L’austère artiste n’a pas vécu en Arcadie. Un autre maître français, son contemporain, qui n’avait jamais vu la Grèce ni l’Italie, inspiré par son heureux et flexible génie, Lesueur, a su cependant faire passer dans ses compositions mythologiques quelque chose de la grâce grecque, comme tout l’ascétisme du moyen âge est empreint dans cette suite de tableaux où son pinceau a retracé la légende monastique de saint Bruno.

On pourrait presque dire la mosaïque un art romain, tant les Romains ont employé ce mode de décoration. Néanmoins les Grecs, tel encore, ont été leurs maîtres et leurs modèles. La mosaïque, trouvée il y a vingt-quatre ans à Pompéi, qui représente le combat de Darius et d’Alexandre, et qui nous offre le seul ou au moins de beaucoup le plus considérable tableau d’histoire qu’ait laissé l’antiquité, cette belle mosaïque doit être de travail grec, comme le sont en général les peintures de Pompéi et d’Herculanum. Pline parle d’un mosaïste grec célèbre, Sosos, et, par un hasard heureux, un de ses ouvrages les plus renommés parait nous être resté : je veux parler des trois colombes buvant dans une coupe, qui sont au musée du Capitule. Une autre mosaïque représente un sujet singulier que Pline nous apprend aussi avoir été traité par Sosos : c’est la chambre non balayée, c’est-à-dire l’imitation d’un plancher sur lequel seraient épars les débris d’un repas. On voit là des coquillages, des os de poulet, des arêtes de poisson et des feuilles de salade ; l’on dirait une peinture hollandaise en mosaïque. Sosos n’est cependant pas l’auteur de celle-ci, elle est d’Héraclite, Grec aussi, dont le nom y est inscrit, et qui avait reproduit l’ouvrage vanté de Sosos.

Les mosaïques romaines ont moins de finesse. Les petits cubes de marbre sont plus gros. Ici, leur ténuité est extrême : il en tient sept mille cinq cents dans une palme carrée. Cette différence dans la perfection et le fini du travail, qui existe entre les mosaïques des Grecs et celles des Romains, porterait à attribuer aux premiers une corbeille remplie de fleurs qui décore le pavé d’une des salles du Vatican. Jamais peintre de fleurs n’a plus délicatement formé et nuancé les couleurs. Les anciens racontaient que le peintre Pausias se plaisait à jouter avec une bouquetière d’Athènes, nommée Glycère, qu’il aimait, à qui assortirait mieux des fleurs, lui sur la toile, elle dans sa corbeille. L’auteur de la mosaïque du Vatican semble avoir voulu le disputer à la fois à Pausias et à Glycère. Celle-ci, du reste, a trouvé aussi des rivales dans les paysannes du village de Gensano, près de Rome, qui, jusqu’à ces derniers temps, improvisaient en une matinée les plus charmans tapis du fleurs pour la procession de l’Infiorata.

Les Romains ont, comme je le disais, fait un grand usage de l’art de la mosaïque, emprunté par eux aux Grecs. Cet art leur convenait ; il exigeait une qualité qui a fait partie de leur grandeur, la patience, et avait un mérite qui était le plus grand à leurs yeux, la durée.

Si, passant des statues et des peintures aux édifices de l’ancienne Rome, on cherche quelle a été l’influence de l’art grec sur l’art romain, cette étude offrira quelques résultats important pour l’histoire de l’art. Un assez grand nombre de ces édifices subsiste, au moins à l’état de ruine, et, en raison des conditions symétriques de l’architecture, des ruines suffisent pour qu’on puisse restaurer par la pensée et juger les monumens.

De plusieurs de ces monumens, on sait qu’ils avaient été construits par des architectes grecs. Sous la république, le Grec Eunodus avait bâti un temple de Mars, comme sous l’empire Apollodore éleva la colonne et la basilique de Trajan. Nous avons encore la signature hiéroglyphique de deux artistes grecs sculptée dans les chapiteaux des colonnes de Santa-Maria in Trastevere. Avant de servir à la construction de cette basilique chrétienne, elles avaient appartenu à un temple antique. Ces deux Grecs, dont l’un se nommait Sauros (lézard) et l’autre Batrachos (grenouille), désiraient inscrire leurs noms dans le temple qui était leur ouvrage. La sévérité du sénat ne le permit pas. Alors ils imaginèrent de glisser parmi les ornemens des chapiteaux un lézard et une grenouille. Ce rébus sculptural, qui exprimait ainsi d’une manière détournée le nom des deux ingénieux architectes, le retrace encore à nos yeux. Leur ruse a réussi.

Le génie des arts ne fut jamais indigène sur cette rude terre dont la gloire devait se borner deux fois à gouverner l’univers. Sous les papes comme sous les consuls et les empereurs, Rome a fait bâtir ses temples par des artistes étrangers, en général par des Toscans ; les Toscans étaient les descendans des Étrusques et furent un peu les Grecs du moyen âge. Florence a été l’Athènes du XVe siècle. Rome, qu’on appelle la patrie des arts, ne fut point celle des grands artistes. Au temps de Léon X, ainsi qu’au siècle d’Auguste, elle n’en a pas enfanté beaucoup, de même qu’à ces deux époques elle a été peu féconde en grands écrivains et en grands poètes. Ni Michel-Ange, ni Dante, ni Raphaël, ni le Tasse, ne naquirent à Rome, non plus que Tite-Live, Cicéron, Virgile, Horace, Ovide ; mais, singulière concordance des destinées, tous ces hommes vinrent à Rome des diverses contrées de l’Italie qui leur avaient donné la naissance, attirés vers ce centre tantôt politique, tantôt religieux du monde ; ils y composèrent leurs chefs-d’œuvre, ils y apportèrent leur gloire ou ils y cherchèrent leur tombe. Michel-Ange et Raphaël, nés ailleurs, y ont fait les plus grandes choses qu’il leur ait été donné d’accomplir. Aujourd’hui l’attraction que Rome exerce sur les artistes subsiste, et presque tout ce qui porte un nom illustre en Europe y a passé.

