L’héritage maudit/Chapitre III

, o. f. m.
La Tempérance (p. 21-24).

III

Il sera facile de comprendre l’embarras du père Braise, lorsque le lendemain de la corvée qui avait donné lieu à la fête de la Sainte-Catherine à laquelle nous avons assistés, il vit la veuve Lachance se présenter chez lui et lui demander pour Cyprien la main de Céline.

Si la veuve Lachance s’attendait à voir sa demande accueillie avec enthousiasme, elle dut être amèrement déçue. Devant la gêne évidente de son interlocuteur, elle crut devoir faire remarquer qu’elle demandait moins une promesse formelle de mariage que l’espérance de pouvoir y compter un jour.

Le père Braise prit alors son courage à deux mains, comme on dit chez nous, et confessa avec franchise que Cyprien n’était pas du tout l’idéal du mari qu’il avait rêvé pour sa fille.

— Et pourquoi donc, si je ne suis pas indiscrète ? dit la veuve Lachance intriguée.

— C’est un peu difficile à dire, madame Lachance.

— Ce n’est toujours pas un crime ?

— Eh ! oui, vous l’avez dit.

— Un crime ! vous voulez rire évidemment.

— Rien de plus sérieux, madame Lachance.

— Enfin, expliquez-vous, de grâce.

— Puisque vous le voulez ! On le voit trop souvent à la « bebotte » votre Cyprien. Il ne crache pas dans son verre, comme on dit, et ce n’est pas un certificat pour le bonheur de sa femme, je vous en réponds.

— Il ne crache pas dedans, il ne crache pas dedans, reprit la veuve Lachance avec dépit, il ne prend que de la bière, et de la bière ce n’est pas de la boisson, je pense. Cyprien n’est pas un ivrogne.

— Il me paraît l’étoffe toute taillée pour en faire un, et avant longtemps.

— Après un avertissement sérieux, je suis sûre qu’il se corrigera ; car c’est un bon garçon, Cyprien.

— Se corriger ? C’est bougrement difficile sans un de ces miracles qui n’arrivent pas tous les jours, parce qu’il faudrait d’abord que le malade veuille être guéri.

— Je n’aurai qu’à lui demander.

— Naturellement ! Si vous avez la précaution de mettre son mariage au bout, il vous promettra dur comme fer, de ne plus toucher à un verre de boisson. Il sera fidèle un mois et, qui sait ? peut-être même deux mois. Mais emporté bientôt par son caractère non moins que par sa passion, il oubliera sa promesse et la vôtre. Une malchance pourra le secouer ; il pleurera en jurant ses grands dieux qu’il fuira désormais l’alcool comme la peste. Et, remarquez bien, ses nouveaux serments seront sincères. Puis, il oubliera encore. Et ainsi de suite. Aimable, cajoleur, généreux, il sera toujours entouré d’amis qui se chargeront de ses promesses à lui, du malheur de sa femme et du déshonneur de ses enfants.

— Si Cyprien se marie avec une personne qu’il aime, ne serait-ce pas un moyen de le sauver ?

— Rien n’est moins certain : 95 fois sur 100 ça rate, et cela fait deux éclopés pour la vie.

— Alors, il faut abandonner la brebis qui s’égare pour garder les autres au bercail ?

— Il me semble bien qu’en abandonnant ses brebis, le Seigneur les gardait tout de même. D’ailleurs, je n’ai pas 99 filles ; je n’en ai qu’une. Et pourquoi mon désir de son bonheur serait-il moins légitime que le vôtre pour celui de Cyprien ?

La veuve Lachance demeura silencieuse. Il parut au père Braise qui la regardait à la dérobée, qu’elle tournait vers la fenêtre des yeux mouillés. Mécontent, au fond, de peiner sa voisine, il tournait et retournait sa tuque entre ses mains, comme pour en faire sortir une idée. Laborieusement tourmentée, la tuque laissa échapper son secret, et le père Braise pensa qu’il pourrait renvoyer la veuve Lachance contente ; ne compromettre, ni lui ni sa fille, et fournir du même coup à Cyprien une occasion, non de se corriger — il n’y croyait pas — mais de montrer jusqu’où il pouvait pousser la générosité de ses efforts. Aussi, après avoir toussé pour se donner contenance, il reprit :

— Il ne sera pas dit que le père Braise a refusé de tendre à Cyprien, ce que vous considérez comme une planche de salut. Je lui permets cet espoir, à condition que Céline ne le sache pas. Ma fille sera sûrement libre à son retour. La conduite de Cyprien me dira si je suis tenu de réaliser cet espoir.

La brave madame Lachance se confondit en actions de grâces, auxquelles le père Braise répondait par de brefs : « Il n’y a pas de quoi ! » Elle partit en affirmant sa conviction que le bonheur de Céline ne pouvait être plus assuré. Ce à quoi le père Braise répondit : « Ainsi soit-il ! » en se contentant de prendre un air incrédule. Et tout en reconduisant sa voisine à la porte, il se disait en lui-même : je suis aussi fin qu’elle, je veillerai.

On a vu comment Cyprien, sans manquer à la parole donnée par sa mère, avait, le soir de la Sainte-Catherine, piqué au plus court, comme on dit encore chez nous, pour arriver à ses fins : se faire remarquer, se faire admirer. De là, à se faire aimer, il n’y a qu’un pas.

Quant à Céline, ignorante de tout ce complot, elle se serait peut-être surprise à regretter ce soir-là, qu’un garçon aussi joli que faraud quittât la paroisse. Ne perdait-elle pas en le perdant, le seul jeune homme qui, jusqu’alors, avait pu exciter son intérêt en lui apprenant des mots nouveaux qu’elle n’avait jamais vus dans le dictionnaire du pensionnat, et qu’elle repassait avec délices, pour les graver dans sa mémoire.

Elle n’aimait peut-être pas encore Cyprien, mais déjà, il lui plaisait.