Ferenczi et fils, éditeurs (p. 111-118).
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VII

Le jour de la noce arriva tout de même, exactement un mois après la demande en mariage par moi faite à Mlle Tuache et d’abord si froidement accueillie.

Dans la chapelle de la Quinteharde, en pleine fête de l’été, ce fut quelque chose de charmant et d’assez grotesque à la fois. Charmant de par la féerie d’une Bertrande changée en lis dans son satin blanc, et de par la naïveté campagnarde de la cérémonie à laquelle assistaient tous les fermiers environnants ; grotesque à cause du défilé de la famille, parents et alliés venus de loin, extraordinaires funambules extirpés d’on ne sait quels châteaux. Pas un nom roturier dans le cortège. Mais quels gibus ! Mais quelles capotes à fleurs ! Mais quelles redingues et quelles toilettes ! J’étais heureuse que nulle connaissance de Paris n’eût été prévenue. Les lettres de faire-part allaient être envoyées huit jours plus tard, avec la formule « stricte intimité ».

Le déjeuner qui suivit la messe, somptueux par mes soins et riche en vieux vins et champagne, ne dérida que très peu la morgue de tout ce monde-là.

Pour nos cousins, cette bombance, dont on parlerait pendant des années, et leur orgueil de présenter le marquis leur gendre, étaient gâtés, je le sus plus tard, par la terreur de voir leur fils Thibault apparaître et faire quelque esclandre, bien qu’ils lui eussent versé la veille la moitié de la somme touchée pour le pastel de La Tour.

Ce pastel, Édouard l’avait galamment offert à sa fiancée :

— Comme ça, vous continuerez de l’avoir sous les yeux, puisqu’il ne quittera la Quinteharde que pour être mis en place dans notre appartement de Paris !

Elle avait accepté ce magnifique cadeau comme le reste, avec son sourire refoulé, ses yeux à peine levés de terre.

— Oh ! quand je la tiendrai !… grondait Édouard les soirs, alors que nous nous retrouvions seuls dans notre hôtel de Laval.

Et voici qu’il était arrivé, le jour « où il la tiendrait » !

Sans attendre le départ du dernier convive, sitôt l’interminable repas terminé, j’avais, connaissant par cœur mon rôle, entraîné Bertrande dans la bibliothèque mise à ma disposition pour ce changement à vue.

— Voilà, ma chérie, le petit costume de voyage que je vous ai fait faire à Paris. J’avais vos mesures exactes. Dépêchons-nous de l’essayer. Et voilà votre valise, pleine de tout ce qu’il vous faut pour partir. Vous y trouverez des petites surprises qui vous plairont, je crois !

Son premier geste spontané, non sans un coup d’œil préliminaire aux portes. Une enfant qui se jette brusquement dans mes bras, la mariée et toutes ses blancheurs contre mon épaule, mouvement de reconnaissance et peut-être de peur, la peur de s’en aller si loin avec l’homme qui va l’emporter.

Quelle minute !

Vite redressée, elle me laisse enlever sa couronne, son long tulle, m’aide à dégrafer la robe d’un jour qu’on ne reverra jamais plus sur elle. Et j’ai la curieuse impression qu’il s’agit plutôt d’une prise de voile que d’un mariage. Elle est si grave et si pâle !

Les parents et la gouvernante, retenus en bas par les suprêmes salutations à leurs hôtes, ne nous ont pas troublées. Ils ne revoient Bertrande que transformée en Parisienne, nouvel aspect qui la change jusqu’au fantastique.

C’est fait. Les époux sont partis. L’auto va les emporter à travers la France « au hasard du caprice », a déclaré mon frère. Ainsi, se débarrassant de tout itinéraire, défend-il même aux pensées de la famille de le suivre dans sa course au bonheur. Enlèvement. Rapt. Effarante aventure pour la Quinteharde et, qui sait, pour Bertrande elle-même qui, d’une heure à l’autre, quitte une vie de noire et monotone contrainte pour connaître d’un seul coup toutes les nouveautés et toutes les douceurs.

Ses adieux aux siens, elle les a faits dans une sorte d’hallucination. Je l’ai regardée embrasser sa mère. Une joie presque mauvaise m’est venue de constater que nul mouvement du cœur ne la jetait dans les bras de celle-ci comme dans les miens tout à l’heure. Et pourtant, comme elle pleurait, la mère ! Le père, lui, ricanait nerveusement. Marie-Louise avait, dans ses yeux d’enfant, tout le fiel de l’envie,

Et Mlle Tuache ! Des tics parcouraient son vieux visage, découvraient ses dents impossibles, en dépit de l’effort qu’elle faisait pour rester calme.

— Adieu, mon enfant ! N’oubliez jamais les directions que je me suis efforcée de vous donner.

Sanglant reproche ? Parole sans portée ? Lieu commun de dévote ? En prononçant cela, Bertrande a regardé la vieille fille dans le blanc des yeux, et ce regard, un instant d’acier, m’a fait étrangement frémir.

— Je prierai pour vous, mademoiselle…

L’ultime patience d’Édouard lui permettait de souffrir avec un sourire ces dernières minutes. Il lui faudrait encore me supporter dans sa voiture jusqu’au moment de me déposer à la gare où je prenais le train de Paris. J’avais pitié de lui pour son bouillonnement intérieur, suprêmes convulsions d’un long mois de martyre.

Enfin ce fut son tour de serrer les mains que je venais de serrer moi-même, de murmurer les mots qu’on dit quand on s’en va.

D’un bond, il fut à son volant, approcha le cabriolet du perron. Pour la première fois de sa vie, Bertrande montait dans une auto. C’était le commencement de toutes les initiations. Je m’installai derrière le jeune couple assis à l’avant. Le groupe familial s’écarta de la portière, le cabriolet démarra.

Je m’étais retournée pour de derniers signes. En un instant la distance grandie mit loin derrière nous les silhouettes agitant des mouchoirs. La prairie dévorée ne laissa du château qu’un profil anguleux dans des arbres ronds.

Mais je fus la seule à capter ces derniers vestiges de la Quinteharde. Droite et muette au côté de son mari, Bertrande n’avait même pas tourné la tête pour un coup d’œil de plus à sa maison natale, à ceux qui, sur le seuil, la regardaient partir.