Les temples de Rome furent généralement construits d’après le type des temples grecs, type admirable et qu’il eût été difficile de remplacer, car les Grecs avaient là comme en toute chose rencontré du premier coup la perfection. Qu’imaginer en effet de plus simple et de plus noble, de plus élégant et de plus majestueux qu’un édifice entouré d’un portique et précédé de quelques colonnes qui soutiennent un fronton ? Cette donnée architecturale est tellement heureuse qu’aujourd’hui même encore, après tant de siècles, les peuples placés dans des conditions de civilisation entièrement différentes sont amenés à la reproduire, quelquefois mal à propos, j’en conviens, quand ils veulent bâtir des églises, des hôpitaux, des bourses, des musées, etc., et cela jusque dans ce monde nouveau des États-Unis, qui n’a point les traditions de l’ancien ! Lui aussi ne peut s’arracher à l’imitation des temples grecs, et la transporte partout, jusque dans la construction de ses banques et de ses lieux d’assemblées politiques, auxquels il donne fastueusement le nom de Capitole.

Les Romains, qui déjà imitaient une architecture étrangère, furent les premiers à l’altérer. Ils ne purent conserver dans toute son intégrité la perfection des lignes, les rapports délicats des parties, la symétrie harmonieuse de l’ensemble. Prenez un des monumens romains les plus corrects, le Panthéon. L’angle du fronton est trop aigu pour des yeux accoutumés à la douceur avec laquelle se brisent et se joignent les deux lignes supérieures du triangle dans les frontons grecs. Tous ceux qui ont été en Grèce savent que l’on se surprend à négliger d’aller voir une ruine, en disant avec quelque mépris : C’est romain ; quand on revient d’Athènes, si l’on cherche à Rome non la grandeur, mais la beauté, on est désappointé et injuste.

On construisit bien à Rome quelques temples sur un modèle que la Grèce, je crois, ne fournissait pas, je parle des temples circulaires, consacrés en général à des divinités étrangères au polythéisme grec, telles que Faunus, Vesta, la Terre, le Soleil, qui n’était pas Apollon. De ces édifices, un seul subsiste encore : c’est le joli temple de forme ronde appelé souvent à tort temple de Vesta, et que je crois avoir été dédié au soleil à cause de la tradition qui l’a consacré à celle, comme on le lit dans une inscription à l’intérieur, qui fut la mère du soleil de justice.

Outre la forme ordinaire de leurs temples, les Romains empruntèrent aux Grecs des édifices appelés d’un nom grec basiliques, et qui paraissent avoir servi en Grèce à la fois de bourse et de tribunal. À Rome, ils ne furent vraisemblablement que des tribunaux. La bourse romaine, c’est-à-dire le lieu où se réunissaient les usuriers, était dans le Forum, et ce qu’il y avait de transactions commerciales se faisait autour d’un de ces arcs nommés janus qui étaient destinés à abriter les vendeurs au milieu des marchés ; celui qui fut placé dans le marché aux bœufs (forum boarium) existe encore. Ces janus, pour le dire en passant, constituent une classe de monumens usuels étrangers à la Grèce, et qui appartient exclusivement aux Romains.

Les basiliques romaines, dont pas une ne subsiste entière, paraissent, d’après ce qui reste de ces édifices, avoir été semblables aux basiliques grecques, dont on peut juger par celles de Pompéi. On peut aussi s’en faire une idée par les anciennes églises chrétiennes, qui en prirent la forme et le nom. Les chrétiens répugnaient, dans l’origine, à se servir des temples consacrés aux faux dieux pour la célébration des saints mystères. La basilique, édifice purement civil, n’offrait pas les mêmes inconvéniens ; d’ailleurs sa disposition était très favorable au culte chrétien. Le siège du juge devint la chaire de l’évêque, tournée vers le peuple comme on le voit dans toutes les églises anciennes, disposition qu’elle a conservée à Saint-Pierre, et qu’on vient de renouveler dans l’église de Saint-Paul, rebâtie après un incendie. C’est pourquoi cette partie de la basilique chrétienne a reçu le nom de tribune, à cause du tribunal qui y était anciennement placé. La disposition des basiliques fut trouvée si commode, qu’après l’avoir empruntée, on l’imita longtemps dans les églises, dont plusieurs ont conservé le nom de basilique sans en avoir gardé la forme. Tel a été le sort de la basilique, originairement grecque, mais qui à Rome a pris, comme le temple lui-même, une grandeur et une étendue qui en font presqu’un monument d’une autre espèce, ainsi qu’il est facile de s’en convaincre par les restes de deux basiliques romaines, celle de Trajan et celle de Maxence, achevée par Constantin. Ce qui subsiste de celle-ci suffit pour en faire aujourd’hui la troisième ruine de Rome, venant immédiatement après le Colysée et les Thermes de Caracalla. Je ne crois pas que jamais en Grèce une basilique ait approché, pour l’étendue, de la basilique de Constantin. Il fallait que Rome agrandit ainsi les dimensions de la basilique grecque pour qu’elle put contenir la multitude, chrétienne qui allait s’y presser.

En supposant que des jeux scéniques réguliers aient été introduits par les Étrusques, il est certain que les théâtres sont d’origine grecque. La différence entre les théâtres grecs et les théâtres romains, c’est que les premiers, destinés à des représentations dramatiques dans lesquelles figurait un chœur, avaient besoin qu’en avant de la scène il y eût un lieu destiné aux évolutions que le chœur y exécutait autour de l’autel de Bacchus, tandis qu’à Rome, où le théâtre servait le plus souvent à des comédies, à des pantomimes ou même à des tours d’agilité et d’adresse, où le chœur ne fut jamais, comme celui d’Athènes, une des magnificences publiques, on eut moins besoin de la place qui était réservée à ses danses, et que pour cette raison on nommait orchestre. On fit ce que nous faisons quand le public est nombreux et qu’on lui permet de remplir l’orchestre où nous avons mis les musiciens. L’orchestre, institué primitivement pour placer le chœur, fut abandonné aux personnages considérables. D’après cela, l’aspect d’un théâtre fait voir tout d’abord s’il est grec ou romain, si l’orchestre a été disposé pour y placer des chanteurs ou des magistrats.

La différence qui existait entre l’humeur dissipée des Grecs et l’austère sévérité des Romains se peint par une remarquable diversité dans les usages des deux peuples : les Grecs se réunissaient pour délibérer dans les théâtres ; à Rome, le sénat s’assemblait dans les temples. Il y a plus : le théâtre, pour s’établir, eut à surmonter une forte résistance de la part du vieil esprit romain. Ceux qui étaient le plus fidèles à cet esprit ne voulaient pas que le peuple prit l’habitude de passer là son temps oiseusement à la manière des Grecs. Le premier théâtre qu’on voulut construire avec des sièges fut démoli par ordre du sénat, et Pompée, l’idole des patriciens, n’aurait pu faire asseoir dans son théâtre les spectateurs, s’il n’eût éludé la loi en élevant un temple à Vénus victorieuse au sommet des gradins, qui passèrent ainsi pour les degrés du temple.

Il y avait aussi quelque différence entre le stade grec et le cirque romain, servant tous deux aux courses de chars. Ici encore la principale différence était la grandeur. Le circus maximus avait quatre de ces stades, mesure de distance qui avait donné son nom à l’hippodrome grec. Toute la disposition des courses peut se comprendre parfaitement à Rome au moyen du cirque élevé par Maxence, et qui est encore à peu près intact. On reconnaît parfaitement les carceres d’où partaient les chars et qui sont dirigées un peu obliquement, afin que la distance à parcourir fût la même pour ceux qui étaient placés vers le milieu et ceux qui se trouvaient à l’extrémité de la ligne de départ. À l’autre bout est la porte triomphale par où sortait le vainqueur.

Ce qui achève de nous faire connaître les courses du cirque dans tous leurs détails, ce sont les nombreux bas-reliefs funèbres où, par une allusion naturelle à la carrière de la vie, ces courses sont représentées sur des tombeaux. On y voit la spina, mur qui partageait le cirque dans sa longueur, les colonnes, les édicules ou chapelles qui ornaient la spina, les œufs qu’on y posait et dont on enlevait un à chaque tour, les obstacles qu’on plaçait au-devant des chars, pareils à ceux qu’on a soin de ménager aux concurrens d’un steeple-chase, et dans un de ces bas-reliefs, jusqu’à des hommes qui apportent, comme dans nos spectacles, des fruits et des rafraîchissemens.

La colonne isolée est d’invention romaine : c’est l’obélisque romain. Je sais bien que la première et la plus belle, la colonne Trajane, fut élevée par Apollodore, qui était Grec ; mais la pensée de cette tour de marbre, enveloppée jusqu’à son sommet d’une spirale de bas-reliefs représentant des combats, des passages de fleuves, des sièges de villes, des rois à genoux, cette pensée est romaine, — une pensée romaine exécutée par un Grec de génie.

Si le théâtre est grec, l’amphithéâtre est romain. Les combats des gladiateurs peuvent venir de Capoue et avoir une origine étrusque ; mais les monumens construits pour ces représentations cruelles n’ont point cette origine. Longtemps les gladiateurs combattirent dans le Forum. Le plus ancien amphithéâtre est celui de Statilius Taurus, bâti dans les premières années de l’empire.

Les Grecs avaient d’autres jeux ; leurs jeux publics, c’étaient les nobles exercices de la palestre, les chants, les danses, la poésie de Sophocle et de Pindare. En vain un roi de la Macédoine, pays à demi barbare, Persée, voulut-il les accoutumer à l’horreur que leur inspiraient ces boucheries si chères aux Romains, cette horreur si bien exprimée par les belles paroles de ce Grec qui s’écria en voyant élever un amphithéâtre dans sa ville natale : » Renversez donc les temples élevés à la Piété et à la Miséricorde ! » L’amphithéâtre est bien l’œuvre des Romains ; ils ont apporté à cette œuvre de sang toute leur puissance, ils y ont mis toute leur grandeur. La plus magnifique ruine de Rome, le Colysée, est un amphithéâtre.

Aujourd’hui les amphithéâtres ne laissent rien voir de ce qui en faisait l’horreur ; depuis longtemps le sol a bu le sang des victimes, bien des fois l’herbe et les petites fleurs du printemps ont repoussé sur ce sol que foule aujourd’hui le pas distrait du promeneur, ou sur lequel s’agenouillent pieusement les fidèles. Il faut cependant, pour sonder toute la profondeur de la férocité de Rome, avoir le spectacle du divertissement qu’elle préférait. N’en reste-t-il donc d’autres traces que quelques lignes indifférentes des historiens romains, les Actes des martyrs, l’ampoule pleine de leur sang qu’on retrouve avec la palme auprès de leurs os presqu’en poussière dans un coin des catacombes ? Non, nous avons une peinture hideuse et vraie des plaisirs de l’amphithéâtre : c’est une mosaïque où ils sont figurés et qui se voit au casin de la villa Borghèse. Cette mosaïque est d’un dessin aussi barbare que les scènes représentées ; tout est en harmonie, le sujet et le tableau. Le sentiment de répulsion que l’un et l’autre inspirent n’en est que plus complet. Cette fois l’art n’a pas déguisé la cruauté : il ne fait que la montrer.

La première scène pourrait se passer en Espagne ; des hommes combattent contre divers animaux sauvages, et l’un d’eux contre un taureau. Je pense que les combats de taureaux ont été légués à l’Espagne par les Romains. On voit, par cette mosaïque, qu’ils faisaient partie des joies de l’amphithéâtre. L’amphithéâtre vit encore de tels combats au moyen âge. Au XIIIe siècle, il y eut dans le Colysée une joute de taureaux, une véritable corrida espagnole ; l’élite de la jeunesse romaine y prit part ; les combattans avaient des devises à demi chevaleresques, à demi classiques : Je combats comme Horace, — je brûle pour Lucrèce, — je veux vaincre pour Lavinie. Toutes les dames de Rome assistaient à ce spectacle ; il y eut dix-sept morts et onze blessés. Jusqu’en ces dernières années on donnait, dans le mausolée d’Auguste transformé en arène, des simulacres de combats de taureaux. Le pape a eu la bonne pensée de les supprimer ; le peuple de Rome n’a pas besoin qu’on l’exerce à la férocité.

Mais retournons à notre mosaïque de la villa Borghèse ; continuons à lire cette page sanglante de l’histoire des mœurs romaines.

Plus loin sont les combats d’homme à homme. On voit les gladiateurs s’attaquer, se poursuivre, se massacrer. Dans le corps de l’un d’eux, on enfonce un glaive ; çà et là gisent des cadavres parmi des flaques de sang. Les vainqueurs élèvent leurs épées en signe de triomphe, et la foule applaudit sans doute, car les égorgeurs ont un air de triomphe. En effet, les gladiateurs tiraient grande vanité de leurs succès. Un bon gladiateur était aimé du public romain comme l’est du public espagnol un toréador favori. Quelquefois même, à en croire Juvénal, il ne déplaisait pas aux grandes dames romaines. L’ignoble renommée qui s’attachait parfois à ces misérables se reconnaît au soin qu’on a pris de mettre à côté d’eux leur nom. Il y en a un qui s’appelle Cupidon.

Des portraits de gladiateurs nous ont été conservés par une autre mosaïque[2]. Celle-ci, mieux exécutée, complète pour nous l’idée de ces êtres abjects et féroces. Toutes les figures sont épaisses, vulgaires, bestiales ; des épaules énormes, des bras massifs, un regard de brute avec des traits d’homme, une face d’animal stupide et méchant. Tels étaient les monstres qu’il fallait former avec soin et en grand nombre, car la consommation était considérable, pour amuser les Romains.

Fuyons cette honte ; allons au Vatican considérer la statue de Lysippe. C’est l’athlète grec dans la plénitude de la force et de la beauté, créature heureuse, intelligente et noble ; en un clin d’œil, il nous fait sentir la différence des peuples, l’intervalle des civilisations. Voici donc celle qui devait détruire l’autre. À cette vue, on se console, et on est prêt à se réjouir qu’il en ait été ainsi.

Les Romains se présentent sous un jour plus respectable quand nous considérons leurs tombeaux ; mais si l’on excepte quelques-uns de ces tombeaux, qui appartiennent à une époque très ancienne et peuvent tenir de l’étrusque, tous rappellent, par leur architecture, les tombes grecques. Évidemment celles-ci leur ont servi de modèles. On n’en saurait douter en considérant les ornemens qui les décorent. J’ai cité le tombeau des Scipions ; je citerai le sarcophage que l’on croit avoir appartenu à la femme de Crassus, Cecilia Metella. Ici encore la différence est dans la grandeur : le tombeau de cette femme est une tour. Au moyen âge, elle a été crénelée pour former le donjon d’un château-fort. Un autre tombeau de la voie Appienne porte aujourd’hui une maison et un jardin. Les tombes romaines offrent en général le portrait du défunt ou des défunts, car souvent toute la famille est représentée par des bustes ou des statues. Les épitaphes qu’on lit sur ces sépultures sont bien romaines, en général graves et brèves, comme celle de Bibulus, cet honnête édile auquel une tombe fut décernée, dit l’inscription, à cause de sa vertu, et qui est encore en possession de cette tombe, située au coin d’une petite rue près du Capitole, quand tant de sépulcres fastueux ont péri ; comme ces simples mots sur la fille des Metellus et l’épouse de Crassus, Oecilioe. Q. cretici. f. Metelloe. Crassi. On voit qu’elle n’a de nom que celui de son père et qu’elle est la chose de son époux.

Le style lapidaire a atteint, chez les Romains, un degré de simplicité, de concision, de majesté que les Grecs n’ont jamais égalé. Les qualités du latin, qualités romaines elles-mêmes, et communiquées à la langue par le génie de ceux qui la parlaient, ces qualités y aidèrent. Les modernes ont rarement connu le grand style des inscriptions romaines, quelquefois les papes l’ont retrouvé.

Les bas-reliefs qui décorent les tombeaux romains représentent le plus souvent des sujets empruntés à la mythologie grecque ; il est curieux d’y étudier l’idée que les anciens se faisaient de la mort. Il faut le dire, cette idée était surtout celle de la fin, non pas envisagée par son côté sombre, mais considérée comme un heureux repos après le fatigant travail de la vie. Jamais de squelettes, de têtes de mort, mais une figure endormie des fleurs à la main, un oiseau qui becquette un fruit ou dévore un papillon, symbole de l’âme ; des chevaux qui s’abattent au bout de la carrière ; des génies funèbres dans l’attitude du sommeil ou éteignant un flambeau renversé, ou enfin le mythe bizarre, mais expressif d’Ocnos tressant la corde qu’un âne dévore à mesure derrière lui. Les sujets mythologiques choisis pour les tombeaux expriment la pensée de la destruction, de la disparition : ce sont des combats de guerriers et d’amazones, c’est l’enlèvement des Leucippides par Castor et Pollux, c’est Apollon et Diane immolant les enfans de Niobé. Ce dernier sujet, souvent reproduit dans les bas-reliefs funéraires, peut se rapporter particulièrement aux trépas causés par quelques maladies, les maladies contagieuses attribuées depuis Homère aux traits d’Apollon, et celles des femmes qu’on disait blessées par les flèches de Diane. Dans toutes ces représentations funèbres ne figure guère la pensée d’une autre vie ; on s’étonne qu’il en soit ainsi quand on songe au caractère religieux des Romains ; mais les Romains étaient plus superstitieux encore que religieux, et ce qu’ils avaient de religion était pour ce monde plus que pour l’autre. Ils craignaient d’offenser les dieux, surtout parce que les dieux pouvaient les punir ici-bas par des défaites ou des contagions. L’idée des peines et des récompenses futures était très vague. L’âme après la mort était elle-même quelque chose de vague et d’indécis, une ombre flottante aux confins de l’existence et du néant ; la vie présente, au contraire, forte, pleine, active. Les vivans ne pouvaient donc se soucier beaucoup de ce qui se passerait dans la région ténébreuse et ignorée des mânes. Les terreurs même de l’enfer étaient incertaines. L’antiquité ne connaissait de châtiment éternel que pour quelques grands coupables. Virgile a placé aux enfers diverses classes de criminels, tels que les spoliateurs du bien d’autrui, les traîtres (il place les suicides dans les Champs-Elysées), mais Virgile a fait entrer dans son sixième livre des idées philosophiques qui n’étaient point celles de la foule. Le peuple craignait les mauvais présages, offrait des sacrifices aux dieux pour les rendre propices à ses moissons, à ses troupeaux, à sa famille ; il n’allait pas plus loin. Les pontifes qui prescrivaient les cérémonies n’enseignèrent jamais la morale religieuse, ni même la religion ; on adorait les dieux, on les redoutait, on n’était pas dirigé par une idée arrêtée du sort qui attend les bons et les mauvais après cette vie ; aussi les bas-reliefs funéraires n’y font-ils presque jamais allusion. Il y en a un pourtant au Vatican qui représente les trois seuls damnés célèbres de l’antiquité, Sisyphe, Ixion, Tantale. Si l’on veut, on peut admettre que le crime d’Oreste et les furies qui le poursuivent, représentés fréquemment sur les tombeaux, contiennent quelque menace de la punition du crime après cette vie, quoique les furies n’aient tourmenté Oreste que dans ce monde. Cependant les anciens, je l’ai reconnu, avaient une vague croyance à l’existence ultérieure. C’était un pressentiment et un doute plus qu’une croyance. Si quelque chose reste de nous après la mort, telle est la formule qui revient toujours dans les épitaphes et qui me paraît exprimer à merveille la foi chancelante des païens dans une vie à venir ; cette faible espérance se peint avec toute son incertitude dans quelques-uns des sujets qui figurent sur les bas-reliefs funèbres. Deux époux se tiennent par la main devant une porte qui peut être celle du monde des âmes, qui peut être aussi simplement celle du tombeau. On est libre de voir, dans Endymion que Diane vient réveiller, la promesse d’un réveil aux pâles lueurs de la nuit infernale ; dans Cérès poursuivant sa fille jusque sur le trône de Pluton, le désir d’une mère d’aller retrouver son enfant chez les morts ; dans les Néréides portées sur des dauphins et tenant dans leur main des armes, l’indication du voyage des âmes à travers l’Océan vers les Iles-Fortunées, demeure des héros ; mais rien dans tout cela n’atteste une conviction positive, ni même un espoir assuré.

Le chou de quelques sujets empruntés à l’histoire héroïque de la Grèce semble d’abord indiquer l’intention de consoler les survivans, en leur rappelant qu’on a pu échapper à Pluton : telle est l’histoire d’Alceste ramenée des enfers par Hercule, de Protésilas rendu pour quelques heures aux prières de Laodamie ; mais quel époux affligé pouvait se persuader qu’Hercule descendrait de l’Olympe pour lui rendre une épouse enlevée par la mort ? Et dans le bas-relief qui représente la touchante histoire de Protésilas et de Laodamie, ne voit-on pas Protésilas, après qu’il a passé auprès de Laodamie les trois heures que celle-ci avait obtenues des dieux, reconduit aux enfers par Mercure, tandis qu’il ne reste de lui sur la terre que son ombre ou plutôt son image, vivant seulement dans le souvenir d’une épouse désolée ? Le choix de ces deux sujets me paraît avoir eu pour but moins d’offrir un espoir de réunion après la mort que de célébrer le triomphe de l’amour conjugal, respecté un moment par Pluton, et peut-être de glorifier le dévouement de la défunte à son mari.

S’il est des bas-reliefs funèbres qui offrent quelque indice d’une véritable croyance à l’immortalité de l’âme, ce sont ceux dans lesquels il y a des allusions aux mystères de Bacchus. Il paraît que les initiés à ces mystères croyaient, par leur initiation même, acquérir des droits à une autre existence dont la connaissance leur était révélée. En admettant qu’il en fut ainsi, il en résultera que la notion d’une autre vie était un secret et un privilège. Le christianisme seul a enseigné à tous l’immortalité de tous.

Cette explication donne un intérêt particulier aux nombreux bas-reliefs funèbres où sont représentés soit les triomphes de Bacchus, soit l’orgie sacrée. C’était par allusion à ces pompes bachiques, au thyrse surmonté d’une pomme de pin, qu’on avait placé au sommet du mausolée d’Adrien cette énorme pomme de pin en bronze qui, chose singulière, se dressa longtemps à l’entrée de l’ancienne basilique de Saint-Pierre, et qui se voit aujourd’hui dans le jardin du Vatican. Par le même motif, on représenta souvent sur les sarcophages des génies qui cueillent et foulent le raisin. Les chrétiens adoptèrent ce symbole, ainsi que plusieurs autres. On le voit figurer dans la mosaïque du mausolée de sainte Constance et sur la tombe en porphyre de cette fille de Constantin ; cependant il est bien certainement d’origine païenne, car je l’ai remarqué deux fois dans une cérémonie bachique où figure Priape. L’exemple le plus étrange et, il faut le dire, le plus monstrueux que je connaisse de cette alliance ou plutôt de cette confusion des idées païennes et des dogmes chrétiens, je l’ai trouvé là où je ne le cherchais guère, dans le musée de la ville de Pesth en Hongrie. On m’a montré un calice, qu’il est vrai on m’a dit avoir appartenu aux hussites, sur lequel un bas-relief en ivoire représente un satyre très amoureux s’approchant d’une nymphe endormie : au-dessus du satyre, on lit cette incroyable inscription : in vite vitus, la force vient de la vigne.

L’occupation constante, le souvenir de la vie présente dominant tout, se manifeste dans les représentations qui offrent l’image des habitudes et de la profession du mort. On voit, par exemple, un ferrandier aiguisant un couteau, tandis que des instrumens de toute sorte sont suspendus en montre dans sa boutique. Le boulanger Vergilius a voulu que son tombeau présentât l’image de son magasin ; il a voulu, comme il le dit dans son épitaphe, reposer dans une huche, in hoc panario. Il a fait sculpter sur cette tombe bizarre des bas-reliefs où sont figurés la préparation, le pesage et la vente du pain. C’est encore la tradition d’un usage grec. Dans l’Odyssée, Ulysse fait planter une rame sur la tombe de son compagnon d’aventures maritimes Elpenor, et à Syracuse on avait placé une sphère sur le tombeau d’Archimède, ce qui aida Cicéron à le retrouver.

Sur une grande quantité de sarcophages romains, on voit en bas-relief un homme de lettres un livre à la main au milieu des Muses. Il est un de ces sarcophages qui a été consacré à la mémoire d’un enfant probablement précoce, et que pour cette raison on a, malgré son jeune âge, affublé du manteau des philosophes. Dans sa main gauche est un livre, et de la droite l’innocent rhéteur fait un geste qui était celui des exordes. À ses pieds, on voit un petit chien dont sans doute il aimait les jeux, malgré sa philosophie, et un génie funèbre.

L’usage de brûler les morts était un usage grec. Les Romains ensevelirent les leurs jusqu’à Sylla, qui, dit-on, voulut être brûlé pour que son cadavre ne fût pas exposé, par représailles, aux indignités qu’il avait fait subir à ceux des partisans de Marius. Les premiers césars, craignant peut-être, comme Sylla et pour des raisons analogues, qu’on ne mutilât leurs restes, continuèrent l’usage de la crémation. Les Antonins, ne redoutant point sans doute de subir un traitement qu’ils ne méritaient pas, reprirent l’usage de l’ensevelissement, qui, après eux, fut de nouveau abandonné. La prédominance des mœurs grecques au temps de Sylla dut contribuer à faire adopter généralement la coutume qu’il avait introduite. De là provient cette multitude d’urnes funèbres de toutes formes, et souvent de formes très gracieuses, qu’on a déterrées en si grand nombre, et qui sont un des ornemens du Vatican. Elles figurent un vase, une corbeille, quelquefois une petite maison dans laquelle les portes et jusqu’aux tuiles sont indiquées, toujours par suite du désir d’imiter dans l’asile des morts la demeure des vivans.

Le columbarium est propre aux Romains. On nomme ainsi les sépultures à l’intérieur desquelles une foule d’urnes sont rangées dans des niches qui donnent au monument l’aspect d’un pigeonnier. On n’a trouvé, que je sache, en Grèce rien de pareil. C’est un produit des mœurs romaines. En général, un columbarium était destiné à recueillir les cendres des affranchis qui dépendaient d’un grand personnage. Le plus considérable de ceux qu’on a trouvés à Rome est le columbarium des affranchis de Livie et celui des esclaves d’Auguste. Ce mode de sépulture convenait à la nombreuse dépendance des puissans de Rome. C’était le sépulcre de ce qu’on appelait la famille, qu’on appelle encore la famiglia, et que nous nommerions la domesticité romaine. Les niches qui contiennent les urnes de ces affranchis de l’impératrice et de ces esclaves de l’empereur sont ornées de colonnettes, de sculptures, de peintures ; chacun a son épitaphe. Leur sort est meilleur que celui de la foule des pauvres de Rome, que jusqu’à Mécène on jetait dans des trous, sur l’Esquilin qu’ils infectaient. Avec les columbaria apparaît pour la première fois le principe de la sépulture en commun, chaque mort ayant pourtant son asile funèbre. Ce principe devait être appliqué plus tard aux cadavres des premiers chrétiens. La fraternité chrétienne s’accommodait de cette humble fraternité de la tombe, et ainsi naquirent les cimetières, ce qui veut dire lieux de sommeil, mais d’un sommeil que le réveil devait suivre. Tel était le nom de ce qu’on a appelé aussi les catacombes ; mais nous en sommes encore au temps de Rome païenne.

Les monumens de la république qui à Rome ont le caractère le plus romain sont le Tabularium et les arcs de triomphe.

Le Tabularium était le lieu où se conservaient, gravés sur le bronze, les Sénatus-consultes, les plébiscites, les traités. Vespasien lit recueillir trois mille de ces actes publics. Quelle perte pour l’histoire que celle de ces archives de bronze du peuple romain ! Par sa solidité, le Tabularium, œuvre de la république, peut rivaliser avec les ouvrages de l’époque des rois. Appuyé au Capitole et composé de deux galeries à jour s’élevant au-dessus d’un corridor souterrain, il devait couronner magnifiquement le Forum. La galerie supérieure a disparu ; la galerie inférieure est murée, sauf un arceau qu’on a dégagé. L’effet que produisait le monument est donc complètement détruit ; mais il reste ses murs, formés de blocs énormes, ses voûtes et un escalier, peut-être le plus ancien qu’il y ait au monde.

Chose remarquable, ce monument, d’un caractère parfaitement romain, et où se montre encore la trace de la tradition étrusque[3], porte des traces visibles de l’influence grecque[4]. Ainsi, dans ce curieux monument, l’Etrurie et la Grèce se rencontrent ; unissant en lui les deux styles étrangers qui dominèrent successivement à Rome, il représente merveilleusement l’époque intermédiaire entre ces deux styles.

Le choix des matériaux employés est digne aussi de remarque. Dans les constructions qui datent des rois, le peperin, pierre volcanique, parait seul ou presque seul. Sous les empereurs, quand on ne construit pas en marbre on en brique, on emploie le travertin, pierre calcaire qu’on voit se former encore de nos jours dans certaines eaux, notamment près de Tivoli, par l’action de l’acide carbonique contenu dans ces eaux Ici, la masse de l’édifice est en peperin ; mais les chapiteaux des piliers et l’entablement sont en travertin : l’architecture du Tabularium est donc doublement historique. D’une part, on y voit le goût grec se trahir dans les chapiteaux de piliers appliqués à une maçonnerie étrusque ; de l’autre, aux matériaux employés sous les rois se superposent les matériaux qui seront ceux de l’époque impériale, et le monument lui-même appartient à l’époque de la république. Or ce sont là toutes les périodes de l’histoire de Rome résumées dans un édifice romain.

Ni les Étrusques, ni les Grecs n’ont connu les arcs de triomphe ; rien d’absolument pareil ne s’est trouvé chez aucun peuple. On voit bien se dresser, sur les pas de Salomon, des arcs de triomphe passagers, on voit des arcs durables élevés en Chine à la mémoire des actions vertueuses ; mais nulle part il n’existe un équivalent exact de ces monumens tels qu’ils étaient à Rome, parce que nulle part ailleurs n’a existé cette chose souverainement romaine, exclusivement romaine, le triomphe. Néanmoins, si l’idée de l’arc triomphal est romaine, il est évident que toutes les parties dont il se compose, excepté la voûte, telles que les colonnes, la corniche, l’attique, sont des élémens empruntés à l’architecture grecque.

Tous les arcs de, triomphe debout sont du temps de l’empire ; cependant le plus ancien, il ne faut pas l’oublier, fut construit sous la république en l’honneur d’un Fabius, vainqueur des Allobroges et des Arvernes, peuples gaulois. Cet arc de triomphe a péri, mais on connaît le lieu où il était placé, et on est bien aise de savoir qu’il a existé. Ainsi les monumens que Rome a inventés pour honorer la gloire n’appartiennent pas uniquement à l’époque impériale, et, sous ces arcs d’honneur qui virent triompher le despotisme, avant lui la liberté victorieuse avait passé.

Ce qui précède doit avoir montré au lecteur ce qui le frapperait si vivement en présence des édifices de Rome : c’est que les Romains ont imprimé à tous les édifices le caractère de leur génie. Même en imitant, même en altérant l’architecture des Grecs, ils créèrent une architecture à leur usage. Ce fut d’abord en donnant aux temples, aux basiliques, aux cirques, aux théâtres, des dimensions jusqu’alors inconnues. Quoi qu’on en ait dit, en architecture, les proportions ne sont pas tout, les dimensions sont quelque chose. Que seraient les pyramides sans leur hauteur et leur masse ? L’église de Saint-Pierre et la cathédrale de Cologne doivent en partie leur effet à leur immensité. En outre, l’architecture romaine est grande parce qu’elle éveille en nous des idées de puissance, de solidité, de durée, parce qu’on sent que la main d’un grand peuple s’est posée là. D’ailleurs les Romains ont inventé une architecture. Ils ont inventé l’amphithéâtre, la colonne isolée, dont la pensée du moins leur appartient, les aqueducs à grandes lignes d’arcades, les aqueducs, où l’utile se combine avec la sublimité, enfin l’arc de triomphe, où la solidité semble prêter une éternelle durée aux magnificences de la gloire.

Quand je veux me donner un sentiment vif et profond de ce qui caractérise et distingue le génie des deux peuples dont je compare les monumens, je vais me promener au Forum romain un peu avant la nuit, et là j’évoque le souvenir de l’acropole d’Athènes. Je vois les lignes harmonieuses, les proportions parfaites du Parthénon, la statue qui reste seule, hélas ! au sommet de l’édifice dépouillé ; ma pensée va chercher ses sœurs et les arrache aux brumes de Londres pour les replacer au fronton du temple, sous le ciel incomparable et le soleil resplendissant de la Grèce. Je me place moi-même en esprit dans une position que je connais, de manière que le Parthénon me semble intact. Le temps a doré le marbre des murs et des colonnes, et des débris de la plus éclatante blancheur scintillent à mes pieds. Tout près de moi les caryatides de l’Erechtheum se dressent dans leur majestueuse élégance sous l’architrave qu’elles soutiennent sans effort, comme de belles jeunes filles portant sur leurs têtes des couronnes de fleurs. Les colonnes ioniques de ce petit temple me montrent leurs chapiteaux ornés de perles, et déroulent la courbe suave et fière de leurs volutes, où le génie heureux de la Grèce semble s’épanouir. Du côté de la terre, des collines, aux contours nets et fins, aux teintes violettes, argentées, empourprées, dorées, sont ruisselantes de lumière et de feu. Du côté de la mer s’étend sous mon regard une surface bleue sur laquelle ondulent et chatoient des lames étincelantes. Les golfes, les îles, les promontoires, sont radieux comme la mer, les montagnes et les nuages. C’est une vision de splendeur, de grâce, d’harmonie. C’est beau, — c’est la Grèce !

Au milieu de ce songe éblouissant, je débouche vers le soir par une ruelle dans le Forum romain ; des colonnes brunes ou grises se montrent çà et là sur la pente du Capitole, ou montent du fond de quelques creux sombres, des arcs de triomphe élèvent devant moi leur masse simple et solide qui repose sur la voie antique. Les larges plaques de laves qui composent cette voie s’aperçoivent de loin en loin, puis se perdent sous terre, puis reparaissent pour former la montée des triomphateurs) clivus triumphalis. En la suivant, le regard tombe sur les murs du Tabularium, formés de blocs massifs et noirâtres. Si je me retourne, je découvre la frise monumentale du temple d’Antonin et Faustine, et plus loin les trois arceaux énormes de la basilique de Constantin. La lumière du soleil déjà couché tombe à travers les larges crevasses que le temps a ouvertes dans leurs voûtes effondrées, et par ces crevasses l’œil aperçoit le jaune foncé d’un ciel ardent. Traversant l’aire immense du temple de Vénus et de Rome, dépassant les grandes colonnes de granit couchées sur le sol, j’avance jusqu’à ce que je me trouve en face du Colysée, qui ferme la scène. Quand on le contemple ainsi de profil dans le crépuscule, on dirait la carcasse d’un vaisseau qu’auraient fait échouer les âges. J’y entre. La nuit vient ; la lune se lève, elle frappe à ma gauche la grande muraille démantelée et les gradins à demi écroulés. Je fais le tour de ce vaste ovale, je regarde les étoiles à travers les ouvertures qui sont à ma droite. Ce côté est lugubre, la nuit l’enveloppe. Je marche parmi les blancheurs de la lune sous les arcades qui soutiennent les trois étages de débris. Entre les piliers massifs, l’œil distingue un champ de roseaux dans lequel s’élèvent d’autres ruines. Je monte à la partie supérieure du monument. À mes pieds, les cyprès du Cœlius étendent leur rideau noir ; le Palatin étale sa masse ténébreuse, d’où m’arrive le gémissement d’une chouette que je viens écouter seul chaque soir, interrompant à intervalles égaux le silence par un petit cri qui tombe dans l’abîme des siècles. C’est grand, — c’est Rome !


J.-J. AMPERE.

  1. Voyez les livraisons des 15 février, 15 mars, 15 avril et 1er juin.
  2. Elle vient des Thermes de Caracalla. Je l’ai vue sortir de terre il y a trente ans ; on l’a placée au musée de Saint-Jean-de-Latran.
  3. Par les voûtes, semblables aux routes étrusques, et par les murs, dans lesquels les pierres sont disposées à la manière étrusque, tantôt dans le sens de leur largeur et tantôt dans celui de leur longueur.
  4. Les chapiteaux du premier étage sont doriques, et, d’après l’opinion d’un homme qui a étudié sur place les temples de la Grèce, M. Lebouteux, les chapiteaux doriques ont une physionomie toute grecque.